Introduction

1Cet ouvrage de Olivier Marty cherche à utiliser les méthodes de sciences sociales et humaines sur le terrain de l’enseignement supérieur. A partir de son propre parcours, de ses propres expériences de travail, l’auteur aborde différentes réalités de ce terrain, comme l’enseignement, l’administration, la recherche. Ce livre part des méthodes de l’observation participante en anthropologie. Cependant, là où l’anthropologie classique universalise à partir de ses observations, les humanités modernes sont plurielles, contradictoires, moins globalisantes : l’ouvrage ne cherche pas à se limiter à une anthropologie de l’éducation mais s’efforce de s’ouvrir vers ce qu’il appelle les humanités éducatives. En effet, l’usage de l’observation participante afin de décrire l’enseignement supérieur à partir du parcours du chercheur pose la question de savoir à quel point on peut universaliser ce parcours et ces expériences personnelles : ce questionnement est un exemple du problème de l’induction qui demande comment l’on peut arriver à des connaissances générales à partir de la connaissance du particulier. L’ouvrage s’appuie également sur des travaux existants en sciences de l’éducation, en philosophie, en anthropologie, etc. Il rassemble de nombreux chapitres sur différents sujets, dont certains ont été écrits avec d’autres co-auteurs. L’unité narrative de l’ouvrage est constituée par le parcours de l’auteur, du chercheur, ce qui pose la problématique de son identité à travers ce parcours. L’ouvrage s’interroge ainsi sur la façon dont le parcours social amène modifications psychiques, doutes sur l’identité du chercheur à travers l’enquête et les différentes pratiques qui agissent sur cette identité. L’étude se doit d’être réflexive, car cette recherche se porte sur le milieu même de recherche du chercheur, et emploie des méthodes similaires à celles de ce milieu. Différentes pratiques sont abordées au sein de cet ouvrage : plusieurs chapitres portent directement sur l’enseignement (chapitres 1, 3, 6 et 7), le chapitre 2 s’intéresse à l’ingénierie de formation, on trouve également des chapitres sur l’enseignement à distance, impliquant à la fois enseignement et ingénierie (chapitres 4 et 5). La gouvernance universitaire est aussi abordée (chapitre 8). La conclusion se porte sur les réseaux d’anciens élèves de grandes écoles.

Origines et spécificités de l’enseignement supérieur français

2Le premier chapitre de l’ouvrage compare certains aspects de l’enseignement en université et en grandes écoles. Il s’intéresse ainsi à la distinction entre université et grandes écoles, distinction importante dans l’enseignement supérieur en France, la plupart des grandes écoles ayant été fondées lors de la Révolution française autour d’idéaux méritocratiques et élitistes républicains. Des différences de réalités de terrain sont montrées, mais l’opposition entre grandes écoles et universités est aussi questionnée, car la distinction peut être bien plus juridique que fondée sur l’ancienneté ou le prestige. Un second chapitre se penche ensuite sur les différences entre ingénierie de formation et enseignement. Ces deux chapitres appartiennent à une même partie dont le fil conducteur est la réflexion personnelle du chercheur sur son choix de métier.

