1Les candidatures à la réorientation ont été peu documentées dans les premières recherches académiques sur Parcoursup. Les travaux sur la plateforme – mise en place dans le cadre de la loi Orientation et Réussite des étudiants (ORE) à la rentrée 2018 pour remplacer Admission Post-bac (APB) – se centrent souvent sur le fonctionnement de l’affectation (Clément, Couto et Blanchard, 2019 ; Frouillou, Pin et van Zanten, 2020). Parcoursup procède par une affectation au fil de l’eau, sans le processus d’appariement optimisé que permettait auparavant la hiérarchisation des vœux des candidat·es (Frouillou, Pin et van Zanten, 2022). Les formations doivent donc classer toutes les candidatures reçues, ce qui généralise la sélection sur dossiers scolaires à l’ensemble des formations supérieures, y compris les licences universitaires dites « non sélectives ». Les deux plateformes suivent néanmoins la même logique d’encadrement et de rationalisation des flux de bachelier·ères dans un contexte de pression démographique à l’entrée de certaines formations (Bodin et Orange, 2019). La nouvelle plateforme a été pensée dans le cadre du « continuum Bac-3/bac+3 » pour renforcer le lien entre l’enseignement secondaire et supérieur pour les néo-bachelier·es (et non pour les réorienté·es). Outre le fonctionnement technique de la plateforme, les recherches ont interrogé les effets du dispositif sur l’affectation des bachelier·es dans l’enseignement supérieur français (Bechichi, Grenet et Thebault, 2021 ; Couto, Bugeja-Bloch et Frouillou, 2021). D’autres travaux plus récents s’appuient sur des matériaux qualitatifs pour documenter le processus d’orientation du point de vue des lycéen·nes, par exemple à travers la socialisation à la sélection à l’entrée dans le supérieur (Valarcher, 2021).
2Or, l’une des nouveautés de cette plateforme nationale est qu’elle inclut de plus en plus les réorientations parmi les candidatures à une première année d’enseignement supérieur, réorientations auparavant gérées via des procédures dans chaque établissement. Le rapport 2020 de la Cour des Comptes sur Parcoursup montre une augmentation des réorientations à la rentrée 2019 (+20 000). En 2022, parmi les candidat·es sur Parcoursup, les lycéen·nes sont majoritaires (65%), mais les autres profils ne sont pas marginaux avec 21% de réorientations, 10% de reprise d’études, 4% de candidat·es dans une scolarité étrangère (CESP, 2023, p. 28). Bien que désormais intégrées dans le dispositif national, ces candidatures à la réorientation ont de nombreuses spécificités par rapport à celles des néo-bachelier·es, et constituent un cas révélateur du fonctionnement de la plateforme d’affectation.
3L’article s’inscrit à l’intersection de la littérature sur la sociologie des guichets de l’État social et sur la normativité scolaire. En effet, l’outil Parcoursup accompagne le développement de l’ « e-administration » ou la dématérialisation des services publics (Sauret, 2004 ; Deville, 2023). En ce sens, on peut étudier le dispositif comme un guichet numérique, soit un espace de rencontre entre des usager·es et l’administration. Dans la lignée de ces travaux, on peut s’intéresser à la traduction des parcours des candidat·es dans les catégories de la plateforme et à leurs éventuels désajustements pour les plus éloigné·es de la norme des trajectoires linéaires (Charles, 2016). Cela suppose de se pencher sur les modalités techniques de Parcoursup – son fonctionnement pratique – qui canalisent à la fois les vœux des candidat·es et les manières de faire des commissions pédagogiques, ainsi que sur l’appropriation des catégories du portail par ses usager·es. Il s’agit de comprendre les catégories d’entendement administratives et leur détournement par les agents sociaux. L’analyse des dispositifs liés à l’école peut aussi s’inscrire dans une réflexion sur la normativité scolaire, saisie le plus souvent à partir de la question des apprentissages, dans les rapports aux savoirs des élèves de milieux populaires par exemple (Rochex, 1993 ; Verhoeven, 2012). Nous proposons d’interroger « les normes et les attentes institutionnelles » (Dubois, 1999) sur lesquelles la plateforme repose. Une entrée par le cas particulier des réorienté·es est heuristique car elles et ils « désobéissent » à certaines normes scolaires (celles charriées par le continuum Bac-3/bac+3 notamment) et permettent à ce titre de les éclairer. Alors que la plateforme a été pensée initialement pour renforcer le lien entre l’enseignement secondaire et supérieur, comment les candidat·es en réorientation s’ajustent-elles et ils à un portail conçu pour d’autres qu’elles et eux ? Pour y répondre, nous procédons en quatre temps. Le premier vise à expliciter quelles catégories et normes de l’institution scolaire sont véhiculées par Parcoursup (cases à cocher, pièces à remplir, calendrier, etc.). Le deuxième montre comment les candidat·es en réorientation renseignent ces catégories et/ou les détournent pour traduire leurs parcours non linéaires. Le troisième est centré sur les décalages entre la manière dont sont constitués les dossiers et la façon dont ils sont étudiés par les commissions d’examen des vœux (CEV). Cela rend compte, dans un dernier temps, de la pénalité subie par une grande partie des candidat·es en réorientation par rapport aux néo-bachelier·es.
