Introduction

1Ces dernières années, de nombreuses réformes ont modifié directement et indirectement les parcours d’orientation et leur accompagnement par les professionnel·les dans le second degré. La plus visible est la généralisation de Parcoursup en 2018 dans le cadre de la loi ORE « relative à l’orientation et à la réussite des étudiants ». Cette loi s’inscrit dans un cadre général d’accélération réglementaire concernant l’orientation scolaire et professionnelle, tant au niveau du ministère de l’Éducation Nationale (MEN), du ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion (MTEI) que du ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) comme l’illustre la figure 1.

Figure 1 : Frise chronologique des principaux textes réglementaires relatifs à l’orientation scolaire et professionnelle, en France, 2000-2025.

2Ces réformes sont concomitantes à un constat assez alarmiste sur l’efficience des politiques publiques scolaires françaises. La publication de récents rapports institutionnels montre bien que la question reste vive, en particulier en ce qui concerne la poursuite d’étude dans l’enseignement supérieur (IGEN et IGAENR, 2019 ; Cour des comptes, 2020 ; IGESR, 2020 ; Comité d’éthique et scientifique de Parcoursup, 2022). Cette littérature montre de profondes lacunes dans les dispositifs publics, notamment le flou statutaire des professionnel·les impliqué·es (enseignant·es, Professeur·e Principal·e – PP -, Conseiller·e Principal·e d’Éducation (CPE), psychologue de l’Education Nationale (psy-En), etc.) et l’insuffisance de leur formation. Parcoursup s’inscrit dans une volonté politique de rationalisation et une standardisation de l’orientation scolaire fondée sur une rhétorique liée à l’égalité des chances (Frouillou et al., 2020). Cette inflation réglementaire a des conséquences directes sur les dynamiques sociales en jeu dans et entre les groupes professionnels impliqués dans l’activité d’orientation scolaire des lycéen·nes. Elle modifie en profondeur les missions et les rôles des professionnel·les.

3Dans cette contribution, nous proposons de comprendre les effets de ces changements prescriptifs pour les enseignant·es de lycée, à l'aune de la sociologie des groupes professionnels (Demazière et Gadéa, 2009). Quelles répercussions ont ces multiples prescriptions, parfois nébuleuses, sur les mandates des professionnel·les (Hughes, 1996) et sur les partages de territoires entre groupes et/ou segments professionnels dans l’espace scolaire des lycées ? Ce nouveau mode de régulation favorise-t-il des remises en cause ou plutôt une stabilisation des frontières, des juridictions (Abbott, 2016) ? Très concrètement, dans les établissements, que mettent en œuvre les professionnel·l·es face aux opacités du dispositif Parcoursup ? Et enfin, l’inscription des différents acteur·trice·s scolaires aux intersections de différents mondes ou de différents groupes sociaux fait-elle varier les réponses apportées par les professionnel·les ?

Encart méthodologique

Nos analyses s'appuient sur une recherche socio-ethnographique plus générale, menée dans un lycée polyvalent, portant sur la fabrication de l’orientation scolaire et les rôles des différents groupes professionnels impliqués. Ce lycée présente des caractéristiques modales en ce qui concerne l’hétérogénéité des publics, les formations proposées et une situation de quasi-monopole sur son bassin.

Notre recueil de données est constitué d’observations in situ de situations pédagogiques (forum et ateliers pour les élèves, formations pour les enseignant·es), d’entretiens avec des acteur·trice·s dans et hors l’établissement (35) et de consultations documentaires (lois et réglementations, archives locales et outils pédagogiques). Cette contribution s’appuie essentiellement sur une analyse thématique des entretiens appuyée sur deux dynamiques professionnelles, déterminées à partir de notre cadre théorique : frontières des territoires professionnels (Hughes, 1996 ; Abbott, 2016) et segmentations (Strauss, 1992). Dans les entretiens, nous avons identifié les indicateurs de ces dynamiques et les avons croisés selon les dispositions et positions professionnelles des acteur·trice·s.

