1Parcoursup est le dispositif d’affectation des lycéens à l’entrée dans l’enseignement supérieur en France. Lancée en 2018, cette plateforme est la traduction logicielle de la loi Orientation et Réussite des Étudiants (ORE), dans l’objectif de répondre à plusieurs difficultés structurelles que connaît le paysage de l’enseignement supérieur français. Dans un rapport du Sénat daté de 2018 sur le projet de loi ORE, il est ainsi écrit que trois défis pour l’enseignement supérieur « imposent une réforme » : l’augmentation de la population étudiante (plus de 30 000 étudiants supplémentaires par an), l’échec massif en licence (moins de 30% des inscrits en première année de licence sont diplômés en trois ans) et les problèmes et controverses suscités par le dispositif d’affectation précédant Parcoursup, la plateforme Admission Post-Bac, dite APB (Commission de la culture, de l’éducation et de la communication, 2018). En effet, l’algorithme d’APB classait les candidats aux filières en tension selon deux critères (l’académie d’origine puis la place de la formation demandée dans la liste de vœux du candidat), mais, dans de rares situations, avait recours à un tirage au sort pour les candidats que ces deux critères ne suffisaient pas à départager. C’est ce recours au tirage au sort qui, bien que ponctuel et limité, a précipité la chute d’APB et la conception de Parcoursup.
2Au cœur de Parcoursup, et plus largement de l’affectation dans l’enseignement supérieur, se trouve la question de l’orientation. Son amélioration était d’ailleurs une des grandes promesses, inscrite jusque dans le nom de la loi ORE. Cependant, la notion de « bonne » orientation est vague et appréhendée différemment selon les acteurs : parle-t-on de la satisfaction des étudiants par rapport à leur affectation, de leur réussite académique, de leur insertion professionnelle future, ou d’un sentiment global de réussite dans la vie ?
3Quelle que soit la définition choisie, les indicateurs pour quantifier chacune des options demeurent imparfaits. Ainsi, une des mesures utilisées pour évaluer la satisfaction des étudiants lors de leur affectation à une formation via APB était la place de la formation d’affectation dans le classement fait par les étudiants de leurs vœux – un étudiant ayant obtenu son premier vœu était plus satisfait qu’un étudiant ayant obtenu son dernier vœu. Cet indicateur basique ne nous disait cependant rien d’autres aspects centraux du processus d’orientation : les aspirations du candidat ont-elles évolué depuis la formation des vœux ? les candidats ont-ils bénéficié de suffisamment d’informations sur la formation, ses attendus et débouchés ? De la même manière, le taux de réussite dans la formation à l’issue de la première année ne nous permet pas de distinguer les effets d’une meilleure orientation, de ceux d’une meilleure pédagogie, ou d’un abaissement des exigences des formations. À titre d’exemple, le confinement de 2020 a eu un profond impact sur les conditions d’étude, et donc sur les exigences pour l’obtention des diplômes, ce qui a participé à une augmentation des taux de réussite. Cet aspect est cependant totalement gommé dans la présentation ministérielle, qui attribue sans recul cette augmentation à la mise en œuvre de la loi ORE :
L’échec en licence, qui était l’un des fléaux majeurs de notre enseignement supérieur au début du quinquennat, est enfin en train de refluer. C’était l’un des engagements du Plan Étudiants et il a été tenu. C’est une victoire collective, dans une bataille qui s’est jouée sur plusieurs fronts, à commencer par celui de l’accès à l’enseignement supérieur. (Vidal, 2021)
4Cette affirmation a été démentie dès l’année suivante, puisque « le taux de passage des néo-bacheliers en 2e année a sensiblement baissé à la session 2021 » (SIES, 2022b).
5Comme en témoigne le nombre de rapports publics à son sujet, en particulier de la Cour des comptes et du Comité éthique et scientifique de Parcoursup (Cour des comptes, 2017, 2020; CSORE, 2019; Falque-Pierrotin et al., 2020, 2021, 2022; Juanico et Sarles, 2020; Lenoir et al., 2019), Parcoursup permet surtout à l’État de mieux contrôler les flux du « Bac -3/+3 » notamment via leur évaluation par des indicateurs consultables librement, ainsi que les données sur lesquels ils se fondent, sur la plateforme ministérielle #dataESR (data.enseignementsup-recherche.gouv.fr).
6Nous partons de deux matériaux, les indicateurs ministériels mais également les données dites « brutes » à partir desquelles ils sont calculés, et cherchons à évaluer ce que le passage d’APB à Parcoursup signifie en termes d’évolution des politiques d’orientation dans l’enseignement supérieur : Que pouvons-nous désormais mesurer de l’orientation du secondaire vers le supérieur suite au passage d’APB à Parcoursup, et que nous est-il au contraire impossible de mesurer ?
7Notre analyse nous conduit à affirmer que le remplacement de la plateforme APB par Parcoursup traduit le passage d’une logique de satisfaction des usagers à une logique de gestion des flux. Cette étude nous permet également de montrer la difficulté de construire des indicateurs fiables, et la possibilité presque systématique de raconter des histoires différentes à partir des mêmes données.
8Malgré sa mise en œuvre relativement récente, Parcoursup fait déjà l’objet d’une riche littérature scientifique. Cet article s’inscrit dans le prolongement des travaux existant tout en mobilisant une nouvelle perspective, celle de la science des données, et un nouveau matériau de recherche, les données ouvertes.
9La recherche sur Parcoursup a été principalement le fait de sociologues, à quelques exceptions près, comme Beaud et Vatin (2018) qui conjuguent approches juridique et sociologique dans l’analyse de la loi ORE, ou l’économiste Grenet (2022a, 2022b). L’objet de cet article est de mobiliser la perspective des sciences des données sur ce sujet, en complément de celle apportée par les sciences sociales.