- 1 Pour des raisons d’anonymisation des dossiers, l’année de candidature n’est pas spécifiée. Le porta (...)
- 2 Les étudiant·es réorienté·es ou en reprise représentent environ 35 % des candidat·es de la formatio (...)
4Les matériaux utilisés dans cet article sont pluriels et originaux. Nous procédons à l’analyse détaillée des dossiers de candidatures (un peu plus de 1000) d’une université francilienne pour la première année de licence de sociologie une année donnée1. L’originalité tient aux modalités d’analyse des dossiers mobilisés tant pour les informations qu’ils contiennent sur les candidat·es que pour les rubriques qu’ils donnent à voir. En outre, deux techniques d’analyse de ces dossiers sont utilisées : un traitement quantitatif et un traitement qualitatif (Bugeja-Bloch et Couto, 2021). Le choix d’étudier les réorientations en sociologie a été guidé conjointement par la disponibilité des matériaux, la diversité des motivations des candidat·es en sociologie à l’université (Rossignol-Brunet, 2021 ; Couto et Valarcher, 2022) et le grand nombre de candidat·es en réorientation dans cette filière2. Des observations en ligne présentées sous forme de captures d’écran de l’interface de la plateforme viennent aussi illustrer les catégories administratives et leurs logiques. Enfin, nous utilisons les données nationales Parcoursup, disponibles pour une année t afin de travailler sur la place inégale des réorienté·es parmi les admis·es dans des licences non sélectives franciliennes.
5Pour comprendre les usages différenciés des catégories du dossier Parcoursup, il est nécessaire de décrire précisément les éléments qui constituent le dossier de candidature et leurs modalités de saisie. Bien qu’austère, cette description permet de mettre en évidence la complexité du portail et les implicites sur lesquels il repose.
6Le dossier Parcoursup de chaque candidat·e est constitué de deux parties : un tronc commun, identique quelle que soit la formation visée, et une partie variable spécifique à chacun des vœux qu’iel formule.
- 3 L’usage des guillemets signifie que c’est le terme employé sur la plateforme pour désigner la rubri (...)
7La partie fixe est remplie lors de l'inscription sur le portail (de mi-janvier à mi-mars) et comprend les informations d’identification de la ou le candidat·e (étapes 1 à 9 dans le bandeau de la Figure 1), celles sur son parcours antérieur avec le niveau, la formation, l’établissement (étapes 10 et 11) ainsi que ses « activités et centres d’intérêt » (étape 12)3. Dans ce tronc commun, figurent aussi le type de baccalauréat, les notes remontées de la base nationale des concours et examens ainsi que les bulletins scolaires s’ils ont été renseignés par les établissements d’origine ou les candidat·es. En étape 1, la ou le candidat·e doit se positionner dans une liste à choix qui permet notamment d’identifier s’iel est scolarisé·e ou non (partie basse de la Figure 1).
Figure 1 — Capture d’écran de la première page d’inscription de Parcousup 2023.
8En étape 10, la ou le candidat·e saisit successivement sa situation scolaire pour les six dernières années. Pour chaque année passée dans le système scolaire (secondaire ou supérieur), la ou le candidat·e a la possibilité de renseigner un champ libre intitulé « éléments liés à ma scolarité » (Figure 2). À deux moments distincts (étapes 1 et 10), les candidat·es sont donc invité·es à indiquer leurs positions dans l’espace scolaire pour l’année en cours, ce qui nous offre l’opportunité de saisir des décalages dans leurs déclarations (cf. infra). Les situations successives de l’étape 10 sont pré-remplies dans le cas des néo-bachelier·es alors que les réorienté·es sont censé·es les renseigner. Dans les « éléments liés à ma scolarité », la documentation suggère aux néo-bachelier·es de renseigner des informations relatives à leur santé qui justifient une baisse de leurs notes par exemple4 et aux étudiant·es en réorientation de : « saisir toute information qu’il vous paraît utile de mettre en avant, qu’elle concerne vos résultats ou votre situation personnelle au sein de votre établissement de formation, et que vous souhaitez porter à la connaissance des commissions d’examen des vœux pour qu’elle puisse les prendre en compte » (Figure 2). Dans le corpus étudié, 5% des candidat·es de terminale ont rempli ladite rubrique pour l’année en cours contre 41% des réorienté·es. Pour ces dernier·es, le remplissage de cette rubrique est devenu obligatoire en 2023.