Mutations des frontières professionnelles

Et je pense qu’en fait, le métier de conseiller d’orientation psychologue, il a disparu et le métier de psychologue de l’Éducation nationale, il est né. Et donc c’est un réel changement, c’est-à-dire un métier n’existe plus, un nouveau métier apparait. Sauf que dans l’inconscient collectif, c’est pas ça, c’est qu’une transformation, c’est pas un changement, c’est une transformation. Parce que comme conseiller d’orientation psychologue, il y avait déjà le psychologue au bout, qu’on était déjà dans l’Éducation nationale, quand le législateur a dit : « c’est la fin au 31 août du métier de COP et c’est le début au premier septembre du métier de PsyEN », on a entendu c’est une transformation par de l’existant et on fait un autre chemin. (Responsable Service Académique d’Information et Orientation - SAIO)

Et c’est vrai que ce transfert de compétence manque de simplicité dans son approche, ce qui fait qu’il faut quand même déployer beaucoup d’énergie pour pouvoir être dans l’action et pas s’empêtrer dans des considérations : « ça c’est notre domaine, ça c’est votre domaine ». (Responsable, direction orientation et pilotage de la région)

7Ainsi l’orientation scolaire et professionnelle dans les lycées peut être pensée comme une “écologie liée“ dont les activités et les acteur·trices sont divers, reliés et en interaction permanente (Abbott, 2016). Dans cette perspective interactionniste, Hughes indique que « pour étudier correctement la division du travail, il faut, dans chaque système de travail, prendre en compte le point de vue de toutes les catégories de personnes qui y sont impliquées, que leur position soit supérieure ou inférieure, qu’elles soient au centre ou à la périphérie du système » (Hughes, 1996, p. 68). En ce sens, la division du travail dans un monde professionnel, ici celui de l'école, n'est pas seulement technique ou fonctionnelle (Durkheim, 1930) ; elle est morale. C'est un processus interactif reproducteur et producteur de hiérarchies de prestige entre les différents groupes professionnels impliqués. Nous mobilisons ici cette perspective de division du travail éducatif qui a été reprise par la sociologie francophone notamment par Payet (1997), et plus récemment par Tardif et Levasseur (2015).

8Avec les dernières réformes et l’introduction de Parcoursup, les institutions de tutelle ont remodelé le mandate des enseignant·es en ajoutant à leur périmètre d’action de nouvelles tâches liées à l’orientation sans pour autant que la liste n’en soit formulée clairement. Devenue « activité partagée », l’orientation post-bac soulève donc des questions professionnelles vives dans les lycées. Si les responsables de l’organisation académique des missions d’orientation considèrent que la distribution des rôles est clairement identifiée dans les textes, ce n’est majoritairement pas l’avis des enseignant·es que nous avons rencontré·es qui considèrent qu’ils et elles nagent en eaux troubles. Bien qu’ils et elles travaillent au quotidien en partenariat avec de nombreux autres professionnel·les (CPE, Psy-EN, autres enseignant·es, personnel de direction, etc.) les frontières entre leur activité et celles des autres ne leur paraissent pas évidentes.

Alors dans les textes, c’est très, très, clair. Évidemment sur le terrain, c’est encore à construire. (Responsable SAIO)

9« Sur le terrain », le dispositif Parcoursup a des effets significatifs sur les pratiques des enseignant·es, qu’ils soient PP, professeur·es référent·es ou non. Nous nous proposons de les explorer dans les parties suivantes sous deux éclairages articulés : d’une part à l’aune de nouvelles façons de faire face aux opacités structurelles et d’autre part au regard de l’organisation et de la division morale du travail.

Parcoursup et la réforme du lycée : des catalyseurs d’opacités

Parcoursup : un algorithme et des commissions d’examen des vœux peu transparents

10Les nouvelles politiques publiques ont entraîné un profond remaniement des institutions, des curricula et des groupes professionnels travaillant à l’École (Bezes et al., 2011). Porteuses d’exigences de rentabilité scolaire, ces réformes ont conduit à un brouillage et à une faible lisibilité du fonctionnement du lycée général et technologique mais aussi des procédures d’orientation vers l’enseignement supérieur.

Je me disais que Parcoursup va être plus simple que l’ancienne plateforme (ndlr : APB). Et en fait, je n’ai pas l’impression […] ça s’est complexifié, je trouve, pour essayer de guider au mieux les élèves dans leurs choix. (Enseignante de mathématiques)

Des professionnel·les désorienté·es face à l’opacité

14L'inflation réglementaire entraîne une complexification de la division du travail qui provoque des modifications profondes de la nature des rôles et des frontières professionnelles (Abbott, 2016). Face aux réformes du baccalauréat et de l’orientation scolaire, les enseignant·e·s déplorent le fait que ces réformes aient été décidées sans leur assentiment. Aussi, ils et elles ont le sentiment qu’une partie importante de la charge de l’orientation leur revient alors qu’ils et elles ne sont pas des spécialistes de cette question.

