Introduction

2Prenant pour objet le « projet de formation » de l’étudiant·e, cet article s’inscrit dans la littérature portant sur l’individualisation de la gestion des risques scolaires par les instruments et sur ses effets en termes de « canalisation des aspirations » (Van Zanten, 2015, p. 82 ; Broccolichi et Sinthon, 2010 ; Cayouette-Remblière, 2014 ; Bodin et Orange, 2019 ; Frouillou et al., 2019, Couto et al., 2021). Il cherche notamment à prolonger l’attention portée aux effets sélectifs et ségrégatifs du projet en tant qu’instrument (Lemêtre et Orange, 2017 ; Couto et Valarcher, 2022) en s’intéressant à ses effets « moraux », tant sur la conception de la justice sociale (effets sur la morale) que sur les expériences vécues et les affects (effets sur le moral). L’hypothèse formulée ici est que la formalisation d’un projet de formation participe à socialiser les futur·es étudiant·es à une certaine conception de la réussite, représentée par la figure idéal-typique de l’étudiant-acteur.

3En tant que dimension structurante de l’expérience étudiante, le projet ou son absence peut servir à expliquer les phénomènes d’abandon, notamment en premiers cycles (Dubet, 1994). La demande de formalisation d’un projet à l’entrée des formations apparaît alors comme un outil d’aide à l’orientation active, qui permettrait de résorber un taux d’échec principalement dû à des « erreurs » d’aiguillage (Beaud et al, 2010). L’assimilation systématique des pratiques de réorientation à un « échec » (Bodin et Millet, 2011) participe également à appuyer la demande de formalisation d’un projet en cours d’études, afin de lutter contre les orientations « par défaut ». Bien que les lettres de motivation à l’entrée des formations étaient déjà d’usage dans le cadre des demandes de réorientation avant Parcoursup, la formalisation d’un projet est devenue la pierre angulaire des dispositifs d’aide à la réorientation. La conception du projet comme moyen de rendre les étudiant·es « acteur·ices » de leur parcours présente toutefois un caractère ambivalent. Premièrement, la notion même de projet est ambiguë, car si l’action de se projeter est une nécessité existentielle, elle répond en même temps à une exigence sociale (Boutinet, 1990). Le projet, « c'est l’exercice d'une subjectivité au sein de contraintes qui n'appartiennent pas à l'acteur. », ce qui fait qu’il « ne peut pas être perçu (…) comme l'affirmation d'une pure liberté » (Dubet, 1994, p. 513). Deuxièmement, le contexte dans lequel s’effectue la demande de projet peut être paradoxal, comme c’est le cas lorsqu’il est élaboré dans un système hiérarchisé tel que celui de l’enseignement supérieur français (Duru-Bellat et al., 1997), ou bien de façon plus récurrente dans les formations universitaires les moins professionnalisantes (Delès, 2017). Dès lors, le projet apparaît moins comme une source d’émancipation que comme une réponse à une injonction (Biémar et al., 2003). En dernier lieu, la temporalité étudiante en tant que « disposition sociale et culturelle de construction de l’avenir » (Masy, 2013) reste un « impensé » des politiques éducatives (Paivandi, 2016). La demande de projet risque donc d’accroître d’autant plus les inégalités scolaires liées aux différences de socialisation temporelle au sein des familles (Henri-Panabière et al., 2019).

5L’analyse des entretiens a permis de dégager un « spectre » des rapports au projet chez les étudiant·es réorienté·es, se déclinant du plus positif au plus négatif selon le parcours et le profil de l’étudiant·e (cf. Annexe 1). Entre ces deux extrémités se trouve une myriade de cas intermédiaires. Néanmoins, il est possible d’identifier une situation en particulier, pour laquelle le rapport au projet est sensiblement ambivalent. Notamment, les étudiant·es qui se sont réorienté·es plusieurs fois (ou sont en voie de le faire), et qui attestent d’un « retard » dans leurs études (en raison d’un ou plusieurs redoublements), rendent compte d’une expérience d’adaptation contrainte concernant l’élaboration de leur projet de formation. Celleux-ci justifient leurs choix d'orientation et de réorientation « par projet », c’est-à-dire qu’elles et ils disent s’être réorienté·es pour suivre un projet établi à leur initiative, mais en même temps, considèrent n'avoir pas eu d'autre choix que de se réorienter pour être en mesure de poursuivre leurs études supérieures. Elles et ils expriment par ailleurs les difficultés vécues à formaliser un nouveau projet de formation en cours d'études. Ce cas est particulièrement intéressant car les étudiant·es concerné·es (environ un tiers de l’échantillon) produisent une justification supplémentaire, non pas seulement de leur parcours mais aussi de leur activité de projection. Ce résultat empirique nous mène alors vers une nouvelle question : comment les étudiant·es réorienté·es justifient d’avoir changé de projet en cours d’études à l’université ?