10Cette prépondérance des sociologues dans les travaux sur Parcoursup ne signifie évidemment pas que les données ont été négligées par la recherche, bien au contraire. En effet, la littérature académique sur le sujet a mobilisé des méthodologies d’enquête diverses et complémentaires, comme la conduite d’entretiens (Bodin et al., 2020; Bodin et Orange, 2019; Daverne-Bailly et Bobineau, 2020; Frouillou et al., 2019, 2020, 2022; Valarcher, 2022), l’observation (Bodin et al., 2020; Frouillou et al., 2019, 2020, 2022), la passation de questionnaires (Bodin et al., 2020; Couto et Bugeja-Bloch, 2018; Daverne-Bailly et Bobineau, 2020) et l’exploitation des résultats d’une enquête pré-existante, l’Enquête nationale sur la transition du secondaire au supérieur en 2019 de l’Observatoire national de la vie étudiante (Giret et al., 2022). Ces analyses ont notamment pu mettre en relief la perspective des différents acteurs (les candidats et leurs proches, les équipes pédagogiques) tout au long de la procédure. Certains travaux se sont également appuyés sur de l’analyse documentaire, à partir des textes législatifs et institutionnels (Beaud et Vatin, 2018; Frouillou et al., 2022) et de la presse (Clément et al., 2019). Enfin, des données institutionnelles ont également été exploitées, qu’il s’agisse de données obtenues grâce à une convention de recherche, à l’échelle d’une université ou d’une composante (Couto et al., 2021), ou à l’échelle nationale (Rossignol-Brunet, 2021, 2022), et enfin des données nationales aspirées (scrapping) du portail Parcoursup (Clément et al., 2019; Couto et al., 2021). Cette dernière catégorie de données est nécessairement très agrégée et relativement limitée dans ses variables, puisque les jeux de données obtenus par scrapping ne portent que sur les données affichées sur le portail : « [o]utre les caractéristiques précises des formations, ce portail recense pour chacune non seulement les capacités d’accueil, les proportions de boursiers, les taux d’échec en première année selon la série du baccalauréat, le nombre de vœux reçus l’année précédente, mais encore le nombre de vœux reçus et l’éventuel passage en phase complémentaire pour la campagne actuelle » (Couto et al., 2021, p. 25).
11Cette recherche se base sur l’analyse d’une autre source de données : les données ouvertes, disponibles sur la plateforme open data du Ministère, #dataESR.
Encadré : #dataESR et l’ouverture des données publiques
Ouverte en 2014, la plateforme #dataESR est géré par la Sous-direction des systèmes d’Information et des Études Statistiques (SIES) du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Ce portail, développé par la start-up française OpenDataSoft, abrite [en septembre 2023] 168 jeux de données disponibles sous différents formats (csv, json, excel), interopérables et accompagnés de métadonnées. Elle propose également des outils de datavisualisations, comme des tableaux de bord interactifs ou des cartes, ainsi que des API.
Le lancement de ce portail ministériel d’open data s’inscrit dans la continuité de plusieurs initiatives gouvernementales en faveur de la transparence de l’action publique et de l’ouverture des données, notamment la création de la mission Etalab en 2011 et le lancement de la plateforme nationale de données ouvertes, data.gouv.fr, la même année. En 2016, la Loi pour une République Numérique fixe le principe d’ouverture par défaut pour toutes les données administratives, dans le respect de la RGPD.
12Notre enquête s’appuie sur l’ensemble des jeux de données ouvertes par le SIES, sur les tableaux de bord de la plateforme Parcoursup, ainsi que sur l’enquête auprès des candidats commandée par le Ministère. Une veille systématique des données ouvertes, tableaux de bord, notes d’information et communiqués nous a permis de construire un état de l’art des informations publiques disponibles sur l’affectation post-bac, ce qu’on pourrait qualifier de méta-informations. Au 06/09/2023, nous avons recensé 7 jeux de données provenant de la plateforme Parcoursup : 5 sur les vœux de poursuite d'études et de réorientation dans l'enseignement supérieur et réponses des établissements, couvrant la période de 2018 à 2022 ; un jeu sur les propositions d’admission en 2021 des élèves de terminale diplômés du baccalauréat général selon leurs enseignements de spécialité ; et un jeu cartographiant l’ensemble des formations accessibles via Parcoursup de 2020 à 2023. À cela s’ajoute un unique jeu de données émanant de l’ancienne plateforme APB, et qui porte sur les vœux de poursuite d’étude et admissions pour les sessions 2016 et 2017.
13Les traitements nécessaires aux figures 7 à 10 sont effectués en R (Xie et al., 2019) et les représentations en ggplot (Wickham, 2009; Wilke, 2019). Ils sont mis en ligne et librement accessibles sur la plateforme GitHub1, ainsi que les brouillons exploratoires (github.com/cpesr/RFC/).
14Remplaçant APB en 2018, Parcoursup est désormais la plateforme d’affectation des candidats à l’entrée dans l’enseignement supérieur en France. S’il existe des continuités dans le fonctionnement d’APB et de Parcoursup, comme l’algorithme d’affectation, les deux plateformes se distinguent par l’organisation globale de la procédure, la façon dont les candidatures sont formulées et les propositions retenues, ainsi que les informations disponibles pour faire ces choix.