Parcoursup… enfin je caricature un peu, mais a transféré une partie de la charge de l’orientation sur les professeurs principaux qui sont pas spécialistes, pour le dire clairement. (Enseignant d’histoire-géographie)

15Les professeur·es rencontré·es soulignent en effet qu’ils et elles manquent de formation pour répondre aux nouvelles demandes institutionnelles, ce qui les conduit à une méconnaissance des enjeux, des objectifs et des moyens mis en place par la loi ORE.

Chercheur·euse : Et est-ce que vous avez eu des formations sur la question d’orientation ?
Enquêtée : Je suis en train de me dire, je ne me rappelle pas, non, avoir eu quelque chose de spécifique par rapport à ça, non. (Enseignante de mathématiques)

16Pour les enseignant·es, le mandate qui doit guider leurs pratiques d’orientation est flou et ne leur apparaît pas en adéquation avec les nouvelles situations professionnelles qu’ils et elles rencontrent.

Oui c’est pas clair, ça varie, c’est pas… ça varie d’un établissement quasiment à un autre. (...) Vous regardez les attendus d’un autre lycée et pas du département, dans la même filière vous n’avez pas les mêmes. Donc c’est pas… ça n’aide pas. (Enseignant de physique-chimie)

17Face aux difficultés engendrées par Parcoursup, les premières cohortes ont « essuyé les plâtres » de certains dysfonctionnements. Les professeur·es ont alors tiré des enseignements des échecs rencontrés par certain·es élèves. Suite à ces déconvenues, ils et elles ont adapté leurs conseils l’année suivante.

C’est aussi pour ça que le contact avec les anciens élèves est là […] Et ce lien, enfin il est important parce que… le retour du terrain est vraiment primordial là-dessus. (Enseignant de physique-chimie)

18De même, les professionnel·les n’arrivent pas à comprendre les méandres des nouvelles procédures d’orientation. Ils et elles sont particulièrement désorienté·es. Ainsi ils et elles n’arrivent pas à saisir et à expliquer certaines orientations proposées par Parcoursup. Ils et elles remarquent ainsi des écarts entre les propositions faites par la plate-forme et les profils des candidat·es.

C’étaient deux garçons qui avaient postulé pour STAPS. Et l’un des deux avait été pris, alors qu’il ne suivait pas d’enseignement en SVT et que sa moyenne en sport était tout à fait correcte […] L’autre élève, qui avait été refusé lui, suivait la spécialité SVT, avait d’excellents résultats et avait d’excellents résultats en sport également. Pourquoi a-t-il été refusé ? Enfin c’est le genre d’exemple où je ne sais expliquer pourquoi ça peut arriver. […] Ça, là, j’avoue que je peux absolument pas donner de réponse. (Enseignant d’anglais)

19On peut penser que ces réponses s’expliquent par le fait que certaines CEV ont ajouté de nouveaux critères en plus de ceux inscrits sur Parcoursup afin de trier parmi un trop grand nombre de candidat·es recevables. Quoi qu’il en soit, cette absence de lisibilité des critères de sélection entraîne de véritables incompréhensions. Celles-ci conduisent à une délégitimation de leurs savoirs et savoir-faire aux yeux des élèves et de leurs familles.

Et oui. Une incompréhension et des ressentiments, en effet, entre pairs si je puis dire. Parce que ça avait été posé la question aux collègues : " Mais pourquoi il a été pris et pas moi alors que sur le papier, mon dossier était plus solide ? ". Et là, on ne peut pas répondre parce qu’on ne sait pas. (Enseignant d’anglais)

20Parfois, les professeur.e.s vont tenter de clarifier des critères de sélection à partir de représentations erronées des filières, à l’exemple de cette enseignante de mathématiques qui sous-entend que la perspective d’employabilité de la filière STAPS est réduite, contrairement à ce que la recherche a démontré (Guégnard et al., 2019).

STAPS ce n’est quand même pas un super truc pour la réussite… (Enseignante de mathématiques)

21De surcroit, vis-à-vis des collègues, la réforme du baccalauréat GT qui impose de choisir des spécialités dès la fin de la classe de seconde, entraine une concurrence entre les disciplines qui déstabilise un peu plus la légitimité professionnelle des enseignant·es jusqu’à mettre en péril la pérennité de leur poste.