En quête d'efficacité. Choisir la voie de la facilité

7Dans un premier temps, les étudiant·es concerné·es justifient l’activité de projection en produisant un argumentaire qui se fonde sur le principe supérieur commun de la Cité industrielle : l’efficacité, et la performance au sein de l’organisation (Boltanski et Thévenot, 1991). Perçu comme un outil d’aide à l’orientation scolaire et professionnelle, le projet de formation est mobilisé comme un moyen de réussir son parcours à l’université. Ici, la réussite est représentée par le fait de réaliser un parcours « tubulaire » : se donner, par avance, un objectif à atteindre, puis l’atteindre effectivement. Les étudiant·es qualifient leur projet de « professionnel » lorsque cet objectif dépasse les horizons temporels de l’université, et que la notion de réussite intègre leur insertion professionnelle future. La logique du parcours d’études qu’elles et ils décrivent repose alors sur un couplage cohérent entre leur choix de formation initiale et leur choix d’un métier. Cette conception « adéquationniste » du processus de formation universitaire se retrouve dans la manière dont la demande institutionnelle d’un projet a priori est légitimée selon et par les étudiant·es. Ainsi, outre le fait qu’elles et ils justifient leur demande d’intégrer une formation en déclarant vouloir faire le métier qui lui est associé, les étudiant·es admettent la demande qui leur est faite de déclarer un projet à l’entrée de chaque formation en considérant que l’activité de se projeter dans un métier correspondant est utile, voire nécessaire, pour construire son orientation.

Pour moi, le parcours, c'est vraiment la porte d'entrée vers le travail qu'on a envie de faire, le parcours d'études qui correspond. C'est pour ça qu'il faut choisir en avance, enfin c'est pour ça qu'ils nous demandent souvent au lycée ce qu'on veut faire plus tard : pour qu'on s'oriente vers un choix de parcours qui nous emmènera vers ce travail ! (Dylan)

8La demande d’un projet à l’entrée n’est pas seulement considérée comme valable, elle est également jugée comme fiable dans la mesure où, pour les étudiant·es ayant été sélectionné·es dans la formation de leur choix, elle aurait servi à intégrer l’université. Par exemple, Leïla considère qu’elle n’aurait jamais pu intégrer la filière STAPS sans avoir pu appuyer sa candidature par ses multiples engagements sportifs. Titulaire d’un baccalauréat technologique (STI2D), elle pensait s’être « enfermée » dans cette filière. De prime abord, le projet de formation de Leïla ne lui apparaissait donc pas nécessairement « logique » scolairement. Néanmoins, la possibilité d’exprimer sa motivation autrement que par la mise en valeur de son passé scolaire lui aurait permis de démontrer que son projet de formation était « logique » professionnellement. Le projet de formation motivé sur Parcoursup, en tenant compte de critères extra-scolaires (engagements et motivations personnels), est donc perçu comme un moyen de compenser l’exigence de cohérence scolaire pouvant faire défaut chez certain·es étudiant·es. Par ailleurs, le fait d’avoir été sélectionné·e dans une formation suite à l’élaboration d’un projet perçu comme plus professionnel que scolaire participe à renforcer l’adhésion à l’idéal de tubularité énoncé précédemment.

Je trouvais ça normal, et franchement j'ai apprécié qu'on me demande autant et qu'on m'aide autant à m'orienter, mais ça mettait quand même la pression, parce que je me disais ‘ok, je suis en ST2S, du coup je vais aller en STAPS, mais si je réussis pas, j'aurai plus rien, enfin je pourrai rien faire’. Parce que pour moi, c'était ‘je fais ST2S / STAPS’ et j'avais pas de moyen de retour en arrière, ou de me réorienter, ou quoi, parce que dans ma tête je me disais prof d’EPS donc STAPS, c'est tout. (Leïla)

9La référence à une pression vécue lors de l’accompagnement à la construction d’un projet de formation montre les effets de stress engendrés par l’activité de projection. Cette pression est d’ordre temporelle : les étudiant·es interviewé·es trouvent qu’il est « trop tôt » (Dylan) pour « déterminer son avenir » (Justine). Toutefois, elles et ils partagent l’idée qu’être accompagné·e à se projeter est bénéfique à l’élaboration des choix d’orientation. La pression temporelle est donc justifiée par le principe de nécessité établi entre projection et orientation. Il est dès lors intéressant de constater que le projet d’orientation des étudiant·es tient justement compte des temporalités de l’activité de projection et de sa gestion efficace : elles et ils disent vouloir se projeter aujourd’hui pour éviter d’avoir à le faire demain, et choisissent plus volontairement une formation qui leur permettrait de ne pas avoir à se projeter par la suite. Par exemple, Leïla a préféré s’orienter à l’université plutôt qu’en BTS pour être « tranquille pendant au moins trois ans ». Rémi a également choisi de faire médecine parce que « c’était la voie de la facilité (…), c'était une tranquillité », car en devenant médecin, il « n’aurai[t] plus de questions à [s]e poser sur [s]on avenir ». En ce sens, les étudiant·es cherchent à ce que leur projet de formation soit fonctionnel : qu’il trace le chemin à suivre ex ante, afin d’entretenir un rapport stabilisé à l’avenir, et qu’il aboutisse ex post, afin de ne pas perdre de temps à réitérer l’activité de projection.

