1L’accès à l’enseignement supérieur demeure inégalitaire en dépit des réformes successives (Jaoul-Grammare, 2020). Cela invite à s’intéresser aux processus d’orientation entre le secondaire et le supérieur et à sa préparation en amont. À ce palier, les inégalités d’orientation (CNESCO, 2016) sont multifactorielles. En amont des vœux, les aspirations scolaires et universitaires sont le résultat de préférences personnelles et d’une intériorisation des possibles futurs ou probables (Duru-Bellat, 2002) qui dépendent de la « position » dans le système éducatif (Berthelot, 1989 ; Merle, 1996 ; Dumora, 1990), c’est-à-dire de l’intériorisation progressive par les élèves des possibilités offertes à chaque bifurcation par ses résultats ou la filière dans laquelle ils se trouvent. De plus, la composition du groupe de pairs, l’offre de formation (Nakhili, 2005 ; Dupriez et al., 2009 ; Laplante et al., 2018), les politiques d’établissement et les pratiques des acteurs de l’orientation et des enseignants (Drealants, 2013 ; Van Zanten, 2015 ; Daverne-Bailly et Bobineau, 2020) exercent une influence sur les vœux d’orientation des élèves. Enfin, à « choix » équivalent, les parcours des élèves n’aboutissent pas de la même manière et portent la marque d’une sélection pas toujours égalitaire (Landrier et Nakhili, 2010). Ainsi, les inégalités d’orientation sont liées aux préférences, aux dispositions des jeunes mais aussi au contexte décisionnel et peuvent être infléchies ou au contraire augmentées en fonction des changements institutionnels et des réformes.
- 1 Ils doivent d’abord choisir un trio de spécialités en fin de seconde, qui doit être réduit, par l’a (...)
2Or, la période récente est marquée par des réformes qui transforment les règles du jeu lors du passage de l’enseignement secondaire à l’enseignement supérieur. D’une part, côté secondaire, la réforme du baccalauréat de 2018 met en place un nouveau baccalauréat général (NBG) qui consiste en un remplacement des anciennes séries par un tronc commun et le choix par les lycéens d’une combinaison libre de spécialités1. Le choix de ces dernières, s’il permet aux lycéens d’explorer et de définir leur parcours a également, tout comme les anciennes filières, une incidence dans les possibilités d’accès au supérieur. D’autre part, côté supérieur, la loi orientation et réussite des étudiants (ORE) de 2018 parachève la mise en place d’une nouvelle forme de régulation de l’accès à l’enseignement supérieur sous la forme d’un affichage de critères, pas toujours explicites, par les établissements d’enseignement supérieur et gérée au niveau national par la plateforme Parcoursup (Frouillou et al, 2020), qui vise l’uniformisation, la transparence et l’égalité devant la procédure (Charles et Delès, 2018). Ainsi, les logiques de la construction du parcours sont modifiées et ces réformes interrogent sur la manière dont les lycéens s’en approprient les enjeux, construisent leur parcours de manière individualisée et sont accompagnés dans cette nouvelle organisation.
3La lecture des inégalités d’orientation peut se faire à la lumière des théories de la socialisation. Plus spécifiquement, la famille, l’école et les différentes institutions et agents de socialisation rencontrés dans leur pluralité tout au long du parcours (pairs, travail, conjoint) contribuent à façonner le comportement des individus et leur manière de voir le monde (Lahire, 1998). Dans ce sens, si on reprend les distinctions proposées par Muriel Darmon (2016), la socialisation secondaire peut renforcer la socialisation primaire, mais elle peut aussi la transformer ou même provoquer une conversion ou resocialisation comme c’est le cas pour les bons élèves de milieu populaire au sein des classes d’élite (Daverne-Bailly et Dutercq, 2014). Dans le cas des aspirations scolaires, il s’agit d’analyser en quoi la socialisation au sein des établissements, par le cadre et le comportement des agents de socialisation, renforce une socialisation primaire ou au contraire permet une prise de distance des jeunes, qui doivent aussi y devenir autonomes. Tout au long de leur parcours, les jeunes sont donc amenés à construire leur parcours en intériorisant des normes et habitus sociaux, mais aussi des logiques scolaires verbalisées ou non (Merle, 1996 ; Charles et Delès, 2018) qui peuvent renforcer des inégalités, les jeunes développant des préférences socialement marquées mais inégalement « canalisées » dans les contextes scolaires (van Zanten, 2015). Si ces travaux montrent des inégalités contextuelles qui auraient tendance à renforcer les inégalités sociales, ils s’intéressent moins au processus d’individualisation lors de la construction des parcours.
4Or, parmi les enjeux contemporains de l’école, il y a, depuis la loi de 1989, celui de rendre les élèves autonomes et en capacité de construire leurs parcours scolaires en fonction de leurs possibilités et de leurs préférences. Le parcours scolaire se définit comme une suite de situations éducatives réalisées dans le cadre de la formation, non prescrites d’avance. Ainsi, l’individualisation des parcours revient à accompagner l’élève à faire, de manière autonome, une succession de choix, en prenant en compte des situations présentes, et en se projetant vers l’avenir (Groleau, 2017), ce qui « refuse à la fois le coup par coup et la voie tracée d’avance » et « requiert des stratégies, mais des stratégies ouvertes et mobiles » (Perrenoud, 2001). Dès lors la socialisation au sein de l’école devrait conduire à cette individualisation des parcours. Nous définissons donc la socialisation à l’individualisation comme la manière spécifique dont les élèves sont rendus capables de construire leur parcours scolaire, et de faire des choix de manière autonome afin d’en accepter les conséquences, ce qui relève aussi de la socialisation à la sélection. En effet, le second enjeu pour le système éducatif, lors de l’orientation est celui d’affecter les élèves dans les filières en fonction de leur choix, de leurs possibles et des places disponibles dans les filières demandées (Nakhili, 2018). Avec l’individualisation, les jeunes deviennent ainsi responsables de leur parcours, apprennent à lui donner du sens (Martucelli, 2006) et donc à accepter le verdict de cette affectation. Pour accompagner cette individualisation des parcours, aider l’élève à maîtriser ces « stratégies ouvertes et mobiles », l’éducation à l’orientation (EAO) s’est formalisée et se décline en trois dimensions : l’accompagnement à la connaissance de soi, à la connaissance du monde professionnel et à la connaissance des formations. Ces trois dimensions ne sont pas toujours déployées de manière équivalente dans les contenus mis en œuvre et selon les contextes (Richit, 2014). Avec la réforme du baccalauréat, le nombre d’heures d’éducation à l’orientation par les professionnels dans les établissements a augmenté et passe à 54h annuelles en seconde, première et terminale, soit 1h30 par semaine en moyenne).