9De cette description du tronc commun, nous dégageons quatre normes de l’institution scolaire reprises par Parcoursup et montrons comment elles s’expriment concrètement dans les catégories du portail.
- 5 Ces chiffres sont calculés sur le champ restreint de celles et ceux qui disposent d’un relevé de no (...)
10Dans la mesure où Parcoursup repose sur la norme de linéarité des parcours scolaires (cf. introduction), il est attendu des réorienté·es de justifier leurs parcours heurtés. Cela est rendu visible par le fait que le champ « éléments liés à ma scolarité » est devenu obligatoire uniquement pour les candidat·es à la réorientation en 2023. Cet implicite était déjà intériorisé par ces dernier·es puisqu’elles et ils étaient nombreux·ses à le remplir (cf. supra), et ce, d’autant plus qu’elles et ils sont proches des attentes de l’école. En effet, cet encart est très largement renseigné par les réorienté·es dont les moyennes de l’année précédente sont supérieures à 14/20 (82% contre 51% avec une moyenne entre 10 et 12 sur l’année t-1)5. Outre la norme de linéarité, la plateforme reprend un séquençage du temps « rigide et coercitif » caractéristique de l’institution scolaire (Masy, 2014, p. 92). Visible en haut de la Figure 2, l’unité temporelle du portail est l’année scolaire (de septembre à juillet/août) – cela constitue la deuxième norme - alors que, hors de l’école, c’est l’année civile qui prédomine. Troisième norme : étant donné que les notes et résultats scolaires constituent une pièce maitresse de la partie fixe du dossier, la norme de l’excellence académique apparaît. Si le parcours scolaire occupe une place importante dans les dossiers, un autre critère émerge à l’étape 12 : celui des activités extra-scolaires. Cela traduit un changement de paradigme qui va de pair avec une individualisation forte des parcours où les candidat·es sont invités à être « autoentrepreneurs d’elles et eux-mêmes » (Frouillou, 2022, p. 48), ce qui constitue selon nous une quatrième norme. De fait, alors que Darmon (2012) observait à l’entrée des classes préparatoires aux grandes écoles en France, une définition de l’élève centrée sur ses caractéristiques scolaires, le processus de sélection intègre de plus en plus des critères non académiques qui renvoient à ces activités extra-scolaires et/ou la personnalité des candidat·es. Cette nouvelle norme d’autoentreprise de soi est sensible tant dans la partie tronc commun que dans les parties variables du dossier candidat, qui s’adaptent aux différents vœux de candidature.
11Dans la partie variable, chaque candidature comprend un projet motivé (lettre de motivation), l’avis de l'établissement sur le vœu visé et d’éventuelles pièces complémentaires. A défaut de l’avis du chef d’établissement sur les vœux des néo-bachelier·es, les candidat·es en réorientation ont la possibilité de renseigner un document « fiche de réorientation ou de reprise d’études ». L’exercice de rédaction des projets motivés est à la fois très codifié (orthographe, syntaxe, agencement des arguments et nombre de caractères limités par un encart spécialement prévu par la plateforme) et censé permettre de se distinguer des autres candidat·es, nombreux·ses6. Cette distinction peut se faire en évoquant des activités périscolaires, des loisirs ou encore des éléments de l’histoire familiale ou du passé scolaire. Outre les normes de linéarité des parcours, d’excellence scolaire et d’autoentreprise de soi, de cette partie variable, nous dégageons le principe selon lequel les informations transmises doivent être certifiées officiellement par une institution (souvent les services communs universitaires d’information, d’orientation et d’insertion professionnelle ou d’autres acteurs de l’orientation)7. Cette norme de certification institutionnelle est visible à travers la fiche de réorientation qui « comporte l’avis signé du responsable du service et le cachet de l’établissement ou du service »8. Voyons maintenant comment les candidat·es en réorientation composent avec les normes exposées ci-dessus.
12Parcoursup applique la norme de l’année scolaire comme unité temporelle. Or, la temporalité des parcours échappe parfois à ce séquençage, en particulier pour les réorienté·es. A partir de l’analyse des différentes pièces des dossiers, il s’agit de mettre en évidence ces décalages.