15Dans la continuité des dispositifs centralisés d’affectation, sectoriels puis régionaux, qui l’ont précédé (Frouillou, 2015; Frouillou et al., 2022), APB repose sur les travaux de David Gale et Lloyd Shapley, qui ont développé en 1962 un algorithme pour résoudre le problème des mariages stables (Gale et Shapley, 1962). Avec APB, les candidats devaient choisir et classer jusqu’à 24 formations avant de recevoir les propositions des formations au cours de trois phases successives. A l’issue de chaque phase, les candidats devaient indiquer s’ils acceptaient la proposition faite par la formation figurant le plus haut sur leur liste de vœux : « oui définitif », « oui mais » (acceptation temporaire de la proposition conditionnée aux réponses des établissements placés plus haut sur la liste de vœux) ou « non ». Une procédure complémentaire était organisée à la fin de la procédure principale pour les candidats n’ayant reçu aucune proposition et pour celles et ceux qui ne voulaient finalement plus de la formation où ils avaient été acceptés. Ce fonctionnement repose donc sur deux classements : des formations par les candidats, et des candidats par les formations. S’il est pertinent pour les formations sélectives, ce principe l’est moins pour celles non-sélectives. Comment appliquer cet outil, pensé en premier lieu pour des écoles d’ingénieurs puis des CPGE, à des formations non sélectives « en tension », où le nombre de candidats est supérieur aux places offertes, sans pouvoir les distinguer par des critères qui leur sont propres ? Dans cette situation, les candidats étaient alors classés selon deux critères : la priorité était donnée aux bacheliers de l’académie, puis l’algorithme prenait en compte la place de la formation en question dans la liste de vœux des candidats. Ainsi, un candidat de l’académie ayant placé la formation comme premier vœu se retrouve favorisé par rapport à un candidat de la même académie l’ayant placée en sixième vœu. Ce critère de classement posait déjà un premier problème (Grenet, 2022a, p. 43‑46), puisqu’il poussait les candidats informés à adopter un comportement stratégique et à manipuler leur liste de vœux, tout en créant une inégalité de fait avec les candidats pour qui le fonctionnement de l’algorithme de classement demeurait opaque et qui s’en tenaient à la recommandation figurant sur le Guide du candidat édité par le Ministère : « J’ai le droit de classer mes vœux en toute liberté sans subir une quelconque pression, sachant que les établissements d’origine et d’accueil n’ont jamais connaissance de ma liste ordonnée de vœux » (MESR, 2017). Le second problème posé par APB concerne les filières en tension pour qui les deux critères susmentionnés ne suffisaient pas à classer les candidats : intervenait alors un tirage au sort, dont l’utilisation très controversée bien que résiduelle a précipité la chute de la plateforme (Frouillou et al., 2022, p. 72‑73).
16Son successeur, la plateforme Parcoursup, est lancé le 15 janvier 2018, avant même le vote de la loi sur laquelle elle s’appuie, la loi Orientation et Réussite des Étudiants (Beaud et Vatin, 2018). On note deux évolutions législatives majeures, qui s’incarnent dans l’architecture technique de la plateforme. La première est la suppression de la phrase « Tout candidat est libre de s’inscrire dans l’établissement de son choix » du L612-3 du Code de l’éducation (LOI n° 2018-166 du 8 mars 2018 relative à l’orientation et à la réussite des étudiants (1), 2018), qui instituait un principe de non-sélection, auxquelles seules les formations sélectives pouvaient déroger. En pratique, seules les admissions en Licence étaient de droit, ce qui concernait tout de même la moitié des poursuivants. Désormais, le principe étant la sélection, l’entrée même en Licence est conditionnée par l’étude d’un dossier de candidature, ce qui abaisse donc le poids des candidats dans les décisions d’affectation. La seconde évolution majeure est l’introduction, dans le même article, de la phrase : « Les capacités d’accueil […] sont arrêtées chaque année par l’autorité académique après dialogue avec chaque établissement. ». L’autorité académique désigne le rectorat, représentant de l’État dans les académies. Cet ajout modifie le poids des établissements dans les décisions d’affection. En effet, s’ils peuvent désormais classer les candidatures selon des critères qui leur sont propres, ils n’obtiennent pas le contrôle sur les capacités d’accueil en Licence et le perdent en plus pour les formations sélectives (IUT et double Licences, notamment).
17Les changements entre APB et Parcoursup interviennent donc à la fois au niveau des appels (classement des candidatures) et des appariements (entre candidats et formations). L’appel est modifié à la fois par l’introduction du classement des candidatures pour les filières dites non-sélectives (qui implique ipso facto l’introduction de la sélection à l’université dès lors que le nombre de places est inférieur au nombre de candidatures) et par la définition, par les recteurs de chaque académie, de différents quotas (boursiers, hors académie, filières du bac). L’appariement est quant à lui modifié par la fin de la hiérarchisation des vœux. Puisque les candidats ne doivent plus classer à priori les formations selon leur préférence, le processus est considérablement ralenti : les candidats doivent désormais attendre de recevoir des propositions, formulées « au fil de l’eau » selon les choix des autres candidats. Tandis que la temporalité d’APB était rythmée par les trois tours de la procédure principale, la temporalité de Parcoursup est continue, de fin mai à mi-juillet pour la phase principale (Grenet, 2022a). On remarque que les critiques faites à APB portaient uniquement sur l’appel (recours au tirage au sort et manque de transparence de la procédure). Or, ce sont les algorithmes d’appel et d’appariement (avec l’introduction de multiples quotas) qui ont été modifiés, tandis qu’avec la fin de la hiérarchisation des vœux disparaît la capacité de mesurer la satisfaction des étudiants. Par ailleurs, si le code de l’algorithme d’appel est rendu public, le problème du manque de transparence n’est pas résolu pour autant, puisqu’on ignore toujours les critères retenus par les formations pour classer les étudiants, ainsi que les quotas choisis par les recteurs d’académies. Comme le notent Frouillou, Pin et Van Zanten (2019, p. 214), on observe ainsi un « délestage de l’État central du "problème algorithme" sur les établissements et les administrations déconcentrées ».
