1Depuis la loi relative à l'orientation et à la réussite des étudiants (ORE), les formations universitaires ont la possibilité de limiter leurs capacités d’accueil. L’augmentation des effectifs étudiants, les difficultés d’encadrement et d’accueil dans les locaux universitaires peuvent contraindre certaines équipes pédagogiques à limiter le nombre d’étudiants en première année. Les enseignants des départements réunis en commissions d’examen des vœux vont alors classer les candidats. Cela est fait selon les critères d’acceptation propres à chaque filière et selon le nombre d’étudiants qu’elles acceptent de recevoir en première année. Dès lors, on peut affirmer que l’entrée dans l’enseignement supérieur devient sélective et de nombreux chercheurs actent l’instauration avec la loi ORE et Parcoursup de la sélection à l’entrée à l’université (Chauvel et Hugrée, 2019 ; Pasquali, 2021 ; Hugrée et Poullaouec, 2022).
- 1 Selon les données issues de Parcoursup les dispositifs oui-si concernent au final un effectif assez (...)
2Accompagnant la loi ORE, des dispositifs d’aide à la réussite ont été développés et financés par le Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation (MESRI). Des lors, les commissions d’examen des vœux attribuent quelques places à des candidats dont les capacités de réussite semblent moins assurées. La proposition d’acceptation sur Parcoursup est conditionnée à l’engagement des candidats dans un dispositif d’aide à la réussite. Les candidats reçoivent la réponse : « oui-si » via Parcoursup1.
- 2 Cette question prolonge celle énoncée par Hugrée et Poullaouec qui s’interrogent sur la résignation (...)
3Nous questionnons la manière dont les acteurs universitaires s’approprient les dispositifs oui-si, les font exister ou ce qu’ils en pensent2. Au-delà, nous tentons d’analyser les raisons de leur investissement qui n’est pas sans répercussions sur la transformation de l’université aujourd’hui.
4Ici, la « réussite » de ces dispositifs n’est pas interrogée, même si nous savons par ailleurs que leur effet global sur la présence aux examens et la moindre propension au décrochage, n’est pas significatif (Fernex, 2022). Depuis l’échec du plan réussite en licence (Perret et Morlaix, 2014 ; Annoot et Étienne, 2012) ou d’autres dispositifs plus locaux, comme les « cordées de la réussite » (Kennel, 2020), la littérature scientifique a fréquemment démontré la relative inefficacité des mesures locales et ponctuelles. La réussite ou l’échec à l’université dépendent surtout du parcours scolaire antérieur (Michaut 2012 ; Morlaix et Suchaux, 2012) et les écarts cognitifs qui se creusent aujourd’hui en fonction des baccalauréats et/ou des lycées d’origine ne vont que confirmer ce constat (Terrail, 2020).
- 3 La recherche Choix, Orientation, Motivation, Parcours, Accompagnement, Réussite des Étudiant.es – L (...)
- 4 Une université parisienne, trois grosses universités de province et cinq universités de province et (...)
5Dans le cadre d’une recherche collective et financée par le MESRI sur les dispositifs oui-si3, nous avons travaillé avec vingt-deux entretiens semi-directifs d’acteurs et actrices de la gouvernance d’universités mais aussi d’enseignant·es-chercheur·es et d’ingénieur·es pédagogiques plus ou moins impliqué·es dans les processus de mise en place du dispositif oui-si de neuf universités4. Nous nous intéressons aux discours des acteurs et actrices universitaires sur le dispositif oui-si.
6Pour ce faire, nous nous appuyons sur les études développées par Boltanski et Thévenot (1991) qui mettent en évidence les modes d'équivalence, d'ajustement et de justification par lesquels les acteurs produisent des accords et coordonnent leurs actions, c'est-à-dire la manière dont ils créent des ordres de justice et auxquels ils se réfèrent pour dénoncer une injustice. La sociologie pragmatique présuppose que les acteurs et actrices ont des capacités critiques qui sont utilisées de plus en plus fréquemment dans la société moderne (Boltanski, 1990). Ainsi, c'est le rôle du chercheur de travailler dans une perspective globale en écoutant attentivement leurs récits qui apportent des éléments de compréhension de la pratique sociale.