10Quand les résultats aux examens (ou aux concours) tombent et qu’elles et ils « échouent » à passer au niveau supérieur, les étudiant·es constatent le manque d’efficacité de leur projet de formation. Initialement choisi pour l’assurance de réussir qu’il octroyait a priori, leur projet de formation devient une assurance d’échouer a posteriori. La décision d’en changer est donc prise en raison de la perception d’un risque trop élevé d’échec concernant la poursuite d’études ou l’insertion professionnelle. Néanmoins, s’il n’a pas fait la preuve de son efficacité, il n’est pas mis en cause en tant qu'instrument d'aide à la réussite, et les étudiant·es concerné·es travaillent à la reconstruction d’un projet de formation en vue de se réorienter. En fait, c’est moins l’instrument que l’usage qu’elles et ils en ont fait qui est remis en question. Leur projet n’aurait pas abouti parce qu’elles et ils ne seraient pas projeté·es efficacement, ni suffisamment, ni au bon moment. Elles et ils portent donc un jugement sur leur activité de projection, qu’elles et ils diagnostiquent comme ayant été trop bornée, dans les deux sens du terme : étriquée, puis entêtée.

Je me suis dit prof d’EPS, je suis restée tête baissée, et je fonçais dedans. (Leïla)

Il m'a fallu un peu de temps pour comprendre que ça n’allait pas, parce que sur le coup, j'ai persévéré. J'avais la tête dans le guidon, je me disais ‘je suis dedans, je continue. (Justine)

11Pour aller dans le sens des métaphores auxquelles ont recours les étudiant·es afin de rendre compte d’un présumé dysfonctionnement de leur activité de projection, nous pourrions dire qu’elles et ils se reprochent de s’être mis des « œillères » dans le rapport qu’elles et ils entretenaient avec leur projet de formation. Elles et ils disent n’avoir, au départ, « pas cherché plus loin » (Dylan) que le constat douloureux de cet échec, et décrivent avoir traversé un laps de temps, une « phase de déni » (Rémi), avant d’envisager un recours à la réorientation. Cette période témoigne du fait qu’elles et ils n’avaient pas nécessairement anticipé de se réorienter, ce qui serait par ailleurs venu entraver le renouvellement de leur activité de projection : « pressée par les échéances sur Parcoursup » parce qu’elle « essayai[t] d’être dans le déni jusqu’au bout », Justine s’est vue par exemple contrainte d’effectuer ce qu’elle appelle un « choix par défaut » en se réorientant en licence de psychologie. Pourtant, malgré un sentiment partagé d’injonction, les étudiant·es interviewé·es retracent leur parcours de réorientation à l’aune de leur propre agentivité. Si elles et ils se sont réorienté·es, c’était à leur initiative et par souci d’efficacité : pour ne pas rester coincé·es dans une formation qui les menait vers un échec certain, elles et ils ont préféré agir et se réorienter dans une voie « plus facile » (Leïla). L’activité de projection est finalement re-chronologisée par les étudiant·es, qui reconstruisent narrativement une situation de causalité (la volonté de changer de projet aurait entraîné à sa suite la réorientation) tandis que la situation effectivement décrite semble plutôt relever d’une forme de synchronie (la volonté de changer de projet arrive relativement en même temps que la réorientation).

12Ces différents éléments de justification « du projet » traduisent le fait que les étudiant·es réorienté·es aient intériorisé la notion d’anticipation comme une disposition temporelle (Henri-Panabière et al., 2019) de l’étudiant-acteur. D’une part, l’activité de projection est justifiée par la nécessité d’anticiper pour s’orienter efficacement. D’autre part, l’activité de projection aurait fait défaut parce qu’elle n’aurait pas été suffisamment anticipée. Enfin, la réorientation est racontée en termes d’anticipation des probabilités d’échec de leur projet de formation initial, et de réussite de leur projet de réorientation.

En quête d'authenticité. Chercher sa propre voie

13Après avoir vécu ce qu’elles et ils nomment leur « premier échec », les étudiant·es concerné·es produisent une critique de la demande de projet dans le cadre de la sélection-orientation. Cette dernière est considérée comme injuste dès lors qu’elle constituerait un « simulacre » d’épreuve dans le monde industriel (Boltanski et Thevenot, 1991). En effet, la réorientation est venue mettre à mal la cohérence d’un parcours censé être tubulaire du fait de la déclaration d’un projet d’orientation. Ayant fait l’expérience du refus de leur candidature dans certaines formations auxquelles elles et ils avaient postulé au moment de se réorienter, et n’ayant pas obtenu de justifications de la part des responsables de formation concernant ce refus, les étudiant·es concerné·es tentent d’éclairer par elleux-mêmes les critères de sélection jugés opaques sur la plateforme Parcoursup. Elles et ils en déduisent que c’est la nature de leur parcours qui leur a porté préjudice dans la procédure de sélection. « Les mauvais résultats scolaires te suivent » affirme Dylan. Par conséquent, les étudiant·es réorienté·es se sentent lésé·es : elles et ils ont l’impression de ne pas faire le poids face aux néo-bachelier·es qui ont un « parcours tout droit » et qui n’ont pas encore « sali leur dossier en partant à droite à gauche », avance Justine. Cette dernière estime par ailleurs que « de sinuer, ça montre que t’es pas motivé », la motivation étant entendue ici au sens de fiabilité. Pour éviter plus de sanctions, les étudiant·es réorienté·es se sentent contraint·es de produire un « mensonge de candidature » (Justine) lorsqu’elles et ils doivent reformaliser leur projet de formation motivé. Le projet de formation est encore mobilisé comme un moyen de donner de la cohérence aux choix d’orientation. Néanmoins, dans cette situation, les étudiant·es concerné·es ne peuvent se contenter de soutenir avoir « toujours voulu faire ça » (Justine).

