Introduction

2Ainsi en France, outre l’introduction de la plateforme Parcoursup faisant suite à Admission Post-Bac, 54 heures annuelles sont désormais réglementairement dédiées à cet accompagnement dans les lycées généraux et technologiques. Ces heures doivent être inscrites dans l’emploi du temps des élèves et doivent principalement être dispensées par les professeurs principaux. Cela conduit dès lors à une institutionnalisation de cet accompagnement à l’orientation qui ne se résume pas seulement au « conseil » mais s’apparente à un enseignement à l’orientation.

3À l’épreuve de cette réforme, les enseignants sont des acteurs privilégiés de la mise en œuvre de la loi ORE. Or, l’application d’une réforme oblige généralement les acteurs à un ajustement de leur professionnalité et donc, de ce fait, de leur identité, de leurs compétences et de leurs pratiques (Bedoin et Daverne, 2014 ; Perez-Roux et Maleyrot, 2015 ; Draelants et Cattonar, 2022). En outre, les enseignants font face à l’injonction toujours plus grande d’accompagner au mieux leurs élèves dans leurs projets d’orientation dans des contextes mouvants et incertains, sans nécessairement y avoir été préparés et formés (Dutercq et al., 2018).

4Comment les enseignants composent-ils avec les injonctions institutionnelles qui visent à développer leur mission d’accompagnement à l’orientation et avec leur identité professionnelle enseignante ? Partagent-ils à ce titre les mêmes conceptions concernant ces nouvelles missions liées à l’orientation ?

5À travers cet article, il s’agit de questionner les effets mutuels de cette réforme sur l’identité, les conceptions et les pratiques des professeurs de lycée. Plus précisément, nous faisons l’hypothèse que la réception et la mise en œuvre de la réforme dépendent de leur identité professionnelle. En effet, en fonction de leurs caractéristiques personnelles, de leurs valeurs, de leurs conceptions et de leur contexte d’enseignement, les enseignants ne vont pas accepter ou résister de la même façon face à la réforme.

6La première partie de l’article se consacre à la politique actuelle d’orientation vers le supérieur en France et à la place qu’occupent les enseignants dans ce processus. Nous y interrogeons également le lien entre les nouvelles injonctions des enseignants et leur identité professionnelle enseignante. La deuxième partie de l’article se consacre à l’analyse des conceptions et pratiques des acteurs avant de nous concentrer sur leur sentiment d’une identité professionnelle sous tension.

Les enseignants de lycée face à l’orientation des élèves

7Notre propos s’appuie sur le concept d’identité professionnelle enseignante (Cattonar, 2001). Nous inscrivons également notre réflexion dans le contexte d’une réforme. C’est pourquoi nos orientations théoriques tendent par ailleurs vers les effets des réformes des politiques éducatives sur les acteurs au cœur du changement : ici les enseignants. Un rapide détour par la littérature scientifique nous permet d’en approcher le sens et les enjeux afin de saisir plus aisément l’intérêt de la recherche.

Politiques d’orientation : les enseignants au cœur du changement

8Dans l’objectif d’améliorer la réussite dans l’enseignement supérieur, la loi ORE vise à renforcer l’accompagnement à l’orientation dès le secondaire. Les enseignants se voient donc attribuer de « nouvelles » tâches à cet effet, tout en devant composer avec un public toujours plus diversifié et avec des compétences toujours plus transversales (Hugrée et Poullaouec, 2022). Comme l’expliquaient déjà Pin et Trollat en 2014 : « L’attribution d’une fonction d’orientation à l’institution scolaire, dont l’exercice revient pour une bonne part aux enseignants, n’est pas nouvelle. Mais les évolutions sociales et pédagogiques en cours donnent à cette fonction toujours plus d’ampleur, en même temps qu’elles tendent à la concentrer sur les enseignants » (p. 129).

9Cette mission d’accompagnement à l’orientation n’est en effet pas inédite. Certains dispositifs ont déjà été initiés auparavant. Par exemple, l’Accompagnement Personnalisé a été mis en place en 2010 ou le Parcours Avenir en 2013. L’idée était déjà à l’époque de permettre la découverte de la pluralité des formations et des métiers et, du côté des enseignants, de sortir des « carcans » traditionnels de l’enseignement en proposant un accompagnement individualisé centré sur les besoins et les projets des élèves (Cauterman et Daunay, 2010 ; Durand, 2014, 2016).

10Il convient de s’interroger sur la portée des changements spécifiquement induits par la loi ORE. Est-ce une innovation absolue ou relative (Marsollier, 1999) ? Est-ce simplement un changement de terminologie sans incidence sur les pratiques (Bedoin et Daverne, 2014) ? Le fait est que même si ces tâches dédiées à l’orientation existaient déjà, la loi ORE introduit des nouveautés.

