Introduction

1Un certain nombre de travaux s’est penché sur les conséquences de la loi Orientation et réussite des étudiants (ORE) sur l’orientation effective des élèves, appuyant l’hypothèse d’un renforcement des inégalités (Clément et Couto, 2019; Couto et al., 2021). En particulier, Parcoursup apparaît comme un instrument de sélection selon les risques scolaires (Bodin et Orange, 2019). En revanche, les effets socialisateurs de ces nouvelles règles du jeu scolaire sur la construction des élèves en tant qu’individus font peu l’objet de travaux. Cet article propose, modestement, de contribuer à cette étude en se concentrant sur les effets observés précocement, dès l’année de seconde voire dès la fin du collège. En particulier, il s’agit de se demander si la perspective de Parcoursup, combinée à la mise en œuvre d’un lycée dit modulaire, favorise chez les élèves un rapport plus rationnel à leur orientation.

2En effet, la loi ORE, en articulation avec les réformes des trois voies du lycée (Claus et al., 2018; Mathiot, 2018), entérine une conception de l’orientation fondée sur la rationalité des lycéennes et des lycéens et sur leur capacité à anticiper les conséquences futures de leurs choix (Frouillou et al., 2020). La suppression des anciennes séries du baccalauréat général au profit d’un lycée dit modulaire, autour d’un tronc commun complété par trois spécialités en première puis deux en terminale, est justifiée au nom de la liberté de choix des élèves. Cependant, les formations de l’enseignement supérieur sont amenées à fixer des attendus, en particulier quant aux spécialités suivies par les élèves, insistant sur l’indispensable cohérence entre spécialités suivies par les élèves et poursuites d’étude après le baccalauréat (Bluntz et al., 2022), suivant une conception de l’orientation qui peut être qualifiée de « tubulaire » (Charles et Delès, 2018). De même, dans la voie professionnelle, le regroupement des différentes filières autour de « familles de métiers » est supposé aider les élèves à s’orienter progressivement.

Cadre théorique

Les nouvelles règles du jeu scolaire

3Les réformes concomitantes de l’entrée dans l’enseignement supérieur et des trois voies du lycée s’inscrivent dans l’histoire plus longue des mutations de l’orientation scolaire. Longtemps, cette dernière a en grande partie échappé aux familles et aux élèves. L’orientation était d’abord fonction de l’origine sociale, qui déterminait l’inscription dans l’ordre primaire ou secondaire. Elle était ensuite essentiellement fonction des décisions de l’institution, reposant sur l’évaluation des performances scolaires des élèves. La règle du jeu demeurait assez simple : il s’agissait avant tout de travailler à améliorer ses résultats scolaires. Les conseillers d’orientation ont certes tenté d’intégrer d’autres critères, présentés comme plus justes que les résultats scolaires, dépendant pour partie de l’origine sociale des élèves. Leur ambition était d’identifier les aptitudes effectives des élèves sur des bases scientifiques (observations, tests psychotechniques). La portée de leur action paraît aujourd’hui limitée (Lehner, 2017). Surtout, les critères appliqués échappaient toujours largement aux élèves et aux familles (tests d’aptitudes, etc.).

4Progressivement, s’est imposée l’idée selon laquelle les élèves devaient être placés au centre de l’école (Rayou, 2000). Dorénavant considérés comme acteurs à part entière, il sons sont invités à faire des choix en fonction d’un projet préalablement élaboré (Charpentier et al., 1993; Guichard et Huteau, 2001). Leur capacité à anticiper ces choix, à prendre en compte les informations disponibles et à faire preuve d’une certaine rationalité apparaît alors primordiale. C’était, en fait, déjà le sens de programmes plus anciens, au lycée, avec l’Orientation active (2008), comme au collège, avec l’éducation à l’orientation (1996) puis le Parcours avenir (2015). La réforme du lycée et la loi ORE renforce cette exigence dans la mesure où des choix précoces, dès la fin du collège et à nouveau entre la seconde et la première, deviennent désormais des déterminants explicites et obligatoires des poursuites d’études possibles, y compris à l’université.

Une vision économiciste de l’éducation

5Certains auteurs voient dans ces réformes l’influence, entre autres, de la théorie économique dominante (Laval et al., 2012) qui érige l’homo-œconomicus en modèle de l’individu, égoïste et calculateur. Les choix d’orientation pourraient ainsi être considérés comme fonctions de la différence entre les coûts (financiers, mais aussi en termes de temps, d’efforts, de mobilité, etc.) anticipés des études, donc des probabilités de réussir ou d’échouer, et leur bénéfice espéré (valeur des diplômes sur le marché de l'emploi, etc.). C’est précisément cette rationalité supposée ou souhaitée que cet article entend interroger. Dans quelle mesure les élèves font-ils preuve de rationalité dans la construction et dans la formulation de leurs choix en fin de troisième puis de seconde, au regard du sens qu’ils donnent à leur orientation ? Sur quelles logiques cette rationalité repose-t-elle ?