J'ai l'impression d'être sans arrêt forcée à mentir, en fait. J'envie en quelque sorte les gens qui trouvent leur voie un peu plus facilement. Ou en tout cas, d'une manière un peu plus logique aux yeux de quelqu'un d'extérieur. (Justine)

14J.-P. Boutinet (2007) a bien montré les différences de temporalités impliquées dans la formalisation d’un projet en fonction du parcours de l’étudiant·e. Ainsi, contrairement au projet-prospective, le projet de réorientation implique un « travail de biographisation » rétrospectif. Le sentiment de malaise exprimé par les interviewé·es concernant la formalisation d’un projet de réorientation tient justement au fait qu’elles et ils perçoivent de la part de l’institution universitaire une forme de compromission à l’égard du « projet-rétrospective ». Un « différent » (Boltanski et Thévenot, 1991) apparaît alors vis-à-vis des attentes institutionnelles qui pèsent sur l’épreuve de justification. Les étudiant·es interviewé·es cherchent ainsi à décrédibiliser l’épreuve :

J'ai pas l'impression que ce soit un relevé de notes qui soit représentatif de ce que je vaux. (Justine)

15Dès lors, la justification du projet de formation tend à se fonder sur le principe supérieur commun de la Cité inspirée : l’authenticité. Le projet, en tant que dispositif d’aide à la réussite, est désormais considéré comme étant directement rattaché au corps et à l’esprit. Les étudiant·es concerné·es pensent qu’il ne suffit pas de déclarer un projet a priori pour qu’il soit vrai, mais qu’elles et ils doivent en faire l’expérience, l’éprouver, le ressentir a posteriori, notamment pour s’assurer qu’il leur convient en pratique. Le projet de formation est dès lors mobilisé comme un outil de réflexivité permettant de confronter les attentes idéales avec la réalité des expériences vécues. Les étudiant·es mènent l’enquête pour savoir si leur projet est véritablement authentique, et pour cela comparent la théorie et la pratique, ce qu’elles et ils s’étaient imaginé·es de leur formation et ce qu’elles et ils y apprennent en réalité, la correspondance entre leur projet professionnel et la formation à laquelle elles et ils l’avaient associée. Cette enquête mène à l’élaboration d’une critique à l’égard de leur projet actuel, qui porte sur le caractère routinier de celui-ci. Le stage de professionnalisation en troisième année est particulièrement révélateur de ce moment de mise en doute. La redondance et la répétitivité des activités (en cours et/ou en stage), ainsi que le manque de créativité, de nouveauté et d’innovation sont toutes évoquées comme des raisons qui expliquent le désir de changer à nouveau de projet, qu’il soit professionnel (pour Rémi et Dylan) ou scolaire (pour Leïla et Justine).

Je me dis que c'est pas un métier qui m'aurait vraiment plu la programmation, parce que c'est quelque chose d'assez redondant, on fait tout le temps la même chose. Il faut vraiment être passionné. (Dylan)

16Le changement de projet se justifie donc par le caractère inauthentique de leur projet de réorientation. Néanmoins, les étudiant·es ne remettent toujours pas en cause le projet en tant qu’instrument d’aide à l’orientation scolaire et professionnelle. C’est de nouveau leur activité de projection, dès lors qu’elle s’est déroulée dans le monde industriel, qui leur a porté préjudice. Elles et ils se blâment de s’être fait des illusions, et d’avoir manqué d’honnêteté vis-à-vis d’elleux-mêmes. Par exemple, Justine analyse son projet de réorientation en psychologie pour devenir maîtresse d’école comme de la « poudre aux yeux » qu’elle s’est « mise pour continuer dans une Licence qui ne [lui] plaisai[t] pas non plus ». Elle critique le fait que les étudiant·es de Licence aient « tous les mêmes projets », et trouve « difficile de savoir ce qui est sincère » parmi tous les projets de formation qu’elle a élaboré en cours d’études. Selon les enquêté·es, ce sont finalement les « échecs » qui permettent d’interroger la sincérité d’un projet de formation donné. Elles et ils décrivent un temps de remise en question d’elleux-mêmes, qui leur a été bénéfique pour réaliser le caractère inauthentique de leurs projets initial et de réorientation, ainsi que pour réfléchir à leurs désirs profonds.

