1Cet ouvrage a été co-écrit par deux spécialistes des questions de politique éducative en France : François Dubet, sociologue de l'éducation et Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre socialiste de l'Éducation nationale. Leur ouvrage repose sur une conviction : « en matière de lutte contre les inégalités scolaires, il n'existe aucune fatalité » (p. 11). Il est découpé en six chapitres.
2Ils précisent en introduction que tout n'a pas été tenté et que des pistes existent. Ils proposent une lecture à la fois sociologique et politique de la question de la ségrégation scolaire, enrichie de nombreuses références à des travaux scientifiques publiés.
3Les inégalités devant l'éducation sont en France parmi les plus élevées des pays développés. Depuis vingt ans, les enquêtes internationales identifient notre système éducatif comme accordant au milieu social d'origine le plus d'influence sur les parcours scolaires (p. 8). En général, plus les pays sont inégalitaires, plus le statut social des parents conditionne les performances scolaires de leurs enfants (p. 20). D'après les enquêtes de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la France serait le pays dans lequel le statut des parents détermine le plus fortement les performances des élèves. Cela ne serait pas lié à la présence d'immigrés sur le territoire national, puisque des études font état d'un écart de performance entre les élèves immigrés et les autres de 52 points en France contre une moyenne de 41 points dans l'OCDE.
4Ce phénomène préoccupant serait en partie lié à une organisation ségréguée de la scolarisation des élèves. Cette absence de mixité sociale et scolaire est reconnue comme un puissant facteur de reproduction des inégalités. « L'école de la République, censée combattre ces dernières, n’est pas seulement devenue celle qui s'en accommode, mais celle du tri, silencieux et bien réel, entre les élèves » (p. 8).
5Les auteurs expliquent que, de tout temps, les propositions d'évolution du système éducatif se sont confrontées à de fortes résistances. Par exemple, l'instauration de la co-éducation fille-garçon, à partir du début du 20e siècle, a été vivement critiquée par ses opposants qui redoutaient un nivellement par le bas, une perversion pour la vertu des enfants et une probable indifférenciation des sexes. Or, « il n'est pas possible d'apprendre à vivre ensemble, à travailler ensemble, à se parler, se regarder, se comprendre, faire nation ensemble, sans avoir au préalable été scolarisé ensemble » (p. 9).
6Le premier chapitre s'intéresse à la mixité sociale, et son contraire, la ségrégation scolaire. Ces questions sont devenues importantes à partir des années 1960 en même temps que la notion d'égalité et des diplômes rendus nécessaires pour accéder à un travail et à une position sociale (p. 13). Le niveau de ségrégation scolaire est défini comme « un écart à une mixité parfaite, la composition sociale d’un établissement dans lequel toutes les catégories sociales sont représentées dans des proportions identiques de la population française » (p. 21). Or, les auteurs expliquent qu’en 2021, 10% des 7000 collèges concentrent à eux-seuls 60% des élèves d’enfants d’ouvriers ou d’inactifs, alors que 10% des collèges les plus favorisés n’en accueillent que 15%.
7Regrouper tous les élèves dans un même établissement modifie profondément leurs organisations et le travail des enseignants. Auparavant, seule une minorité d'élèves d'origine modeste, reconnus comme particulièrement doués, pouvaient entrer en filière générale du lycée. Pour les autres, la naissance comptait plus que les performances. Dans les années 1950, « les enfants d'ouvriers jugés excellents par leur instituteur avait beaucoup moins de chances d'entrer au lycée que leurs camarades d'enfants de cadres tenus pour moyen voir pour médiocres » (p. 15). Quand les établissements scolaires séparent les élèves les plus favorisés des élèves les plus défavorisés, l'école ne fait pas que reproduire les inégalités initiales, elle les accentue : « les meilleurs sont encore meilleurs et, surtout, les moins bons sont encore moins bons » (p. 17). La mixité des établissements apparaît comme un problème dont on semble tenir pour responsables les élèves ou familles d’élèves fragiles.
8La ségrégation scolaire produit des inégalités et les accentue au fil du parcours des élèves. C’est une réalité connue des enseignants. Mais comme « l’homogénéité des classes facilite le travail du professeur, quand l’hétérogénéité trop grande est un problème, la formation de classes de niveau reste un réflexe pédagogique très répandu » (p. 28). Ce regroupement des bons élèves entre eux est souvent défendu au nom de l’intérêt des meilleurs. Mais plus les élèves sont faibles, plus ils seraient victimes de cette manière de faire (p. 29).