5Dans cet article, notre démarche vise donc à : 1/ mettre à jour les processus, liés à la nouvelle organisation du baccalauréat d’une part et à la plateforme Parcoursup d’autre part, au travers desquels les lycéens sont socialisés à cette double injonction : construire leur parcours de manière autonome (i.e individualisation) et anticiper donc intégrer les résultats de la « sélection » vers l’enseignement supérieur. 2/ identifier, par le récit de leur expérience, les éléments qui les ont guidés et ce qui leur a fait défaut, au regard des dimensions de l’éducation à l’orientation ; 3/proposer en discussion des éléments facilitant l’accompagnement de cette individualisation des parcours.
6Vingt entretiens semi-directifs ont été conduits auprès de bacheliers 2021 inscrits dans l’enseignement supérieur en 2021-22 en région Auvergne-Rhône-Alpes. Sollicités via un appel à témoignage diffusé dans les associations étudiantes, ils ont été interrogés de septembre 2022 à mars 2023, sur leur parcours en amont et en aval de l’entrée dans l’enseignement supérieur. Chaque entretien a duré environ 1 heure et s’est déroulé en 3 temps : la construction du parcours au lycée, l’expérience « Parcoursup » et enfin l’entrée dans les études supérieures. À chaque temps, étaient abordés le vécu de la scolarité, les raisons des choix (établissements, spécialités, vœux Parcoursup, orientation, réorientation), l’accompagnement qu’ils ont eu et les ressources qu’ils ont mobilisées pour y parvenir.
7Au total, 9 garçons, 11 filles, ont répondu. 18 ont un nouveau bac général (NBG), 2 sont titulaires d’un bac technologique (Sciences et Techniques de l’Ingénieur - STI et Sciences et Techniques des Arts Appliqués - ST2A). Les analyses portant sur les choix de spécialités n’ont donc porté que sur les 18 NBG et celles sur l’expérience « Parcoursup » sur l’ensemble des interviewés. Pour les 18 NBG, leurs choix laissent apparaître une surreprésentation de bacheliers s’étant dirigés vers des parcours scientifiques et une sous-représentation des parcours à dominante littéraire. En effet, d’après les chiffres du ministère (Note d’information n°21.41, décembre 2021), en 2021, la spécialité « humanité, littérature et philosophie » a été gardée en terminale par 9,4% des élèves alors que, parmi nos enquêtés, cette spécialité n’a été choisie que par une seule élève en première et non gardée en terminale. À l’inverse, la spécialité mathématiques a été choisie par 41,2% des élèves de terminale, alors qu’elle est présente dans les doublettes de 10 de nos interviewés. Première cohorte de nouveaux bacheliers généraux (NBG), les lauréats de la promotion 2021 ont traversé les années de lycée pendant la crise sanitaire.
8Pour l’analyse des socialisations, nous avons cherché à repérer les cadres, agents, pratiques et processus socialisateurs (Zolezio, 2018) qui contribuent à l’individualisation des parcours aux différentes temporalités de la construction du parcours : lors des choix de spécialité de première puis de terminale, lors des candidatures Parcoursup.
9La présentation des résultats est organisée en trois parties, une première partie concerne la construction des choix de spécialités des lycéens, une seconde celle des choix post-baccalauréat, enfin nous décrirons l’expérience de l’affectation post-baccalauréat des étudiants.
10La réforme du baccalauréat produit un effet sur l’organisation de la vie lycéenne, qui participe de cette individualisation au prix d’un isolement des lycéens. Le groupe classe n’existe que lors du tronc commun, les jeunes passent beaucoup de leur temps scolaire ventilés dans les spécialités qu’ils ont choisies. Cela est assez déstabilisant et, à l’heure de l’individualisation des parcours, les propulse face à leur propre singularité, comme le raconte Ornella :
Le truc un peu pénible c'est que je me suis pas fait beaucoup d'amis pendant la première et la terminale parce qu'en fait on n’avait plus de classe en fait, on changeait quasiment pour tous les cours, on avait une classe différente parce que bah du coup forcément, comme on n’a pas tous les mêmes spécialités. On va là où y a le cours et pas avec la classe où on est en fait, car personne n’a la même combinaison donc en fait y a plus de classe et du coup les personnes ne se ne créent pas de lien comme on peut créer de lien quand on est dans une classe et qu'on se voit toute la journée, là en fait on n’est jamais avec les mêmes personnes et du coup, c'est vrai que moi j'avais des amis à l'extérieur mais j'avoue que, pendant ces deux années-là, en cours j'étais toute seule parce que parce qu'en fait y avait pas d'unité de classe et ça m'a manqué.