Le stage, ça m'a un peu calmé. La remise en question sur ce que j'allais faire a été moins dur. J’ai pris le temps de réfléchir à ce que je faisais, à ce que j’aimais. […] J’avais plus peur. Mes échecs m'ont permis de beaucoup moins mal vivre ce choix-là [de se réorienter]. J’étais plus posé, et c’était un choix difficile mais je l’ai fait. Je me suis dit ‘suis ce qui te fais kiffer tout de suite et ça ira’ (Rémi)

17Dès lors, les étudiant·es concerné·es s’autorisent à envisager comme projet de formation potentiel des activités à connotation artistique, leur apportant du plaisir au quotidien, et dans lesquelles elles et ils s’engagent personnellement en dehors des études (jeux vidéo, écriture, peinture, radio, engagements associatifs, etc.). C’est notamment le cas de Dylan, qui a pris une année sabbatique suite à son échec en licence d’informatique. « J'avais pas conscience de tout ça, à l’époque (…) J’étais encore un peu en vadrouille », confie-t-il. Allant au cinéma pendant son temps-libre, il « prend conscience » au fur et à mesure du temps qu’« écrire des films, c’est [s]on truc ».

Moi-même j'avais pas accepté ce côté-là de moi, comment dire, j'aimais ça mais j'osais pas travailler dedans, j'osais pas faire des études dedans. Parce que c'est un milieu assez fermé. […] Et pendant cette période, justement, où je me faisais un focus sur moi, je me suis dit ‘il faut que je fasse ce que j'ai envie de faire’ donc c'est à ce moment-là que j'ai pu vraiment, que j'y suis allé. (Dylan)

18Du sentiment d’injonction à rendre des comptes, en continu, sur leurs choix d’orientation, les étudiant·es ressentent désormais le besoin de se rendre compte, une bonne fois pour toutes, du choix d’orientation qui leur correspond en tant qu’individu. Cette quête d’un « Moi authentique » caractéristique des sociétés individualisées (Le Bart, 2008) entre en résonance avec l’épreuve du monde de l’inspiration : l’aventure intérieure, le vagabondage en dehors des chemins tout tracés. Les étudiant·es retracent en effet un moment de prise de conscience concernant l’activité de projection. Il s’agirait à la fois de « prendre le temps » de réfléchir à ce qu’on aime tout en s’autorisant à suivre ce qu’on aime « dans l’instant ». Dans le cas où les étudiant·es ont pris la décision de se réorienter en raison de l’inauthenticité perçue de leur projet de formation, elles et ils temporisent la mise en œuvre de cette décision, et justifient différer la réorientation en vue de gagner en expérience personnelle. La temporisation apparaît comme une manière de s’émanciper des attentes institutionnelles et de reprendre du pouvoir à l’égard d’une situation de réorientation passée, vécue comme contraignante en raison d’une temporalité précipitée. Les étudiants·es présentent leur situation comme une marque de singularité individuelle dont elles et ils seraient les seul·es responsables : « ça aurait [pu être] simple, facile, efficace, mais enfin voilà : j’ai choisi d'être un peu hérétique » explique Justine.

19Ainsi, les justifications « du projet » dans le monde de l'inspiration montrent que les étudiant·es réorienté·es ont intériorisé la notion de patience comme une disposition temporelle de l'étudiant-acteur. D’une part, elles et ils témoignent de leur capacité à supporter les échecs, à en tirer des leçons sur elleux-mêmes, et donc à être « résilient·es ». D’autre part, elles et ils font preuve de constance dans la poursuite d’un dessein particulier, celui de se trouver soi pour trouver sa voie. Enfin, elles et ils insistent sur le fait qu’ils savent attendre avec calme, sans précipitation, la réalisation de leurs désirs personnels.

En quête de flexibilité. Trouver sa voix

20Après avoir envisagé des réorientations successives, les étudiant·es concerné·es produisent un argumentaire de justification faisant référence au principe supérieur commun de la Cité par projet : la flexibilité, l’adaptabilité. Ainsi, les étudiant·es qui ont stabilisé leur projet de formation, qui ont « trouvé leur voie » expliquent cet état de fait par la flexibilité de leur activité de projection (Dylan, et dans une moindre mesure, Leïla). À l’inverse, les étudiant·es qui sont encore « en quête de projet » considèrent être trop rigides dans cette activité et cherchent à accroître leur flexibilité (Rémi, Justine). En effet, dans le monde connexionniste, est grand celui qui est mobile et qui s’ajuste facilement au basculement d’une situation à une autre (Boltanski, 2006). Ainsi, Dylan s’est laissé porter par le « hasard » des événements, est resté ouvert aux alternatives, aux bifurcations, et c’est ce comportement qui lui aurait permis de finir par trouver sa voie en passant d’un projet de formation à un autre :

Le hasard a beaucoup joué. Tout l'acheminement que j'ai fait, je me dis que je suis pas arrivé là par hasard, enfin si je suis là c'est qu'il y a une bonne raison. Sans forcément croire au destin ! Mais le fait que je me retrouve ici, que je trouve la formation par hasard, je me dis qu'il y a un truc quand même. C'est dans le sens où je regrette pas de pas avoir continuer dans les autres formations, puisque ça a fait que je suis arrivé ici, en fait. J'ai pas de regret. Je serai peut-être parti dans un truc complètement différent, j'en sais rien. C'est tout cet acheminement qui m'a emmené ici. C'est pas du mysticisme ou quoi, c'est vraiment tout ce que j'ai fait qui m'a fait arrivé là. (Dylan)

