Introduction

Conceptions de l’école dans une ère perturbée par les activités humaines

Les quatre dernières décennies constituent une période majeure de développement de l’éducation relative à l’environnement où les questions d’environnement ne sont plus uniquement examinées du point de vue des sciences naturelles ; elles sont désormais arrimées à des préoccupations sociales et prennent une tournure internationale (Villemagne, 2010, p. 22).

2Bien que toutes les institutions soient concernées par le réchauffement climatique, l’institution scolaire l’est de manière plus marquée puisqu’elle forme de futur·es citoyen·nes qui feront possiblement l’expérience des conséquences fortes de ce réchauffement, comme des rendements agricoles décroissants ou des tensions internationales sur les approvisionnements vitaux. Pourtant, selon plusieurs auteurs et l’UNESCO (rapport 2021), cette prise en compte demeure faible. En effet, des questions fondamentales sur la manière dont on prépare les jeunes à leur vie à venir se posent, telles que : pouvons-nous continuer à préparer les jeunes au monde tel qu’il a été durant les dernières décennies, à savoir – pour les pays riches européens – tertiarisé et globalisé ? Dans ce sens, les philosophes Andreasen Lysgaard, Bengtsson et Hauberg-Lund Laugesen (2019) invitent à revoir les structures sociales véhiculées par l’école parce qu’elles conduiraient à la destruction de la planète et Curnier (2019) estime qu’on ne peut plus continuer de former des personnes dans le but de les insérer dans une économie qui produit les problèmes auxquels nous sommes actuellement confronté·es.

3Toutefois, depuis les années 1960, plusieurs courants, sous formes « d’éducations à... », ont conduit ou invité l’institution scolaire à se réformer en intégrant les enjeux liés à l’environnement. Ces courants impactent les pratiques enseignantes et accordent différents rôles aux membres du corps enseignant. Nous les présentons ici en vue de mieux cerner les discours d’enseignant·es produits dans le cadre d’une formation.

4L’éducation relative à l’environnement (ERE) date des années 1970 et est issue d’un modèle militant à visées émancipatrices (Sauvé, 2001 ; Barthes, 2022), suite à la prise de conscience de l’existence de problèmes environnementaux d’envergure planétaire et de la mobilisation de réseaux associatifs (Villemagne, 2010). L’objet de l’ERE est la relation à l’environnement et contient une large diversité de propositions s’inscrivant dans trois perspectives identifiées par Sauvé (2001) et résumées par Villemagne (2010) : la perspective environnementale, axée sur la résolution de problèmes environnementaux ; la perspective éducationnelle, concernant l’aliénation des personnes et des groupes sociaux et centrée sur leur développement ; la perspective pédagogique cherchant à améliorer les conditions d’apprentissage et d’enseignement.

6L’éducation au changement climatique (ECC) ou l’éducation à l’urgence climatique (Gibert, 2020) se réfère à la convention-cadre des Nations-Unies sur le changement climatique pointant la nécessité d’intégrer ce phénomène dans l’éducation (UNFCC, 1992) ; aux savoirs issus des travaux du GIEC, ainsi qu’au constat que le changement climatique constitue la menace la plus imminente et conséquente à l’avenir de l’humanité (Everth et al., 2023). Cette appellation, surtout utilisée dans le monde anglo-saxon et par l’UNESCO depuis les années 2010, est inscrite en creux dans les manifestations des jeunes pour le climat (Gibert, 2020) et se fonde sur le constat que le dérèglement climatique est peu enseigné (Garric et Miller, 2019). Le projet de l’ECC est de « considérer le modèle actuel de production, de distribution et de consommation d’énergie, de biens et de services » (Gibert, 2020, p. 2) et comprend une éducation critique et l’apprentissage de comportements proactifs et vise à former « des habitant·es prêt·es à s’adapter et des citoyen·nes prêt·es à s’engager » (Gibert, 2020, p. 2). Bien que des pressions pour inscrire ce projet dans les programmes soient émises, sous forme de pétitions et autres appels d’instances internationales, il n’est pas encore intégré aux curricula scolaires, du moins en France (Gibert, 2020) et en Suisse romande (Curnier, 2019) et, globalement, la majorité des enseignant·es n’est pas formée aux enjeux du changement climatique (Reid, 2019).