7Les auteurs de la sociologie pragmatique partent des théories de la philosophie politique pour identifier des structures cognitives ou des principes de justice basés sur la conception morale du bien commun supérieur, à un premier niveau, et un ensemble d'actions et d'interactions, à un second niveau. La médiation symbolique et axiologique entre ces deux niveaux est appelée « cités » (Boltanski, 1990). Les cités sont des normes de justice qui précèdent les individus et qui leur permettent de se positionner selon une mesure de grandeur par rapport aux autres individus. La sociologie pragmatique propose des types idéaux afin de mieux les comprendre. Ces types idéaux sont appelés logiques d'action et, selon les auteurs, ils permettent d'analyser la conduite humaine en tenant compte de la relation de l'acteur avec les objets et le sens de la justice. Si Boltanski avec Thévenot (1991) et puis avec Chiapello (1999) proposent sept cités, notre étude d’analyse et de modélisation des discours des acteurs et actrices enquêtés a identifié trois cités : industrielle, civique et domestique.
8Dans une première partie de l’article, nous proposons une réflexion sur la méthodologie de recueil de données, surtout en ce qui concerne le difficile accès au terrain. Ensuite, nous décrirons les trois idéaux-types identifiés dans notre corpus. Pour finir, nos résultats nous amènent à une discussion sur la manière dont des initiatives et des pratiques pédagogiques individuelles (certes dans le cadre d’un dispositif imposé au niveau national) introduisent une pensée inspirée des politiques néo-libérales dans l’enseignement supérieur.
- 5 Initialement nous nous sommes engagées à développer une partie de cette recherche qui devait rendre (...)
9Impliquées dans une recherche collective portant sur les oui-si5, nous avons dans un premier temps mené une enquête exploratoire en contactant les universités via les acteurs sensément engagés dans ces dispositifs. À dire vrai, les difficultés rencontrées pour accéder au terrain ont attisé notre curiosité. Nous avons alors complété le questionnement initial par une investigation sur les effets de ces dispositifs dans les pratiques professionnelles des acteurs et actrices de l’enseignement supérieur.
10Il semble que trois grandes raisons permettent de comprendre cette réticence à accepter des entretiens : le manque de coordination collective, l’improvisation des modes de sélection et des dispositifs et l’ambigüité dans laquelle se retrouve les enseignants du supérieur (sélection versus conditions d’accueil des étudiants).
- 6 La description de nos enquêtés se lit de la manière suivante : responsabilité, statut, type d’unive (...)
11Les dispositifs sont très hétérogènes et souvent bricolés. Les choix des dispositifs mis en place ne sont jamais justifiés par des résultats de recherches théoriques mais plutôt par une sorte de rationalité pratique, expérientielle, une sorte de « bon sens pédagogique ». Nous n’avons quasiment jamais rencontré un modèle commun de dispositif, même dans le cas où il y a une gestion centrale des oui-si. Les modes de sélection peuvent être uniformes, mais les modalités des dispositifs mis en place sont le plus souvent différentes et l’inverse se vérifie aussi. Certaines formations organisent des tests de positionnement et réintègrent dans leurs effectifs oui-si, des étudiants qui ne l’avaient pas été préalablement via Parcoursup quand d’autres oui-si, à l’inverse, sont finalement dispensés des accompagnements, alors que pour d’autres universitaires encore cette pratique serait totalement illégale. Il est de fait compliqué de connaître les critères qui prévalent au classement des candidats oui-si et impossible de rendre compte d’une règle de classement. Notre enquête confirme les remarques de la cour des comptes quant au manque de transparence des modes de sélection des formations (Cour des comptes, 2020). Nous n’avons pas rencontré d’uniformité dans les règles de sélection des oui-si, ni selon les départements ni même d’une année sur l’autre dans une même formation « ils ont des stratégies comme ça, qu'ils ajustent un peu d'année en année » (Vice-Président, Professeur d’Université, grosse université de province, sciences physiques)6. Les membres des commissions d’examen des vœux classent souvent dans l’urgence sans avoir suffisamment le temps et l’énergie de discuter collectivement de la pertinence et surtout du caractère juste de leurs décisions (Clément et Couto, 2019).
12Plus globalement, ce constat renvoie aux ajustements locaux et circonstanciés que connaît l’université (même dans l’application d’une mesure nationale) et au manque de coordination entre les gouvernances des universités et les formations, voire même au sein d’un même département : « L’institution universitaire, bien loin de former une communauté homogène, se caractérise par une faible emprise des politiques d’établissement et une faible portée des coordinations d’ensemble esquissant des régulations organisationnelles qui renvoient à des modalités d’ajustement discrètes et difficilement commensurables » (Guillaud et al., 2021, p. 74). Comment dès lors accepter de rendre compte d’une pratique bricolée et nébuleuse ?
- 7 De manière générale, peu d’enquêtes mesurent efficacement la réussite des étudiants dans le cadre d (...)