21Les références au hasard semblent ici contradictoires : Dylan affirme d’un côté que « le hasard a beaucoup joué » dans le fait qu’il trouve sa voie, puis d’un autre côté qu’il n’est « pas arrivé là par hasard », « là » étant la formation qu’il considère être son « domaine de prédilection », une Licence de Lettres. Cette tension se comprend justement en tant qu’appréciation de la flexibilité comme qualité personnelle pour trouver sa voie. Si Leïla a également trouvé sa voie, contrairement à Dylan, elle regrette de s’être laissée « détourn[er] », « déconcentr[er] » de son projet de formation initial. En fait, elle avait, dès le départ, trouvé sa « voix » intérieure : celle de devenir professeure des écoles. Pour atteindre cet objectif, plusieurs voies s’offraient à elle, et elle a préféré aller à l’encontre de son « destin » scolaire en s’orientant à l’université plutôt que dans le BTS associé à son Baccalauréat, BTS qu’elle finira par rejoindre finalement. C’est donc bien par l’intermédiaire de réorientations successives que Leïla a trouvé sa voie, mais de façon négative, c’est-à-dire en renonçant progressivement à ses aspirations, et en (se) retournant vers une formation dont elle avait souhaité s’émanciper à l’origine.

J'ai l'impression que même si c’est ce que je veux faire au fond [professeure des écoles], bah je ferai pas ça, parce qu'il y aura toujours quelque chose qui m'empêchera de le faire. C'est pour ça que maintenant je me suis rabattue sur autre chose, parce que je me dis que tant pis, c'est que c'est peut-être pas fait pour moi. (Leïla)

22L’interprétation que fait Leïla de son parcours de réorientation, c’est que le métier de professeure des écoles n’est « pas fait pour [elle] ». Ce « quelque chose » qui l’empêche de réaliser son rêve, qui la pousse à se « rabatt[re] sur autre chose » équivaut aux « échecs » dont elle a fait l’expérience en cours d’études à l’université, et qui l’ont menée à changer de voie. Une association est établie entre la « voie » des études (choix d’orientation) et la « voix » intérieure (aspirations scolaires et professionnelles). En changeant de voie, Leïla estime qu’elle doit aussi changer de « voix ». Les ateliers d’accompagnement à la construction d’un projet font écho à cette conception de l’orientation, dès lors que les étudiant·es y sont invité·es à « se qualifier par [elleux]-mêmes en choisissant des adjectifs qui [leur] correspondent », comme le raconte Dylan. Néanmoins, la chronologie dont rend compte Leïla indique ici un sens inversé : c’est parce qu’elle a changé de voie, qu’elle doit changer de voix. « C’est les études qui me choisissent mon métier, et pas l’inverse. C’est un peu bizarre. », reconnaît-elle.

23En effet, dans un monde connexionniste source d’angoisses (Boltanski, 2006), le projet, en tant que dispositif d’aide à l’orientation scolaire et professionnelle, procure un certain nombre de ressources permettant de résister à la fragmentation identitaire. L’une de ces angoisses est directement liée à la quête d’un Moi authentique : « la réalisation de soi exige l’engagement dans des activités et des projets transitoires et divers dont la multiplicité et l’accumulation anarchique menace sans arrêt de faire perdre au soi sa teneur » (Boltanski, 2006, p. 28). Ainsi, le fait de ne pas avoir de projet est vécu comme une situation angoissante pour les étudiant·es qui n’ont pas encore trouvé leur « voix ».

J'arrive plus à me définir […] Je n'arrive pas à m'imaginer ce que je serai dans dix ans, et en fait c'est un peu comme un plongeon dans l'inconnu, c’est-à-dire que je n'arrive pas à savoir ce que je serai, ou ce que je ferai dans mon quotidien. Ou même mes hobbys J'ai un peu du mal à définir du coup ce que je serai plus tard comme personne, et ça c'est dur. Alors qu'effectivement, quand tu rentres en médecine, tu sais que tu vas être médecin plus tard. Là, je n'ai aucune idée de ce que je vais être plus tard, et ça c'est flippant. Pourtant, je suis pas du genre à planifier tout à l'avance hein, mais ne pas réussir à se définir plus tard, ça implique qu'il faut vraiment se sonder soi-même, et être sûr de ce qu'on est tout de suite. Et en fait, je suis pas sûr de ce que je suis tout de suite. Peut-être que c'est juste une pression que je m'impose... De toutes façons, je le saurai en y allant, en partant à droite à gauche. Là où avant, ça pouvait me rendre malheureux, c'est plus le cas maintenant. […] Je n'arrive pas à me définir et du coup c'est plus difficile d'être ‘conscient’, je sais pas comment dire. Je suis perdu, mais je l'accepte. Je n'arrive pas du tout à me projeter, en fait, voilà ! (Rémi)

24La quête de projet est assortie d’une quête identitaire, dans la mesure où les étudiant·es voient dans cet objet la possibilité de se définir en tant qu’individu. Selon elleux, les ressources identitaires octroyées par un projet défini permettraient de savoir, par avance, ce qu’elles et ils deviendront plus tard, et donc d’en déduire leur identité. L’absence de certitude à l’égard de l’avenir est par conséquent source d’inquiétudes, parce qu’elle requiert d’être en possession de certitudes immédiates pour y faire face au présent. L’impératif moral d’être soi, et l’angoisse existentielle qui l’accompagne, semblent ainsi renforcés par la défaillance de projet. A minima, une certitude dont les étudiant·es « en quête de projet » disposent, c’est celle de la mobilité comme action pertinente, notamment pour apprendre à se connaître soi et découvrir sa « voix » intérieure, bien que les conséquences morales du temps nécessaire pour se découvrir restent fortes.