11Tout d’abord, les 54 heures dévolues à cet accompagnement ont été pensées comme un enseignement à part entière. Là où l’Accompagnement Personnalisé laissait place à quelques heures d’orientation, ce nouveau format proposé implique que les enseignants doivent, en théorie, dispenser des heures d’accompagnement uniquement dédiées à l’orientation toutes les semaines. Cela nécessite la construction de compétences de plus en plus « expertes » dans ce domaine, comme si les enseignants devaient se substituer aux psychologues de l’Éducation nationale, alors même qu’ils se disent insuffisamment formés pour honorer cette mission (Dutercq et al., 2018 ; Cour des comptes, 2020). Cet accompagnement est certes envisagé comme un travail collectif (Canzittu et Demeuse, 2017 ; Métral, 2018), mais le professeur principal figure comme l’acteur central de ce travail dont le versant « collectif » a en réalité rarement lieu et se réduit aux conseils de classe (Métral, 2018). Ces derniers prennent d’ailleurs une nouvelle dimension avec l’arrivée de Parcoursup. Les enseignants doivent effectivement davantage se positionner sur l’avenir des élèves et émettre des avis concernant les choix d’orientation vers le supérieur (Métral, 2018).

12Par ailleurs, la loi ORE offre également la possibilité de sélectionner à l’entrée de l’Université même si, dans les faits, toutes les disciplines n’y ont pas recours. Les enseignants, alors chargés d’accompagner les élèves dans la construction de leur parcours et de leurs projets d’orientation se retrouvent confrontés au maniement d’une plateforme faisant l’objet de vives critiques tant pour son mode de fonctionnement que pour les inégalités qu’elle occasionne (Cour des Comptes, 2020 ; Frouillou et al., 2020 ; Hugrée et Poullaouec, 2022). Un récent article du journal Le Monde (2023) pointe d’ailleurs les sentiments de « stress, d’incompréhension, d’injustice et de frustration » que génère cette plateforme d’affectation qui conduit les lycéens et leurs familles à réfléchir à des stratégies dès le début du lycée. Pour les enseignants, l’accompagnement doit se faire dès la classe de seconde et doit être progressif pour aider les élèves à construire des choix d’orientation éclairés. Seulement, les études dont nous disposons à l’heure actuelle pointent majoritairement une insuffisance dans leur formation, mais également un manque de temps et un manque de moyens (Dutercq et al., 2018 ; Cour des comptes, 2020 ; Frouillou et al., 2020 ; Daverne-Bailly et Bobineau, 2020), autant d’éléments qui peuvent freiner la mise en œuvre et l’efficacité de cet accompagnement. Or, la mise en œuvre d’une réforme éducative dépend certes des politiques d’établissement et de leur environnement (Dutercq et al., 2018) mais aussi de sa réception et de son acceptabilité par les acteurs les plus directement concernés (Marsollier, 1999 ; Bedoin et Daverne, 2014 ; Draelants et Cattonar, 2022).

L’identité professionnelle enseignante réinterrogée à l’aune de l’orientation

13Dans quelle mesure cette nouvelle politique d’orientation affecte l’identité professionnelle des enseignants ? Rappelons que l’identité professionnelle s’inscrit dans un espace de travail, de reconnaissance identitaire et de légitimité. Elle est à la croisée des valeurs de l’individu, de ses représentations, de ses pratiques, de ses compétences, de ses expériences actuelles et antérieures mais aussi de son identité personnelle (Dubar, 2000). Elle colore ainsi le rapport au travail des individus et leur façon d’appréhender leur activité. Ainsi, en fonction des expériences vécues par les acteurs et des modifications de leurs missions, l’identité professionnelle va faire l’objet de négociations, d’arbitrages et d’ajustements (Dubar, 2000, 2015). C’est particulièrement vrai dans le monde éducatif où « l’identité professionnelle enseignante est envisagée comme une construction dynamique, à la fois « commune » et « individuelle », tout en étant liée au contexte dans lequel l’enseignant travaille » (Cattonar, 2001, p. 4). Branka Cattonar (2001, 2006) fait l’hypothèse que l’identité professionnelle enseignante serait à l’articulation entre un noyau central (ce que les enseignants ont de commun, les conceptions qu’ils partagent collectivement) et des ensembles périphériques (variables cette fois-ci selon les enseignants en fonction de leur expérience, discipline, contexte d’enseignement, statut, …). En cela, le corps enseignant ne représente pas une catégorie homogène (Farges, 2017) et nécessite de prendre en compte la subjectivité des acteurs, leurs représentations personnelles, leurs valeurs, motivations et intérêts. C’est en fonction de ces éléments que les enseignants vont construire à la fois leur identité professionnelle mais aussi s’ajuster aux prescriptions et nouvelles missions. Les transformations de leur métier, nous l’avons vu, en ont fait des acteurs centraux de l’amélioration du système éducatif en même temps qu’elles leur ont conféré de plus en plus de responsabilités et de tâches annexes (Draelants et Cattonar, 2022).