11Face à la multiplication des combinaisons possibles en première et en terminale une logique de linéarité (Charles et Delès, 2018) semble être visée par le cadre institutionnel qui sous-entend que les jeunes ont déjà un projet d’études supérieures. Le fascicule du ministère renvoie à un simulateur en ligne concernant les spécialités et les « horizons » auxquels conduisent les différentes combinaisons possibles à l’issue de la classe de première. Mais officiellement, les jeunes peuvent faire « tous » les choix possibles et la réussite des études supérieures est énoncée en ligne de mire, sans davantage d’indications sur quoi privilégier :
- 2 Message apparaissant sur le site « horizon21 » développé par le ministère de l’éducation nationale (...)
« Vous en choisissez trois pour la classe de première. Vous en garderez deux en terminale. Ils vous permettent d'approfondir vos connaissances et vos compétences pour favoriser votre réussite dans les études supérieures que vous envisagez » 2
12Au niveau local, la mise en œuvre dépend des établissements. Par exemple, même si ce n’est pas attendu dans le cadrage national de la réforme, dans certains établissements, les jeunes sont conduits à choisir des combinaisons précises, comme dans l’établissement de Cécilia qui « avait des triplettes imposées » ; la norme restant comme le précise Lou de « faire tout ce qu’on veut ». Il est d’ailleurs possible de fréquenter deux lycées pour y suivre ses spécialités, mais cela n’a été le cas d’aucun des lycéens interviewés.
- 3 Les prénoms des jeunes interviewés ont été changés.
13Quel que soit l’établissement, même dans les contextes où la réforme est mise en œuvre de la manière la plus flexible, les enseignants encouragent à la prudence, à la cohérence en classe de seconde. On demande3, de manière officieuse, de faire en sorte que les « spécialités aillent ensemble un minimum » comme le précise Bastien :
Comment étaient présentés les textes officiels, ils nous étaient présentés en nous disant prenez ce que vous voulez et officieusement les profs, il me semble qu'on nous disait, ne prenez pas non plus n'importe quoi, c'est un peu idiot ; ce n'est pas très cohérent et ce n'est pas très judicieux de prendre des options qui n'ont aucun rapport entre elles, ça peut vous porter préjudice.
14Dans ce cadre, trois logiques ont guidé le choix des spécialités en première : la logique de linéarité, la logique de cohérence, la logique d’ouverture.
15Avoir un projet d’études anticipé est structurant mais reste rare en seconde. Dans ce cas, c’est la logique de linéarité qui régit les choix de spécialités. C’est-à-dire qu’ils choisissent les spécialités qui leur paraissent les plus à même de conduire aux études visées. C’est le cas de Mélissa, qui veut faire par la suite des études d’orthophonie et choisit les spécialités scientifiques qui devraient lui permettre l’accès à ces études :
Dans mon idée d’être orthophoniste, je choisis des maths et de la physique donc mathématiques, physique, chimie, et je prends aussi une matière qui me paraissait la plus littéraire parmi les matières qu’il y avait qui se rapprochaient le plus du français, qui pouvaient me servir à m’améliorer en grammaire et orthographe.
16Sans projet d’études précis, les autres lycéens oscillent, selon les conseils qu’ils reçoivent, entre la logique de cohérence et la logique d’ouverture. Ceux qui ont une logique de cohérence, cherchent à afficher une lisibilité pour le supérieur en reconstituant ce qui se rapproche des anciens baccalauréats comme le précise Lana :
La toute première année de la réforme, je savais très bien que les universités allaient galérer à s'adapter et qu’en tout cas c’est sûr qu’elles ne sont pas adaptées sur notre génération. Donc j'ai tout fait pour refaire une voie ES classique avec anglais, SES, histoire géopolitique […] donc ce qui se rapproche le plus d'une voie sciences économiques et sociales.
17Ceux qui ont une logique d’ouverture sont dans l’exploration, s’appuient davantage sur leurs préférences, mais, afin de marcher pas à pas, ils combinent les choix « les plus ouverts pour la suite » ; comme nous l’explique Kamilia :
18En faisant de l’économie (en seconde) j’ai remarqué que j’aimais bien ça et en revanche j’aimais aussi les sciences donc je mettais toutes les chances de mon côté et je n’ai pas fait un choix entre les deux, j’ai pris un mix SES, maths et physique chimie.
19Pour le choix du trio de spécialités de première, les lycéens sont donc guidés par des repères flous, ce qui les conduit à faire un compromis, a fortiori quand le projet d’orientation n’est pas encore clair. Ce compromis consiste à choisir deux spécialités de « raison » (pour la lisibilité et/ou la cohérence) et une de « cœur » pour s’autoriser à faire ce qu’ils aiment ou explorer quelque chose (ouverture). Les mathématiques restent au cœur de ces choix de raison, souvent sous l’influence des parents, car « on n’arrête pas les maths en première » nous dit Cécilia, « et c’était hors de question pour ma mère ». Pour le duo de spécialités en terminale, ils éliminent, le cœur ou la raison. Se distinguent ainsi les « stratèges » et les « passionnés ».
20Les premiers restent dans la linéarité et sacrifient les goûts au projet d’orientation, comme le raconte Mélissa. Elle sacrifie ses goûts en première, notamment pour l’anglais, garde les maths pour rester avec l’« équivalent d’un bac S » en vue de son projet d’école d’orthophonie, ce qui a joué sur sa moyenne et compromis, selon elle, son accès à ces écoles où elle ne sera pas admise.
En mathématiques et en physique je n’étais pas du tout bien, ça a été le début du stress et de vraiment galérer à avoir des bonnes notes et avoir la moyenne partout, contrairement à l’anglais ou l’espagnol où je m’en sortais mieux. Donc dans des spécialités qui sont des coef. aussi gros que ça pour le coup on se dit, je dois avoir un dossier parfait pour orthophoniste mais au final mon dossier au niveau notes ne va pas être parfait parce qu’avec des coefficients aussi gros ce n’est pas possible.