7L’éducation en Anthropocène (Lange et Kebaïli, 2019 ; Lamarre, 2020 ; Gibert, 2022 ; Hétier et Wallenhorst, 2023) ou l’éducation à l’anthropocène (Barthes, 2022) (EA) se fonde sur le concept d’Anthropocène signifiant : « ère géologique pour laquelle le facteur anthropique devient prépondérant (Lange, 2013, p. 44) » (Redondo et Ladage, 2021, p. 1). Considérant que le rôle de l’école n’est pas seulement « la transmission d’une culture patrimoniale mais aussi celui de l’appropriation des clés de compréhension du monde contemporain » (Lange et Barthes, 2021, p. 127), l’EA implique l’idée d’une transformation sociétale impactant les finalités de toutes les institutions. Si l’on reconnaît l’entrée dans cette nouvelle ère, la finalité de l’école doit être repensée en vue d’une transformation forte, et non seulement d’une adaptation ou d’une amélioration (Lange et Barthes, 2021). Ce concept n’est pas encore stabilisé (Barthes, 2022), mais a récemment donné lieu à la publication de plusieurs ouvrages (Wallenhorst et Pierron, 2019 ; Andreasen Lysgaard, Bengtsson et Hauberg-Lund Laugesen, 2019 ; Garnier, Hétier, Martinez et Wallenhorst, 2021 ; Hétier et Wallenhorst, 2023). Cet engouement récent reflète une reconnaissance d’une perspective de changement jusque-là essentiellement portée par des acteurs de sphères militantes. Une grande part de auteur·es mobilisant le terme d’Anthropocène, émettent également une critique du système économique capitaliste, considèrent que l’éducation doit également être politique (Barthes, 2022) et vont jusqu’à dénoncer la neutralité de l’école, à l’instar de Hétier et Wallenhorst (2023) pour qui « (...) se retrancher, en éducation, à l’école en particulier derrière une certaine ‘neutralité’, c’est laisser-faire la destruction de la Cité, qui aboutira à celle de l’école et c’est finalement s’en rendre complice » (p. 79).

8Ces « éducations à.... » (Barthes et Lange, 2022) considèrent toutes la nécessité de changer, ou du moins adapter l’école, valorisent les approches trans- ou interdisciplinaires et la prise en compte de nouveaux savoirs, comme ceux issus du GIEC. Elles se différencient dans leur rapport au politique. L’éducation en Anthropocène vise une transformation profonde et politique et pourrait mettre en cause certains fondements de l’école, comme la neutralité et la valorisation de la réussite individuelle alors que le courant de l’éducation au développement durable est de nature apolitique dans la mesure où il ne questionne ni les rapports de pouvoir, ni les questions de justice sociale (Barthes, 2022). Ces courants ne bénéficient pas de la même reconnaissance institutionnelle, l’EDD est bien inscrite dans les curricula scolaires, alors que les autres sont portées par les sphères militantes, citoyennes et scientifiques.

9Les enseignant·es ne sont pas seulement impactés par ces courants mais les font également vivre. Nous nous intéressons ici, en particulier, aux enseignant·es ouvertement engagé·es pour des causes environnementales.

Engagement militant et développement professionnel

11Nous considérons que les personnes participant à cette formation exploratoire sont dans un processus de développement professionnel (Jorro, 2013), investi de sens, motivé par des savoirs et les aspirations propres des sujets. Plus précisément, l’engagement pour des questions environnementales participe à la constitution ou la reconfiguration d’un soi professionnel (Vanhulle, 2013 ; 2016) influencé par les sphères sociales mentionnées plus haut et émergeant de l’interaction entre les différents cadres de référence, valeurs et normes adossés à la profession (Mosquera et al., 2016). Les préoccupations, mobilisant l’évaluation de l’expérience (Vanhulle, 2015) et un positionnement construit interactivement, font partie intégrante de ce soi professionnel (Balslev et al., 2015).