18En conséquence, la façon dont les différents acteurs appréhendent ce moment est transformée, encore plus après la réforme du Lycée général qui contraint les élèves à sélectionner dès la seconde leurs enseignements de spécialité, un choix déterminant pour leur orientation dans les études supérieures (Caillot et Sidokpohou, 2022). La procédure génère de l’anxiété chez les étudiants (Giret et al., 2022), et notamment ceux moins bien dotés en ressources sociales et émotionnelles (Mizzi, 2022). De nombreux travaux ont mis en lumière les effets ségrégatifs de la loi ORE et Parcoursup, qui accentuent la stratification du paysage de l’ESR (Clément et al., 2019; Couto et al., 2021), dans la continuité d’APB (Frouillou et al., 2019, 2020, 2022). Parcoursup fonctionne comme un outil de rationalisation de l’orientation afin d’en contrôler l’accès des populations « à risque » (Bodin et Orange, 2019), avec des effets d’exclusion particulièrement forts sur certains publics comme les filles et notamment celles issues de milieux populaires (Couto et Bugeja-Bloch, 2018). Ces inégalités sont marquées dès l’orientation, puisque les aspirations scolaires et la perception du degré de sélectivité des formations sont déterminées par les socialisations scolaires et de classe des lycéens (Couto et Valarcher, 2022; Valarcher, 2022), tandis que les dispositifs d’accompagnement se déclinent différemment selon les établissements (Daverne-Bailly et Bobineau, 2020). Par ailleurs, l’introduction de la sélection ne semble pas provoquer, parmi les étudiants acceptés, un accroissement de leur sentiment de légitimité ni de leur engagement dans leur formation, qui sont bien davantage déterminés par leur parcours socio-scolaire (Bodin et al., 2020; Rossignol-Brunet, 2022). Enfin, l’analyse des procédures et des normes associées à Parcoursup révèle que la plateforme incite les candidats à adopter un comportement de sujets marchants face à des universités poussées à adopter les modes de recrutement des filières sélectives (Frouillou et al., 2019, 2022).
19En complément de ces travaux sur les effets de la loi ORE et de Parcoursup, nous souhaitons comprendre ce que les métriques utilisées par le Ministère nous révèlent des objectifs de la réforme et confronter les objectifs affichés de cette réforme à ce que l’exploitation des données ouvertes peut, ou non, nous dire. Pour ce faire, nous discuterons successivement des mesures de la qualité de l’affectation, de l’offre de formation, du remplissage des formations et des poursuites d’étude.
20Le remplacement d’APB par Parcoursup signifie la disparition d’un indicateur de satisfaction des candidats. En effet, APB demandait aux candidats de classer leurs vœux, fournissant ainsi une mesure précieuse sur leur satisfaction face à leur affectation : on peut en effet considérer que les candidats ayant obtenu leur premier vœu sont plus satisfaits que les candidats ayant obtenu leur dernier vœu. Cette mesure était utilisée par les services statistiques du Ministère, comme en attestent les études du SIES. Ainsi, la figure 1, qui provient d’une note flash de novembre 2016, montre la répartition des propositions d’affectation selon l’ordre du vœu obtenu et met en valeur des écarts selon le type de baccalauréat : 64% des bacheliers généraux obtiennent ainsi leur premier vœu, tandis que le même chiffre tombe à 51% et 38% respectivement pour les bacheliers des séries technologiques et professionnelles. A l’extrême de cet indicateur, on trouve les candidats sans proposition, ce qui concerne 35% des bacheliers professionnels et 12% des bacheliers technologiques.
Figure 1. Mesure des performances d’APB proposée par le SIES (SIES, 2016)
21Avec le remplacement d’APB par Parcoursup, les candidats ne classent plus leurs vœux et cette mesure de la satisfaction disparaît. Les services statistiques ont commencé par substituer à cet indicateur une autre métrique de satisfaction. Ainsi, dans les notes flash portant sur les campagnes 2018 et 2019, on trouve le tableau indiqué en figure 2, qui renseigne la proportion d’étudiants ayant accepté une formation correspondant à la formation demandée majoritairement dans leur liste de vœux. Par exemple, 73,4% des étudiants ayant formulé principalement des choix de BTS ont effectivement accepté une formation en BTS. Cette métrique, qui a disparu des notes flash à partir de 2020, était assez lacunaire. D’une part, la filière de formation la plus représentée dans la liste de vœux ne correspond pas nécessairement à la filière des vœux préférés du candidat. D’autre part, cette métrique se limite au type de formation, en excluant à la fois les disciplines ou spécialités de ces formations et toute prise en compte d’une dimension géographique du choix des candidats.
Figure 2. Mesure des performances de Parcoursup proposée par le SIES (SIES, 2019)
22Par ailleurs, avec la modification de la temporalité de l’affectation, un autre indicateur apparaît. En effet, APB était structuré autour de 3 phases successives tandis que la temporalité de Parcoursup est continue. Le SIES met à profit ces données sur la temporalité de l’affectation pour évaluer la qualité de l’affectation. Ainsi, sur la figure 3, qui provient d’une note flash du SIES d’octobre 2021, on trouve cet indicateur temporel mis en regard avec le taux de candidats ayant reçu au moins une proposition, indépendamment de leur satisfaction. En quelque sorte, il s’agit de la vitesse de Parcoursup (temps pour qu’un candidat soit affecté) ou de son débit (nombre de candidats affectés dans un laps de temps donné). Les mesures de la procédure d’affectation témoignent donc d’une transition d’une logique de satisfaction des candidats à une logique de gestion des flux, où la qualité de l’affectation est éclipsée au profit de son débit.