14Par conséquent, tous les changements induits par les réformes ou innovations éducatives peuvent déstabiliser leurs repères habituels et, ce faisant, bousculer leurs représentations et leurs pratiques (Bedoin et Daverne, 2014 ; Perez-Roux et Maleyrot, 2015). Leurs valeurs, leur légitimité et leurs compétences sont mises à l’épreuve (Marsollier, 1999), les obligeant généralement à une remise en question de leur identité professionnelle (Cattonar, 2001, 2006 ; Bedoin et Daverne, 2014). La multiplication des tâches non disciplinaires, des « éducations à » et des compétences transversales requises ont ainsi modifié la teneur de l’exercice professionnel (Cauterman et Daunay, 2010 ; Cattonar, 2001). Cela est d’autant plus prégnant si les réformes induites ne s’accompagnent pas d’une formation pour les acteurs concernés (Perez-Roux et Maleyrot, 2015).

15Pour les enseignants, de tels changements peuvent générer certaines réticences en raison des éléments évoqués ci-avant, mais aussi parce qu’il leur est difficile de « se départir de leur seule identité disciplinaire » (Durand, 2016, p. 112). Certains enseignants ont en effet comme priorité de terminer leur programme et ce en dépit des tâches annexes qui leur incombent. Or, comme nous l’avons vu, les nouvelles politiques d’orientation tendent à faire de l’orientation un enseignement à part entière. Cela nécessite une réinterprétation des cadres et textes officiels en fonction de leurs valeurs et représentations (Perez-Roux, 2006 ; Perez-Roux et Maleyrot, 2015), conduisant dès lors à certains ajustements identitaires (Draelants et Cattonar, 2022).

16Que dire alors de leurs nouvelles missions d’orientation ? Sont-ils prêts à assurer une « éducation à l’orientation » ? Ou vont-ils, comme l’a montré Cattonar (2006), considérer les activités d’orientation, à l’instar d’autres tâches annexes, comme du « sale boulot » (Hughes, 1996), estimant que dispenser des cours constitue leur seule véritable activité ? Ces nouvelles missions s’accordent-elles en définitive avec leur identité professionnelle ?

Méthodologie de la recherche

17Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, 23 enseignants dans les principales disciplines ont été interrogés (15 femmes et 8 hommes), répartis dans 5 lycées (généraux, généraux et technologiques ou polyvalents) du secteur public ou du privé sous contrat (cf. tableau des caractéristiques des enseignants en annexe). Cela donne à voir une variété de conceptions et de pratiques en fonction des contextes des établissements et de leur environnement. La majorité d’entre eux sont professeurs principaux dans l’un des trois niveaux du lycée (2^e, 1^e et Terminale) et leur ancienneté dans le métier varie de 2 ans à 30 ans. Nous avions formulé le souhait d’interagir avec des enseignants aux profils très divers, motivés et impliqués dans leur mission d’orientation ou non. Toutefois, la majorité des enseignants ayant accepté d’échanger avec nous sont des enseignants plutôt impliqués dans le processus d’orientation. Il existe donc un biais à cet effet.

18Ce faisant, pour approcher au mieux la façon dont les enseignants composent avec ces réalités locales et font face aux nouvelles injonctions d’accompagnement à l’orientation, nous avons opté pour une méthode qualitative via la passation d’entretiens compréhensifs (Kaufmann, 2016). Ces entretiens ont pour but de saisir la réalité vécue par les acteurs au plus près de ce qu’elle est, d’analyser le sens donné à leurs actions et leurs pratiques, mais aussi le sens attribué à leurs missions. Ils permettent également de saisir leurs difficultés, leurs représentations mais aussi la façon dont ils s’approprient cette politique nationale au niveau local.

19Les enquêtés ont été interrogés sur leur parcours à la fois scolaire et professionnel et la manière dont ils lui donnent sens ; leur(s) formation(s) et notamment leur(s) potentielle(s) formation(s) en orientation ; leurs missions, la façon dont ils les perçoivent et dont ils se positionnent par rapport à elles ; leur activité et investissement en matière d’accompagnement à l’orientation ; leur rapport à Parcoursup, à l’orientation et à l’éducation à l’orientation ; leur travail collaboratif ; leur lien avec les élèves et leurs familles et, enfin, les difficultés rencontrées et la manière dont ils tentent de les surmonter. Ces entretiens ont fait l’objet d’une analyse de contenu catégorielle (Bardin, 2013) mettant en évidence des thématiques liées à la fois au guide d’entretien mais également des éléments spécifiques liés aux parcours et valeurs des différents enquêtés ainsi qu’aux tensions identitaires relevées dans leurs discours.