- 8 Ajoutons également que nous annoncions systématiquement à nos enquêtés que nous participions à une (...)
13L’absence d’évaluation des dispositifs7 ajoutée à l’opacité de l’attribution des budgets accentue la crainte que pourraient représenter des chercheurs8 curieux d’examiner ces dispositifs. Un ingénieur d’études, membre d’un service universitaire de pédagogie s’est finalement abstenu de répondre à nos questions prétextant qu’une autorisation par la vice-présidence de l’université lui paraissait indispensable. Demande d’autorisation qui est restée sans réponse de la part de la présidence de cette université, malgré nos relances téléphoniques.
14Enfin, peut-être que l’ambiguïté dans laquelle sont les enseignants-chercheurs aujourd’hui rend ces derniers mal à l’aise pour accepter un entretien. Ils sont opposés à la sélection sur le principe mais leurs conditions de travail ne leur permettent pas d’accueillir tous les candidats. « L’embarras universitaire actuel n’est ainsi que le résultat de l’alliance - politiquement improbable - de la hantise du nombre avec l’impuissance à tenir en actes la fiction de la démocratisation scolaire. (…) Tout ça met les personnels de l’université dans l’embarras. Contradiction entre l’esprit avec lequel on fait ce métier et les conditions dans lesquelles on travaille » (Hugrée et Poullaouec, 2022, p. 27).
- 9 Whaller est un réseau social. Une section, nommée « oui-si » réunit des acteurs et actrices engagés (...)
15Si, au départ, nous contactions les universités par le biais des vice-présidences ou des services universitaires de pédagogie, nous avons étendu notre investigation par le biais d’interconnaissances et du réseau social Whaller9 (qui nous a été présenté par un enquêté). En raison des distances géographiques et des restrictions liées aux conditions sanitaires, nos entretiens ont été réalisés par visioconférence (pendant les confinements 2020-2021). Une fois les entretiens retranscrits, nous nous sommes attachées à classer par grande thématique les parties d’entretien. La première étape du classement, puis de l’interprétation est un mode d’analyse courant en sociologie qui permet de rendre compte des discours des enquêtés pour aller vers l’interprétation puis vers l’analyse (Lahire, 2007). Entre la peur de trahir les enquêtés en surinterprétant leurs discours ou à l’inverse de ne faire que répéter le contenu des entretiens (Passeron, 2006), travailler par étapes en classant, interprétant, comparant, analysant puis modélisant grâce aux idéaux-types reste à notre sens une garantie de scientificité du travail de sociologue. La comparaison des parties d’entretien a permis de dépasser la seule comparaison entre enquêtés pour aller vers la modélisation d’idéaux-types (Schnapper, 2012).
16Construire des idéaux-types permet de rendre intelligible la réalité, d’aider à la comprendre (Schnapper, 2012). Nous avons choisi de constituer trois idéaux-types, inspirés de la théorie des conventions (Boltanski et Thévenot, 1991) afin d’éclairer le rapport qu’ont les acteurs vis-à-vis des dispositifs oui-si, ce qu’ils en pensent, ce qu’ils en font. Chaque enquêté ne se retrouve pas intégralement dans l’un ou l’autre idéal-type : « Dans tous les cas, contrairement à la classification, l’élaboration d’une typologie ne consiste pas à regrouper des personnes ou des situations sociales sous un critère particulier mais à élaborer des relations abstraites entre les hommes ou les situations sociales » (Schnapper, 2012, p. 300).
17C’est bien l’analyse typologique qui a fait sens pour rejoindre le micro et le macro. Les trois idéaux-types éclaircissent les ressentis, les impressions d’un changement de paradigme de pensée à l’université. Cette analyse par idéaux-types rend compte à notre sens du passage d’une université égalitaire, juste et universaliste vers une université concurrentielle, individualiste et, au fond, plus proche de la pensée néo-libérale.
18Une première catégorie rassemble des acteurs et des actrices investis dans les dispositifs oui-si y voyant l’opportunité de mettre en place ce qui est aujourd’hui couramment qualifié d’innovation pédagogique. Cette catégorie que l’on a nommé les « innovateurs » reprend les termes de la cité industrielle : l’efficacité, la performance, l’innovation, le pari sur l’avenir, la réponse utile aux besoins (Thévenot et Boltanski, 1991).