Figure 3. Mesure des performances de Parcoursup proposée par le SIES (SIES, 2021)
23Tout au long du processus d’affectation Parcoursup, un tableau de bord est actualisé quotidiennement et automatiquement dans une optique de transparence. La comparaison des tableaux de bord de 2018 et 2022, encore accessibles en ligne, est également très révélatrice de l’évolution des préoccupations ministérielles (Gossa, 2020). Ainsi, on peut lire sur le tableau de bord de 2018 (figure 4) que, sur les 436 224 candidats ayant reçu au moins une proposition d’admission, 40 090 d’entre eux ont accepté définitivement une proposition au 23/05/2018 (date de la dernière actualisation du tableau de bord) tandis que 395 111 ont reçu au moins une proposition mais ne l’ont pas définitivement acceptée. Sur le tableau de bord de 2022 (figure 5), le nombre de propositions ayant été définitivement acceptées a disparu : on ignore donc le nombre de candidats ayant été effectivement affectés. Ces indicateurs confirment que, désormais, l’enjeu de communiquer au moins une proposition l’emporte sur l’enjeu que cette proposition soit satisfaisante, voire même simplement acceptée par le candidat. Le bilan de la procédure d’admission publié par le ministère se concentre d’ailleurs exclusivement sur la quantité de propositions faites aux candidats et n’aborde jamais la question de leur satisfaction (MESR, 2022a).
Figure 4. Tableau de bord de Parcoursup,, chiffres du 23/05/2018 (MESR, 2018)
Figure 5. Tableau de bord de Parcoursup, chiffres du 08/06/2022 (MESR, 2022b)
- 2 Il ne semble pas y avoir eu d’enquête annuelle menée sur le fonctionnement d’APB. Nous trouvons des (...)
24Plutôt que d’utiliser directement la plateforme Parcoursup pour mener une enquête systématique auprès des candidats, le ministère a opté pour une enquête annuelle sur un échantillon de 1001 néo-bacheliers, sous-traitée à l’institut de sondage IPSOS (2022)2. Cette enquête se concentre sur le fonctionnement de la plateforme, et s’oriente vers la validation des éléments de langage utilisés pour promouvoir la réforme, tels que « Le fait de laisser le dernier mot au candidat » (80% d’opinion positive, bien que les candidats n’aient pas le dernier mot dans le sens où leurs vœux ne l’emportent pas sur les décisions des formations). Il révèle cependant que la procédure est « stressante » pour 83% des sondés et « juste » pour seulement 28% en 2022 (en baisse brutale par rapport à 2021, 37%, et 2020, 48%).
Figure 6. Enquête IPSOS Opinion des néo-bacheliers sur Parcoursup (IPSOS, 2022)
25Une seule question concerne la qualité de l’affectation, « Avez-vous été satisfait par les réponses des formations que vous avez obtenues via Parcoursup ? ». Les réponses sont 37% de « très satisfait », 35% de « plutôt satisfait », 14% de « plutôt pas satisfait » et 14% de « pas du tout satisfait » (figure 6). Par ailleurs, cette question a été posée seulement aux candidats admis dans une formation : le biais est ici considérable, puisqu’il concerne donc les candidats ayant accepté une des propositions reçues. Cela exclut donc 18% des candidats, selon les données de la note flash d’octobre 2022 (SIES, 2022c).
26D’APB à Parcoursup, les questions de cette enquête montrent par conséquent un glissement de la mesure, initialement concentrée sur la satisfaction des candidats face à leur affectation, vers leur satisfaction face à l’utilisation de la plateforme et ce, au détriment de la qualité de l’affectation.
27Si le processus d'affectation de Parcoursup est relativement facile à comprendre dans son principe, la mesure concrète de ses performances se heurte aux complexités induites par des spécificités de son fonctionnement, tel que la non hiérarchisation des vœux et l'application de quotas d'admission.
- 3 Dans son discours de rentrée, en septembre 2019, Frédérique Vidal, Ministre de l’Enseignement Supér (...)
28Le nombre de formations proposées dans Parcoursup est un argument politique, marquant la volonté d’en faire la place de marché unique pour les formations post-bac3. La taille des formations peut se mesurer imparfaitement au nombre d’admissions acceptées dans Parcoursup, puisque ces acceptations n’obligent pas aux inscriptions, que les admissions hors Parcoursup ne sont pas comptabilisées, et que les formations mutualisées (les « portails » notamment) sont difficiles à identifier.
Figure 7. Nombre de formations et d’admissions par taille de formation dans APB (rouge) puis Parcoursup (bleu).
29La figure 7 montre l’évolution du nombre d’admissions (haut) et du nombre de formations (bas), pour les licences (droite) et les autres formations (gauche) selon la taille des effectifs admis et la session. Ainsi, en 2022, 1 555 licences ont admis moins de 35 candidats, ce qui représente en tout environ 27 565 admissions. En 2018, ces licences n’étaient que 875 pour 15 522 admissions, alors qu’en 2016, APB n’en enregistrait que 196 pour 4 514 admissions.
- 4 On suppose également que ces formations se sont multipliées, mais leur comptabilisation précise s’a (...)
30La croissance du nombre de formations hors Licence s’explique en partie4 par la volonté d’intégrer à Parcoursup toutes les formations post-bac, y compris privées. L’énorme croissance spontanée en 2018 du nombre de petites Licences provient probablement d’une meilleure déclaration des filières existantes, par un paramétrage plus réaliste des capacités d’accueil, ou le paramétrage d’options et parcours qui n’apparaissaient pas dans APB.
31Cependant, la diminution des admissions dans les formations de très grande taille et la croissance des admissions dans les formations de petite taille démontrent une spécialisation croissante de l’offre de formation, en adéquation avec le discours de « personnalisation des parcours » (MESR, 2021). Cette spécialisation est potentiellement une mutation de fond, qui doit nous conduire à interroger la lisibilité de l’offre de formation, la complexité des décisions d’affectation, et la continuité de diplômes nationaux équivalents partout sur le territoire. Elle pose également la question de la sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur, du fait d’un nombre de places plus restreint dans chacune des voies.