Réception et mise en œuvre par les enseignants d’une éducation à l’orientation

20L’analyse des données recueillies met en évidence un certain contraste entre les conceptions des enquêtés et leurs pratiques. Les enseignants interrogés ici ne se révèlent pas véritablement réfractaires à cette réforme, mais ils se considèrent illégitimes par rapport au renforcement de leur mission d’orientation. Les réticences et/ou difficultés concernant sa mise en œuvre se traduisent principalement par leur manque de reconnaissance, de compétences, de formation, de temps et un sentiment de perte de contrôle sur leur activité initiale d’enseignement.

Des perceptions de l’orientation plutôt convergentes

21Notons en préambule que sur les 23 enseignants interrogés, seuls 2 d’entre eux n’étaient pas encore enseignants avant Parcoursup et n’ont donc pas d’éléments de comparaison. Les autres peuvent opérer un parallèle avec ce qu’ils ont connu antérieurement.

22Les résultats montrent avant toute chose une convergence des perceptions des enseignants concernant leur rapport à l’orientation et à l’éducation à l’orientation. Ils ne sont pas hostiles à l’idée de conseiller les élèves sur leurs choix. À 2 exceptions près, ils reconnaissent que les enseignants et, a fortiori, les professeurs principaux, doivent y prendre part. Ces derniers sont bien conscients de représenter la figure d’autorité principale auprès des élèves dans ce domaine, y compris devant les psychologues de l’Éducation nationale comme une enquête de Belghith et al. (2019) l’a mis en évidence. Toutefois, ils ont également presque tous souligné qu’ils étaient avant tout enseignants et non pas conseillers d’orientation et donc, à ce titre, leur mission d’accompagnement à l’orientation ne devait pas prendre le pas sur leur mission initiale d’enseignement et rester ponctuelle.

23Si Parcoursup génère beaucoup de stress chez les élèves et leurs familles, la majorité des enseignants enquêtés (19 sur 23) considèrent que les craintes sont exagérées. Cette appréhension existait déjà du temps d’APB selon eux, mais les nouveautés apportées par la plateforme et les responsabilités qu’elle fait reposer sur les différents acteurs rendent néanmoins sa prise en main et le travail des enseignants complexe. Ces derniers ont le sentiment que les élèves et leurs familles leur demandent une connaissance exhaustive des formations supérieures, qu’ils soient en capacité de répondre à toutes leurs questions et qu’ils leur indiquent les meilleures stratégies à opérer pour obtenir avec succès leurs vœux d’orientation. Les enseignants ne remettent pas en cause la plateforme mais se disent démunis face aux enjeux qui lui sont sous-jacents. Certains pointent notamment le manque de transparence des algorithmes ainsi que l’opacité des commissions d’examen des vœux, rendant leur travail d’accompagnement auprès des élèves malaisé. Notons que ces éléments ont déjà été mis en exergue dans le 1^er rapport sur la loi ORE rendu par la Cour des comptes en 2020. Pour cette raison, l’une des enseignantes interrogées souhaiterait être membre de la commission d’examen des vœux afin de saisir ce qui s’y joue et, à profil égal d’élève, ce qui prévaut dans leur acceptation ou non.

25Nous les avons également interrogés sur leur rôle et leurs manières d’accompagner les élèves. Ici aussi, l’avis est unanime quant au fait qu’accompagner ce n’est pas « faire à la place de », c’est guider, « faire germer des graines de questionnement » (Natasha, responsable orientation en Terminale – SES), pousser les élèves à l’exploration, élargir leurs horizons, en somme « ouvrir leur champ des possibles » comme ils ont été nombreux à le dire. Tout cela n’est pas sans difficultés dans la mesure où, selon les enquêtés, les élèves semblent se reposer sur leurs enseignants. Ainsi, Christine (Responsable niveau 1^ère – Mathématiques) explique qu’« à force de les accompagner, les élèves perdent en autonomie et ne cherchent plus trop par eux-mêmes, se reposent trop sur les profs » et Adel (PP en Terminale – Physique-Chimie) nous dit que « à trop s’adapter à l’élève, quand il arrive dans le supérieur c’est compliqué ». Cela ne va pas dans le sens de ce que les enseignants interrogés recherchent, puisque ces derniers ont régulièrement mis en avant la volonté de rendre les élèves « acteurs » de leur orientation, telle que préconisée par l’approche orientante (Canzittu et Demeuse, 2017).