Le projet, une catégorie polysémique

6Les choix d’orientation des élèves sont censés reposer sur leur projet. Au-delà des textes, cette exigence est très répandue chez les professionnels, en particulier chez les enseignants. À propos de l’orientation vers la voie professionnelle en fin de troisième, Géraldine André observe que les enseignants ont tendance à distinguer « d’un côté, des élèves qui font des choix “négatifs” et qui ne sont pas “motivés”, de l’autre, des jeunes appelés à un avenir, mus par une “volonté”, un “projet” » (2012, p. 108). Dans cette logique, il s’agit avant tout de faire correspondre ses choix scolaires à la finalité du parcours, le plus souvent exprimé en terme professionnel (exercer tel ou tel métier), parfois en terme académique (suivre telle ou telle cursus post-bac, voire rentrer dans telle ou telle école). Parmi les anticipations qu’il qualifie d’« opératoires », qui consistent, selon Jean-Pierre Boutinet, à anticiper un « futur personnel » que l’on « va chercher à faire advenir », le projet se distingue par son caractère « partiellement déterminé » (2010, p. 66-67). Il diffère en cela du plan, dont le caractère est plus « rationnel » ou « déterministe » et qui, en fonction d’un but ou d’un objectif à atteindre, définit un chemin à suivre, considérant « dans un même ensemble la fin poursuivie par l’action et les moyens pour l’atteindre » (idem). Il diffère également du souhait ou du vœu, « faiblement opératoires », qui sont « davantage des exercices de langage que de volition » (idem) et plus encore des « anticipations imaginaires », telles que l’utopie ou la science-fiction (ibid., p. 65).

Rationalité en finalité ou en valeur : un idéal-type à l’épreuve du terrain

7Depuis Max Weber (Weber, 1921/1995), la sociologie oppose classiquement deux formes idéal-typiques de rationalité, en finalité ou en valeur, selon que les actes et les choix des individus correspondent respectivement à la fin qu’ils recherchent ou aux valeurs auxquels ils adhèrent. La logique de projet semble relever du premier type de rationalité, si l’on considère la réalisation du projet, en l’occurrence d’orientation, comme finalité recherchée de l’éducation. Cependant, comme le souligne Jean-Pierre Boutinet, compte tenu de son caractère incomplètement déterminé, le projet « n’est jamais totalement réalisé, toujours à reprendre, cherchant indéfiniment à polariser l’action vers ce qu’elle n’est pas » (op. cit., p. 67). De sorte que le cheminement importe au moins autant que la finalité. En cela, le projet est toujours l’expression de l’élève non pas seulement d’un point de vue utilitariste, mais aussi du point de vue de ses valeurs et de son identité que les choix engagent dans l’immédiat. Ainsi, la seule opposition entre rationalité en finalité et rationalité en valeur semble insuffisamment heuristique pour saisir la rationalité à l’œuvre chez les lycéennes et lycéens lorsqu’ils construisent et formulent leurs choix d’orientation. D’une part, parce que ces deux types de rationalité cachent, dans le détail, une variété plus fine de critères de jugements sur lesquels les élèves fondent leurs choix. D’autre part, parce qu’il est parfois difficile de distinguer les actes et les choix selon qu’ils sont avant tout des moyens de parvenir à une fin ou bien plutôt l’expression de valeurs. C’est d’autant plus le cas que l’intérêt subjectif pour les savoirs et les apprentissages, qui témoigne d’un rapport a priori moins instrumental – mais plus légitime – à l’école n’empêche pas nécessairement l’importance d’un intérêt objectif à la réussite scolaire, comme moyen de la réussite sociale. La présente étude vise donc à saisir, en pratique, l’expression de la rationalité chez les élèves dans leur manière d’expliquer leurs choix scolaires récents ou à venir, en interrogeant notamment la fréquence de la logique de projet. L’article montrera que les élèves, très majoritairement, ont conscience des enjeux liés à l’orientation et qu’ils s’engagent quasiment tous dans une logique de projet. Cependant, l’usage de la catégorie polysémique du projet masque différentes manières d’anticiper l’avenir.