32La pression sur une formation peut se calculer comme le rapport entre le nombre de candidatures et le nombre de places. C’est à la fois un indicateur d’attractivité, un outil de négociation pour l’attribution des moyens locaux, et un outil de pilotage permettant de connaître la demande de formation. Pour utiliser la pression sur une formation comme indicateur d’attractivité fiable, il faudrait connaître l’ordre des vœux des candidats, afin de ne pas comptabiliser comme candidats dans une formation celles et ceux qui souhaitent en réalité une autre affectation. Ce calcul n’est plus possible avec Parcoursup, puisqu’il n’y a plus de hiérarchisation explicite de tous les vœux.
33La mesure officielle de la pression est désormais le taux d'accès, défini comme le « rapport entre le nombre de candidats dont le rang de classement est inférieur ou égal au rang du dernier appelé de son groupe et le nombre de candidats ayant validé un vœu pour la formation étudiée (en PP [procédure principale]). Si le taux est de 100 %, cela signifie que l’ensemble des candidats qui a fait un vœu a reçu une proposition de l’établissement. Sont exclues de ce calcul, les propositions faites au titre de meilleur bachelier » (SIES, 2022a). Il mesure donc l’équilibre entre les chances d’accès des candidats (taux très haut) et la sélectivité des formations (taux bas).
- 5 Alors que le nombre de vœux est limité à 10, les candidats peuvent formuler jusqu’à 10 ou 20 vœux ( (...)
- 6 À titre d’illustration, suite à la détection d’une erreur dans le calcul du taux d’accès, le jeu de (...)
34Outre la fin de la hiérarchisation des vœux, la mise en œuvre de Parcoursup ajoute une seconde difficulté à la mesure de la pression à l’entrée des formations : la question des quotas institués par la loi ORE. Chaque année, afin de soutenir la diversité de la population étudiante, les recteurs et rectrices de chaque académie définissent des quotas de boursiers, d’étudiants hors académie et d’étudiants par types de filière du baccalauréat. La gestion des quotas nécessite la constitution de plusieurs groupes de candidatures distinctes et donc plusieurs taux d’accès différents pour une même formation. Elle modifie également l’ordre d’appel au cours de la procédure d’affectation, compliquant la définition du rang du dernier appelé. De plus, les « vœux multiples »5 biaisent les comparaisons entre filières : en effet, un vœu multiple correspond à un type de formation dite sélective mais est composé de plusieurs sous-vœux d’établissements. Par exemple, toutes les candidatures d’un étudiant en CPGE scientifique MPSI compteront pour un seul vœu multiple même s’il s’agit en réalité de dix candidatures dans dix établissements différents – ces dix candidatures constituent alors les sous-vœux. Toutes ces difficultés expliquent que ce taux ne soit accessible qu’à partir de 2020, que son calcul ait changé en 2022 (SIES, 2023), et qu’il demeure globalement peu fiable et très peu comparable6. Il est donc difficile d’évaluer clairement l’impact de Parcoursup sur cet aspect.
Figure 8. Sélectivité des formations de Parcoursup
- 7 Le graphique de la figure 8 est disponible en part plutôt qu’en valeur absolue à l’adresse https:// (...)
- 8 Il convient cependant de préciser que dans les licences figurent également les licences sélectives, (...)
- 9 Ce constat invite également à supprimer la distinction légale entre « formations sélectives » et « (...)
35La figure 8 représente le taux d’accès des formations, par nombre total de candidats admis (haut) et par nombre de formations concernées (bas), pour les formations dites « non sélectives » (licences, droite) et les formations dites « sélectives » (autres formations, gauche). Ainsi, en 2022, plus de 3 000 formations hors Licence ont un taux d’accès entre 30% et 50% (bas gauche) ; ces formations ont admis près de 125 000 candidats (haut gauche)7. Cette figure montre ainsi qu’il existe des formations dites « non sélectives » qui sélectionnent, comme il existe des formations dites « sélectives » (gauche) qui ne sélectionnent en réalité pas8. Ce constat invite à concevoir un indicateur global de sélectivité de l’affectation post-bac pour permettre de suivre l’évolution de notre système, tant sous l’angle des formations que sous celui des admissions9. En comparant haut et bas, la figure montre aussi des distributions différentes entre les formations et les affectations, qui découlent du nombre de places proposées par formation : les plus grosses formations sont des licences pas ou peu sélectives.
- 10 Nous gardons ici la dénomination utilisée dans les données ouvertes, qui est le diplôme préparé (BT (...)
36Le nombre de places proposées mais non pourvues ne fait pas partie des mesures officielles, mais est regardé de près notamment par le CESP, qui le perçoit comme une marge d’amélioration (Falque-Pierrotin et al., 2022, p. 21‑24). La figure 9 fait un focus sur les licences et BTS10, qui présentent des évolutions intéressantes. À gauche, la figure présente le nombre de places non pourvues, calculées comme la différence entre les capacités d'accueil officielles et les admissions dans APB/Parcoursup. Ainsi, en 2022, le total de places offertes mais non pourvues sur Parcoursup est d’environ 130 000, alors qu’il était proche de 340 000 en 2016.
Figures 9. Taux de remplissage des formations post-bac
37Malgré des tendances clairement apparentes, on ne doit en déduire ni que les universités auraient rempli 300 000 places vacantes, ni que les BTS seraient en voie de désaffection. En réalité, les capacités d'accueil sont mal déclarées notamment pour les Licences jusqu’en 2019, mais aussi ensuite pour les formations qui ne souhaitent pas sélectionner, ou qui savent qu’elles ne seront de toutes façons pas remplies et n’ont donc aucune raison de ne pas sur-déclarer leur capacité réelle. Ainsi, en 2016, 514 formations déclaraient une capacité supérieure à plus de 100 du nombre d’admissions, et 68 à plus de 1000. En 2022, ces formations ne sont plus que 96 et 12, respectivement. De plus, les admissions ne sont que partiellement comptabilisées, puisque les formations peuvent admettre en plus de Parcoursup : le nombre de places non pourvues par Parcoursup n’est donc pas le nombre réel de places vacantes dans les formations.