T'as l'impression qu'on nous monte les uns contre les autres et puisque (de) toute façon face aux maths, les langues, c'est pas grand poids, quoi […] Je sais que même entre les maths, SVT, Physique-Chimie, heu ... c'est : qui c'est qui va… Bah, quel poste va sauter ou pas sauter cette année, quoi ? Pour recruter à fond à fond à fond, enfin, pour toutes les spés d'ailleurs je pense hein, faut recruter pour être sûr d'avoir un groupe pour être sûr de garder ses heures. (Enseignante d’allemand)

22Les enseignant·es semblent ainsi particulièrement déstabilisé·es par ces changements. Devant ces difficultés, les professionnel·les mettent en place des stratégies, des outils et des pratiques qui relèvent d’un certain pragmatisme s’apparentant au « bricolage » tel que C. Levis-Strauss l’a défini (Levi-Strauss, 1962). Il s’agit en effet pour les enseignant·es d’utiliser l’environnement, des ressources et/ou matériaux hétéroclites en les détournant au besoin de leur destination première (Certeau, 1990). En se tournant vers le « pôle artisanal » de leur professionnalité (Guibert et Le Corre, 2015) et en faisant avec les « moyens du bord »(Certeau, 1990), les acteur·trices tentent d’apporter de la clarté à ce qui leur semble implicite. Ils et elles créent des forums étudiants ; organisent des rencontres informelles avec leurs ancien·nes lycéen·nes ; glanent des informations dans leur entourage ; mobilisent leur réseau professionnel ou piochent dans leurs propres expériences du monde universitaire et/ou professionnel.

23Ces pratiques témoignent de la mise en place d’un travail conséquent qui ne rentre pas dans les emplois du temps. Celui-ci, malgré l’engagement fort des enseignant·es, reste bien souvent insatisfaisant à leurs yeux du fait de l’ampleur de la tâche à accomplir. Face aux nouvelles missions et aux conditions de travail, certain·es enseignant·es développent alors un sentiment d’insuffisance professionnelle.

En fait, c’est le manque d’informations qui pose problème. D’essayer de se renseigner toujours par soi-même et d’essayer de faire au mieux, c’est quand même un peu léger finalement. (Enseignante de mathématiques)

24Ainsi Parcoursup catalyse l’opacité de l’algorithme, des procédures, des critères de sélection, du fonctionnement des CEV et illustre bien l’inconstance dans laquelle les réformes récentes sur l’orientation plongent les professionnel·les. Ces dynamiques bousculent les licenses, les mandates, les territoires et les frontières professionnel·les. Certain·es se questionnent sur la spécificité de leur travail et les limites de celui-ci. La question du « qui fait quoi ? » demeure.

La division morale du travail d’orientation

Figure 2 : Carte subjective des territoires professionnels de l’orientation élaborée à partir des discours des enseignant·es.

25Au fil de nos entretiens et de nos observations, nous avons demandé aux professionnel·les d'identifier les acteur·trices impliqué·es dans l'activité d'orientation. Le résultat sous forme de carte subjective des territoires professionnels (figure 2) est plutôt étonnant. On observe d’une part une très grande pluralité des acteur·trices évoqué·es, dans et en dehors de l’établissement. L’indistinction subjective des territoires professionnels de l’orientation, dans et hors l’établissement, s’accompagne d’une méconnaissance de ce que font les autres collègues. Au-delà de ces représentations, nos données objectivent qu’en réalité de très nombreu·se·x acteur·trice·s participent à cette activité, de manière formelle ou informelle, que le travail réalisé est considérable, mais reste le plus souvent invisible, isolé et non partagé, comme l’indique cet enseignant.

C’est ça qui marche pas, c’est que… on a parlé tout à l’heure des PsyEN[…], je suis pas en train de dire que le travail n’est pas bien fait, c’est… pour moi, c’est pas faisable qu’il y en a aussi peu. Mais on est tout seul. Ça veut dire qu’ils vont faire leur travail, ils vont les rencontrer, ils vont donner des trucs. Et puis, [il faudrait] qu’il y ait une réunion de coordination avec un PsyEN, [..] Ce qu’il faut, c’est qu’il y ait une continuité dans la discussion. Il faut pas qu’on rencontre un interlocuteur qui va tout redémarrer à zéro, « tu vas me faire un questionnaire de : alors dis-moi ce que t’aimerais bien ? Est-ce que tu aimes la nature, est-ce que tu aimes la technologie ? »… Et ça, ça sert plus à rien. […] Donc, ça je trouve que ça marche pas. (Enseignant de physique-chimie)

26D'autre part, apparait une segmentation des espaces professionnels selon les situations scolaires des élèves. Quand ils et elles parlent des élèves en difficulté, la question de l’orientation glisse vers celle du « décrochage scolaire ». Quand ils et elles parlent des élèves en réussite, ils et elles utilisent bien le terme “d’orientation”.