19Pour les innovateurs, ce n’est peut-être pas tant la réussite des étudiants et des étudiantes (même s’il leur paraît important de pouvoir mesurer l’efficacité des dispositifs) qui prédomine que de rendre l’image d’une université moderne, efficace et allant de l’avant. L’action des innovateurs est déclenchée par l’énergie d’un enseignant, l’élan d’une équipe ou par l’injonction de la gouvernance universitaire, ou même du rectorat : « ils ont envie qu'on se positionne dessus et que les choses avancent » (responsable dispositif, enseignant-chercheur, université de province, sciences). Dire qu’il faut que « les choses avancent » c’est supposer que la pédagogie universitaire s’assoupie dans une sorte d’inertie. C’est l’adhésion à un fond discursif commun qui décrédibilise les pratiques pédagogiques universitaires (Garcia, 2008 ; Millet, 2012 ; Tralongo et Noûs, 2022).
- 10 Bien entendu, les « innovations pédagogiques » ne sont jamais réellement définies. En réalité, au c (...)
- 11 Il s’agit d’une initiative du ministère, mais elle est administrée par un acteur engagé dans un dis (...)
20Pour les innovateurs, les dispositifs oui-si sont le moyen de mettre en place des innovations pédagogiques10 qui comprennent des techniques pour la sélection, la mise en place du dispositif et son évaluation. Dans cette même logique industrielle les innovateurs expriment une réelle envie de collaboration et de mener des actions « innovantes ». C’est le cas de la plateforme Whaller Oui-si11 évoquée précédemment.
21Avec Parcoursup, de nombreuses filières ont créé des algorithmes de sélection qui ont été discutées localement (ou pas). Au niveau national la filière Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives (STAPS) s’est organisée pour standardiser un même algorithme : « En STAPS on était plutôt les bons élèves, on a été les premiers à mettre le oui-si » (ancien responsable L1, université de province, professeur agrégé détaché dans le supérieur - PRAG -, STAPS). L’algorithme créé et pensé par la conférence des doyens et directeurs de département de STAPS a facilité le travail des commissions d’examen des vœux. Selon un responsable de licence première année de STAPS d’une université de province, « c’est un outil fiable, la C3D a donné toute la marche à suivre, ça passe dans une moulinette et ça ressort champ par champ, c’est hyper détaillé (…) La C3D a pris la main et a offert un truc clé en mains. Les gens par les temps qui courent ils sont débordés, ça fonctionne, ça marche, tout le monde est content ! » (ancien responsable L1, université de province, PRAG, STAPS). L’outil technique semble efficace et répond aux besoins immédiats des acteurs et actrices interrogé·es.
22L’action des innovateurs est peut-être liée à leur statut, puisque cette catégorie rassemble les discours des personnes dont les missions sont justement d’installer ces dispositifs. Plus souvent, il s’agit de contractuels recrutés au sein de services transverses comme les services universitaires de pédagogie ou bien d’acteurs de la gouvernance de l’université dont le mandat dépend notamment des actions qu’ils et elles auront mis en œuvre. C’est également plus souvent dans les départements de STAPS ou de sciences fondamentales et appliquées que l’on rencontre les discours des innovateurs.
23Force est de constater que la performance de l’outil a une conséquence : l’effacement des questions plus politiques. Aux questions politiques que peuvent poser Parcoursup et la sélection à l’entrée à l’université s’opposent le pragmatisme des innovateurs. Les préoccupations pédagogiques et techniques prennent le pas sur les considérations idéologiques : la sélection. « Vous avez un amphi, il fait 200 places, vous ne mettez pas 800 personnes dedans ! Quelque part, il faut arrêter l’hypocrisie ! » (Vice-Président, grosse université de province, professeur des universités, maths-physique), ou encore la légitimité des critères pour choisir les candidats qui « méritent » d’être accompagnés pour réussir, selon le même enquêté : « Typiquement, les gens qui ont des problèmes de comportement, on ne leur donne pas cette chance supplémentaire ! Vous allez à la fac, si vous voulez, vous êtes en difficulté, mais vous êtes prêt à travailler, vous êtes sérieux, ok y'a pas de problème, on vous aide ». La réflexion plus globale sur les choix politiques de ne pas augmenter le nombre de places à l’université est absent de cette discussion au profit des considérations pragmatiques.