- 9 Sur les dossiers exploités n’apparaît pas la profession des parents référents, nous utilisons l’éch (...)
13Parmi les candidat·es qui se sont présenté·es comme non-scolarisé·es lors de l’identification sur le portail (Figure 1 : étape 1), 11% ont pourtant déclaré une inscription pour l’année en cours au moment de retracer leur trajectoire (étape 10). Parmi elles et eux, Imen (boursière échelon 79, titulaire d’un équivalent du bac, DAEU) se présente d’abord comme « non-scolarisée », mais précise au moment de détailler sa scolarité pour l’année en cours qu’elle a suivi des études supérieures d’octobre à décembre avant d’interrompre son cursus. Bien que dans une situation analogue, certain·es candidat·es se déclarent « étudiant·es » à l’étape 1, comme Sirine, titulaire d’un baccalauréat général sans mention, qui s’est identifiée sur le portail comme scolarisée dans l’enseignement supérieur tout en indiquant dans l’encart « autres éléments liés à ma scolarité » qu’elle a en réalité arrêté sa licence d’arts, lettres et langue en octobre. En outre, un petit nombre de candidat·es se saisit de cette rubrique pour signaler ou critiquer le désajustement des catégories proposées (Trachman et Lejbowicz, 2018). Ces signalements mettent en évidence le travail de traduction que les réorienté·es sont contraint·es d’opérer entre le découpage temporel normé par l’institution et la réalité de leur parcours. Certain·es ne parviennent pas à réaliser ce travail de traduction et déclarent dans cette même rubrique : « Je ne sais pas quoi mettre » (Shannen, boursière échelon 4, bachelière générale sans mention). L’unité temporelle de l’année scolaire a tendance à réduire à une seule catégorie administrative figée des situations différentes et dynamiques. Mathilde, inscrite comme réorientée en étape 1 – boursière échelon 7, titulaire d’un baccalauréat professionnel mention assez bien – indique dans l’encart « autres éléments liés à ma scolarité » : « J’ai commencé ma première année de licence en sciences du langage pour pouvoir ensuite m’orienter vers la psychologie mais dû à des problèmes financiers et de santé, j’ai dû arrêter en décembre 20XX pour trouver un travail à temps plein ». Mathilde a ainsi connu une même année scolaire plusieurs situations : étudiante, en interruption d’études, salariée à plein temps et en attente d’une inscription.
14Alors que tous ces profils sont susceptibles d’entrer dans la catégorie des réorienté·es, les expériences sont variables et renvoient à des représentations et catégorisations indigènes en décalage avec les catégories administratives et les normes scolaires. Ces dernières reposent sur une conception figée et scolaro-centrée des positions des candidat·es qui ne tient pas compte de l’ambivalence des rapports des étudiant·es à leur scolarité et aux dynamiques de leurs parcours.
15Certain·es arrivent à restituer précisément les revirements de leur parcours dans leur projet motivé, c’est le cas de Mélanie, titulaire d’un baccalauréat scientifique mention très bien. Trois ans avant de candidater à la réorientation en licence de sociologie, elle est admise dans une PACES parisienne où elle reste un an. Elle s’est ensuite réorientée en Licence de Sciences biomédicales où elle obtient 14 de moyenne générale. Dans son projet pour la sociologie, elle mobilise des arguments caractéristiques des bachelier·es les mieux armé·es scolairement (curiosité intellectuelle, loisirs scolairement rentables, etc.) – relevant des normes d’excellence scolaire et d’autoentreprise de soi – pour justifier la cohérence de son parcours : « mon engagement associatif, notamment en tant que rédactrice auprès d’un magazine m’a permis de m’initier à la recherche documentaire aux côtés d’étudiants en sociologie notamment, ce qui n’a fait que confirmer mon intérêt pour ce cursus. ». A trois reprises au moins, elle mobilise son parcours en Licence de Sciences biomédicales pour motiver sa candidature en Licence de Sociologie. La première fois pour insister sur le recul qu’apportent des années dans le supérieur pour construire un projet d’orientation : « durant mes trois années post-bac, j’ai eu l’opportunité de mûrement réfléchir à quel serait le parcours qui me correspondrait ». A un autre moment, elle écrit : « un cursus en sociologie me permettrait de répondre à ma curiosité intellectuelle tout en me permettant de renouer avec un aspect humain et social dont j’ai cruellement manqué durant ma Licence de Science Biomédicales. » Enfin, elle évoque les compétences valorisables apprises en Licence de Sciences biomédicales : « Durant ma licence, j’ai pu acquérir une méthodologie, une finesse d’analyse et une autonomie de travail solide, et étant de formation scientifique, j’ai cerné l’importance d’un travail sérieux et rigoureux ». Précisons que son dossier comprend aussi une fiche de réorientation (cf. infra). A travers le cas de cette étudiante très dotée scolairement, on voit le travail réalisé pour mettre en cohérence son parcours et (re)construire une forme de linéarité, attendue par l’institution. Mélanie se plie par ailleurs à la norme de l’autoentreprise de soi, en traduisant son parcours sous la forme de compétences rentables scolairement. Ce cas est atypique par rapport aux autres candidat·es en réorientation dans cette formation. Moins armés scolairement, elles et ils procèdent rarement à cette mise en conformité de leurs parcours et à la valorisation de leur réorientation.