27Au-delà de la diversité dans le degré de prise en charge de cette mission, plusieurs enseignants, en accord avec la façon dont ils envisagent l’orientation souhaitent aider les élèves à mieux se connaître et mieux connaître leur environnement (Canzittu et Demeuse, 2017). Ainsi, la grande majorité d’entre eux (16 sur 23), y compris chez les plus réfractaires, font passer des entretiens individuels aux élèves en accord avec les directives nationales (MENJS, 2022), voire des tests de personnalité.

Des pratiques contrastées selon le contexte d’établissement et les caractéristiques personnelles

28Face à ces premiers constats, il convient de s’interroger sur l’application concrète de cet accompagnement. Notons tout d’abord que sur les 5 établissements investigués, aucun n’applique la nouvelle politique des 54 heures dévolues à l’orientation au sein des emplois du temps. Cela ne signifie pas pour autant qu’aucune action n’est entreprise, mais que ces dernières s’inscrivent dans le cadre des heures de Vie De Classe (VDC) ou d’Accompagnement Personnalisé (AP). Or, tous les établissements ne sont pas dotés de la même façon en heures d’AP (Durand, 2016). Tous les enseignants interrogés ont expliqué devoir prendre sur leur temps de VDC et/ou d’AP pour mener des séances dédiées à cet accompagnement. C’est là que les pratiques varient. Leur travail est plus ou moins « facilité » par le contexte de leur établissement. L’un des établissements investigués - un privé - a ainsi placé l’orientation au cœur de son projet d’établissement et déploie à ce titre un nombre important d’actions à destination des lycéens et des familles (Orientibus, salons, rencontres avec des étudiants, entretiens individuels réguliers, séances de découverte de soi, des formations et des métiers ou encore oraux de préparation à l’orientation par exemple). Ce même établissement, comme la politique des établissements privés le veut, a mis en place le statut de « responsable de niveau », octroyant aux responsables en question une mission d’orientation et de lien avec les autres enseignants. Parmi les enseignants de cet établissement, quatre ont été ou sont toujours responsables de niveau et travaillent très régulièrement ensemble, échangeant des idées et « bonnes pratiques » à ce sujet. Cette nécessité du travail collectif (Pin et Trollat, 2014 ; Métral, 2018) ressort principalement dans le discours de ces enquêtés. Antoine (PP en 2^nde – EPS) illustre bien ce groupe :

Ce que j’essaye de faire en tant que responsable de niveau, c’est de rendre la tâche la plus allégée possible à mes collègues en prémâchant un maximum le travail, tout en laissant la marge de liberté (…) quand on arrive au conseil de classe bah ces outils-là les PP ils se rendent vite compte après que c’est vachement pratique parce que déjà on a rien à préparer en amont, les élèves font leur synthèse, on arrive au conseil, on a les outils et ça marche très bien.

29Un deuxième point de divergence a trait à la spécialité d’enseignement des enseignants ; certains enseignants (6/23), particulièrement ceux dont l’ancrage disciplinaire rend plus aisé le lien avec l’orientation (en sciences économiques et sociales par exemple) vont pleinement investir ces heures pour mettre en place une véritable progression dans le processus d’orientation. Ces derniers se disent particulièrement ravis de participer à la construction du parcours des jeunes et animés par la question de l’orientation. Paolo (PP en Terminale – SES) est archétypique de ce groupe :

Je suis professeur principal en Terminale et je fais exprès de demander cette classe-là parce-que pour moi c’est là où y’a l’enjeu le plus vif en fait en termes d’orientation. C’est là aussi où moi je m’épanouis le plus à faire des recherches pour eux, à les guider dans leur avenir […] je trouve qu’il y a tout un côté un peu grand frère un peu de “on va les guider” moi j’aime beaucoup ça en fait. Moi c’est en fait quasiment ce que je préfère dans ma fonction de prof, c’est les conseils de classe et l’orientation. Moi à la base je voulais être prof, et après je me suis dit “je veux être prof de quoi ?” donc bah prof de SES. J’hésitais avec prof de primaire, moi l’accompagnement de l’élève c’est ce qui m’est le plus cher et voilà. Donc l’orientation du coup je tente de mettre le paquet, je les prends à chaque vie de classe.