Méthodologie

9L’enquête consiste notamment en un suivi d’une cohorte de vingt-huit élèves (voir tableau n° 3 en annexes), constitué d’entretiens semi-directifs répétés chaque année en seconde, première et terminale. La nature de l’enquête, qui suppose de bien connaître les élèves suivis, ainsi que les différents contextes locaux, contraint la taille de l’échantillon. Sans prétendre à la représentativité, ce dernier n’en est pas moins diversifié (voir tableau n° 1), malgré la sur-représentation, notamment, des filles issues de milieux favorisées et scolarisées dans la voie générale. Les élèves des voies technologiques et professionnelles, sous-représentés, sont de ce fait concentrés dans une petite minorité de filières. En outre, à la sous-représentation des garçons et aux élèves issus des couches populaires s’ajoute une répartition assez déséquilibrée dans les différentes voies du lycée puisque ces derniers sont, relativement à leur poids respectif dans l’échantillon, davantage recrutés dans les filières professionnelles et technologiques que les filles et les élèves issus de milieux plus favorisés (voir tableaux n° 4 et 5 en annexes).

10Un premier entretien a été réalisé avec chaque élève, en classe de seconde, au cours du troisième trimestre 2021-2022, ou, pour compléter l’échantillon, en début de première, au cours du premier trimestre. À cette occasion, les élèves ont notamment été interrogés sur leurs choix d’orientation en fin de troisième puis en fin de seconde. Il s’agissait d’amener les élèves expliquer leurs choix, passés ou en cours, en évitant d’introduire auparavant des catégories préétablies. Le cas échéant, ces catégories, en particulier celle de projet, n’étaient ainsi introduites par l’enquêteur que dans un second temps, pour comprendre pourquoi elles n’avaient pas émergé spontanément dans l’entretien. Après transcription intégrale de douze premiers entretiens, une première lecture a permis de repérer les justifications produites par les élèves et, sur cette base, d’identifier les logiques sur lesquels reposent leurs choix et plus particulièrement leur usage de la catégorie de projet, afin d’en construire une ébauche de typologie. Cette dernière a ensuite été retravaillée au regard des seize autres entretiens, dont ont été retranscrits les extraits révélateurs des critères de jugements mobilisés par les élèves interrogés. Pour préserver l’anonymat des élèves interrogés, tous les prénoms ont été modifiés.

Résultats

Des points communs

Des élèves qui s’engagent tous dans le jeu

11Tous les élèves rencontrés jouent le jeu scolaire ou tout du moins essaient de le jouer. Ils ont conscience de l’importance décisive de la scolarité pour l’avenir, tant ils ont intériorisé le lien entre le niveau de diplôme et l’insertion professionnelle future, même s’ils l’expriment différemment. Ce sont ceux qui sont issus des milieux populaires qui ont le plus tendance à le mettre en avant de manière explicite, comme c’est le cas de Camille, qui estime que « tu es mieux pris quand tu as plus de… de diplômes », ou encore de Jorys (voir extrait n° 1).

Extrait n° 1 : « Si j'arrête avec un bac pro, euh, si j'vais par exemple dans une entreprise et il y a deux candidats à prendre, hors qu'moi, y a une autre, si l'autre personne a fait un BTS altern-, un BTS alternance ou non, ou une licence pro, alors que moi j'ai fait juste, j'me suis juste arrêté au bac, bah euh, ils vont plus prendre celui qui a pris, qui a fait BTS et sa licence pro que moi. »

12Dans ces deux entretiens, les élèves soulignent la dimension compétitive du marché du travail, laquelle apparaît comme la principale raison de s’engager dans le jeu scolaire. On ne retrouve pas cet argument dans les entretiens réalisés avec des élèves issus de milieux plus favorisés, en tout cas plus explicitement. En revanche, dans tous les cas, l’engagement dans le jeu scolaire se traduit notamment par l’importance accordée à l’élaboration d’un projet personnel d’orientation.

Le projet, une catégorie dominante mais plurielle

13À l’exception d’un élève, qui s’oppose explicitement à la logique du projet, tous évoquent l’avenir professionnel parmi les déterminants de leur choix, en soulignant la cohérence de ces derniers au regard de leur projet. L’expression de cette cohérence est pour beaucoup suffisamment intériorisée pour qu’elle soit spontanément soulignée par les élèves lorsqu’ils évoquent les raisons de leurs choix d’orientation. La catégorie de projet est-elle même mobilisée par l’ensemble des élèves, y compris lorsqu’il s’agit de la mettre à distance. Cela témoigne de la force avec laquelle la catégorie de projet s’impose chez les acteurs, non seulement chez les enseignants, mais aussi chez les élèves eux-mêmes, pour lesquelles elle apparaît comme la forme de rationalité légitime sur laquelle devraient reposer les choix scolaires. D’une certaine façon, s’inscrire dans cette logique de projet, en utilisant spécifiquement le terme, est apparu chez une partie des élèves comme une manière de donner lors des entretiens la réponse qu’ils estimaient attendues par l’enquêteur. C’est particulièrement le cas des élèves pour lesquels le lien entre le projet, encore très instable et/ou particulièrement floue, et les choix scolaires ne semblent pas évidents.