38Les figures 9 à droite montrent la même information sous la forme de taux remplissage globaux (haut) et moyens (bas). Le taux de remplissage global est calculé en divisant le nombre total des admis par le nombre total des places disponibles, tandis que le taux de remplissage moyen est calculé en divisant la somme de tous les taux de remplissage des formations par le nombre total de formations. Il est intéressant de mettre ces deux taux en regard, car chacun semble raconter une histoire différente. En effet, les taux de remplissage globaux sont différents selon les formations : en 2022, le taux de remplissage global est de moins de 70% pour les BTS et d’environ 87% pour les Licences, ce qu’on pourrait interpréter comme une saturation des Licences et une désaffectation des BTS. Cependant, les taux de remplissage moyens convergent tous autour de 80%, en raison de distribution différente des places non pourvues. Les différences de remplissage sont complexes, et dépendent non seulement de la filière, mais aussi de la discipline, du territoire et du secteur (public, privé sous contrat, privé hors contrat). Ceci démontre la nécessite de prendre beaucoup de précautions lorsqu’on manipule cette information, et peut-être la nécessité de créer un véritable indicateur places vacantes.
39Quoi qu’il en soit, le nombre de places vacantes est bien souvent interprété seulement comme un indicateur de mauvaise affectation des moyens, dont la réduction relèverait de la bonne gestion. C’est par exemple la position du CESP (CESP, 2021). Pourtant, une place non pourvue ne correspond pas nécessairement à une chaise libre ou un enseignant sans service. Surtout, un nombre important de places vacantes est nécessaire pour laisser une marge de liberté aux candidats et éviter une rigidification de l’orientation. Poursuivre l’objectif d’un nombre de places vacantes le plus bas possible peut donc ne pas être souhaitable, et même échouer à améliorer le nombre de poursuites d’étude.
40Un récent jeu de données11 permet d’apercevoir les évolutions des poursuites d’étude pour les néo-bacheliers, par académie, secteurs et filières du bac et du supérieur. Ce jeu est cependant aveugle aux autres candidatures, et notamment à celles des étudiants ayant un équivalent de baccalauréat étranger et ceux en reprise d’étude ou en réorientation, dont l’admission constitue pourtant un grand enjeu (Couto, 2023).
Figure 10. Taux de poursuite et nombre de non-poursuites d’étude des néo-bacheliers
41La figure 10 montre à gauche les taux de poursuite d’étude et à droite le nombre absolu de non-poursuites. En 2021, environ 95% des bacheliers généraux ont poursuivi leurs études, contre 80% des bacheliers technologiques et moins de 50% des bacheliers professionnels (gauche) ; ces taux correspondent à un total d’environ 150 000 non-poursuites, dont 100 000 en bac professionnel, 25 000 en bac général et 25 000 en bac technologique (droite). Là encore, selon l’indicateur, et en lien avec l’augmentation croissante du nombre de bacheliers -notamment professionnels- sur la période (DEPP, 2023), on obtient deux récits différents, allant de l’amélioration des taux de poursuite pour les bacheliers professionnels (à gauche), à une éviction légèrement croissante des bacheliers généraux (au minimum 15 000 en 2010, et au maximum 27 000 en 2020) et technologiques (au minimum à 25 000 en 2012 et au maximum à 32 000 en 2020 ; à droite). Il convient donc d’être très prudents, mais on peut néanmoins invalider l’hypothèse d’une éviction de masse dès 2018, comme des détracteurs de la réforme ont pu le redouter (UNEF, 2017).
42Ainsi, l’exploitation des données ouvertes nous permet d’évaluer une partie des promesses qui ont accompagné le lancement de Parcoursup. La mesure de la sélectivité est trop récente et trop fragile pour vraiment observer une mutation ; elle indique cependant que la distinction entre formation sélective et non-sélective, bien que maintenue dans le lexique gouvernemental, a été vidée de sa substance – ce qui confirme les analyses de plusieurs travaux sur le sujet (Frouillou et al., 2022; Valarcher, 2022). Les données nous permettent d’observer des débuts de mutation de l’offre de formation, notamment une forme de fragmentation avec la baisse du nombre de grosses formations, généralement peu sélectives, et la hausse du nombre de petites, généralement plus sélectives. On peut également observer des tendances dans les poursuites d’étude, à savoir : pour les bacheliers généraux et technologiques, une stagnation des taux de poursuite et une légère croissance des évictions ; pour les bacheliers professionnels, une légère croissance des taux de poursuite et une stagnation des évictions.
43En 2018, lors de sa conférence de presse de rentrée, Frédérique Vidal, alors Ministre de l’Enseignement Supérieur, déclarait : « Analyser Parcoursup sous un angle purement quantitatif – même si l’image est favorable – c’est faire d’emblée un contresens » (Vidal, 2018). Cette mise en garde demeure cependant assez rhétorique, puisque la suite de son discours est construite autour d’une liste d’indicateurs qui confirment le succès de la plateforme. Pour reprendre ses mots : « Les objectifs politiques de la réforme ont donc été atteints. Et sur ce plan, les chiffres le montrent, Parcoursup est une vraie réussite. »
- 12 Qui se sont incarnées par d’autres mesures de contrôle de l’offre de formation des établissements c (...)