30D’autres en revanche, principalement des enseignants de disciplines scientifiques et /ou ayant le plus d’ancienneté, vont y consacrer que peu de temps, considérant que ces heures d’AP et de VDC sont là pour remédier aux difficultés disciplinaires des élèves avant tout. Ces enseignants (7/23) ne souhaitent pas sortir de leur identité disciplinaire (Cauterman et Daunay, 2010), considérant que c’est le cœur de leur métier et que les tâches annexes n’ont pas à nécessiter trop de temps. Parmi ces 7 enseignants, 3 d’entre eux disent beaucoup se reposer sur la référente orientation de leur établissement, actrice assez présente et très investie qui se charge de l’essentiel de l’orientation. Ce faisant, ces 3 enseignants ne mettent que peu de choses en place et préfèrent renvoyer leurs élèves vers elle. Hélène (PP en Terminale – SVT) représente quant à elle bien ce groupe :

C’est difficile de suivre, de les conseiller là-dessus, c’est-à-dire que moi je me sentais incompétente dans ce domaine, c’est une somme d’informations à assimiler et on a matériellement pas le temps de s’informer. En plus ça change tout le temps. Vraiment hein, ça change tout le temps. Casse-tête impossible. Donc ouais là-dessus je pense vraiment qu’il y a un réel besoin de personnels compétents et dont c’est vraiment le travail pour accompagner les élèves, franchement.

31Un dernier groupe (6/23) semble alors se dessiner. Les enseignants concernés ne semblent pas totalement réfractaires à ces missions d’orientation mais n’en semblent pas investis pour autant. Ils font un peu d’orientation lors de quelques séances, tentent d’aider leurs élèves avec la plateforme Parcoursup mais cette mission d’orientation reste une tâche annexe qu’ils ne souhaitent investir davantage. À titre d’exemple, Julien (PP en 2^nde – Maths) nous explique que « (l’orientation) ça me prend le temps en fait qu’est sur l’emploi du temps on va dire. J’essaye de pas trop en faire plus ».

32Enfin, si l’idée de libre-choix de l’élève colorait fortement leur discours comme nous avons pu le mettre en évidence ci-avant, cela ne va pas toujours dans le sens de leurs pratiques d’accompagnement et de conseil. Nous avons pu relever plusieurs exemples illustrant cela. François (PP Terminale – Mathématiques), Hélène (PP Terminale – SVT) et Adel (PP en Terminale – Physique-Chimie) par exemple, sont régulièrement revenus sur leurs « très bons élèves » opérant des choix d’orientation en-deçà du niveau auquel ils pourraient prétendre selon les enseignants, se contentant de « petites études type BTS » comme le souligne Adel. L’un des enquêtés nous a ainsi narré l’histoire d’un élève jugé très brillant mais dont le projet professionnel est de devenir chauffeur routier, puis formateur dans ce domaine avant d’ouvrir son entreprise, toujours dans ce domaine. L’enseignant en question semblait déçu et jugeait que l’élève pouvait prétendre à mieux, générant un semblant de colère et de déception chez l’équipe enseignante lors des conseils de classe. Comme d’autres enseignants, ce dernier a indiqué la complexité de l’accompagnement des élèves et l’incertitude quant aux effets qu’il peut avoir sur eux, entraînant un sentiment d’illégitimité quant à leur posture et aux stratégies à adopter.

Le sentiment d’une identité professionnelle « sous tension »

33Parmi les multiples difficultés rencontrées et sur lesquelles l’ensemble des enseignants interrogés a insisté, nous pouvons noter en premier lieu le manque criant de formation en accompagnement à l’orientation. Peu ou pas de formations en la matière sont disponibles et, lorsqu’elles le sont, les possibilités de suivre des formations étant limitées, les enseignants priorisent généralement les formations liées à leur discipline d’enseignement plutôt que les formations à l’orientation. Ils se disent donc démunis par rapport à la posture qu’ils doivent adopter et aux moyens sur lesquels ils doivent s’appuyer, se perdant dans la masse d’informations et d’outils disponibles. Le manque de temps pour assurer pleinement cette mission rajoute également au stress et à la pression qui les gagne.

34En cela, nombreux sont les enquêtés à se dire démunis face à Parcoursup, ne comprenant pas toutes les subtilités de la plateforme et ne connaissant pas tous les rouages et toutes les stratégies pour conseiller au mieux leurs élèves. Leur connaissance des établissements d’enseignement supérieur est elle aussi limitée, surtout pour ceux exerçant en milieux ruraux. Si quelques enseignants ont indiqué pousser les élèves à opérer au moins un choix d’audace et un choix de sécurité (Belghith et al., 2019), cette stratégie n’est pas évidente pour tout le monde, comme le montre Hélène :

Les élèves nous ont dit “mais madame si on a qu’un seul vœu vraiment qu’on veut faire, mais est-ce qu’il faut qu’on fasse un vœu de sécurité ou pas ?”, quand on entend ça, on se dit “bah non, faites-le pas” mais vous vous rendez compte la responsabilité que l’on prend ? Dans le BO c’est écrit que nous sommes “responsables”, c’est écrit nous sommes “RES-PON-SABLES” de l’orientation de nos élèves. Mais c’est scandaleux. Nous ne sommes pas responsables ou à ce moment-là il faut qu’on ait les compétences pour.