Une division morale du travail d’orientation

27Pour autant, si tous ces acteur·trices mentionné·es sont bel et bien impliqué·es à un moment ou à un autre, les enseignant·es et plus particulièrement les PP, assument une grande partie des activités, dont certaines étaient auparavant assurées par d’autres professionnel·les. Par exemple, l’information ou l’aide à la décision appartiennent désormais à leur quotidien alors qu’ils étaient davantage effectués par les conseiller·es d’orientation avant la réforme de 2017. De nouvelles activités, comme la saisie des vœux dans Parcoursup, apparaissent également. C’est une étape cruciale, une sorte d’aboutissement du travail d’orientation dans le secondaire, dont on mesure le caractère hautement symbolique au niveau d’angoisse qu’il suscite chez les élèves comme chez les enseignant·es.

Et je me mets à leur place, même moi je vais stresser. Moi le 1^er juin la nuit, je ne dors pas, je vais attendre les résultats. Pire que le Bac. (Enseignant d’économie-gestion)

28En réalité, ce n’est pas tant la saisie des vœux que tout le travail réalisé en amont qui modifie l’activité.

29Au lycée, les enseignant·es et plus particulièrement les professeur·es principaux réalisent un accompagnement dès la seconde, qui se personnalisent au fur et à mesure jusqu’en classe de Terminale. Il vise à définir progressivement les contours du « projet d’orientation », objectif dont la définition varie selon les professionnel·les interrogé·es et selon les situations des élèves visé·es.

30En effet, si tous les élèves doivent suivre ce « parcours avenir », les enseignant·es ne les traitent pas tous de la même manière. Les professeur·es principaux assurent le travail d’orientation des élèves qui ont une idée claire de la poursuite de leur scolarité et de ceux qui sont en réussite scolaire. Ils et elles échangent avec ces élèves pour clarifier leurs souhaits, les informent, les aident à mesurer la faisabilité de leur projet au regard des attendus des formations du supérieur. Ces discussions, plus ou moins formelles, plus ou moins définies temporellement consistent à ajuster les choix d’options et de spécialités jusqu'en fin de première puis, dans un second temps à mettre en place un argumentaire convaincant à destination des jurys du supérieur.

31Les professeur·es principaux reçoivent également les élèves en difficultés scolaires au cours d’entretiens individuels lors des heures de vie de classe mais les dirigent ensuite rapidement chez le Psy-EN, voire vers des dispositifs qui gèrent les ruptures scolaires, comme la Mission de Lutte contre le Décrochage Scolaire (MLDS). Dans ces situations, les enseignant·es délèguent les difficultés, le « sale boulot » (Hughes, 1996), aux Psy-EN qu’ils et elles considèrent à ce moment-là comme les professionnel·les adéquat·es.

On va dire que je ne travaille pas avec les Psy-En. Je l’envoie [ndlr chez le Psy-En]. (Enseignante de mathématiques)

32Cette division morale du travail se traduit donc par un traitement différencié des élèves. Cette observation semble rejoindre les recherches récentes qui montrent que les nouvelles manières d’organiser l’orientation ne favorisent pas les élèves en difficultés (Kergoat, 2022) et que les jugements professoraux diffèrent en fonction des résultats scolaires (André, 2012 ; Guyon et Huillery, 2014).

Des engagements différenciés

33Ces enseignant·es s’emparent de manières variées de ces tâches d’orientation. Une partie s’y engagent volontiers et les intègrent à leur cœur de métier, en font un « vrai boulot » (Bidet, 2010). Ils et elles s’informent sur leur temps personnel, effectuent des journées d’immersion dans le supérieur pour perfectionner leur connaissance des formations, ou encore entretiennent un réseau d’anciens élèves pour organiser des journées de rencontres dans la perspective de donner des conseils aux élèves. C’est le cas d’un des enquêtés, dont l’investissement symbolique peut être saisi à la fierté qu’il a de partager avec nous l’article du journal local qui relate le forum d’informations qu’il a organisé à destination des élèves du lycée.