14De fait, derrière l’usage d’une même catégorie de projet se cache différentes manières d’anticiper dans l’avenir, plus ou moins abouties, plus ou moins définies. De sorte que chez certains élèves, cependant, le projet l’est davantage, se rapprochant de l’objectif ou encore du plan, tandis que d’autres l’esquissent plutôt sous les contours de l’envie, du désir, voire d’un futur plus ou moins imaginaire.

Essai de typologie des projets d’orientation

15Le projet, en tant que catégorie de pensée mobilisée par les élèves, s’écarte parfois de la définition théorique qu’en donne Jean-Pierre Boutinet. Dans les entretiens, les élèves mobilisent cette catégorie pour désigner en pratique trois manières idéal-typiques différentes d’anticiper l’avenir : le projet comme objectif en cours de réalisation ; le projet comme feuille de route ; le projet comme esquisse (voir tableau n° 2).

Le projet comme objectif en cours de réalisation

16Pour une partie des élèves, le projet, toujours formulé en termes professionnels, apparaît comme un objectif concret et tangible, déjà en cours de réalisation dans le cadre des cours et, le cas échéant, à l’occasion des stages. C’est particulièrement le cas chez les élèves de la voie professionnelle et chez ceux qui envisagent de s’orienter vers une filière technologique à l’issue de la seconde : interrogés sur leur choix, ils font d’abord référence à un métier assez précis, en fonction duquel ils se sont orientés dans telle ou telle filière, considérée non seulement comme le moyen le plus direct d’y accéder, mais aussi d’apprendre le métier.

17Sur sept lycéens et lycéennes de seconde professionnelle interrogés, tous issus de milieux populaires par ailleurs, seuls deux d’entre eux font référence à un projet flou. Lola, scolarisée en seconde professionnelle GATL, se projette bien le domaine des ressources humaines, mais envisage de poursuivre ses études autant que possible, éventuellement jusqu’au master. Quant à Émeric, il évoque simplement le domaine de l’audiovisuel ou du cinéma. Il espérait, en seconde TNE, faire davantage d’informatique, et affirme s’être « fait avoir avec le nom ». De sorte qu’il regrette son orientation, qu’il avait d’ailleurs choisi par défaut, compte tenu de ses résultats scolaires, jugés fragiles par ses enseignants au collège, et de la proximité géographique avec son lieu de résidence.

18Les cinq autres évoquent d’eux-mêmes un métier précis, de sorte que le regroupement récent, en seconde professionnelle, des différentes filières autour de famille de métier, ne fait pas sens pour eux. Ainsi, ils font exclusivement référence au baccalauréat qu’ils comptent préparer et n’ont parfois même pas l’impression d’avoir un choix à faire en fin de seconde, tant celui-ci n’est pas réinterrogé. C’est que le projet de ces élèves est d’abord fondé sur leur goût anticipé pour le métier visé, tel qu’ils se le représentent. Pour autant, ce projet professionnel est en fait assez récent. Il s’est imposé en classe de troisième alors que se rapprochait le moment de formuler leur choix d’orientation, comme c’est le cas de Jorys qui, après quelques hésitations, a choisi d’entrer en seconde TNE en vue de devenir électricien, comme son père et son grand-père. Il en va de même pour Amandine qui s’est orientée en seconde GATL afin de devenir comptable, métier qu’elle a découvert en regardant des films et des séries. Si Jorys a été reçu par une psychologue de l’Éducation nationale, Amandine n’a bénéficié que du conseil d’un ami, qui savait que cette filière permettait ensuite de devenir comptable. Ni l’une ni l’autre n’envisageait, avant leur entrée en seconde, les étapes futures de leur projet. Ainsi, ce n’est qu’en seconde que Jorys a envisagé une poursuite d’étude post-bac, après qu’il a découvert l’existence de BTS et de licences professionnelles. En définitive, chez ces élèves, le projet, qui les amène à faire un choix précoce, est paradoxalement assez peu renseigné et le chemin assez flou malgré une idée très précise du métier visé.