12En vue de promouvoir une réflexion chez les enseignant·es, il est nécessaire non seulement de partir de préoccupations mais aussi d’expériences réelles, d’élaborer des communautés de pratique couplées d’un guidage individuel (Korthagen, 2017). Dans cette perspective, Thievenaz (2019) affirme que « le désir d’acquérir de nouvelles connaissances émerge de la rencontre avec un événement ou une situation qui ne laisse pas tranquille et inquiète le sujet au cours de son activité » (p. 152). Dans le cas du groupe d’enseignant·es dont il est question ici, la situation climatique et l’avenir incertain qui en découle ne les laisse pas tranquilles et les incite à interroger et changer leurs pratiques.

Cadre méthodologique

14Le versant recherche conçoit le dispositif de formation comme une source de données permettant d’éclairer les préoccupations et pistes d’actions des enseignant·es. Les discours produits dans le cadre de cette formation présentent l’avantage d’être en lien avec des pratiques réelles, destinés à des pairs, orientés vers des intentions de changements ou d’amélioration.

15Les données récoltées sont constituées des enregistrements audios des séances de formation qui ont eu lieu à distance (pandémie oblige !) entre mars et juin 2021 (quatre séances collectives d’environ 90 minutes chacune et deux séances individuelles d’environ 60 minutes – voir tableau 1). Six enseignant·es de Suisse romande de différents degrés et enseignant différentes disciplines ont participé à la formation. Le tableau 1 décrit le déroulement de la formation (sans mentionner les séances individuelles), les activités travaillées, la discipline, le degré scolaire concernés et les traces recueillies. Ainsi, lors de la première séance les participant·es ont fait part de leurs préoccupations et lors des trois autres séances, chacun·e a amené une trace d’une activité mise en place liée à l’urgence climatique. Chacune des traces a fait l’objet de discussions d’environ 45 minutes. La dernière partie de la séance 4 a donné lieu à un bilan de la formation.

16Par une démarche inductive, les transcriptions des séances ont été analysées en sélectionnant les extraits dans lesquels les participant·es parlent de leurs préoccupations et des pistes pour y faire face et ainsi répondre à nos questions : au sein de la formation exploratoire, quelles thématiques ressortent ? Quelles sont les préoccupations des enseignant·es et leurs pratiques ? Que mettent-iels en place ou projettent-iels pour remédier à ces préoccupations dans leurs pratiques ? La démarche inductive a abouti à plusieurs catégories thématiques décrites ci-après.

17La plupart des activités proposent une sensibilisation de problèmes en lien avec le climat, comme les conséquences sociales pour certains pays touchés par le réchauffement climatique ; les conséquences de l’exploitation des ressources pour les smartphones ; les problèmes liés aux déchets produits par la consommation. Deux des activités visent à inviter les élèves à se projeter dans une utopie et à être sensible à leur environnement proche tout en travaillant des genres documentaires et argumentaires en français.

Résultats

18Sept thématiques ont émergé de l’analyse de contenu. Celles-ci ont été abordées dès la première séance, lors de la discussion collective concernant les préoccupations des participant·es, sachant que les participant·es étaient libres d’interpréter le terme de « préoccupation » comme iels l’entendaient. Pour illustrer ces thématiques, nous avons sélectionné des extraits emblématiques qui se retrouvent, de manière plus ou moins importante, chez tous·tes les participant·es, en fonction de contextes variés (degré, discipline, établissement,…).

Décalage entre l’urgence climatique et la constance des pratiques

Et bien moi ma préoccupation principale, c’est un […] par rapport au fait que j’ai l’impression que c’est une urgence en fait les problèmes climatiques et que je me sens en décalage avec des fois mes pratiques […] (séance 1)

20Ce décalage est repris par d’autres participant·es, notamment par Cora qui dit « je ne dois pas leur faire perdre du temps. Je n’ai pas le droit de faire ça » (séance 2). Dans les séances suivantes, le terme « urgence climatique » est fréquemment utilisé, mais la question du décalage n’est plus thématisée.