34Les enquêté·es concerné·es décrivent un investissement temporel considérable dans ces activités, bien au-delà du temps de travail règlementaire, et développent à leur propos un discours de valorisation. Un enseignant, normalien, agrégé d’histoire-géographie, issu des milieux populaires et qui revendique avoir bénéficié du système scolaire dans son processus d’ascension sociale, évoque le désir qu’il a d’accompagner plus particulièrement les familles les moins pourvues. Il met en avant l’aide qu’il leur apporte pour déchiffrer les implicites du processus d’orientation : « on a les ficelles pour détourner l’implicite ». Ce qui confirme l’idée développée ci-dessus selon laquelle face aux familles populaires, ces enseignant·es agissent différemment. Ce même enseignant, dont l’investissement politique est par ailleurs connu, associe à ces tâches un objectif de défense des services publics d’enseignement supérieur. 

Si moi je dois résumer c’est quoi mon objectif dans ce que je fais, c’est d’empêcher des familles, profil classe moyenne ou employé ou pas avec d’énormes ressources financières, d’investir 20 000 € dans une filière parce qu’on leur a vendu du rêve et qu’on n’a pas été capable de leur dire : « mais ça en fait, c’est un BTS qu’ils visent dans le secteur public (Enseignant d’histoire-géographie)

35Si ces enseignant·es valorisent leur action, celle-ci l’est également par la direction qui les décrit comme des modèles de bonnes pratiques en orientation.

Chercheur·euse : Oui. Parce que ça fait partie des missions de l’enseignant, d’accompagner les élèves dans leurs parcours ?
Direction : Oui, bah il y a une indemnité de suivi d’orientation quand même tous les mois qui tombe.
Chercheur·euse : Pour tous les enseignants ?
Direction : Tous les enseignants. »
 Chercheur·euse : Oui.
 Direction : Voilà. Et si on pouvait la moduler, ça serait bien (Rire.) Pour ceux qui en font plus que le compte et ceux qui ne font pas le compte. » (Membre de la direction)

36Ces enseignant·es investissent ces tâches parce qu’ils et elles détiennent des ressources pour le faire. La plupart des enquêté·es qui s’y engagent sont titulaires de l’agrégation. Ils et elles assurent un nombre d’heures de présence devant les élèves un peu moins importants que les professeur·es certifié·es, ce qui leur donne objectivement plus de temps. Ils et elles sont, par ailleurs titulaires de leur poste et ce depuis plus longtemps. Le fait d’être installé dans le métier d’enseignant et donc d’avoir acquis de l’expérience les libère de la charge de travail des premières années de carrière (Périer et Guibert, 2012). Plus de temps également, car ils sont majoritairement des hommes célibataires et sans enfants qui consacrent plus facilement leur temps libre à ces activités comme l’indique cet enseignant lorsqu’il évoque le temps personnel consacré à l’orientation : « Si je disais : “non, je m’arrête à 18h”, il y aurait jamais … ». (Enseignant de physique-chimie).

37Les enseignant·es qui ne revendiquent pas l’activité d’orientation disposent de moins de ressources que les premier·ères. La plupart sont contractuel·les et ont moins d’ancienneté, ce qui les place en termes d’emploi sur des statuts plus fragiles. Pour celles et ceux qui sont certifié·es, ils et elles enseignent dans des disciplines dominées dans la hiérarchie des savoirs, espagnol, arts plastiques par exemple, et menacées par la mise en concurrence induite par le jeu des spécialités évoquée plus haut. Ces enseignant·es sont également principalement des femmes, mères de famille qui indiquent ne pas disposer de suffisamment de temps : « Je ne travaille pas assez, on va dire…enfin ce que je peux regretter, mais je ne vois pas quand j’aurais le temps de ... » (Enseignante de mathématiques).

38Celles et ceux qui rejettent le plus vivement ces nouvelles tâches considèrent qu’elles ne font pas partie du cœur de leur métier, qu’il s’agit d’un “sale boulot” qui leur est délégué en plus de nombreuses autres tâches administratives. Ces enseignant·es déplorent le fait que l’orientation empiète sur leur temps d’enseignement : en effet, lorsque l’enseignant·e est professeur·e principal·e, il n’est pas rare qu’il ou elle consacre un temps au début de son cours pour faire le point.