[Je n’ai] pas d’objectif précis. Et j'ai toujours l'impression de devoir en justifier un pour avoir une valeur, et en fait j'y arrive pas ! (Justine)

25Cependant, les afflictions ressenties par les étudiant·es sont données pour causes, et non pour conséquences, de leur déficit de projet. Justine juge en effet que c’est sa « peur de [s]e lancer dans la vie professionnelle » et de « fini[r] [s]es études » qui lui a fait renoncer à son projet de formation en psychologie : « Si je veux plus faire maitresse d'école, c'est parce que je le touche du doigt » présume-t-elle. Les étudiant·es en arrivent donc à justifier leur changement de projet par ce qui compose leur intériorité. Des adjectifs auto-qualificatifs (« indécis·e », « curieux·se », « calme ») sont ainsi largement mobilisés dans les discours argumentatifs. La manière dont les étudiant·es se figurent les raisons de leur changement de projet, en les rendant personnelles notamment, montre qu’elles et ils se responsabilisent de leur situation individuelle. De la sorte, les effets de sélection à l’entrée ou en cours d’études ont tendance à être évacués des discours de justification. Les propos de Leila sont particulièrement révélateurs de cela :

D'un an à un autre, ça change. En fonction de ce que je fais en cours, ça change. Totalement rapidement. Alors que la plupart des gens avec qui j'en parle, pour eux, c'est fixe. Ils savent. Ils font ces études pour faire tel métier. Alors que moi, je savais que je voulais aller en S pour faire prof de maths, bon j'ai pas eu ça. Je suis allée en ST2S pour faire prof d'ST2S, j'ai pas eu ça. Et je suis allée en STAPS pour faire prof d'EPS, et je l’ai pas eu non plus. Donc c'est tout le temps, je zigzague un peu, et je m'adapte. C'est pour ça que je dis que je suis un peu indécise. (Leïla)

26Finalement, les qualités que s’accordent les étudiant·es concerné·es, en se reconnaissant comme des personnes « polyvalentes » et « adaptables », se rapprochent des états de grandeur dans la Cité par projet.  Prendre comme ça vient, s’accommoder des situations, rester ouvert·e à ce qui se présente, se laisser porter, sont autant de formules renvoyant à la flexibilité auxquelles elles et ils font tous·tes référence pour se représenter elleux-mêmes. Par ailleurs, les leçons qu’elles et ils tirent de leurs échecs passés les renvoient à l’importance de « réussir à se détacher » (Rémi) et d’avoir « toujours quelque chose en vue ou à faire » (Leïla).

27Les justifications « du projet » dans le monde connexionniste expriment donc l’intériorisation par les étudiant·es réorienté·es de la notion de disponibilité comme disposition temporelle de l’étudiant-acteur. D’une part, elles et ils disent vouloir se rendre disponibles aux opportunités. D’autre part, elles et ils cherchent à rester disponibles face à l’adversité. Enfin, elles et ils tentent de renoncer aux attachements qui entravent leur temps disponible.

Conclusion

28Au fur et à mesure du déroulement de leur parcours, les étudiant·es réorienté·es remanient leur argumentaire de justification portant sur leur projet et son évolution en cours d’études. En quête d’efficacité au moment d’intégrer l’université, elles et ils choisissent ce qu’elles et ils appellent la « voie de la tranquillité », entendue comme « la voie la plus évidente », celle qui leur permettra de ne plus avoir à se projeter dans l’avenir dès lors qu’elle leur assure un parcours tubulaire. L’expérience de la sélection-orientation en cours d’études les fera renoncer à cette voie, et par souci d’efficacité, elles et ils se réorienteront dans une voie perçue comme plus facile pour s’assurer l’obtention d’un diplôme.

29Une fois réorienté·es, les étudiant·es remettent en question leurs pratiques d’orientation passées, jusqu’alors dirigées vers l’efficacité, et envisagent de chercher leur propre voie, celle qui correspondra à leur Moi authentique. Par l’enquête, elles et ils réalisent le caractère inauthentique de leurs projets initial et de réorientation, et mettent en place une stratégie de temporisation en vue de se re-réorienter, sans précipitation, dans une voie qui les inspirent. Enfin, après avoir choisi de se réorienter à plusieurs reprises, les étudiant·es subjectivent leurs projections passées au regard de la flexibilité dont elles et ils ont fait preuve tout au long de leur parcours d’études. Elles et ils se jugent comme des personnes adaptables, et interprètent cette qualité comme la raison principale expliquant qu’elles et ils aient, ou non, trouvé leur « voix » intérieure qui finira par établir leur identité individuelle.