Rapport aux ressentis des élèves

21Cette préoccupation est partagée par l’ensemble des enseignant·es, traverse toutes les séances et concerne la difficulté à aborder la thématique du réchauffement climatique en tenant compte des ressentis des élèves. Rémy déclare par exemple :

Ma principale préoccupation, c’est qu’en tant que prof de géographie, je peux être un peu le prof de déprime global. Je suis […] le porteur de mauvaises nouvelles […] c’est que des sujets finalement relativement déprimants et pessimistes vu ce qui se passe sur notre planète. Et puis voilà mon grand problème c’est comment dépasser ça ? (séance 1)

22et Mary se demande « Comment faire pour aborder le réchauffement climatique sans que les élèves soient trop traumatisé·es ? » (séance 4). Parallèlement, iels témoignent d’un manque de réactivité des élèves face au réchauffement climatique et se demandent comment s’y prendre pour que ces derniers/ères se sentent concerné·es :

Et puis aussi quand même, ce que je vois avec mes élèves, c’est que tout ce que je peux leur raconter, qui relève de l’urgence, ça ne marche pas très bien […], je sens aussi très peu d’indignation ou de révolte […] On les sent peu concerné·es par ces problématiques, les questions vives en général […] les questions environnementales […] du coup ma question après quand on sent qu’ils sont peu concernés comment on fait ? (Rémy, séance 1)

Certains élèves m’ont dit aussi : « tout va très bien dans ma vie tout va très bien. Je suis confronté à aucun problème, donc j’ai le frigo qui est plein. Mes parents s’occupent de moi. Tout va bien. Il n’y a pas de problèmes dans le monde ». (Paco, séance 2)

23Ainsi, d’un côté, les enseignant·es craignent de traumatiser ou attrister les élèves et, d’un autre côté, iels semblent regretter que leurs élèves ne soient pas plus touché·es par ces questions. Or, sans affects comme la tristesse ou l’indignation, ou avec la présence de ressenti comme le contentement (le « tout va très bien dans ma vie » mentionné par Paco), l’engagement de leurs élèves semble, selon eux et elles, compromis.

Rendre les élèves actifs et actives

24Rendre les élèves actifs ou actives afin de lutter contre leur sentiment de peur, d’impuissance ou de culpabilité est une idée émise à plusieurs reprises. Luce l’explicite clairement « je pense qu’on peut combattre vraiment l’anxiété ou la peur par l’action ». (séance 4). De son côté, Mary veut éviter que « ses élèves se sentent juste impuissants » et propose pour cela « d’enseigner de manière coopérative » et « de prendre des décisions ensemble dans la classe » (séance 1). Luce, constate la passivité de ses élèves et rejoint cette volonté, en affirmant « je veux justement agir de manière plus collaborative ou bien dans une autogestion » (séance 1) et résume une de ses préoccupations comme suit « comment réussir à les faire beaucoup plus participer aussi dans la prise de décision de ce qu’on fait et comment faire pour que ce soit un peu efficace aussi ? » (séance 1). Ces considérations mettent en lumière le lien fort entre l’éducation à l’urgence climatique et l’éducation à la citoyenneté. En effet, pour Luce et Mary, l’éducation à l’urgence climatique est implicitement liée à la collaboration, à la participation de prises de décisions et à l’autogestion. Luce va plus loin dans le rôle donné aux élèves en considérant que la question de l’urgence climatique « a quand même été soulevée par les jeunes » et « qu’ils ont quelque chose à apprendre aux plus âgés » (séance 4).

Proposer un horizon

25En écho à la volonté de ne pas déprimer les élèves, plusieurs enseignant·es souhaitent proposer des horizons. Karl se référant au collectif Engage world évoque la volonté « de voir dans quel type de monde on a envie d’être », d’essayer « d’avoir un futur désirable » (séance 1). Rémy propose de faire réfléchir les élèves « à d’autres manières de voir les choses, à des alternatives » (séance 1). Mary fait référence à la fresque de la Renaissance qui propose « la création d’un monde alternatif » (séance 1). Paco, enseignant de français, propose de travailler sur l’Utopie en tant que genre textuel. Outre la préoccupation qu’ont les enseignant·es pour leurs élèves, iels parlent également souvent de leur propre rôle et de leur légitimité à aborder le sujet du réchauffement climatique.