9Cette absence de mixité sociale et scolaire ne concerne pas que les établissements les plus difficiles. Les auteurs n’ignorent pas que la ségrégation est tout aussi forte vers les sommets du système scolaire : certains trient volontairement les élèves, en concentrant les richesses et les populations qui vivent dans un environnement culturel riche (p. 33).
10Le deuxième chapitre s'intéresse aux territoires et aux acteurs de ces territoires. La ségrégation scolaire est décrite comme la conséquence de deux mécanismes sociaux différents. Le premier est la répartition spatiale des inégalités sociales. Les inégalités urbaines proviennent de stratégies pour séparer et mettre à distance afin de rester entre soi. Elles ont eu notamment pour conséquence la paupérisation de quartiers populaires entiers qui, en plus doivent faire face à l’image négative de ghettos : « les mécanismes de peuplement regroupent les plus pauvres et les immigrés dans les mêmes quartiers, qui deviennent des enclaves subies par leurs habitants mis à l’écart et qui se sentent discriminés ou exclus » (p. 42). Les enseignants qui exercent difficilement leur métier dans ces établissements sont embarrassés. Ils condamnent fermement la ségrégation scolaire, mais ils essaient d'y échapper en tant que parents. Ils sont à la fois hostiles au tri scolaire précoce, mais ils savent que leur travail est plus facile dans les classes de niveau ou dans les établissements moyens ou favorisés (p. 50). Le second mécanisme de ségrégation correspond aux stratégies des familles qui peuvent choisir des établissements en dehors du secteur scolaire. « Pour les familles les plus favorisées, il faut choisir le meilleur établissement possible, habiter dans les quartiers où sont les bonnes écoles » (p. 44).
11Les troisième et quatrième chapitres décrivent un certain nombre d'expériences locales visant à dépasser voire à résoudre les problèmes soulevés précédemment. Ces expériences concernent la révision de la carte scolaire, le sort des bons élèves au sein des établissements les plus ségrégués, la gestion de l'hétérogénéité scolaire sous forme de filières spécifiques ou des implications fortes de parents dans la vie d’établissements. Les auteurs insistent sur l’idée que la mixité sociale ne se décrète pas. Elle ne se résume pas à un enjeu de sectorisation. « Elle se construit patiemment en partant des réalités de chaque terrain, collectivement, en concertation avec l'ensemble des personnes concernées, des personnels de l'Éducation nationale jusqu'aux élèves et leurs familles, en passant par les élus et le monde de la recherche, et si possible hors échéance électorales qui tendent les positions jusqu'à la caricature » (p. 61).
12Ces mesures de mixité sociale ont été étudiées, avec des résultats récemment publiés (Grenet, Huillery et Souidi, 2023). La mixité sociale n’aurait pas d’effet notable sur les performances des élèves, mais améliorerait le bien-être et la capacité des élèves à coopérer. L'élargissement social du tissu relationnel à l'école serait un prédicteur important de la mobilité sociale ascendante. La composition sociale du réseau amical à l'âge adulte est en partie déterminée par l'établissement scolaire fréquenté mais, pour un enfant d'origine modeste, la fréquentation d'amis issus d'autres classes sociales augmente sensiblement leur niveau de vie futur (p. 84). Cette mixité aurait besoin de s'inscrire dans la durée, de s'appuyer sur une adhésion par un dialogue avec les familles afin de construire une véritable culture de la rencontre dans les établissements scolaires.