21Les seconds vont affirmer leur goût ou abandonner les matières où ils sont en difficultés, quitte à renoncer, parfois sans le savoir, à des possibles ultérieurs. C’est le cas d’Anaëlle qui arrête les mathématiques :
J’étais contente de pouvoir abandonner les maths, parce qu’à l’époque on pouvait abandonner les maths, parce que je n’aimais pas. Je me suis rendu compte que dans le futur ne plus avoir de maths quand même ça joue en ma défaveur et que du coup mon profil n’était pas vraiment complet.
22Le choix d’arrêter les mathématiques est justifié par Anaëlle par un profil « pas très scientifique » qu’elle assume finalement, le décrivant comme un « profil typique de jeune fille ». Ce choix est effectivement plus féminin et typé socialement (DEPP, 2021) et s’avèrera discriminant à l’entrée dans l’enseignement supérieur. Anaëlle, ne sera pas admise à Sciences Politiques qu’elle prépare pourtant avec une préparation privée.
23Nous voyons également, avec ces deux cas, que les choix se font avec un manque d’information sur soi et ses capacités et, même quand il y a un projet d’études clair, sur les attendus des filières du supérieur.
24Ainsi, derrière ces logiques de construction de leurs parcours, se cache le sentiment d’avancer à l’aveugle, sans savoir ce qui est le mieux. Toutes ces décisions et leurs lourdes conséquences sont assez stressantes pour les jeunes qui ne se sont pas toujours trouvés suffisamment informés ou prêts à formuler des choix décisifs, comme en témoignent Cécilia et Loris :
En fait je pense que c'est trop tôt pour savoir ce qu'on veut faire concrètement, si on choisit une spécialité le mieux c'est d'avoir un projet concret, savoir ce qu'on veut faire savoir les études qu'on veut faire, et si on ne sait pas les études qu'on veut faire c'est très compliqué (Cécilia).
En fait l'école (de commerce) voulait absolument par exemple SES et maths et pas de géopolitique en spécialité, donc là les écoles ne se sont pas vraiment adaptées aux profils ce sont les profils qui devaient être adaptés, sauf que nous quand on était en première on n'avait aucune idée de ce que les écoles voulaient (Loris).
25Pour Cécilia, c’est l’absence de projet qui ne lui permet pas forcément de choisir ses spécialités en se projetant vers l’avenir. Pour Loris, qui a choisi ses spécialités surtout par goût et ouverture ce qui était selon lui « l’esprit de cette réforme », c’est l’absence d’information concernant les attentes des écoles qu’il visait au moment des choix de spécialité qui lui a porté préjudice. Il regrette que les « écoles » n’aient pas joué le jeu de l’ouverture qui leur était permise au lycée.
Ainsi, avec les modifications structurelles induites par la réforme du baccalauréat, les lycéens sont davantage isolés. La socialisation par les pairs et au sein des anciennes filières laisse place à des logiques de choix laissées à leur libre interprétation. Officiellement, les parcours non-linéaires sont autorisés mais les lycéens naviguent dans l’incertitude quant aux conséquences de leur choix. Le projet d’études supérieures est donc structurant mais peu présent avant l’année de terminale qui y sera consacrée. En terminale, il faudra donc le construire ou le finaliser de là où ils sont et avec des perspectives incertaines.
26L’année de terminale est marquée par la procédure Parcoursup et son calendrier. Les stratégies insufflées par ce cadre et par les enseignants qui les accompagnent d’une part ; et les besoins exprimés d’autre part, font l’objet de cette deuxième partie.
27Le calendrier sert d’accélérateur et la plateforme de source d’informations, en complément ou non d’autres démarches. Les jeunes font leurs recherches et même découvrent des formations sur la plateforme, c’est le cas de Samuel et d’Ismaël.
Fin décembre début janvier on commençait à faire nos vœux etc. et donc ça m’a, pas précipité parce que ce n’est pas le bon mot, mais ça m’a hâté un peu dans mes réflexions et j’en suis arrivé au fait que le BTS était la meilleure option (Samuel).
C’est vraiment quand j’entends Parcoursup et que je commence à m’inscrire que là je commence à vraiment à m’organiser, à avoir des idées claires (…) Et, grâce à la plateforme, j’ai fait mes recherches et j’ai visité les différents parcours qui existaient, et c’est là que sont venues en tête des idées et des formations qu’on pouvait réaliser (Ismaël).
28Le fait de rechercher et de s’inscrire, s’informer en partie, permet une certaine ouverture et une diffusion plus homogène de l’information sans le concours des enseignants.
29Les heures d’accompagnement à l’orientation du « Parcours avenir » sont organisées avec des modalités différentes selon les contextes d’établissement et les équipes. Tous parlent des « cours de Parcoursup » pendant lesquels les enseignants ont été très présents, rappelant les enjeux des choix, invitant à la prudence, accompagnant les élèves à la maitrise des outils et à rechercher l’information sur la plateforme. Ils ont également des cours de méthodologie et d’aide à la rédaction des lettres de motivation. Mais, s’ils reconnaissent avoir été bien accompagnés, ces heures leur apportent surtout des éléments procéduriers, pointant les incertitudes des enseignants, comme le décrit Léa.
Je me souviens qu'on avait des cours, préparer Parcoursup, rédiger sa lettre de motivation, comment choisir la bonne fac etc., comment fonctionne Parcoursup. On avait quand même été un peu accompagnés mais c'était un accompagnement un peu flou parce que même les professeurs ne savaient pas trop sur certaines questions quoi nous dire ou comment faire, etc.