19Deux élèves ayant choisi de s’orienter vers la filière STMG formulent également leur projet comme un objectif. C’est notamment le cas d’Arthur, fils d’un gardien de la paix et d’une agente administrative de l’État. Il rencontre en effet depuis le début de sa scolarité des difficultés, en raison desquelles il a été suivi à plusieurs reprises chez une orthophoniste. En quatrième, après un diagnostic de dysorthographie, des aménagements sont mis en place en classe. De fait, il a conscience que ses résultats, un peu justes, ne lui permettent pas de poursuivre sereinement dans la voie générale, de sorte qu’il est amené à s’interroger sur son orientation. Il fait référence à deux métiers entre lesquels il hésite encore, agent immobilier ou vendeur dans une concession automobile, mais pour lesquels le choix de la filière STMG apparaît tout à fait adapté. Quant à Tarek, immigré en France vers l’âge de dix ans, il s’agit d’un choix de repli, alors que son projet est doublement contrarié. Il souhaitait en effet devenir architecte et avait d’ailleurs réalisé son stage de 3^e dans un cabinet d’architecture, mais il comprend en seconde qu’il ne pourra y parvenir compte tenu de ses résultats scolaires. Sur les conseils de la proviseure adjointe de l’établissement, il se tourne donc vers le métier de conseiller indépendant en immobilier. Un stage d’une semaine lui est proposé en fin d’année en bac pro immobilier, confirmant la pertinence de ce projet selon lui. Cependant, son père refuse l’éventualité d’une orientation dans la voie professionnelle, craignant qu’il ne s’agisse pas d’un véritable baccalauréat. D’où une orientation en 1^re STMG, acceptée par le conseil de classe malgré des réserves, qui apparaît alors comme le choix le plus cohérent avec son projet.

20Certes, des biais dans la constitution de l’échantillon (sélection des élèves via l’établissement, auto-sélection) peuvent expliquer que les élèves interrogés soient en phase avec les attentes de l’institution D’autant que, interrogés sur leurs choix passés, les élèves ont aussi pu mettre en récit leur parcours. De fait, pour la majorité d’entre eux, le choix de la voie professionnelle ou technologique n’apparaît pas comme un choix par défaut. Toutefois, ces limites ne remettent pas fondamentalement en cause l’importance du projet chez les élèves. Le cas de Tarek est à ce propos très éclairant : encore très contrarié lorsque je le rencontre, d’autant qu’il s’attend à une décision négative du conseil de classe, le projet apparaît comme le seul élément encore susceptible de donner un sens à sa scolarité, lui qui ne comprend pas comment il est passé du statut de très bon élève en Algérie au statut d’élève en grande difficulté en France et qui évoque, entre autres, le racisme de certains enseignants.

Le projet comme feuille de route

21Chez d’autres élèves, davantage issus du pôle économique des couches moyennes et supérieures et scolarisés dans la voie générale, le projet professionnel est nécessairement plus lointain et, de ce fait, plus incertain, quoi que déjà assez précis. Comme une feuille de route ou comme un plan, pour reprendre la typologie de Jean-Pierre Boutinet, il « se caractérise par son insistance sur les phases intermédiaires par lesquelles doit passer l’action (étapes, le cas échéant stratégies à mettre en œuvre) pour atteindre le but ou l’objectif fixé » (Boutinet, 2010, p. 66).

22Tifenn, élève dans un lycée au cœur de Paris, fille d’une cadre supérieure dans un établissement public et d’un expert-comptable, m’indique dans l’entretien souhaiter devenir pédiatre, sans nécessairement considérer cette idée très précise comme définitive. En revanche, elle connaît d’ores et déjà les modalités d’accès en médecine, y compris certaines subtilités telle que l’existence de voies d’accès distinctes suite à une récente réforme. De même, Alexandre comme Théo, dont les parents sont respectivement professeure des écoles et ingénieur et professeure d’EPS et capitaine de police, qui souhaitent devenir ingénieurs, ont choisi chacune de leurs spécialités en fonction des attendus des écoles : mathématiques, physique-chimie et sciences de l’ingénieur. Théo sait qu’il faudra en fin de première abandonner la troisième spécialité, à regret, conformément aux exigences des écoles. Par la suite, il envisage d’ores et déjà une prépa intégrée, qui a l’avantage à ses yeux de sécuriser le parcours post-bac.

23De même, Laura, élève au lycée François Goblot et également issue du pôle économique des classes supérieures, a élaboré son projet comme une feuille de route. Outre une réflexion poussée sur les différentes étapes de son orientation avant d’atteindre son rêve, elle envisage en même temps une option de secours. Son projet, devenir joueuse de golf professionnelle, n’a rien d’irréaliste : elle pratique en effet ce sport à haut niveau et bénéficie de ce fait d’horaires aménagées. Néanmoins, elle a conscience que le chemin ne sera pas évident et envisage à l’éventualité d’un échec. C’est pourquoi, tout en poursuivant « [son] rêve », Laura a construit, de façon assez précise, un projet d’études aux États-Unis, lui permettant de concilier une pratique du golf à haut niveau et un plan B. Dans cette perspective, elle a renoncé à une autre idée, en l’occurrence des études de droit dans la perspective de devenir avocate, préférant des études de commerce, lesquelles demandent selon elle moins d’investissement et sont de ce fait plus compatibles avec une pratique sportive de haut niveau (voir extrait n° 2).