16À l’autre extrémité de la hiérarchie socio-scolaire, on trouve Nankoma (boursier échelon 5, titulaire d’un bac technologique obtenu au rattrapage à la deuxième tentative) dont le projet motivé à destination de la Licence de Sociologie reprend largement un modèle de lettre accessible en ligne pour les licences de sciences humaines et sociales avec l’extrait suivant : « Passionné de littérature classique, je porte aujourd’hui un fort intérêt aux sciences humaines » 10. Cela lui permet de respecter les codes de la lettre de motivation en matière d’orthographe, de syntaxe et d’agencement des arguments. Mais, ce projet ne détaille pas les raisons qui motivent sa réorientation ou les singularités de son parcours. Pour les détailler, il s’est emparé de la rubrique « autres éléments liés à ma scolarité » moins normée et autorisant des développements plus longs (3500 signes contre 1500 pour le projet motivé). On y apprend que Nankoma est contraint de quitter le domicile parental et de travailler dès le lycée. Il connaît à cette période d’importantes difficultés de logement. Après l’obtention de son bac, il s’inscrit en Licence d’Histoire et précise : « j’avais pris la licence d’histoire car j’étais perdu mais en réalité je voulais faire un BTS en deux ans dans le domaine gestion et finance puis faire un master. Je vais continuer à faire ma licence après le changer [après la réorientation] (c’était en effet un Conseil de la part de ma assistante [sociale] qui m’a dit d’aller en licence d’abord pour avoir un logement et que les choses se mettre en place puis je ferais mon BTS l’année suivante) désormais je veux continuer mes études c’est la seul chose qui me reste » (sic). Outre le décalage de forme (orthographe, syntaxe) entre le contenu de cet encart et la lettre de motivation, on en apprend davantage sur ce candidat à cet endroit du dossier. On comprend en effet que la Licence d’Histoire constitue une réponse à un impératif de poursuite d’études mais aussi un moyen de stabilisation résidentielle. Finalement, dans cette rubrique moins codée, Nankoma met en cohérence son parcours et tente d’y introduire de la linéarité. En revanche, il ne réalise pas cet exercice dans le projet motivé dans la mesure où celui-ci vise officiellement à mettre « ses compétences et ses résultats scolaires en relation avec les compétences et connaissances attendues par la formation »11. Cela est d’autant plus dommageable que ce document est une pièce plus systématiquement étudiée par les commissions que les autres champs libres. D’après les attendus indiqués sur la plateforme par la formation de Sociologie étudiée, la commission des vœux sélectionne en effet seulement sur la base des projets motivés. A travers ces deux exemples extrêmes, on comprend le rôle des dispositions scolaires dans l’exercice normé d’autoentreprise de soi et celui de conversion des parcours heurtés à la norme de linéarité12. Ces dispositions inégales sont en partie liées à une plus grande distance de Nankoma avec le système scolaire français : il est né au Mali, et arrivé en France à 15 ans. Une autre explication qui permet de comprendre pourquoi Nankoma a davantage mobilisé la rubrique « autres éléments liés à ma scolarité » réside dans le fait qu’elle fait partie de la partie fixe du dossier remplie avant les projets motivés de la partie variable. L’ordre selon lequel les dossiers sont saisis constitue une autre dimension à considérer.