- 4 Il faut noter cependant que cette promotion 2021 a été contrainte de faire beaucoup de démarches en (...)
30In fine, à quelques exceptions dans le récit, « on voyait que ça lui tenait à cœur qu’on prenne les bonnes décisions », les enseignants s’en tiennent à des vérifications ou des rappels des échéances, laissant les lycéens, individualisation oblige, en autonomie face aux enjeux de leurs choix, leur indiquant les ressources ou les salons4.
31Les enseignants craignent surtout que certains jeunes se retrouvent sans formation et encouragent, comme c’était déjà le cas pour les spécialités de première, à la prudence. Cette prudence se caractérise par l’élargissement des vœux et la formulation des choix de second ordre, voire non souhaités du tout :
J'avais rempli tous mes vœux. J'avais prévu plein de plans B. j’avais mis genre une licence de LEA et LLCE mais ça ne m’intéressait pas du tout, je l’avais vraiment mis à la fin ; j’avais mis SHA, sciences humaines appliquées ; j’avais mis des licences de droit aussi […] Oui j’avais mis au cas où parce qu’il ne fallait pas se retrouver sans rien. J’avais un peu cette pression où on nous disait, na, na, na, on vous conseille de remplir toutes vos possibilités de vœux parce qu’il ne faut pas se retrouver sans rien, il y en a qui ne sont pris nulle part, etc. Du coup j’avais tout rempli par affinité même si je savais il y en avait je savais que je ne voulais jamais aller là-bas, oui j’ai rempli ces vœux-là. (Anaëlle)
32L’élargissement des vœux non hiérarchisés est aussi l’occasion pour certains de reporter l’élaboration de leur projet à la phase d’acceptation et validation des vœux ; ils s’autorisent donc des orientations variées.
33Ainsi, l’engagement dans de nombreuses candidatures demande des efforts et participe d’ores et déjà à un pré-engagement dans des filières initialement de second choix. Comme c’est le cas pour Cécilia :
C'était éprouvant parce que j'avais fait tous mes vœux, c'est très sélectif, j'avais demandé tout, j'ai fait mes 20 vœux et les écoles demandaient en plus, une dizaine d’écoles, de fournir des travaux, d'expliquer les choses et tout. C'était hyper éprouvant parce qu'il fallait faire ça en plus des cours au lycée, j'étais très, très stressée, mais j'ai réussi.
34Leurs expériences laissent apparaitre des manques dans l’accompagnement reçu au sein des établissements, principalement par leurs enseignants. Ainsi, beaucoup d’élèves témoignent d’un manque de quelque chose qu’ils ont du mal à verbaliser. Voici comment l’exprime Amanda, qui a choisi d’avoir recours à une conseillère d’orientation privée :
Je ne sais pas comment expliquer mais elle (elle parle de la Psy-EN, nouvelle appellation des anciennes conseillères d’orientation-psychologues) a simplement demandé qu’est-ce que tu veux faire ? Je ne sais pas c’est sans doute pour ça que je suis là ! Qu’est-ce que tu aimes bien comme matière ? C’est toujours une question à laquelle j’ai du mal à répondre parce que j’aime bien toutes les matières que je fais ; et après on a parlé de plusieurs points, elle m’a dit si tu veux faire ça il y a telle école, c’était intéressant dans le sens qu’elle m’a montré, il y a telle fac qui fait ça, telle école qui fait ça, mais c’est pour moi qu’en surface. Et au final ce que j’ai fait avec la dame de l’orientation (elle parle d’un cabinet privé), c’est quelque chose de privé que j’ai fait de moi-même, mais au final aujourd’hui j’en suis très contente parce qu’il y avait tout un bilan de personnalité, savoir ses qualités, ses défauts, comment on est, ce qu’on aime, etc. (Amanda).
35Dans ce contexte d’un accompagnement décrit tour à tour comme « en surface » ou « flou », les familles sont inégalement présentes. Elles apparaissent en filigrane dans le discours des jeunes. Ils utilisent souvent des « nous » ou « on » (« on a regardé », « on s’est dit ») derrière lesquels se cachent les parents. Ainsi, même si la plateforme uniformise l’accès à l’information et que le temps d’accompagnement à l’orientation existe dans le programme, les lycéens sont encore assez jeunes et témoignent avoir besoin d’un accompagnement plus individualisé relevant de l’aide à la connaissance de soi et à la construction du projet personnel et professionnel. Certains l’ont trouvé chez des prestataires privés ou auprès de leur famille. Cette socialisation à l’individualisation apparait donc comme relativement inégalitaire et tout se passe comme si une partie du travail d’orientation était déléguée aux familles (Couto et Valarcher, 2022).
36En définitive, la socialisation à l’individualisation au moment de l’orientation post-bac se fait par une procédure demandant de l’implication dans de nombreuses candidatures et une tendance à élargir ses choix. L’accompagnement par les enseignants met surtout l’accent sur le calendrier, le fonctionnement et la méthodologie de la lettre de motivation, au prix d’un sentiment pour les lycéens qu’il n’est pas toujours assez personnalisé. Au final, les jeunes sont conduits à s’ouvrir à une possible orientation de second choix et à suivre le rythme imposé par la procédure même si leur projet est encore incertain. Ces éléments participent de leur socialisation à l’individualisation et constituent également une socialisation à la sélection. En effet, c’est dans ces conditions qu’ils se préparent à accepter le résultat de Parcoursup.
37Compte tenu des logiques incertaines dans lesquelles les choix de spécialité ont été réalisés (marcher à tâtons, sans connaitre les conséquences de leurs choix ou avoir formulé de projet particulier, partie 1 des résultats) et des stratégies imposées par Parcoursup (multiplier les candidature, l’incertitude par rapport aux critères de sélection et aux conséquences des choix de spécialité antérieurs, partie 2 des résultats), les expériences des lycéens restent très mitigées au moment des résultats de Parcoursup. C’est l’objet de cette dernière partie de les décrire.