Extrait n° 2 : « Tout à l’heure tu me parlais de réalisme, en opposition au rêve de faire du golf. Ce serait quoi du coup, un avenir plus réaliste ?
– Quand j’ai… quand j’étais petite et que je… je pensais au golf dans un coin de ma tête, j’ai toujours voulu être avocate, mais on m’a dit que c’était pas possible parce que bah avec le golf, tu peux pas prendre… si tu veux faire du golf, tu peux pas prendre bah, un choix d’études trop important. Et le droit américain c’est trop, c’est trop compliqué. Donc j’ai… j’ai… j’ai laissé tomber, on va dire, mais… non, je pense des études de commerce ou dans le business, ça, ça m’intéresse. »

24En fin de seconde, elle a donc choisi ses spécialités en cohérence avec ce projet : anglais et mathématiques, indispensables pour « avoir une bonne fac » aux États-Unis, ainsi que SVT, matière qu’elle apprécie et dans laquelle elle obtient de bons résultats, mais qu’elle abandonnera en terminale.

25En seconde, les problématiques soulevées par ces élèves ne sont donc pas celles des choix les plus immédiats, lesquels ont été anticipés, au moins depuis la troisième, en fonction de leur projet d’orientation, mais bien de réfléchir aux étapes suivantes afin d’en avoir une vision claire et, éventuellement, d’envisager dès à présent des solutions de repli. Pour cela, ces élèves effectuent plus précocement que les autres un travail pour s’informer et se renseigner sur les subtilités des différentes formations proposées, notamment dans l’enseignement supérieur, et sur les différentes voies qui s’offrent à eux pour réaliser leur projet.

Le projet comme esquisse

26Chez la majorité des élèves de la voie générale, le projet professionnel apparaît plus flou ou tout du moins plus incertain. Il relève moins d’un but à atteindre que d’une envie. D’une certaine façon, son horizon lointain le rapproche davantage du projet rêvé.

27À l’extrême, le projet n’existe pas, comme c’est l’affirme Marius, fils d’un professeur certifié de mathématique et d’une professeure des écoles, alors que je l’interroge sur son projet (voir extrait n° 3).

Extrait n° 3 : « C'est pas quelque chose, y a des gens, ils savent très bien, moi j'veux faire couturier, moi j'veux faire costumière, moi j'veux faire, euh, mathématicien, moi j'veux être prof. Moi c'est plus un, un grand ensemble. »

29Le cas de Marius est certes isolé mais révélateur. Chez lui comme chez les autres bons élèves issus du pôle culturel des couches moyennes et supérieures, « ce n’est pas l’anticipation, plus ou moins imaginaire, de l’avenir social et professionnel qui donne sens, de l’extérieur, à la scolarité et (éventuellement) à ce qu’on peut y acquérir, c’est la réussite scolaire et le goût, l’intérêt pour tel ou tel domaine du savoir qui président souvent à la formation du choix ou de l’imaginaire professionnel » (Rochex, 1992, p. 109). Même lorsqu’ils évoquent un projet professionnel, celui-ci n’est pas tant fondé sur une représentation claire du métier. Il résulte davantage d’une logique introspective, où le métier est envisagé comme la possibilité de se réaliser, parce qu’il correspond à ce que l’on est, à son profil personnel. Dans tous les cas, le projet reste incertain, lointain, et n’est donc pas déterminant dans les choix scolaires opérés par les élèves. En définitive, la question de l’orientation semble secondaire chez ces élèves par rapport à celle de la scolarité elle-même. On peut néanmoins supposer qu’une telle attitude ne soit possible qu’à la condition d’avoir un rapport suffisamment serein et confiant à l’avenir.

30Chez une partie de ces élèves, elle s’accompagne d’ailleurs d’une logique de report des choix décisif, comme c’est le cas de Léonie, scolarisée dans un grand lycée au cœur de Paris a choisi les spécialités mathématiques, physique-chimie et SVT, correspondant à l’ancienne série S (voir extrait n° 4).