17Le cas de Lenaïg (boursière échelon 5, bac général mention Bien avec un an d’avance) permet d’approcher la logique interne des dossiers. L’ordre d’apparition des rubriques sur le portail a des effets sur l’argumentation des candidat·es : certain·es candidat·es développent les champs libres de la partie fixe au lieu du projet motivé théoriquement ajusté à chaque formation. Lenaïg rédige un texte de plus de 6000 signes qu’elle est contrainte de diviser en deux parties (en raison du nombre de caractères limité par la plateforme) dans les rubriques « autres éléments liées à ma scolarité » des deux dernières années scolaires. Elle les numérote afin d’indiquer un ordre de lecture aux commissions de sélection : « Partie 1/2 […] Au second trimestre de Terminale, j’en étais à pleurer en permanence, à faire des crises de panique […] Voir cadre suivant. » puis, « Partie 2 […] ma santé mentale a rapidement impacté mon assiduité et je me suis déscolarisée en novembre, par accident […] Merci infiniment de votre attention ». Dans ces paragraphes, comme d’autres candidat·es, elle livre des éléments très intimes de son histoire personnelle. Elle est en revanche plus allusive dans son projet motivé où elle évoque brièvement des handicaps qui lui posent des problèmes d'organisation. De fait, elle a déjà renseigné les détails de son parcours et ses problèmes de santé plus tôt dans la composition de son dossier et dans une rubrique qui échappe davantage aux exigences formelles de présentation de soi. Lenaïg semble maîtriser ces différents registres puisqu’elle signale ailleurs que les informations livrées dans la rubrique « autres éléments liés à ma scolarité » ne sont pas scolairement ou socialement valorisés : « J’aurais pu ne pas raconter tout ça. Si j'ai choisi de le faire, même si ce n'est pas très vendeur, c'est parce que je ne pense pas qu'un trou de deux ans sans explications le soit beaucoup plus ». Malgré l’investissement des candidat·es, la logique interne des dossiers est souvent invisible aux commissions pour plusieurs raisons.
18Les dossiers évalués par les commissions sont en effet sensiblement différents des dossiers tels qu’ils ont été saisis par les candidat·es. L’interface Parcoursup, telle qu’elle est accessible aux commissions, ne les encourage pas à prendre en compte les informations données par les candidat·es dans la rubrique « autres éléments liés à ma scolarité » ou à considérer la logique interne de constitution des candidatures. Les dossiers peuvent apparaitre de plusieurs manières sur le portail de gestion Parcoursup : sous la forme d’un tableur, d’onglets interactifs ou encore d’un document pdf téléchargeable. Les membres des commissions peuvent choisir les pièces (ou colonne dans le tableur) qu’elles et ils souhaitent télécharger ainsi que l’ordre d’apparition de celles-ci (Figure 3). De fait, la logique interne au dossier – que certain·es candidat·es se sont efforcé·es de construire – s’en trouve déstructurée.
19Aide à la lecture : l’interface permet de choisir quels éléments des dossiers imprimer et dans quel ordre (à l’aide des flèches) pour les analyser. Si la case « Scolarité antérieure » n’est pas cochée, les encarts « autres éléments liés à ma scolarité » ne sont pas édités.
20De plus, un logiciel d’« aide à la décision » est intégré au portail afin de standardiser l’évaluation des candidatures. Deux types de paramétrages sont proposés : une « évaluation quantitative » ou « qualitative ». La première repose exclusivement sur les notes au lycée (et n’intègre pas les savoir-faire acquis depuis) traduisant ainsi l’importance des normes de linéarité des parcours, d’excellence scolaire, mais aussi de certification institutionnelle dans la mesure où les bulletins du secondaire (contrairement aux relevés de notes dans l’enseignement supérieur) sont en principe renseignés par les enseignants et non par les candidat·es eux-mêmes ou elles-mêmes. La seconde propose aux évaluateur·trices « de donner une note à des critères qualitatifs » avec pour exemple « Évaluation du projet de formation motivé, évaluation des appréciations des bulletins, ... ». Dans ce cas, tous les dossiers doivent disposer d’une évaluation pour l’élément (réorienté·es comme néo-bachelier·es). Parmi les exemples proposés n’apparaissent pas les « autres éléments liés à ma scolarité » qui ne sont pas obligatoires et sont ainsi inégalement remplis selon les profils socio-scolaires des candidat·es. L’interface ne propose pas, dans son outil d’aide à la décision, de considérer les éléments du dossier dont se saisissent pourtant les candidat·es à la réorientation. On peut ainsi faire l’hypothèse que certaines commissions ne prennent tout simplement pas connaissance des informations (très) personnelles que fournissent des candidat·es comme Nankoma ou Lénaïg. Ce décalage entre les informations demandées et celles administrativement utilisées est susceptible de nourrir un sentiment d’injustice comme dans le cas de Nacera (boursière échelon 1, bachelière générale, sans mention) qui réitère une demande de réorientation en explicitant dans l’encart « autres éléments liés à ma scolarité » (et non dans son projet motivé): « j’ai le sentiment que, comme je le craignais, l’attention portée à ma candidature portait plutôt sur mes notes du lycée et sur des cases à remplir plutôt que sur ma lettre de motivation, mon projet professionnel et ma détermination à étudier […] Je tenais également à démontrer que les notes que j’ai eu durant mes années de lycée ne sont pas représentatives de mes capacités à étudier et à réussir dans l’enseignement supérieur. Actuellement en licence de Lettres mineure littérature, je me suis montrée tout à fait capable d’être sérieuse, studieuse et de réussir à obtenir de bons résultats. J’en prends à témoin mes enseignants que je vous invite à contacter et qui pourront rendre compte de mes résultats, de mes efforts mais également une de mes enseignantes qui, à l’écoute de mon projet professionnel, a établi une lettre de recommandation que je vais joindre à ma lettre. C’est la deuxième fois que je dépose ma candidature afin d’intégrer votre cursus et si je le pouvais je continuerais à réitérer cette dernière mais malheureusement face à ces refus à répétition je perds le soutien de mes proches, ma confiance, mais également du temps à courir après un projet de vie qu’on ne me laisse pas la chance de voir se concrétiser » (sic).