38Même pour les bons élèves, ceux qui avaient « les bonnes spécialités », ceux qui ont fait des vœux « non-sélectifs », ceux qui obtiennent leurs vœux, l’expérience de la procédure Parcoursup peut se révéler « stressante » lors de l’attente puis lors de l’étape des validations de vœux, qui les met de nouveau en position de devoir faire des arbitrages, refuser des places où ils sont pris et « miser », pour certains, sur le fait de progresser dans les listes d’attente des vœux qu’il préfèrent, comme l’explique Amanda, qui est pourtant prise « presque » partout et en attente sur d’autres vœux géographiques :
Mais ça m’avait inquiétée parce qu’on n’avait que trois, quatre jours pour accepter le vœu sinon on le perdait, mais quand même c’est assez rapide pour prendre une décision qui est très importante, donc c’est un peu de stress et d’angoisse…
39En cas de refus, l’expérience puis l’acceptation du refus, la peur de ne rien avoir et l’opacité sur les raisons en font une expérience difficile. Mélissa et Anaëlle, qui avaient beaucoup travaillé à leurs candidatures pour respectivement les écoles d’orthophonie et les sciences Po, ne seront pas acceptées. Ce refus est très violent et elles seront toutes les deux très déçues. Les propos de Mélissa illustrent aussi l’opacité de la procédure :
C’était assez stressant, et quand j’ai été voir les résultats c’était l’hécatombe, je ne sais pas comment dire mais visuellement il y avait une liste de tous les IEP (Instituts d’Études Politiques) et c’était « non, non, non, non » genre neuf « non » d’un coup, donc c’était assez démoralisant par rapport au travail fourni (Anaëlle).
Du coup aujourd’hui je suis en psychologie à (la ville où elle est), je n’ai été acceptée dans aucun de mes vœux en orthophonie, à ce moment-là et même encore maintenant d’ailleurs je n’ai aucune raison qui a été avancée (Mélissa).
40Face à cette opacité, les lycéens trouvent eux-mêmes des raisons afin de donner du sens à ce parcours. Ils invoquent : « leur dossier », « leurs notes », « des appréciations », ce qui n’enlève rien à l’expérience négative :
Comment je l’explique, je l’explique simplement que je n’ai pas le niveau, que je n’ai probablement pas eu une assez bonne note à l’épreuve que j’ai passée, et que j’avais des bonnes notes de manière générale, je ne sortais pas du lot, je n’avais pas 18 de moyenne donc… Moi je me l’expliquais comme ça, mais après ça ne changeait rien à ma déception, vraiment énorme déception, parce que j’avais tellement fourni d’efforts ; non vraiment je l’ai mal vécu sur le moment (Anaëlle).
41Annaëlle et Mélissa se rabattront sur leur « second » choix, non sans une grosse déception, puis finiront, après quelques mois, par s’y plaire et s’y adapter en renonçant à leurs perspectives initiales de retenter leur chance dans leur premier choix :
Non je n’étais pas très motivée pour aller faire en plus quelque chose qui n’était pas mon premier choix à la base, non j’étais assez défaitiste. Mais après ça m’est vraiment passé et aujourd’hui c’est complètement l’inverse que je pense. (Anaëlle au moment d’entrer en sciences humaines appliquées (SHA) qui proposent une passerelle vers Sciences Po)
42Les lycéens, qui ont été acteurs de la construction de leur parcours, en deviennent les responsables, même en cas de difficultés, d’échec ou de réorientation. Cela a été préparé par la multiplication des vœux non hiérarchisés. Le « second choix » finit par être accepté, et le refus parfois même occulté. C’est le cas de Cécilia qui affirme qu’elle a « eu tout ce qu’elle voulait » alors qu’elle n’obtient pas le BUT (Bachelor Universitaire de Technologie) qu’elle préférait, ni sa ville de préférence. Elle s’engage ainsi dans ses études avec enthousiasme. Cela d’autant plus que cette place dans un des BUT, elle l’avait eue au prix d’une expérience de candidature fastidieuse, on l’a vu.
43D’autres ont été dans la « crainte » de ne pas avoir de formation, comme Ismaël ou Maxime. Ils sont heureux quand ils se retrouvent dans une des formations qu’ils avaient demandées, même si au départ ils l’avaient refusée, et s’engagent dans une véritable résilience : « je me suis réjoui de ce que j’avais déjà » nous dit Maxime, et « le destin fait bien les choses », nous dit Ismaël, au prix d’une expérience amère et jugée relativement impersonnelle et arbitraire :
Ce que je pense de Parcoursup après deux années, c’est que c’est limite de l’aléatoire ce qu’ils font, je trouve que ce n’est pas franchement une bonne idée de trier les élèves comme ça. Par exemple pour un élève comme moi, je pense que j’aurais plus de chance s’il y avait des entretiens physiques, pour pouvoir démontrer sa personnalité. J’ai connu beaucoup d’élèves qui étaient dans un niveau scolaire vraiment derrière moi, ils étaient pris alors que moi je n’étais pas pris. Je comprends complètement, mes appréciations ne donnaient pas envie […] Moi je voulais vraiment faire un truc dans ma vie et parce que j’ai eu des mauvaises appréciations des professeurs […] Après voilà c’est la vie, j’ai fini en DCG (Diplôme Supérieur de Comptabilité Générale) et j’aime bien ce que je fais […] Franchement, le destin fait bien les choses, parce que le DCG j’aime beaucoup ce que je fais, malgré le fait que je ne voulais pas y aller
44Tous les deux au moment de l’interview « aiment ce qu’ils font » et se projettent dans des poursuites d’études avec prudence et « par étapes » : licence à l’étranger et « peut-être » une école pour Maxime, et DSCG (Diplôme Supérieur de Comptabilité Générale) et « peut-être » un DEC (Diplôme d’Expert-Comptable, niveau bac+8) pour Ismaël. Leur socialisation à l’individualisation s’est donc faite au prix de cette expérience stressante et amère qui leur permet d’envisager de continuer à construire leur parcours « pas à pas, vers une voie non tracée d’avance » (Perenoud, 2001).