Extrait n° 4 : « Moi, la seconde générale, bah parce que ça ouvrait plus de portes, on va dire, si on savait pas exactement c'qu'on voulait faire, et surtout, moi, ça fait longtemps, je sais que je voudrais être vétérinaire. Bon, ça change un peu, dans ces, dans ces dernières années, parce qu'il y a beaucoup d'choses qui changent, mais euh, du coup, pour faire ça, vaut mieux aller dans une seconde générale, ça c'est sûr. »

31Outre son goût pour les sciences, ce choix apparaît également comme celui qui ouvre un maximum de portes, comme peut l’être plus tard la classe préparatoire (Daverne et Dutercq, 2013, p. 80 et sq.). La logique du report s’accompagne chez les élèves interrogés d’un certain nombre de stratégies scolaires mises en œuvre parfois précocement par les parents, afin de mettre toutes les chances du côté de leur enfant et pourquoi pas de viser l’excellence. Si ces stratégies peuvent se manifester très tôt, à travers le choix de l’école élémentaire puis du collège (van Zanten, 2009) et des options suivies, le choix du lycée apparaît pour certaines familles comme un moment plus décisif encore. À Paris, tout particulièrement, la formulation des vœux sur la plateforme Affelnet est vécue par certains élèves que j’ai interrogés comme un moment de grande anxiété qui apparaît comme une répétition générale avant Parcoursup.

32Chez d’autres élèves, cependant, plus souvent issus de milieux moins favorisés socialement, le projet comme esquisse semble témoigner davantage d’un certain détachement vis-à-vis de leur scolarité, d’autant plus que leurs résultats sont jugés insuffisants et qu’ils rencontrent des difficultés scolaires croissantes. C’est le cas d’Émeric, déjà évoqué, ou encore d’Ayoub. Né en Algérie, il réside en France depuis l’âge de sept ans avec sa mère, infirmière, et son beau-père, informaticien. En primaire puis au collège, il se décrit comme un bon élève, obtenant de bons résultats et participant beaucoup en classe, mais en même temps comme peu travailleur et, surtout, perturbateur. Il rencontre en seconde davantage de difficultés sur le plan scolaire, mais s’oriente en première générale, sur les conseils de son père, pour ne pas se fermer des portes. Il évoque, pour la suite, une école de commerce pour faire du management, même s’il reconnaît ne pas savoir très précisément de quoi il s’agit (voir extrait n° 5).

Extrait n° 5 : « J'suis pas définitif parce que j'connais, euh, le métier, mais j'ai pas encore eu de retour d'expérience ou, en fait, je ne saurai pas le définir vraiment. Voilà, je sais que c'est communiquer avec les entreprises, euh, voir les côtés économiques et, voilà, surtout gérer la com quoi. Mais après p't-être qu'il y a d'autres côtés que j'connais pas : gérer une équipe, tout ça, euh, ça j'l'ai ja- vraiment, j'l'ai jamais vraiment vu, et c'est ça qui aurait été sympa avec la STMG. »

33Ce projet s’inscrit, plus généralement, dans une volonté affichée de réussir grâce à l’école et de réparer dans le futur les erreurs passées, ce qui suppose, comme il le souligne à plusieurs reprises, d’arrêter les « bêtises », à l’école comme en dehors. Cependant, ce projet apparaît également comme une manière de se raconter, à la fois pour donner le change à son interlocuteur, en l’occurrence l’enquêteur, et pour se donner le temps de changer. En définitive, le projet comme esquisse est ici un récit de soi, pour les autres et pour soi, qui permet aux jeunes de poursuivre leur scolarité malgré une contradiction, sans pour autant la résoudre.

Discussion des résultats et conclusion

La question des enjeux

34Les résultats de cette enquête rejoint celui d’autres travaux qui, dès les années 1980, pointent l’importance croissante de l’enjeu scolaire pour les familles populaires (Beaud et Pialoux, 1999; Terrail, 1984). De sorte que les parents se mobilisent fortement, en particulier autour des devoirs scolaires (Kakpo, 2012), malgré une certaine incompréhension réciproque entre eux et l’institution, qui peut autant les amener à un surinvestissement qu’à une certaine méfiance voire à une forme de résistance aux attentes de l’école (Thin, 1998). L’enquête montre que les lycéennes et lycéens, dans leur grande majorité, poursuivent la mobilisation familiale en s’engageant à leur tour dans leur scolarité. Cela se traduit également chez eux par l’élaboration d’un projet censé donné du sens à cette scolarité.