30Le projet de formation encadre donc l’expérience (Dubet, 2007) de la sélection-orientation à l’entrée et en cours d’études à l’université. Dans le cas étudié, l’activité de projection se répète, et engendre ainsi chez les étudiant·es concerné·es un processus de conscientisation de ce que devrait être la « bonne » manière de se projeter. La façon dont elles et ils reconstruisent leur parcours à l’aune de leur propre activité de projection montre que la figure de l’étudiant-acteur tient une place prépondérante bien qu’ambivalente dans leurs représentations de la réussite. D’un côté, elles et ils considèrent que si elles et ils ont dû changer de projet à plusieurs reprises, c’est parce qu’elles et ils ont échoué à se projeter convenablement : à l’époque, elles et ils n’ont pas su anticiper, être patient·e, et se rendre suffisamment disponible. Néanmoins, elles et ils éclairent leurs choix passés à la lumière des leçons qu’elles et ils ont su tirer de leurs échecs. L’anticipation, la patience, et la disponibilité sont dès lors perçus comme des savoir-faire temporels à la fois requis et acquis au cours de l’activité de projection. D’un autre côté, elles et ils insistent sur les différences de temporalités entre leur parcours et celui des autres étudiant·es, celleux qui ont « réussi » à suivre leur projet de formation initial : ces dernier·es sont « à l’heure », ont « terminé » leurs études, et sont « prêt·es » à s’insérer professionnellement. Si elles et ils disent ne rien regretter de leur choix, les étudiant·es concerné·es admettent regretter le « temps perdu » en cours d’études. Cette temporalisation des parcours de réussite confirme l’intériorisation par les étudiant·es de l’importance d’acquérir des dispositions temporelles pour devenir un étudiant-acteur.

31Cependant, le fait que les étudiant·es « temporalisent » leur parcours d’études interpelle aussi quant aux limites méthodologiques de cet article. En effet, la situation d’entretien implique un travail de présentation de soi et de biographisation de son parcours pouvant engendrer un biais de désirabilité sociale. L’ambiguïté de la réussite subjective des étudiant·es vis-à-vis de leur parcours d’études, et dont elles et ils nous font le récit parfois contradictoire, interroge quant à une possible « illusion biographique » (Bourdieu, 1986). Toutefois, cet article ne prétend pas pouvoir mesurer le sentiment de réussite des étudiant·es, voire l’efficience du projet comme dispositif d’aide à l’orientation scolaire et professionnelle. Son ambition est plutôt de montrer le travail progressif de justification que les étudiant·es mettent en œuvre, par l’intermédiaire d’un projet de formation, afin de rendre cohérent leur parcours de réorientation. Le « sens » ainsi redonné au parcours témoigne du fait que les étudiant·es font usage d’un projet pour « ‘retravailler’ leurs espérances subjectives en fonction de nouveaux objectifs possibles » (Beaud et Millet, 2018, p. 7) tout en canalisant les affects associés au renoncement de certaines aspirations. En se servant du projet comme d’un instrument de réflexivité, les étudiant·es ont appris à se responsabiliser et à accepter leurs échecs, ce qui leur permet, in fine, de se présenter comme des « étudiant·es-acteur·ices ».

32Plus généralement, ce résultat pose la question du rôle des dispositifs d’aide à l’orientation scolaire et professionnelle face aux inégales dispositions des étudiant·es à construire des aspirations en adéquation avec la réalité scolaire (Bourdieu, 1974), et ce, dès leur entrée à l’université. En effet, pour Draelants et Braeckman (2013), le décalage entre le sentiment de compétence et les aspirations effectives peut engendrer par la suite, soit de l’autosélection, soit le développement d’aspirations irréalistes. Le « projet de formation motivé » sur Parcoursup apparaît alors comme un outil qui permettrait de réduire cet écart en incitant les étudiant·es à prendre le temps de réfléchir, de façon pragmatique, à leurs aspirations. Néanmoins, dans le cas étudié, l’autosélection au moment de se réorienter procède directement du jugement négatif qu’émettent les étudiant·es à l’encontre de leurs aspirations antérieures. Ainsi, en produisant un impératif de justification (Boltanski et Thévenot, 1991), le « projet de formation motivé » sur Parcoursup semble donner l’illusion aux étudiant·es qu’elles et ils ont des « prises » (Chateauraynaud, 2006) sur leur choix d’orientation alors même que leurs aspirations sont imprégnées d’affects concernant l’activité de projection. La confrontation régulière aux dispositifs d’aide à l’orientation scolaire et professionnelle participe finalement à socialiser les étudiant·es à s’en remettre : de leurs échecs, mais aussi aux dispositifs. Cette délégation des compétences de projection intervient dans le but de construire des aspirations davantage en phase avec ce que les étudiant·es sont a priori, définition de soi qu’elles et ils se sont approprié·es a posteriori de leurs expériences de la sélection à l’entrée et en cours d’études à l’université.