44Pourtant, notre analyse à partir des données ouvertes nous dépeint une image plus nuancée. À ce stade et dans leur état, les données ne permettent pas de confirmer les discours qui ont accompagné la mise en œuvre de Parcoursup et de la loi ORE. Tandis que la Ministre affirmait, toujours dans la conférence de presse de 2018, que « Parcoursup […] a permis aux futurs étudiants de trouver la formation de leur choix pour la rentrée », on n’observe aucune amélioration de la satisfaction des étudiants et on ne peut affirmer que les formations d’affectation des étudiants correspondent réellement à « leur choix ». Nous ne pouvons pas non plus confirmer que la mise en œuvre de Parcoursup a contribué à l’amélioration des taux de remplissage des formations. Un des objectifs affichés de la réforme était pourtant une diminution des places vacantes dans les formations (Vidal, 2017), ce qui serait interprété comme un signe d’une meilleure correspondance entre l’offre et la demande et donc d’une meilleure affectation des moyens dans le cadre des politiques de rationalisation des dépenses publiques dans l’enseignement supérieur12. Cela laisse ouverte l’interrogation relative à l’utilisation que l’État fait de son nouveau pouvoir de contrôle sur les admissions post-bac.
- 13 Des travaux ont cependant montré qu’ils participaient également de la canalisation des aspirations (...)
45Au-delà de l’utilisation des données ouvertes pour confirmer ou infirmer le discours politique, l’analyse des indicateurs mis en valeur par le Ministère dans sa communication est très utile pour comprendre les enjeux de la réforme. Ainsi, dans la conférence de presse de 2018 déjà citée à plusieurs reprises, Frédérique Vidal affirmait que Parcoursup était une « plateforme d’orientation » tandis qu’APB n’était qu’un « outil d’affectation, dont la vocation principale était d’affecter le plus rapidement possible le plus grand nombre d’étudiants possible ». Parcoursup met en effet à la disposition des candidats de nombreuses informations et chiffres clés sur chaque formation pour les aider dans leur orientation13, des données absentes de la plateforme APB. Cependant, cette distinction entre Parcoursup et APB résiste difficilement à l’examen des métriques affichées par le Ministère dans les études des services statistiques ou sur le tableau de bord de la plateforme. Ces indicateurs sont loin d’être anodins : Williamson (2018) a ainsi montré que ces outils déterminent comment un secteur est présenté au public, aux média et aux décideurs politiques, et donc forgent la prise de décision et l’intervention institutionnelles et politiques. Nous avons ainsi analysé la signification des indicateurs affichés dans les études des services statistiques sur la vitesse et le débit de l’affectation (cf figure 3) et dans le tableau de bord suivant le rythme de l’affectation qui se concentre sur le nombre de candidats ayant reçu au moins une proposition d’affectation ou ayant quitté la plateforme avant de recevoir une proposition (cf figure 5). Ces métriques montrent bien que l’enjeu de Parcoursup n’est pas tant l’orientation, comme affirmé par la Ministre, mais la gestion des flux (Bodin et Orange, 2019) et donc la vitesse et le débit de l’affectation, dans la continuité d’APB. Cette préoccupation contamine jusqu’aux chiffres clés par formation mis à la disposition des candidats pour les accompagner dans le choix de leurs vœux. Comme le montre la figure 11, un des deux graphiques disponibles sur la page formation d’une licence dite « sélective » représente le rythme d’envoi des propositions d’admission lors de la session précédente.
Figure 11. Chiffres clés de la Licence Sciences sociales (Parcours Sciences sociales intensives) de l’Université de Strasbourg, affichés lors de la session de 202414
46Nous avons proposé dans cette enquête de prendre les indicateurs de Parcoursup comme objet d’étude (satisfaction des étudiants, remplissage des formations, vitesse et débit de l’affectation, taille, nombre et sélectivité des formations, poursuites et non-poursuites d’étude), en cherchant à mettre en relation la manière dont ils étaient calculés et utilisés dans la communication ministérielle afin de comprendre ce que cela pouvait nous dire de l’affectation post-bac et de ses finalités. Si l’ouverture des données est le fruit de formidables efforts de collecte, vérification, définition, présentation et mise à disposition des données par le SIES, notre étude identifie cependant la persistance de certaines limites dans la réutilisation de données ouvertes dans une perspective de recherche sur l’action publique, pour plusieurs raisons tout à fait indépendantes des efforts et compétences du SIES.
47Comme nous l’avons signalé à propos des mauvaises déclarations des capacités d’accueil, la fiabilité des données est inégale bien qu’en amélioration. Il convient de noter ici que c’est au niveau de la collecte des données que se joue cet enjeu, et non pas de leur ouverture. Nous avons également été confrontés à la difficulté à produire une analyse longitudinale, en raison de la fluctuation d’une année à l’autre de certains champs de définition.
48Comme dans toute enquête dont le matériau empirique n’a pas été collecté par le chercheur, l’exploitation de données ouvertes suscite des frustrations puisque la donnée nécessaire à valider des hypothèses de recherche n’a pas toujours été collectée, ou n’est pas disponible : comme le soulignent Ollion et Boelaert (2015), « [d]u point de vue de la recherche, big data ne veut pas nécessairement dire rich data » (p. 6). Ainsi, la disparition de la hiérarchisation des vœux implique la disparition d’un indicateur précieux sur la satisfaction des candidats.
49Les données sont parfois compliquées à calculer, et encore plus délicates à interpréter. Comme pour tout travail sur les données ouvertes, il est fréquent, sinon systématique, qu’on puisse raconter plusieurs histoires très différentes à partir des mêmes données. Pour cette raison, il faut analyser avec attention les indicateurs de l’action publique et leurs interprétations politiques, en les confrontant à des interprétations alternatives.
50Après quelques années de « rodage », on peut maintenant espérer que les indicateurs commencent à se stabiliser, et qu’il va désormais être possible d’observer des tendances au travers des données ouvertes de Parcoursup. Ce sera aussi l’occasion de définir des indicateurs, non plus seulement pour chaque formation individuellement – utilité principale actuelle des données, puisqu’elles sont destinées à alimenter l’interface candidat de Parcoursup – mais aussi pour qualifier et observer globalement le régime d’affectation national dans l’enseignement supérieur, et donc l’action publique dans l’orientation post-bac.
Flux RSS