45À l’heure de l’individualisation des parcours, le processus est incertain pour les élèves qui ont été livrés à eux-mêmes et responsabilisés à toutes les étapes, on l’a vu. De plus, le verdict s’avère stressant et éprouvant en cas de refus, de désillusion ou de réorientation. Dans ces circonstances, le soutien émotionnel familial et la possibilité de mobiliser des ressources financières pour rebondir, via l’inscription dans une formation payante par exemple, peuvent se révéler relativement discriminants.
46Par exemple Martin, relativement résilient malgré une expérience difficile qui l’a conduit à abandonner sa classe préparatoire prestigieuse et à se réorienter après une année en prépa intégrée à l’école d’ingénieurs universitaire, a été très soutenu par ses parents :
Pour les démarches, j'ai eu très peu de démarches à faire. Je suis allé voir quelquefois sur le campus mais je n'ai pas eu beaucoup d'informations et ce sont mes parents qui ont fait les démarches. En fait c'est eux qui me soutiennent, je suis ultra dépendant d’eux (Martin, père et mère enseignants).
47Ce n’est pas le cas d’Ismaël, qui, après avoir oublié de confirmer sa place en BUT (Bachelor Universitaire de Technologie) finira, non sans stress, par se débrouiller seul pour trouver une solution :
Je vois que ma demande de candidature d’inscription a été refusée, en gros ils ont rayé mon inscription. Et le jour où j’arrive en France, je découvre ça, je ne le dis pas à mes parents parce qu’à ce moment-là ils m’auraient tué et tout, c’est la rentrée, je n’ai pas d’école, je ne sais pas quoi faire. J’arrive en France, là je tombe de haut, je n’ai pas d’école, je fais quoi ?! Je suis allé les voir. J’ai essayé de recoller un peu les pots cassés, je vais dans les bureaux administratifs ; à ce moment-là j’étais désespéré mais je ne le montrais pas. Ils m’ont dit on ne peut rien faire pour vous, ils n’étaient pas méchants, mais ils m’ont dit vous avez perdu votre place et maintenant c’est mort ; on est désolé. Je ressors de là-bas j’étais dégoûté. […] Je sors et je repense à un truc, je repense au DCG (Diplôme de Comptabilité Générale) de (la ville où il est actuellement) et j’appelle le secrétariat, je leur explique la situation, c’était le premier jour de la rentrée au DCG. J’appelle le secrétariat et je leur ai dit que j’avais candidaté sur Parcoursup, que j’avais été pris directement sauf que j’ai refusé… et là je voulais revenir en arrière, est-ce que c’est possible ou pas. Je ne sais pas si elle a réfléchi ou si elle m’a dit directement, mais en gros elle m’a dit oui c’est bon, j’ai envoyé deux, trois documents. (Ismaël, père artisan, mère au foyer).
48En somme, cette socialisation à l’individualisation du parcours a donc pour effet de les avoir responsabilisés afin qu’ils acceptent le résultat en dépit des désillusions possibles, même quand la procédure a été opaque ou arbitraire, même s’ils ont eu le sentiment d’avoir été peu ou mal accompagnés à cette autonomie. Le soutien des familles reste important et discriminant pendant cette période de transition.
49L’objectif de cet article était d’interroger les cadres, agents, pratiques et processus socialisateurs qui contribuent à l’individualisation des parcours lors de la transition secondaire-supérieur en contexte de réformes. En effet, le nouveau baccalauréat met en place le cadre d’une individualisation des parcours et la loi ORE met en place une régulation de l’accès à l’enseignement supérieur par la plateforme Parcoursup. Ainsi, au lycée, tous les choix de spécialités sont possibles mais ils impactent différemment des lycéens l’entrée dans l’enseignement supérieur. À partir de vingt entretiens semi directifs, nous éclairons les différents aspects de la socialisation à l’individualisation des lycéens en analysant successivement le choix des spécialités, les choix post-baccalauréat et l’expérience du résultat et de l’affectation dans le supérieur. Nous pointons aussi à travers le filtre des différentes dimensions de l’éducation à l’orientation leurs manques et besoins.
50Concernant les choix de spécialités, le cadre de la réforme du baccalauréat renforce l’individuation via la déstructuration des groupes-classes, la liberté d’opter pour toutes les combinaisons possibles autonomise les jeunes et les responsabilise par rapport aux conséquences de leurs choix, à travers les conseils des enseignants. Si on considère que l’enjeu de l’individualisation des parcours est de développer une capacité à avancer ni au coup par coup, ni dans une voie tracée d’avance (Perrenoud, 2001), c’est effectivement ce qui est impulsé par le cadre. Cependant, les lycéens naviguent dans une incertitude totale quant aux conséquences de leur choix et expriment un manque de préparation et d’information pour les anticiper. Il y a là une marge de manœuvre locale pour les acteurs de l’éducation à l’orientation car certains lycéens semblent avoir été plus encadrés, informés ou contraints selon les contextes d’établissement ou les enseignants, ce qui confirme les résultats de Daverne-Bailly (2023).