- 13 Contrairement à l’avis du chef d’établissement pour les néo-bachelier·es, dont le contenu est direc (...)
21Une autre manière de répondre à la norme de certification institutionnelle, intégrée par Nacera, consiste à fournir une fiche de réorientation (voir supra). Mais, tout comme les encarts « autres éléments liés à ma scolarité », les fiches de réorientation sont difficiles à intégrer dans le traitement automatisé des candidatures. En effet, l’interface Parcoursup des commissions ou le tableur téléchargeable n’indiquent que l’éventuelle présence de cette fiche de réorientation dans le dossier mais ne détaillent pas le contenu du document13. Cela traduit encore plus fortement la norme de certification sur laquelle repose cette fiche : il est attendu que l’attention des CEV porte plus sur la preuve de leur accompagnement par des institutions que sur la nature ou les conclusions de cet accompagnement. En définitive, très peu nombreux·ses sont les candidat·es à utiliser ces fiches (seulement 6% des candidat·es identifié·es comme réorienté·es sur Parcoursup et 8% de celles et ceux en reprise d’étude sur notre corpus).
22Finalement, le traitement automatisé des dossiers de réorientation est impossible en raison du remplissage inégal des rubriques par les candidat·es. Dans ce contexte, le dernier rapport du comité éthique et scientifique Parcoursup (CESP) décrit « le sort réservé aux candidats atypiques » aussi appelés « candidats « hors calcul » car ils ne disposent ni des notes, ni des documents attendus classiquement sur la plateforme Parcoursup » : « dans les faits, le CESP a rencontré certaines CEV qui ne regardent rien d’autre que les notes et affectent une note très basse aux éléments qualitatifs, laissant tous les candidats atypiques en fin de liste » (2023, pp.33-36).
23Ainsi, le travail sur les dossiers de réorientation permet de faire émerger plusieurs décalages entre la logique de la plateforme Parcoursup et l’expression des parcours complexes. Prendre en compte les candidat·es réorienté·es implique d’allonger considérablement la durée de traitement des candidatures en observant ⎼ comme cela a été fait pour cet article ⎼ les dossiers un à un, en considérant les rubriques « autres éléments liés à ma scolarité » et la fiche de réorientation, en lien avec le projet motivé.
- 14 Pour positionner la sociologie, qui est la filière étudiée dans cet article, les sciences de l’éduc (...)
24La prise en compte individualisée des réorientations par les commissions d’examen des vœux, qui suppose une approche qualitative, est inégale selon les formations et le travail, plus ou moins standardisé (voire automatisé) des CEV. La « gestion des risques scolaires » dans l’affectation en première année (Bodin et Orange, 2019) se fait ainsi globalement non seulement au détriment des candidat·es aux moindres ressources scolaires (baccalauréat professionnel par exemple) mais aussi aux parcours non linéaires. En moyenne moins bien classé·es à l’entrée des différentes formations de l’enseignement supérieur, la part de réorienté·es sans proposition d’affectation à l’issue de la procédure est supérieure de 11 points à celle des néo-bachelier·es selon le CESP. En raison de la pénalité subie par les candidat·es à la réorientation (Couto et Bugeja-Bloch, 2024), ces candidat·es trouvent prioritairement de la place dans les filières où la pression démographique est la moins forte, comme l’atteste le tableau 1 qui présente pour l’année t la part moyenne de néo-bachelier·es admis·es en fonction du nombre de candidatures reçues et des capacités d’accueil dans les licences non sélectives franciliennes. Toutes filières confondues, les formations aux plus petits effectifs laissent une plus grande place aux réorientations (64% pour celles recevant moins de 50 candidatures) que les plus attractives (18% de réorientations parmi les admis·es pour les formations recevant plus de 3000 candidatures). Le tableau permet aussi d’observer ces éléments par filière en comparant le droit, l’AES, la sociologie et les sciences de l’éducation14. La part des néo-bachelier·es admis·es est d’autant plus élevée que le nombre de candidatures reçues dans les formations est élevé. Inversement, les réorienté·es dans les admis·es diminuent avec la croissance du nombre de candidatures reçues par les formations, qui complexifie une approche qualitative des dossiers. Et cela se vérifie dans l’ensemble des formations (Tableau 1).