Agir de façon légitime

26Le manque de légitimité est une préoccupation exprimée tout au long de la formation et partagée par l’ensemble des participant·es. Le fait qu’iels ne soient pas expert·es du sujet, ou que leur discipline ne soit pas directement concernée par le sujet, et la crainte de ne pas respecter leur devoir de réserve sont à l’origine de ce sentiment de manque de légitimité, comme l’exprime Paco :

Moi, je suis enseignant de français, est-ce que je suis spécialiste de la question ? Est-ce que je suis à jour ? […] Est-ce que je suis compétent là-dessus ? (Paco, séance 1)

[…] les Verts sont le parti politique qui a préempté un peu cette thématique environnementale, même si depuis, d’autres partis s’y sont intéressés. [….] Donc, parler de ce sujet pour nombre de collègues ou de supérieur·es hiérarchiques, ça revient à faire de la pub pour un parti politique et sortir de notre devoir de réserve. Pareil, des fois […] on craint justement de faire du prosélytisme. Mais on ne veut pas parler de mouvements sociaux et parler, par exemple, de la grève pour l’avenir, de peur d’être taxé, justement, d’agir dans ce sens-là ou de faire de la publicité. (Paco, séance 1)

Le temps et l’énergie demandée pour mettre en place des activités en lien avec l’urgence climatique

27Toutes les activités ont été créées par les enseignant·es (voir tableau 1). Quatre d’entre elles ont eu lieu dans le cadre des cours et concernent une discipline spécifique et deux d’entre elles sont des projets d’établissement se déroulant en plus des cours habituels et ne concernant pas une discipline spécifique (journée zéro déchets et films et conférences sur le climat). Ces activités reposent ainsi sur un investissement de la part des enseignant·es dépassant leur cahier des charges, comme en témoigne Cora et Karl :

[…] pour moi, ça a été un gros investissement. Un travail que je ne peux pas recommander à mes collègues dire mais oui, faites la même chose allez-y donnez votre temps, faites 40 heures supplémentaires. Je ne peux pas dire ça, mais c’est pour moi, comme une action coup de poing. Je l’ai fait à titre personnel, je l’ai fait aussi pour créer une dynamique et peut-être que voilà peut-être que ça donnera des résultats. (Cora, séance 3)

Et puis aussi / comme obstacle, je dirais autant créer un groupe d’élèves, c’est un peu difficile, autant créer un groupe de profs motivé·es à faire quelque chose / ce n’était pas forcément toujours évident. C’est pas mal de temps d’engagement à côté des projets pour n’importe quel projet l’école. C’est souvent des heures supplémentaires non payées […] (Karl, séance 3)

Changements de comportements : limites à inciter ces changements et comportements à adopter en tant qu’enseignant·e

28La question des comportements à adopter pour limiter le changement climatique est traité, et entre bien dans le cadre de l’EDD tel qu’il se présente dans le plan d’étude et les matériaux pédagogiques. Les enseignant·es expliquent qu’en abordant l’empreinte carbone des élèves iels souhaitent les conduire à changer leurs comportements de consommation, mais se trouvent confronté·es à l’impossibilité perçue d’y parvenir.

[la question] « est-il correct de continuer à utiliser nos smartphones vu les conditions de production ? » […] souvent, un peu comme par rapport à l’urgence climatique, c’est qu’en fait ils voient le problème mais les outils pour changer, pour faire autrement ou pour imaginer aussi un autre, une autre société, c’est très compliqué. » (Rémy, séance 4)

29Durant la première séance, la question des bons gestes à adopter est également abordée par deux enseignant·es : Paco se demande s’il faut encourager les élèves à utiliser les ordinateurs ou s’il faut réfléchir à l’empreinte carbone de l’école numérique et Karl se demande s’il est plus écologique de faire des photocopies ou d’allumer le rétroprojecteur.

Conclusion et discussion

30Les analyses des discours produits dans le cadre de la formation mettent en lumière l’ampleur du sujet « urgence climatique ». En effet celui-ci débouche sur une variété d’activités différentes qui ont néanmoins des points en commun : la nécessité de sensibiliser et d’informer les élèves des problèmes, l’intention de les faire aboutir à des actions, voire à renforcer leur pouvoir d’agir, tout en évitant de les décourager ou les angoisser, le besoin de faire participer ou collaborer les élèves. Ces enseignant·es adhèrent bien au courant de l’EDD considérant que celle-ci doit être abordée dans tous les domaines (selon le PER, CIIP, 2010).

31Les préoccupations des enseignant·es sont également variées, et les discours produits dans le cadre de la formation mettent en lumière des limites au système scolaire actuel, discutés ci-dessous.