35Aucun des enseignants interrogés ne se sent effectivement compétent et légitime pour assurer cette mission, y compris parmi les plus investis. Ils ne souhaitent pas être « responsables de la désinformation des élèves » tel que nous l’indique Christine. Les enquêtés expliquent également qu’il leur est difficile de composer avec des élèves qui restent bien souvent passifs face à la construction de leur parcours et qui attendent que les informations leur soient fournies « sur un plateau » ; mais aussi avec la politique de leur établissement qui, pour 3 des 5 lycées investigués, ne possèdent pas de réelle politique d’orientation. À cela s’ajoute l’effet de la réforme du baccalauréat sur le suivi des élèves. Cette dernière a conduit à un éclatement encore plus important des groupes classes, ce qui a généré un moindre suivi des élèves, entraînant pour la majorité des enseignants interrogés des conséquences en termes d’accompagnement personnalisé et d’individualisation des parcours, alors même que la nouvelle réforme insiste sur ce dernier point.

36Ainsi, face au manque de formation et de moyens (Dutercq et al., 2018), les enquêtés composent principalement avec ce qu’ils trouvent sur Internet et notamment grâce aux sites Parcoursup, Horizon21, ONISEP et CRIJ. Il s’agit avant tout d’auto-formation et de tâtonnement au gré de l’expérience, les conduisant à un nécessaire « bricolage » (Dubar, 2000) pour s’ajuster au mieux aux injonctions qui leur incombent. Ils tentent alors de s’adapter aux enjeux de la réforme en fonction de ce qu’ils sont, ce qu’ils peuvent faire et de leurs valeurs (Bedoin et Daverne, 2014).

37Parallèlement à cela, la majorité des enquêtés (17/23) souligne le manque de reconnaissance, de soutien et de considération dont ils font l’objet dans le cadre de cet accompagnement, de la part de l’équipe de direction comme des élèves et de leurs familles. La loi ORE, en insistant fortement sur le caractère orientant de la fonction des enseignants et en les responsabilisant davantage, exacerbe ce vécu chez les acteurs concernés qui ont le sentiment qu’on leur demande toujours plus de nouvelles tâches et de compétences transverses avec toujours moins de moyens (Hugrée et Poullaouec, 2022), participant à diminuer à la fois leur autonomie mais aussi le contrôle sur leur activité (Wittorski, 2008 ; Cattonar et Maroy, 2004 ; Perez-Roux et Maleyrot, 2015). C’est notamment ce que Julien met en lumière : « plus ça va et plus on nous demande de choses au niveau de l’orientation, du suivi etc. (…) du coup un rôle qui a pris de plus en plus d’importance et sans forcément derrière que la rémunération elle suive. ».

38Nous observons de fait une tension entre leurs valeurs et ce qu’ils peuvent réellement mettre en œuvre compte-tenu des moyens dont ils disposent (Perez-Roux et Maleyrot, 2015) et de ce que Parcoursup permet, ce qui engendre un certain malaise pour nombre d’entre eux, tiraillés entre d’un côté une volonté de justice sociale et l’envie d’aider au mieux les élèves, et de l’autre, un sentiment d’illégitimité dans la prise en charge de cet accompagnement qu’ils considèrent tous devoir être réservé à des professionnels dont c’est le métier. Or, les responsabilités assignées par l’institution leur donnent le sentiment de pallier l’absence des psychologues de l’Éducation nationale alors même qu’ils n’ont ni les compétences, ni le bagage nécessaire pour assurer cette mission efficacement. Ces sentiments sont partagés avant tout par les enseignants plutôt réfractaires vis-à-vis de cette réforme, mais aussi dans une certaine mesure par les enseignants très investis. Paolo par exemple souligne que :

Je pense que les collègues seraient plus efficaces, s’investiraient mieux si on était plus reconnus dans ces fonctions-là, et clairement là y’a un choix dans l’établissement sur l’AP qui n’existe pas et sur les vies de classe qui sont pas reconnues et payées qui du coup font que bah moi à mon sens, c’est mon opinion, je trouve que l’orientation c’est vraiment le parent pauvre de cet établissement, vraiment.

39Ce faisant, certains enquêtés (6/23, investis ou non) souhaitent arrêter au moins un temps leur rôle de professeur principal car l’orientation leur prend, selon eux, trop de temps, se révèle trop stressante et responsabilisante pour peu de reconnaissance à la clé.