24La sociologie des outils de la gestion (Chiapello et Gilbert, 2013) a montré comment souvent la technique l’emporte sur les enjeux politiques et l’outil Parcoursup n’échappe pas à cette règle : « Ces dispositifs sont présentés par les responsables politiques et administratifs comme relevant du domaine technique, ce qui revient à occulter ou minorer les enjeux sociaux sous-jacents » (Frouillou et al., 2019, p. 209). C’est-à-dire que l’on va se questionner, s’intéresser à la technique de l’outil (les critères que l’on va mobiliser dans Parcoursup, comment construire des algorithmes efficaces et pertinents) et oublier la question politique plus globale que pose Parcoursup et les oui-si qui est celle du classement et de la sélection dans une filière universitaire (Frouillou, et al., 2019). Au niveau local, les dispositifs oui-si permettent d’obtenir des financements supplémentaires, assurent la pérennité de projets pédagogiques ou de postes contractuels tout en aidant a priori des étudiant·es à réussir. Les choix sont vécus comme des choix techniques avec une argumentation pédagogique mais ils ne sont pas politiques.
25À l’inverse du précédent, le second idéal-type réunit des acteurs et actrices de l’enseignement supérieur qui politisent la question des oui-si. Ils et elles sont critiques à l’égard des dispositifs oui-si non pas parce qu’ils seraient opposés à la réussite des étudiants ou dans une conception élitiste de l’université française, mais parce qu’ils se méfient d’un dispositif qui va les obliger à accepter le principe général de sélection à l’université.
26Pour identifier les potentiels candidats auxquels une réponse oui-si sera attribuée, les membres des commissions d’examen des vœux peuvent difficilement s’affranchir d’une réflexion sur les critères de sélection pour les oui-si et in fine de classement. C’est le refus de la sélection à l’université comme principe au nom de l’égalité des chances qui prime dans les discours de cet idéal-type. Leur logique d’action relève de la cité civique où on accède à la grandeur en sacrifiant les intérêts particuliers au nom de l’intérêt général et de l’égalité entre les êtres (Boltanski et Thévenot, 1991). « On était les seuls à être contre, sur le principe même, et du coup, à essayer de proposer un classement qui neutralise en fait le classement » (aucune responsabilité, ancienne directrice de département, université de province, enseignante-chercheure, économie-gestion). L’hypothèse explicative pour cela a une dimension historique : « Pour de nombreux enseignants du supérieur, le refus de sélectionner à l’entrée à l’université est un héritage des luttes étudiantes et des combats politiques qui ont marqué les facultés françaises depuis la fin des années 1960 » (Hugrée et Poullaouec, 2022, p. 24).
27La sélection représente un conflit de loyauté qui met en tension le principe de l’accès universel à l’éducation et la sélection des candidats : « C'est aussi un moyen pour le ministère de permettre de plus en plus aux universités d'entrer dans la sélection en fait, de classer. Donc au fur à mesure, il y a aussi cette objection-là, contraire à nos valeurs. En même temps, c'est parfois les mêmes qui déplorent la baisse du niveau. On n'est pas à une contradiction près ! » (pas de responsabilité, ancien directeur de composante, université de province, enseignant-chercheur en Sciences humaines et sociales - SHS).
28D’un autre côté, quand les équipes pédagogiques refusent de classer, le plus souvent c’est la gouvernance de l’université qui s’en charge. « L’XXX (université de province) a dit "bah comme on est obligé de faire du oui-si, on va le faire pour vous". (…) je pense qu’il y a toutes sortes de pressions qui doivent être exercées sur des directeurs de composantes, les équipes de direction, des composantes. » (pas de responsabilité, ancien directeur de composante, université de province, enseignant-chercheur, SHS). Par rapport à la sélection des oui-si, le même enquêté affirme : « Ça se résume maintenant à ça. Il y a une commission où siège des doyens, des gens voilà, qui est dirigée par le président et c'est fait ! Et puis il y a des systèmes d'appui informatique bien sûr, mais sans concertation, avec les équipes. Enfin, c'est-à-dire que c’est la présidence qui fait ça dans son coin ! (…) L’université a tort de passer en force. ».
29Par ailleurs, la contrainte à accepter de limiter les capacités d’accueil et à classer les candidats est mise en relation, par les critiques, avec les conditions actuelles d’exercice du métier (surcharge administrative, manque de moyens et de postes, diminution des taux d’encadrement…) : « Il faut juste avoir les capacités d'accueil pour accueillir, parce que nous, du coup, les programmes des oui-si, c'est, on a plus de cours, des TD moins nombreux. Enfin, je veux dire ça, ça bouffe des ressources ». (Vice-Président, grosse université de province, professeur des universités, maths-physique).