32L’une d’entre elles est l’absence de prise en compte du caractère urgent du réchauffement climatique, les institutions et les politiques tardant à mettre en place des actions, ce qui préoccupe un bon nombre d’enseignant·es et suscite une volonté d’agir là où c’est possible, sans attendre des prescriptions à ce sujet venant de la hiérarchie (voir extraits présentés sous le point « Décalage entre l’urgence climatique et la constance des pratiques »). En reprenant l’une des définitions de l’apprentissage scolaire, à savoir « un temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde  » (Bourdieu, 1997, p. 10, cité par Maulini, 2023), on peut en effet comprendre la réticence à intégrer cette urgence climatique. Or, cette urgence est reconnue par les scientifiques et de nombreuses instances internationales (Everth, 2022 ; Gibert, 2022), justifiant l’usage du terme « éducation à l’urgence climatique » et invite à interroger la manière de tenir compte de cette urgence du monde.

33Le réchauffement climatique et les phénomènes qui y sont liés est un contenu d’enseignement provenant de sphères savantes. Or, il se distingue des autres savoirs à enseigner dans la mesure où c’est un sujet mettant en avant les menaces qui pèsent sur le système Terre et donc susceptibles de provoquer des réactions émotionnelles fortes. L’éco-anxiété est un phénomène qui commence à être reconnu et a fait l’objet de recherches (Hickman et al., 2021). Il n’est pourtant pas ou peu intégré dans la formation des enseignant·es et les documents cadrant la profession. Par conséquent, les enseignant·es qui se risquent à traiter le sujet se trouvent démuni·es face à la réaction des élèves. Les résultats d’une enquête menée auprès de 10000 jeunes de plusieurs pays montrent que ce n’est pas seulement l’état de la planète qui créé de l’anxiété chez les jeunes mais également l’absence d’actions fortes pour diminuer les effets du réchauffement de la part des gouvernements et autres autorités (Hickman et al., 2021). Ainsi, aborder le réchauffement climatique devrait aller de pair avec une capacité à faire face à l’anxiété chez les élèves et à proposer des actions. Cette nécessité d’aborder conjointement les deux sujets explique le choix d’une grande partie des enseignant·es de ne pas aborder le sujet du tout et donne raison au courant de l’éducation à l’urgence climatique ou l’éducation en anthropocène qui proposent une éducation transformative.

34Pour parer à cette anxiété, les enseignant·es de la formation proposent de travailler sur la projection. La projection est un élément fondamental du réchauffement climatique. En effet, les conséquences du réchauffement climatique font déjà partie du quotidien de la majorité des habitant·es de la planète Terre, mais une aggravation de celles-ci est prévue. Face à ces prévisions, les projections risquent d’être uniquement négatives. Or, il est plus que jamais nécessaire d’imaginer un avenir viable et désirable (Hétier et Wallenhorst, 2023), dans un monde limité où le bonheur ne va pas forcément de pair avec le confort et la richesse matérielle.

35Une autre préoccupation concerne la limite entre engagement professionnel et engagement militant. En effet, les participant·es évoquent souvent la crainte de ne pas respecter le devoir de réserve, tout en sentant qu’iels ont un devoir vis-à-vis des élèves compte tenu de l’urgence climatique. Iels oscillent ainsi entre plusieurs devoirs ou sentiments de devoir : d’un côté un devoir dirigé envers le cadre de leur profession imposant une posture neutre et impartiale et, de l’autre, un devoir vis-à-vis des élèves qui demandent de changer l’école rapidement et radicalement pour leur assurer un avenir viable. Faisons un parallèle avec le respect des droits humains : aujourd’hui, aucun·e enseignant·e n’hésiterait à critiquer ou condamner des actes ou autorités méprisant ces droits par peur de bafouer son devoir de réserve, parce que ces droits sont reconnus et respectés par toutes les autorités des pays démocratiques. Il en est autrement pour le réchauffement climatique : si les scientifiques sont quasi unanimes sur le rôle des activités humaines dans ce phénomène d’ampleur planétaire (Bourg, 2018), les sphères politiques continuent à considérer ce sujet comme controversé ou du moins à agir comme s’il l’était, comme si nous n’étions pas sûr·es que l’accélération des activités économiques depuis les années 1950 avaient un impact sur le réchauffement climatique. Cette forme de déni semble mettre une partie des enseignant·es en situation d’insécurité, ne sachant pas à quel moment parler du réchauffement climatique devient un sujet politique, donc non neutre. Ce constat plaide pour une éducation au politique (Barthes, 2022) et questionne l’obligation de neutralité des enseignant·es (Hétier et Wallenhorst, 2023). Exprimer et discuter cette préoccupation en formation est également à même d’affecter le soi professionnel des enseignant·es : en discutant avec d’autres, en revenant sur des situations précises, iels sont à même de se positionner de manière plus claire et de sortir de cette insécurité.