Alors les entretiens individuels, on les fait où on peut, quand on peut. On fait des Google Sheets, des trucs comme ça pour qu’ils s’inscrivent sur des créneaux. On met les plages horaires, ils s’inscrivent sur des créneaux un peu n’importe quand. […] Mais on prend l’heure de vie de classe dedans. Mais de toute façon, l’heure de vie de classe ne suffit pas. (Enseignante de mathématiques)

39Certain·es, à l’instar d’une des enseignantes de langue rencontrée, refusent de faire le « deuil de leur discipline » (Barrère, 2002) et déclinent désormais la fonction de professeur principal. Ces enseignant·es se sentent aussi illégitimes et incompétent·es, comme nous l’avons montré précédemment. Par exemple, une enseignante de mathématiques, lorsqu’elle ne connait pas une formation dont lui parle un élève, dit : « bah moi je trouve que je ne fais pas mon travail ». Jugement qui montre la souffrance qu’elle ressent par rapport à la différence entre ce qui est attendu d’elle et la réalité de son travail. Souffrance qu’on observe aussi lorsqu’ils et elles évoquent les échecs des élèves.

40Cette résistance est toutefois à modérer car si ces enseignant·es indiquent, lors des entretiens, refuser ces tâches, ils et elles les effectuent quand même. Au cours de l’entretien, par exemple, la même enseignante de mathématiques qui dit ne pas faire son travail, nous explique pourtant qu’elle s’est « occupée d’organiser la venue des prépas » montrant ainsi qu’elle met en œuvre des activités d’orientation.

41Ces discours que tiennent les enseignant·es par rapport à ces nouvelles activités, renseignent sur leur mécontentement à voir les contours de leur travail être modifiés « sans concertation » indiquent-ils et elles. La réalité, quant à elle, comme souvent chez les enseignant·es (Geers, Legendre et Pinto, 2024) indique un souci des usager·es qui l’emporte sur ces revendications. 

Conclusion

42Si, habituellement, les groupes professionnels cherchent à établir et à défendre des zones de contrôles sur des activités précises, nous voyons ici que les nouveaux textes règlementaires imposent, en remaniant les mandates et les licenses (Hughes, 1996), un nouveau partage des tâches remettant en question les juridictions de l’orientation scolaire en lycée (Abbott, 2016).

43En modifiant profondément le lycée et les procédures d’orientation, Parcoursup et les réformes connexes conduisent à une remise en cause et un remodelage des pratiques professionnelles dans le second degré. Devant l’opacité des principes de sélection et pour clarifier les implicites, les enseignant·es, sans formation à l’orientation, bricolent. Ils et elles s’appuient sur l’expérience acquise faite pour une bonne partie de déconvenues. Revers qui peuvent être à l’origine d’un sentiment de délégitimation professionnelle. Pourtant, ils et elles fournissent un travail considérable.

44L’engagement des enseignant·es dans l’orientation varie selon les profils scolaires des élèves. Lorsqu’ils sont en réussite, l’activité d’orientation apparait comme légitime, faisant partie de leur mandate. Elle leur semble plus complexe et plus éloignée de leur “cœur de métier” lorsqu'il s'agit de travailler avec les élèves en difficulté scolaire. Elle est alors déléguée – voire reléguée - vers les Psy-En ou les membres de la MLDS. L’orientation scolaire peut ainsi relever du « vrai travail » (Bidet, 2010) tout autant que du « sale boulot » (Hughes, 1996). Dans ce continuum de division du travail d’orientation, les enseignant·es s’engagent de manière différenciée également à l’aune de leurs dispositions sociales et professionnelles (genre, hiérarchie entre les disciplines, entre les statuts, etc.). Ceux qui sont les plus dotés valorisent davantage cette activité que les autres. De la sorte, la division du travail d’orientation s’avère tout autant technique que morale.

45Les enseignant·es ne sont pas les seul·es professionnel·les à être bousculé·es par ces réformes, ce qui interroge les négociations, les luttes et les coopérations. Si le partage de l’activité d’orientation est bien réel, il est souvent ignoré. Le travail des Psy-En par exemple, dont le mandate a été également profondément modifié, est largement méconnu dans le discours des enseignant·es. La compréhension de ces dynamiques de partage des territoires professionnels gagnerait donc à être approfondie.