35De fait, la présente étude n’est pas suffisante pour démontrer l’existence d’un effet socialisateur des réformes mises en œuvre ces dernières années au lycée et à l’entrée de l’enseignement supérieur. Une telle hypothèse qui mériterait un travail comparatif approfondi. En revanche, l’étude montre que la logique du projet est dominante chez la grande majorité des élèves. Ils répondent ainsi aux attentes de l’institution scolaire, que les récentes réformes ont renforcées. Pour autant, cette logique du projet est en fait plurielle. Formulé comme objectif ou dans une moindre mesure comme plan, il n’a de sens que rapporté à une finalité professionnelle, en dehors, donc, de la scolarité elle-même, laquelle est considérée comme un moyen de parvenir à une fin. Quant au projet comme esquisse, s’il lui est parfois reproché d’être plus flou, moins abouti, il peut néanmoins être valorisé par l’institution dès lors qu’il apparaît, chez un élève en situation de réussite, comme le reflet de son goût d’un pour certaines matières, par lequel il souligne l’importance de l’école dans ce qu’elle a d’intrinsèquement intéressante, tout en manifestant un rapport a priori désintéressé à la scolarité.

36Il n’est pas étonnant de constater que la rationalité sur laquelle s’appuient les élèves pour faire leurs choix d’orientation soit en fait fortement différenciée, malgré le recours dominant à la catégorie commune et polysémique du projet. En effet, Joannie Cayouette remarque que « les classes populaires se sont approprié l’enjeu [scolaire], non les règles du jeu » (2016, p. 11). Il faut dire que ces règles sont rarement explicitées, ce d’autant plus qu’elles sont difficilement objectivables, y compris pour les scientifiques. En effet, de mêmes contraintes et de mêmes procédures peuvent se traduire de manières très différentes. Ainsi, nul doute que l’opacité des critères de classement et donc de sélection des candidatures (Grenet, 2022) dans les différentes formations cache des différences en fonction des établissement et même des formations en leur sein. De fait, les règles du jeu et ses enjeux sont présentés différemment aux élèves. Ces derniers ne peuvent donc pas les appréhender de la même manière, ce d’autant plus que leur perception est également fonction des dispositions qu'ils ont développées tout au long de leur parcours biographique. Jean-Yves Rochex souligne ainsi que « les enjeux scolaires, la manière dont chaque jeune – et tout particulièrement les jeunes d’origine populaire – aborde et négocie les problèmes et les moments décisifs de sa scolarité, ne sauraient être compris indépendamment de leur histoire familiale, des contradictions et continuités qui s’y nouent dans les rapports de génération » (1995, p. 11).

Conclusion : mieux accompagner les élèves dans la construction de leur projet ?

37Compte tenu de ces résultats, cette étude invite à réinterroger l’articulation entre le projet d’orientation de l’élève et son rapport à la scolarité. Si l’engagement dans une logique de projet peut apparaître comme une source de (re)motivation pour les élèves, susceptible de favoriser leur engagement dans leur scolarité, Jean-Yves Rochex montre les limites de cette approche : « à rabattre la question du sens sur celle de l’utilité, bon nombre de discours et de pratiques visant à ne justifier la scolarité que de sa fonction de préparation de l’avenir social et professionnel courent le risquent d’enfermer les jeunes d’origine populaire dans un rapport au savoir et à l’école qui ne leur permet pas de comprendre quel est le sens du savoir, quelle est la spécificité de l’école et de ses activités » (Rochex, 1992). La prise en compte de la diversité des usages et les expressions de la logique de projet chez les élèves permettrait sans doute de prolonger cette étude, en montrant les effets différenciés de l’injonction au projet chez les élèves. En effet, la manière dont les élèves s’engagent dans la logique de projet pourrait être appréhendée comme l’expression de leur rapport à leur scolarité.

38Dès lors, l’article interroge également les politiques d’orientation. En se concentrant sur l’information et l’accompagnement des élèves dans l’élaboration de leur projet, elles font souvent comme si l’orientation des élèves dépendait avant tout de leur capacité à se projeter dans l’avenir, alors même qu’elle est d’abord le résultat des résultats scolaires (Broccolichi et Sinthon, 2011). Ces mêmes politiques ignorent en revanche que la projection des élèves dans l’avenir ne dépend pas seulement de leur possibilité d’accéder à l’information et, surtout, de se l’approprier, mais plus encore qu’elle suppose de donner du sens à la situation présente et passée. De sorte que ce sont bien les élèves dont les résultats scolaires sont les plus faibles qui semblent également avoir le plus de difficulté se projeter. Le risque est alors celui d’une fuite en avant dans des projets précis (objectifs), mais déconnectés de leur expérience scolaire, ou dans des projets flous (esquisses) qui témoignent avant tout de leur sentiment d’être perdus dans leur scolarité et de n’avoir pas prise sur le réel. S’il est sans aucun doute indispensable d’accompagner les élèves, c’est donc avant tout leur rapport à la scolarité qui devrait être travaillé, bien plus que leur projet, lequel ne peut être que second.