30L’imposition de la capacité d’accueil combinée avec la sélection des étudiants engendre une distinction entre les candidats à l’enseignement supérieur, notamment en ce qui concerne leur type de bac, comme le démontre cet enquêté d’une grosse université de province : « Surtout qu’en plus, il y avait cette pression-là. Et en même temps, on savait qu’en, en mettant une capacité d’accueil avec 480, on laissait quand même sa chance à des lycéens, un bon lycéen qui a un bon bac général. Alors ceux qui ont fait les frais de la capacité d'accueil, c'est les bac pro. C’est-à-dire que… voilà. Donc il y a toujours ce problème de… les enseignants aiment bien l’équité, offrir la possibilité, l'offre publique, etc., moi, le premier ! Mais à un moment donné, l'ordre public, il doit être ailleurs. C’est-à-dire qu'il y a des jeunes qui n’ont pas le niveau de l'université. Il y a des formations courtes qu'il faut peut-être leur proposer. » (responsable licence, université de province, enseignant-chercheur, STAPS).
31Cette contradiction est telle qu’accepter des oui-si réduit cette tension en donnant l’illusion d’un sursaut de démocratisation universitaire et en bénéficiant de moyens supplémentaires pour accompagner ces étudiants vers la réussite. Cependant, l’accueil des oui-si est en principe corrélé au classement les candidats. Un esprit cynique pourrait penser que c’est un moyen pour les gouvernances d’université d’enrôler les équipes pédagogiques au classement et donc à la sélection des candidats : « On obéit, on doit obéir aux ordres du ministère. Et donc, comment dire euh, bah on fait, on fait avec les moyens du bord ! On affaiblit nos formations. On démoralise les personnels, et puis là, la crise sanitaire est venue là-dessus. » (pas de responsabilité, ancien directeur de composante, université de province, enseignant-chercheur, SHS)
32Pour les critiques, discours qui demeure le plus prégnant chez les enseignants-chercheurs statutaires, peu ou pas impliqués dans les dispositifs oui-si et plus souvent dans les filières d’économie-gestion ou de sciences humaines et sociales, les dispositifs de réussite des étudiants cachent d’autres problèmes tels que les modes de gouvernance, les manques de ressources humaines ou d’investissement dans les structures. La sélection découle de l’absence de plans d’investissement à long terme, ce qui n’est pas sans lien avec les lois d’autonomisation des universités.
33Dans ce dernier groupe, les acteurs et actrices accordent de l’importance à la relation de proximité qui va se tisser entre eux et les étudiants bénéficiant des dispositifs. On a ici des discours sur une relation quasiment parentale qui se construirait entre les étudiants et les enseignants investis dans ces dispositifs. « Alors pour moi, c'est un peu mes bébés » (responsable dispositif, université de province, enseignante-chercheure, économie-gestion). Les bienfaiteurs vont aider celles et ceux qui en ont besoin et qui le méritent. On retrouve les items du monde domestique où l’attention aux autres, surtout aux « plus petits », les relations de proche à proche sont valorisées (Boltanski et Thévenot, 1991).
34L’idée de « la bonne éducation » étant valorisée, les bienfaiteurs ont un discours qui privilégie le mérite individuel. Les étudiants « méritants » se comportent correctement : ils sont présents aux groupes de TD, sont motivés et travaillent. Ils répondent finalement à des normes implicites de « bonne conduite » du moins une conduite qui convient aux acteurs investis dans les dispositifs. Une enseignante chercheure d’une université de province justifie son investissement dans les dispositifs oui-si par une sorte d’attachement qu’elle a construit avec les étudiants oui-si. « Alors au départ, je ne vais pas vous le cacher, on y est allé avec beaucoup d'a priori, on se disait oh là, là, ça va être le chaos ! Et en fait, on a été agréablement surprises de trouver des étudiants beaucoup plus volontaires, beaucoup plus dynamiques. (…) On se dit, ouais il y en a, ils se battent vraiment ! C’est une envie de les aider et comme je les ai côtoyés que je les ai trouvés intéressants, bah voilà ! Donc moi, quand j'ai vu que personne ne voulait prendre des oui-si, ben je me suis portée volontaire, parce que je les connais. Moi, ben je les aime bien! Je les aime bien ! » (responsable dispositif, université de province, enseignante-chercheure, biologie-chimie).
- 12 « Cette disposition peut servir à écarter les bacheliers technologiques ou professionnels ne présen (...)