40En définitive, pour une majorité d’entre eux, leur identité professionnelle enseignante (Cattonar, 2001) semble mise à mal pour toutes ces raisons, les obligeant à des ajustements, des transactions et un certain « bricolage » (Dubar, 2015) pour assurer au mieux leur mission. Nous observons également un sentiment de déprofessionnalisation (Wittorski, 2008 ; Perez-Roux et Maleyrot, 2015) pour une petite partie d’entre eux (7/23) qui ont l’impression de ne plus faire le métier pour lequel ils ont initialement « signé » et de perdre le contrôle sur leur activité initiale.

Discussion et conclusion

41Cette recherche avait pour but de comprendre comment les enseignants de lycée se positionnent face à Parcoursup et à quelles conditions ils acceptent de s’engager ou non dans la mise en œuvre d’une éducation à l’orientation. Elle cherchait également à savoir si la demande institutionnelle affecterait leur identité professionnelle. Les résultats principaux suggèrent un profond manque de formation et de légitimité dans la prise en charge de l’accompagnement à l’orientation. Cela ne signifie pas pour autant que les enseignants ne s’investissent pas, mais bien qu’ils ont à composer avec ce qu’ils estiment comme un manque de compétences en la matière. Ils ont donc à opérer un « bricolage » en composant avec le fruit de leur auto-formation et leur identité professionnelle (Cattonar, 2001 ; Dubar, 2015), laquelle nécessite certains ajustements (Dubar, 2000 ; Cattonar, 2001 ; Perez-Roux, 2006). En outre, les résultats révèlent que l’acceptation ou la résistance face à la réforme dépendent de plusieurs facteurs : les enseignants interrogés partagent les mêmes conceptions concernant l’éducation à l’orientation et les mêmes valeurs en termes de justice sociale. Toutefois, leurs pratiques divergent en fonction non seulement de leur expérience dans le métier, mais aussi en fonction de leur discipline et du contexte de leur établissement. Il est par exemple plus aisé pour les enseignants de sciences économiques et sociales d’aborder et intégrer cette question de l’orientation directement dans leurs cours notamment lorsqu’ils évoquent les chapitres sur le diplôme et l’emploi.

42Les résultats de cette recherche rejoignent ceux qui évaluent les conditions d’acceptation et de mise en œuvre de nouvelles activités et d’un nouvel enseignement. Par exemple, Roche (2019) montre que l’introduction de l’enseignement de l’informatique à l’école primaire a été uniquement accepté par la minorité d’enseignants qui bénéficiaient d’une expérience professionnelle dans la discipline et d’un environnement matériel adéquat. Si le public concerné et le thème de cet enseignement ne sont pas les mêmes, il en ressort tout de même que le contexte d’enseignement et que la formation sont effectivement des facteurs clés dans ce processus. Par ailleurs, nos résultats vont dans le sens des travaux de Dutercq et al. (2018) et de la Cour des comptes (2020) puisque les enseignants interrogés ne sont effectivement pas si réticents à l’idée de prise en charge de cet accompagnement, mais ils considèrent manquer de temps, de formation, de considération et de reconnaissance pour mener à bien leurs missions. La réforme semble donc affecter leur identité professionnelle (Bedoin et Daverne, 2014 ; Draelants et Cattonar, 2022), sans toutefois conduire à une profonde reconfiguration de cette dernière ni d’un réel bouleversement. En revanche, les enseignants oscillent entre illégitimité et incertitude quant à l’efficacité de leur accompagnement et à leur posture vis-à-vis des élèves (Daverne-Bailly et Bobineau, 2020). Aussi, la loi ORE à elle-seule n’est sans doute pas suffisante pour expliquer le « malaise » enseignant mais elle vient s’ajouter à une multitude de réformes qui ont mis à mal leur identité professionnelle depuis plusieurs années déjà (Cattonar, 2001 ; Bedoin et Daverne, 2014 ; Durand, 2014, 2016).

43Il convient toutefois de rappeler que l’échantillon des enseignants interrogés dans le cadre de cette recherche sont plutôt investis dans cette mission et qu’il faut se garder de toute forme de généralisation. Il est prévu de poursuivre l’enquête via la diffusion d’un questionnaire auprès des enseignants de lycées généraux et technologiques. Outre la volonté de toucher un public plus large et plus diversifié, les résultats récoltés pourraient permettre de mettre en évidence une pluralité d’identités professionnelles enseignantes, de saisir le profil de ceux qui s’emparent de la réforme et de ceux qui ne s’en emparent pas, et de dresser une typologie dans leurs pratiques d’accompagnement. Cela permettrait également de vérifier les effets de l’ancienneté et de la discipline. Enfin, ce pourrait être l’occasion de les interroger plus spécifiquement sur leurs connaissances et compétences formelles en matière d’orientation.