13Le chapitre cinq évoque les mesures de lutte contre les phénomènes de ghetto scolaire par une politique nationale tenant compte des acquis du terrain et de la recherche. « En matière de mixité scolaire, le temps est venu de sortir du modèle volontariste localisé pour passer à un modèle national unifié, et si nécessaire contraignant, comme c'est le cas pour d'autres politiques éducatives » (p. 93). Pour les auteurs, la mixité scolaire ne se décrétant pas, elle doit s'inscrire dans le cadre d'une politique nationale d'ensemble. Ils évoquent notamment les secteurs multi-collèges qui se révèlent adaptés aux problématiques des zones urbaines d'enseignement. Le recours à des plateformes numériques comme Affelnet est évoqué. Il est aussi proposé de fermer 100 collèges-ghettos. Au sujet de l'enseignement privé, il serait question de leur demander des efforts nécessaires pour renforcer la mixité, parce que rien ne justifie qu'un établissement sous contrat financé par l'État à hauteur de 70 % soit tenu « à l'écart des objectifs de mixité sociale que le législateur a fixé au service public d'éducation dont ils sont une composante » (p. 101). Il ne s'agirait pas de remettre en cause la liberté d'organisation de ces établissements, mais par exemple, d’attendre une réduction de 10 points de l’Indice de position sociale (IPS) des élèves des collèges privés pour les rapprocher de la composition sociale des collèges publics hors éducation prioritaire.
14Des politiques de mixité sociale à l'école seraient nécessaires, encadrées par un dispositif d'accompagnement scientifique. Il est fait mention du développement d'une culture de la preuve qui doit gagner le champ de l'éducation et d’appui sur des recherche par evidence based. L’enjeu ne serait alors pas de justifier toute action politique sur un jugement scientifique, car gouverner procède toujours de choix de valeurs et de priorités. En revanche, « il est nécessaire de sortir du grand écart entre le discours incantatoire et la pratique impuissante, qui suscite dépit et colère, carburant du populisme » (p. 106).
15Le 6e et dernier chapitre esquisse quelques solutions à caractère pédagogique. Il est fait mention d'accompagnement individualisé, de soins apportés à augmenter la motivation des élèves, d'interdisciplinarité. La question de l'autonomie relative des établissements est également soulevée. Concernant le métier d’enseignant, les auteurs rappellent l'importance de la qualité de leur formation et de la reconnaissance de leur métier. Ils évoquent aussi les modes d'affectation et de composition des équipes pédagogiques. Ils envisagent à cet effet le développement de postes à profil. Ils concluent leur ouvrage par une invitation à l’action politique : « contre les inégalités, l'école ne peut évidemment pas tout, mais elle doit incontestablement faire mieux. Et pour cela, c'est d'une politique publique nationale que nous avons besoin aujourd'hui » (p. 121).
16Cet ouvrage est publié à un moment opportun, puisque la question des établissements ghettos est soulignée à la fois par l’actualité médiatique (mettant en question la présence d’établissements privés sous contrat très favorisés) et par les réformes de politique éducative actuelles (celle dite du « choc des savoirs1 »). À ce titre, il apporte des éléments étayés par des travaux de recherche en sociologie de l’école et en économie de l’éducation qui devraient alimenter les réflexions des décideurs politiques et des cadres de l’éducation nationale.
17En revanche, nous sommes plus réservé sur l’évocation de deux types de propositions. D’abord celle du recours aux recherches dites « evidence based » qui devraient guider les orientations politiques. C’est une option qui a été largement explorée et qui soulève plusieurs interrogations quant aux orientations politiques cachées derrière des données probantes scientifiquement établies (Draelants et Revaz, 2022). D’autres modes d’appui sur les recherches en éducation existent, avec une approche pluraliste considérant les méthodologies quantitatives, qualitatives et mixtes, par exemple avec le fonctionnement des conférences de consensus du Centre national d'étude des systèmes scolaires (Cnesco) 2.
18Il y aussi ceux des organisations pédagogiques, au final, ceux-là même que les élèves côtoient parfois en classe. Les pistes données par les auteurs de cet ouvrage nous semblent insuffisantes, voire erronées. Par exemple avec l’individualisation des apprentissages, il est connu depuis longtemps qu’il s’agit d’une forme de différenciation pédagogique qui décourage les élèves les plus fragiles, cantonnés à travailler seuls. Des approches personnalisantes seraient plus justifiées, notamment parce qu’elles équilibrent les temps collectifs aux temps coopératifs ou personnels (Connac, 2021). De la même manière que la mixité sociale ne se décrète pas, les pédagogies utilisées dans des contextes de mixité sociale ne vont pas toutes dans le sens du progrès des élèves, bien au contraire. Un chapitre entier aurait pu être prévu sur ce que l’on sait des pédagogies capables de ne décourager aucun élève, de considérer les différences comme des richesses plutôt que comme une contrainte, de penser avec rigueur la rencontre entre transmission de savoirs et construction d’apprentissages.
Flux RSS