36La crainte de paraître illégitime concerne également la discipline de référence des enseignant·es. En effet, seul l’enseignant de géographie considère qu’il doit travailler sur ce sujet même s’il témoigne d’un malaise à le faire étant donné qu’il se considère comme le « prof de déprime général ». Pourtant, selon le courant de l’EDD, tant le PER (CIIP, 2010) que l’UNESCO (2020) estiment que ce sujet - du moins l’éducation au développement durable - doit être porté par toutes les disciplines. Ceci complète les résultats de Curnier (2019), montrant non seulement qu’aucun·e acteur/trice n’a la responsabilité d’inclure l’éducation au développement durable, mais qu’en outre, les enseignant·es souhaitant inclure ce sujet ne se sentent pas légitimes de le faire. Ce résultat confirme également le besoin de formation chez les enseignant·es qui se sentent souvent démuni·es pour mettre en place l’EDD dans leurs classes (Hertig et al., 2018). Par ailleurs, les savoirs sur le réchauffement climatique sont pour partie relativement nouveaux, parfois encore instables, et les enseignant·es ne les maîtrisent pas assez pour pouvoir les enseigner.

37L’EDD propose une approche comportementale (Barthes, 2022), notamment par la sensibilisation à des éco-gestes. Cette approche est, de prime abord, bien adaptée à la posture neutre demandée aux enseignant·es. Or, d’une part, on constate que les enseignant·es du groupe manquent d’informations sur les gestes à adopter dans les pratiques quotidiennes. D’autre part, une grande part des éco-gestes débordent le cadre de l’école et les enseignant·es craignent de critiquer des comportements courants dans la vie privée et familiale des élèves.

38Ajoutons encore que les élèves sont au centre du discours des enseignant·es : c’est pour l’avenir de leurs élèves que les enseignant·es souhaitent changer leurs pratiques et tenir compte de l’urgence climatique. Nous constatons que les enseignant·es parlent souvent des élèves en tant qu’archiélève en ayant, comme l’explique Franck (2017) une « représentation mentale non individuelle » (p. 79). Ces discours, concernant les élèves, relèvent un paradoxe, d’un côté l’engagement de ces enseignant·es est motivé par leurs élèves, d’un autre côté, ce sont ces mêmes élèves, ou leurs attitudes, qui les empêchent d’accomplir leurs intentions. Ce sont, en effet, les mouvements portés par les jeunes (notamment les grèves du climat) qui motivent les enseignant·es à changer leurs pratiques et le souci pour leur avenir qui les conduit à agir. Toutefois, lorsqu’iels parlent des élèves de manière générique, ce sont souvent des connotations négatives qui ressortent, il est question d’élèves « blasés », « passifs » et l’absence d’intérêt, d’indignation et de révolte est relevée. Autrement dit, nous relevons une tension entre deux représentations : un·e archiélève engagé·e dans la cause du climat et un·e archiélève démotivé·e et peu intéressé·e à aborder cette thématique. Notons que cette tension révèle un fait avéré : les jeunes qui manifestent dans la rue ne représentent en effet pas tous·tes les jeunes (de Cabanes et Delozière, 2019).