Tableau 1 — Articulation entre la taille des formations et la part des néo-bachelier·es dans les admissions via Parcoursup Île-de-France
Source : Opendata, Parcoursup année t, calculs des autrices.
25Note de lecture : Le taux de néo-bachelier·es admis·es a tendance à augmenter avec le nombre de candidatures reçues. Deux écarts à cette règle, qui ne remettent pas en cause l’analyse : en AES, malgré un taux de néo-bachelier·es légèrement plus faible dans les formations recevant plus de 3000 candidatures (80%) par rapport aux trois formations entre 1001 et 3000 candidatures (86%), le taux le plus faible de néo-bachelier·es (71%) correspond bien à la formation recevant le moins de candidatures. En sociologie, l’écart est très faible entre les deux formations à moins de 1000 candidatures (64%) et les trois entre 1001 et 2000 candidatures (61%), et le taux de néo-bachelier·es beaucoup plus fort (84%) pour les deux formations recevant plus de 2001 candidatures.
26Tout cela pointe conjointement les limites d’une approche qualitative des dossiers Parcoursup et les conséquences défavorables sur les parcours non linéaires d’un traitement automatisé de leurs dossiers.
- 15 https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/la-reorientation-dans-l-enseignement-superieur-473 (...)
- 16 Service Commun Universitaire d’Information et d’Orientation
27Conscients de ces limites, les pouvoirs publics ont commandité un rapport dédié aux réorientations dans l’enseignement supérieur15. De plus, certains établissements ou formations ont développé des dispositifs spécifiques pour accompagner les candidat·es à la réorientation dans la procédure nationale. Dans l’établissement considéré, des ateliers de présentation de Parcoursup, de son calendrier et de rédaction des projets motivés sont désormais organisés par le SCUIO16 sans que, pour l’instant, la tendance s’inverse. De fait, si nombre d’acteurs de l’orientation aident les étudiant·es à composer avec le portail, les normes (de linéarité, d’excellence, d’unité temporelle et de certification) véhiculées par Parcoursup restent, elles, inchangées.
28Alors que les réorientations sont souvent thématisées comme des « difficultés ou erreurs d’orientation », elles constituent plutôt des étapes dans des parcours complexes. Les qualifier comme des « erreurs » renvoie à une vision adéquationniste, que l’on peut aussi décrire comme téléologique ou prédictive, des trajectoires scolaires. Cette vision imprègne les catégories administratives de la plateforme Parcoursup, décalées par rapport à la complexité des parcours non linéaires d’entrée dans le supérieur. Les réorientations mettent donc en évidence de manière criante le paradoxe entre un traitement standardisé (lié au nombre de candidatures) et le champ lexical de l’individualisation des parcours (Laval et al., 2012). La différenciation des parcours, à laquelle participe notamment la réforme de 2019 du baccalauréat, génère d’importants décalages avec un traitement centralisé, au cœur duquel les catégories administratives favorisent les parcours « adéquats » sur le plan de la temporalité comme, plus largement, de la maîtrise des codes de présentation de soi. Même s’il existe des différences sociales entre étudiant·es, les réorientations montrent ainsi, en creux, la normativité des dispositifs d’orientation et d’affectation. Cette dernière touche également les néo-bachelier·es, plus ou moins distant·es des catégories administratives de la plateforme, même si cette dernière est d’abord pensée pour elleux. Cette normativité dépend en outre de la position des formations dans le champ scolaire (attractivité, nombre de candidatures, critères de sélection). A l’image du site internet de la Caisse des Allocations Familiales : « lorsqu’il s’agit de transposer sur internet la traduction de la situation des usagers en une prestation de service, […] [Parcoursup] montre rapidement ses limites » (Vitalis et Duhaut, 2004). Ce travail invite à poursuivre les enquêtes autour des normes scolaires et leur traduction dans les outils de gestion des parcours, mais aussi de la manière dont se construisent ces normes de la « bonne » orientation, par exemple en interrogeant les « entrepreneurs de morale » (Pavie et Masson, 2014) derrière les périmètres et rubriques des plateformes comme Parcoursup.
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