35À l’inverse de l’une des critiques qui a pu être adressée aux dispositifs oui-si comme moyen non avoué de décourager des candidats12 (Pasquali, 2022), les bienfaiteurs n’y voient au contraire qu’un dispositif sensé soutenir les étudiants. Ils disent d’ailleurs s’attacher à éloigner l’idée d’une stigmatisation des étudiants oui-si. Pour mettre en lumière la dimension positive du dispositif, les bienfaiteurs vont retenir des intitulés peu stigmatisants tels que « groupe 2 » ou « coup de pouce ». L’un de nos enquêtés, ingénieur d’étude et membre de la gouvernance cherchent à « faire comprendre à l'étudiant que le oui-si, c'est une chance. Le oui-si, c'est l'université qui va dire à la personne, il y a un gap, mais on va t'accompagner pour combler ce gap. Ce n’est pas qu’on ne veut pas de toi ! Au contraire, on veut que tu viennes et on va t'aider à combler ce gap » (pas de responsabilité, grosse université de province, IGE, central).
36Pour les bienfaiteurs, l’engagement dans le dispositif représente l’accomplissement de la promesse universitaire d’ascension sociale : « Là on a un rôle à jouer, parce que on peut aider ces gens-là à comprendre, à avoir des stratégies, à comprendre les codes qu’ils n'ont pas » (pas de responsabilité, ancien directeur de composante, petite université de province, enseignant-chercheur, SHS). Cet investissement donne du sens à leur engagement dans le métier. On entre dans une relation de don et contre-don. L’enseignant donne son énergie son engagement dans le projet et l’étudiant le lui rend en adoptant un comportement adéquat, voire en décrochant son année.
37Pourtant la philosophie d’une école universaliste, juste et démocratique est à l’opposé de la conception du monde domestique et des bienfaiteurs. Dans son ouvrage sur le mérite, Paul Pasquali reprend les propos tenus en 1904 par Alexis Bertrand, l’un des précurseurs de l’école unique : « actuellement, c’est par la grâce de la bourgeoisie, par le moyen d’une bourse, qui paraît plus ou moins aumône ou charité, que le fils du prolétaire fait ses études secondaires ; c’est une servitude consentie, sollicitée, et la servitude abaisse l’âme jusqu’à s’en faire aimer » (Pasquali, 2021, §30). D’une université, démocratique et ouverte, prometteuse d’ascension sociale, les bienfaiteurs portent, sans en être complètement conscients, l’idée d’une université prometteuse d’ascension sociale… pour quelques-uns seulement ! Romuald Bodin et Sophie Orange (2022) ont noté ce changement de paradigme qui au fond rend les étudiants responsables de leur réussite ou de leur échec. Ces derniers se sentant, de surcroit, redevables auprès des acteurs qui les ont accompagnés dans les dispositifs oui-si. « Ce qui diffère entre ces deux situations [se sentir accompagné ou sur la sellette] est la question de la responsabilité qui repose, dans le premier cas, sur l’institution qui doit donner les moyens de la réussite à ces étudiants, et dans le second cas, sur les étudiants, qui sont redevables de la faveur qui leur a été accordée » (Bodin et al. 2020, p. 453). Entrer dans un processus de don et de contre-don s’apparente à une dynamique dialogique de sollicitude et de charité. Par cette attention toute particulière que les enseignants portent à leurs étudiants oui-si, ils éloignent le paradigme universaliste pour faire entrer le paradigme méritocratique.
38Finalement, à défaut d’exercer un métier au sein d’une institution qui tiendrait ses promesses de justice et d’égalité, les bienfaiteurs agissent à leur échelle pour la réussite. Ils observent alors concrètement la réussite de quelques étudiants et pour lesquels ils se sont sentis utiles. Sans doute que leur investissement redonne un sens à leur métier.
39Présentés comme une aide apportée aux étudiants les plus fragiles, comme un dispositif d’ouverture sociale, voire comme un moyen de régler l’échec à l’université, ces projets ne semblent pas tenir les promesses annoncées.
40Les réformes comme les projets successifs menés dans l’enseignement supérieur se sont régulièrement soldées par des échecs « les gouvernements et en particulier les ministres de l’Enseignement Supérieur ou de l’Education Nationale ont agi ou agissent de plus en plus dans l’urgence et en fonction de diagnostics conjoncturels, alors qu’il faut résoudre des problèmes structurels de longue durée ». (Charles, 2021, p. 32). Le plan réussite en licence en est un exemple (Perret et Morlaix, 2014 ; Annoot et Étienne, 2012). Au fond, il n’est pas très étonnant que les dispositifs oui-si ne fonctionnent pas mieux : nos enquêtés nous ont expliqué tirer parti des financements oui-si pour maintenir des dispositifs déjà en place notamment depuis le plan réussite en licence. Assez peu de projets demeurent au final très « innovants ». De la même manière, les dispositifs « d’ouverture sociale des grandes écoles » sont d’avantage affaire de communication que de démocratisation (Van Zanten, 2010 ; Pasquali, 2021). Enfin, laisser penser que la réussite universitaire ne tient qu’au mérite c’est faire fi des déterminants scolaires et sociaux que la sociologie s’évertue à démontrer depuis plusieurs décennies. « Comment la remédiation à l’université pourrait-elle combler en quelques semestres les écarts de connaissances entre bacheliers creusés par la « tolérance à l’ignorance » [Terrail, 2020, note 176] qui monte dans toute l’institution scolaire ? » (Hugrée et Poullaouec, 2022, p. 141).