Comment enseigner dans le supérieur

3Suit une deuxième partie réunissant trois chapitres portant sur les méthodes et modalités d’enseignement. Le troisième chapitre de l’ouvrage met en avant l’intérêt pédagogique des jeux de rôles et de l’improvisation théâtrale. L’auteur relie cette question au débat opposant Rousseau à D’Alembert et Diderot. Rousseau condamnait le théâtre, considérant qu’au mieux, il ne peut améliorer les mœurs, et qu’au pire il risque de les empirer. D’Alembert et Diderot considéraient au contraire que le théâtre pouvait éduquer aux bonnes mœurs et vertus. Olivier Marty argumente que l’improvisation théâtrale ou les jeux de rôles ont un rôle pédagogique. Ils peuvent servir à aider à contrôler ses émotions, que ce soit en maîtrisant son stress devant la scène, ou en apprenant à jouer différentes émotions. Ils peuvent aussi servir à apprendre à agir en société, en enseignant à s’adapter à différents contextes sociaux. Dans différents métiers, différents contextes sociaux, nous devons jouer des rôles et le théâtre permet de développer cette capacité. Le théâtre ou le jeu de rôle peut ainsi être éducatif en propageant de bonnes mœurs, en apprenant à maîtriser ses émotions, à s’adapter à la société et à agir en elle. Le quatrième chapitre s’intéresse à l’enseignement à distance. Celui-ci repose sur une grande distance entre l’apprenant et le professeur. Les documents proposés constituent un enseignement mort, même si le contact numérique avec les enseignants fait que ces programmes ne se limitent pas à de l’information mais constituent une réelle formation. Le chapitre s’intéresse aussi à l’évolution des sensibilités que nécessite l’enseignement numérique, que ce soit en raison de la différence de format, de la divergence entre les aspects sensibles de l’apprentissage à travers le papier et ceux de l’apprentissage induit par le numérique, ou que ce soit parce que dans l’enseignement à distance l’apprentissage est plus vécu comme un loisir, qu’il n’y a pas de frontière le séparant du temps libre. Concernant cette forme d’éducation, abordée dans le livre, on peut se demander dans quelle mesure la liberté qu’apporte l’enseignement à distance est un avantage ou un inconvénient. Je pense notamment aux personnes neurodivergentes. Étant personnellement atteint d’un trouble du déficit de l’attention, il m’est toujours extrêmement difficile de suivre un ordre imposé de l’extérieur et ne prenant pas en compte la spécificité de mon fonctionnement mental. L’enseignement à distance permet dans une certaine mesure d’éviter cet ordre contraint de l’extérieur. Cependant, s’imposer sa propre discipline est également quelque chose de difficile, et rendu plus difficile par certains troubles. Une autre particularité de l’enseignement à distance qui peut lui faire défaut est qu’il peut beaucoup plus difficilement et plus rarement servir comme espace de rencontre, contrairement à l’enseignement en présentiel.

4Le cinquième chapitre développe plus la question de l’apprentissage à distance, à travers l’exemple et expérience d’un Massive online open course (MOOC) professionnel visant à accompagner les personnes en formation vers l’emploi en Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Il met notamment en avant la socialisation professionnelle qui se déroule malgré la distance créée par le format numérique.

Évaluer, gouverner et « réseauter » dans l’enseignement supérieur

5La troisième partie porte sur différentes pratiques d’évaluation. Le chapitre 6 s’intéresse à des exercices de corrections par les pairs sur le logiciel Moodle, et le chapitre 7 apporte des réflexions sur la question de ce que c’est que d’évaluer un mémoire de master.

6Le chapitre 8 n’appartient à aucune partie. Il établit une ethnographie d’un conseil d’administration d’une université, auquel il s’intéresse à travers le prisme de la professionnalisation conjointe, qu’il définit comme l’apprentissage de leur profession par différents corps de métiers en interaction : « l’apprentissage de sa profession en interaction avec celle de l’autre, différente ; et, à la fois, l’apprentissage des points communs entre les deux professions. C’est une professionnalisation à son propre métier et à ce qui est commun avec celui qui est conjoint » (p.151).

7En conclusion, on trouvera une étude sur les réseaux d’anciens élèves de grandes écoles dans l’enseignement supérieur. L’auteur ayant été élève de plusieurs grandes écoles, c’est pour lui l’occasion d’interroger à nouveau la subjectivité du chercheur dont le parcours constitue le fil conducteur de cet ouvrage et les conditions de l’observation participante, une subjectivité travaillée et marquée par de multiples et différentes organisations et terrains lui ouvrant différentes perspectives tout en la façonnant. Étudier le terrain même de la formation qui a donné les outils pour étudier ce terrain met le chercheur face à une mise en abyme, à un questionnement nécessaire sur lui-même et les conditions de sa production en tant que chercheur.

Ouverture vers des recherches complémentaires

8L’auteur aborde ainsi de nombreuses réalités de terrains de l’enseignement supérieur. Une approche statistique serait utile pour confronter ou compléter ces observations et analyses, pour voir dans quelle mesure ces observations correspondent bel et bien aux représentations collectives sur l'université, aux injonctions juridiques et à l'emploi du temps normal de la masse des « académiques ».