51Concernant la construction du projet d’études et l’élaboration des candidatures pour le supérieur, pour l’ensemble des lycéens, cela se passe en aval des choix de spécialités et pendant l’année de terminale. Le calendrier de la procédure rythme l’année et accélère l’élaboration des choix, la plateforme sert d’information et permet une ouverture des possibles. Même si elle peut dissuader les candidatures de certains étudiants en publiant le nombre de places (Frouillou et al., 2020) elle permet aussi aux lycéens de s’y informer et de découvrir l’ensemble des formations possibles dans un secteur. La multiplication des candidatures non hiérarchisées est encouragée par les enseignants et permet de se préparer, par l’engagement que cela demande, à des orientations de second choix qui ne seront pas toujours vécues comme telles au final. Bien sûr, les lycéens ne sont pas tous armés de la même manière pour réaliser ces candidatures ou formuler leur projet et décrivent là aussi un manque d’accompagnement personnalisé. Ils décrivent à quelques exceptions près, une posture, individualisation oblige, relativement en retrait des enseignants (van Zanten, 2015).
52En conséquence de ces différentes étapes, l’expérience de la transition secondaire-supérieur est mitigée à l’issue du verdict Parcoursup. Il est stressant d’attendre et de remettre son « destin » à une procédure « informatique » qui ne justifie pas les classements ni les raisons des choix. Passé ces expériences négatives, le produit de cette socialisation à l’individualisation du parcours est que les jeunes se résignent, acceptent leur parcours et se projettent vers la prochaine étape, de là où ils seront, même en cas de réorientation ou d’orientation de second choix. Derrière ces « acceptations » se cachent pourtant des parcours variés, des expériences plus ou moins marquées par des désillusions et des inégalités importantes. Ainsi, il s’agit bien d’une individualisation des parcours dans le sens où, subjectivement, les jeunes ont une expérience singulière et font preuve de résilience malgré les obstacles. Cela n’en rend pas moins le processus global relativement inégalitaire (Martucelli, 2006). Selon leur capacité à formuler un projet, à lire les enjeux de leurs choix, l’accompagnement différent qu’ils reçoivent en fonction des établissements, des enseignants qu’ils ont ou des capacités financières et d’accompagnement de leurs familles, ils ne sont pas tous rendus capables de passer cette bifurcation scolaire de la même manière.
53Pour rendre cette socialisation à l’individualisation moins stressante, moins incertaine, moins opaque et moins inégalitaire, nous proposons d’observer plus particulièrement à travers le prisme des dimensions de l’éducation à l’orientation ce qui pourrait être ajouté aux différentes étapes. Tout au long du processus, mais surtout lors des choix des spécialités les jeunes ont exprimé deux besoins : celui d’être plus accompagnés à l’élaboration d’un projet personnel d’études supérieures et celui de mieux connaitre les attentes des formations de l’enseignement supérieur. Il s’agit de deux dimensions de l’EAO : la connaissance de soi et la connaissance des formations. Bien que des heures soient prévues dans l’emploi du temps, il semble qu’elles aient insuffisamment permis aux lycéens de se projeter sereinement pour construire leur parcours. Peut-être faudrait-il envisager, en classe de seconde, de davantage développer des activités au service de la connaissance de soi et du projet personnel, et de programmer une première découverte de la plateforme Parcoursup. Il faudrait également que des critères objectifs de recrutement en fonction des spécialités soient publiés ou que les élèves puissent les consulter afin de se projeter en première, de formuler leurs candidatures en connaissance de cause ; cela réduirait égalemen l’opacité et la violence vécue au moment des résultats.
54L’objectif de cet article était de décrire les éléments saillants d’une socialisation à l’individualisation en contexte de réformes. Les réformes, celle du bac en particulier, ajoutent à l’expérience Parcoursup des changements (déstructuration des sociabilités liées à la classe ainsi qu’un accompagnement relativement procédurier, encourageant la lisibilité et la prudence tout en autorisant tous les choix possibles) qui propulsent les lycéens dans l’individualisation de leur parcours. La plateforme Parcoursup, quant à elle, permet de fournir plus d’informations et les lycéens sont encouragés à y faire le maximum de vœux. Cette « socialisation à l’individualisation », marquée par des compromis en vue de la « sélection », se révèle être un apprentissage de l’autonomie et une responsabilisation, à tâtons, avec le sentiment de ne pas toujours être accompagné sur des dimensions cruciales de l’éducation à l’orientation, à savoir la connaissance des filières et la connaissance de soi.
55In fine, ce cheminement produit une transition secondaire-supérieur relativement éprouvante dont le résultat est l’acceptation du parcours et une certaine résilience quand celui-ci est marqué par des ruptures. En conséquence, la socialisation à l’individualisation, telle qu’observée, nécessite de mobiliser des dispositions et des ressources inégales et pas toujours présentes au sein des établissements et conduit à accepter, non sans une expérience difficile, le verdict d’une sélection qui ne dit pas son nom.
56Les nouvelles organisations de la transition secondaire-supérieur précipitent donc les jeunes dans une expérience de la construction de leur parcours sans pourvoir de manière satisfaisante aux conditions d’une individualisation réellement accompagnée et égalitaire. Ces analyses interrogent donc les modalités concrètes de l’accompagnement à l’orientation dans l’école. Afin de soutenir sans renforcer les inégalités liées à cette individualisation des parcours, l’accompagnement à la connaissance de soi, à la construction du projet de l’élève seront des éléments tout aussi importants que la transparence de l’information concernant les motifs de sélection ou de refus des établissements d’enseignement supérieur. Sur ces deux points, il conviendra de revoir ces constats et d’analyser l’adaptation des acteurs à ces cadres et enjeux nouveaux et dans les différents contextes d’établissements.
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