39Ainsi, les enseignant·es semblent avoir des attentes qui méritent d’être discutées et questionnées afin d’éviter de décourager les enseignant·es notamment lors de la mise en place d’activités pour qu’iels puissent viser des objectifs correspondant à des attentes davantage réalistes. La confrontation collective à des traces de l’activité semble remettre en question ces attentes, parfois trop élevées, en permettant de nuancer et de contextualiser les représentations que les participant·es ont sur les élèves. En effet, ce sont souvent les pairs qui relèvent la réussite de la tâche par les élèves en pointant le fait qu’elle n’est pas si évidente lorsqu’on se met à la place de ces derniers/ères. Le fait de prendre le temps collectivement de décortiquer la consigne, par exemple, en demandant explicitement aux participant·es de se mettre à la place de l’élève permet, notamment à travers le regard des collègues, de valoriser les réponses des élèves. Ces discours contiennent nonobstant des éléments plus positifs lorsque les participant·es évoquent des faits concrets appuyés sur des traces de l’activité sans partir dans un discours porteur de généralités. Ces résultats mettent en évidence deux éléments : la richesse de travailler sur l’activité réelle en formation (Lussi Borer et Muller, 2016) mais également le décalage entre des discours décontextualisés et ceux se référant à une situation de classe précise.

40Malgré la rencontre avec plusieurs obstacles (l’obligation de rester neutre, le manque de temps et de savoirs, l’attitude des élèves), les enseignant·es élaborent des activités (voir tableau 1), proposent des principes et réalisent des événements qui pourraient servir de ressources pour le moment, qu’on peut espérer proche, où les systèmes scolaires feront face de manière conséquente à l’urgence climatique. De même que l’ERE a été nourri par des pratiques d’enseignant·es de la sphère militante (Villemagne, 2010), les courants de l’éducation en Anthropocène ou de l’urgence climatique pourraient valoriser davantage les pratiques d’enseignant·es militant·es.

41Nous pensons notamment à la volonté de sensibiliser les élèves à leur environnement proche. Cette activité, proche d’activités promues par « l’enseignement dehors » (Harris, 2021 ; Gibert, 2022), vise à développer le rapport des élèves à leur environnement proche pour mieux le préserver. Pour éviter d’affecter les élèves négativement, de susciter de l’éco-anxiété, deux pistes nous semblent particulièrement prometteuses : rendre les élèves actifs/ves, notamment par l’organisation de projets d’établissement, et leur proposer ainsi un horizon désirable (Hétier et Wallenhorst, 2023), par exemple en les faisant travailler sur l’utopie. Amener les élèves à comprendre les impacts sociaux du réchauffement climatique et de nos comportements de consommation, permet de voir en quoi des comportements quotidiens pouvant sembler anodins impactent des humains d’autres parties du monde. Nous pensons à l’activité sur les smartphones ou les liens entre mariages forcés et réchauffement climatique. Nous considérons ces idées comme des pistes dans lesquelles les autres participant·es ont la possibilité de se projeter. À partir du discours sur les traces d’activité, ces pistes peuvent être d’ordre didactique et relativement précises et concerner par exemple la préparation, le contenu, le support visuel, la durée, les consignes, la correction, le prolongement et aussi l’évaluation de la tâche. Toutefois, nous remarquons également que les participant·es échangent, parfois à partir de leurs expériences vécues ou de ce qu’iels ont entendu possible de réaliser, des idées sur comment s’y prendre de manière plus générale pour dépasser ce qui les préoccupe.

42Finalement, intégrer l’urgence climatique dans son enseignement demande de la part des enseignant·es du temps, de l’énergie et la prise de risque d’être perçu·es comme illégitimes. Notons que nous avons considéré que cet engagement pouvait servir aux enseignant·es de moteur au développement professionnel. Au terme de cet article, d’autres ingrédients semblent y être nécessaires, comme la possibilité d’agir de manière collective, de bénéficier d’un cadre soutenant et d’avoir l’adhésion des élèves. Le collectif est, selon nous, porteur d’un pouvoir d’agir renforcé. L’expression de préoccupations dans un collectif ayant une vision commune, permet, d’une part, de sortir d’une certaine solitude en constatant que d’autres, oeuvrant dans d’autres contextes, reconnaissent ces derniers. D’autre part, la dimension collective a un effet encourageant et semble motiver les enseignant·es à tester et à mettre de nouvelles pratiques en place. Luce, déclare par exemple en présentant l’activité mise en place avec ses élèves : « ça [la formation] m’a permis de tout de suite mettre les choses en place et puis de me dire que j’allais changer ça » (séance 2). Ainsi, nous pensons que la formation, en donnant une large place au collectif, peut avoir une influence sur la manière dont iels perçoivent les élèves, sur leurs attentes vis-à-vis de ces derniers/ères et donc sur la façon de penser et mettre en pratique leur enseignement.