- 13 D’ailleurs, Romuald Bodin et Leïla Freillou posent directement la question dans un titre d’article (...)
41Les dispositifs oui-si ne seraient-ils qu’un leurre ? Ils pourraient laisser croire aux étudiants qu’avec des efforts13 ils échapperont à la destinée universitaire induite par leurs résultats académiques et leur choix de filière dans le secondaire ? En réalité, ces dispositifs d’aide renforcent la responsabilité individuelle de la réussite ou de l’échec à l’université, et présument qu’ils vont pouvoir gommer les inégalités scolaires de départ qui s’avèrent pourtant les plus prédictives de la réussite dans l’enseignement supérieur (Erlich, 1998 ; Beaud 2003 ; Convert, 2003 ; Morlaix et Suchaux, 2012). On voit bien comment la responsabilité de l’échec est porté par les étudiants, individuellement et non plus par l’institution, collectivement. Au niveau micro, les responsables des dispositifs y voient peut-être un moyen pour « motiver » les étudiants à travailler et qui sait à réussir ? La notion de mérite individuel (Allouch, 2016) est tout compte fait assez facilement adoptée.
42La question qui au fond nous anime réellement dans cette étude est le constat du changement de paradigme politique et philosophique dans l’université française. Comment à partir de descriptions individuelles des manières de faire et de penser un dispositif, est-t-il possible de comprendre un phénomène structurel, un changement historique (Schnaper, 2012) ? Le dispositif oui-si ferait partie d’une transformation de la représentation de l’université en France qui suit un processus de méritocratisation (Allouch et Tessier, 2020) et de néo-libéralisation (ASES, 2015), ce que nous pourrions identifier comme un changement de paradigme, selon Kuhn (1962).
43L’appartenance à telle ou telle cité dans les idéaux-types décrits précédemment permet de comprendre la perception et les logiques d’action des acteurs vis-à-vis des dispositifs oui-si. Elle nous permet d’identifier les arguments qui risquent de créer des tensions. Les innovateurs pensent la mise en place du dispositif comme un moyen de rendre l’université efficace ; selon les critiques, le dispositif est un procédé pour enrôler les universitaires dans le système de la sélection à l’entrée mais aussi de poursuivre cette politique de précarisation universitaire car il s’agit d’aides ponctuelles qui ne résolvent pas les questions de gestion et maintenance du système universitaire sur le long terme ; et, pour les bienfaiteurs, le dispositif permettrait à l’université de jouer son rôle d’ascenseur social, alors qu’en vérité, il ne fait qu’accentuer une politique héritée de la philosophie libérale qui rend les étudiants seuls responsables de leur réussite ou de leur échec.
44Cette dimension idéologique s’accompagne d’une responsabilisation et individualisation des parcours. On donne seulement aux plus « méritants ». En adoptant cette conception du rapport aux étudiants les acteurs et actrices de l’enseignement supérieur adoptent et transmettent, sans doute, sans en avoir complètement conscience une conception libérale de la conduite de ses études et du rôle de l’université in fine.
45Les résultats de notre étude rendent compte des débats de fond qui traversent l’université aujourd’hui : l’imposition de la sélection suivant une politique néo-libérale et le manque de moyens administratifs et pédagogiques sont des pistes de réponses à la question posée par Hugrée et Poulaouec (2022). Cela n’est pas une question d’accommodation ou de résignation, mais le résultat d’un jeu de forces qui semble dépasser le rôle des acteurs et actrices universitaires. Qui plus est, c’est un indice expliquant la difficulté de l’accès au terrain par les chercheuses. L’acceptation de ce dispositif par les composantes, pourrait donner l’illusion d’œuvrer pour l’égalité sociale et la réussite des étudiants, alors même qu’elles participent à un mécanisme de dépolitisation de la question de l’inégalité dans l’enseignement supérieur, et, comme en ce qui concerne l’injonction à la pédagogie du supérieur, « l’intention réformatrice avance sous couvert d’un discours apparemment dépolitisé et purement technique » (Tralongo et Noûs, 2022, p. 104).
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