1Les métiers du management et du pilotage partagent la spécificité de devoir faire travailler les autres, de leur « faire faire des choses » (Mahlaoui et al., 2023). Les conseillers principaux d’éducation (CPE désormais) ne sont pas explicitement désignés, dans les textes institutionnels (MEN, 2013, 2015), comme des « managers » ou des « pilotes » de l’équipe de vie scolaire. Leur cœur de métier demeure la relation éducative (Condette, 2013). Toutefois, le réel de leur travail, en prise avec les évolutions contemporaines du métier, les contraint à assumer une dimension managériale de la fonction dans la responsabilité du service de vie scolaire (Barthélémy, 2014). Les termes de « manager » et de « pilotage » circulent dans la littérature professionnelle et témoignent de cette préoccupation (Eberlé et Dubure, 2012). Cette dimension du métier fait débat dans le collectif professionnel (Bouvier, 2019), car certains CPE ne se reconnaissent pas dans cette évolution du métier, source de tensions (Favreau, 2016).
2Cette complexification des missions des CPE s’inscrit dans le contexte d’une nouvelle réforme de la formation initiale des enseignants et des CPE (MEN, 2019) qui accorde davantage de place aux apprentissages en situation de travail. Pourtant peu de travaux s’intéressent à la professionnalisation des CPE débutants (CPES désormais) alors qu’elle fait l’objet d’une large littérature s’agissant des enseignants débutants, depuis de nombreuses années déjà (Chaliès et al., 2009 ; Goigoux et al., 2010 ; Paquay et al., 2012).
3Cet article présente les résultats d’une recherche-intervention conduite dans la formation des CPE tuteurs (CPET). Il est ainsi proposé aux CPET de concevoir et d’expérimenter dans leurs actions de formation auprès des CPES un dispositif de formation en situation de travail, portant sur la régulation de l’équipe de vie scolaire. L’objectif de ce texte est d’identifier les savoirs professionnels construits par les CPES dans ce cadre.
4Dans une première partie, nous montrons en quoi la régulation de l’équipe de vie scolaire constitue un objet professionnel complexe pour les CPES. Puis nous explicitons l’ancrage théorique mobilisé, c’est-à-dire la théorie sociognitive des apprentissages professionnels. La méthodologie du recueil des éléments empiriques est détaillée dans une troisième partie, avant de présenter dans une quatrième partie, les principaux résultats concernant les savoirs professionnels construits en matière de régulation de l’équipe de vie scolaire. Nous discutons ces résultats en mettant en exergue les points de vigilance qui se dessinent en creux.
5Après avoir explicité les transformations managériales en cours dans le métier de CPE, nous précisons en quoi elles actualisent les tensions d’une formation initiale en alternance.
6En tant que « responsables de l’organisation et de l’animation de l’équipe de vie scolaire » (MEN, 2015), les CPE encadrent le travail des assistants d’éducation (AED). Cette fonction, créée par la loi n° 400 du 30 avril 2003,1 en remplacement des maîtres d’internat et surveillants d’externat, va bien au-delà des traditionnelles missions de surveillance de ces derniers. Les missions des AED se situent dans le champ de l’accompagnement éducatif et pédagogique des élèves, pour s’adapter aux nouveaux besoins d’encadrement du public scolaire (Barbier, 2011). Cette évolution s’inscrit dans un contexte de développement de l’autonomie des établissements (Progin et al., 2019). Les modalités de recrutement des AED s’inspirent, dans la forme, du modèle libéral (Vitali, 2015) : désormais, les AED sont recrutés par le chef d’établissement (et non plus par les rectorats), sur la base de besoins spécifiques en lien avec le projet d’établissement (Barbier, 2011), dans le cadre d’un contrat de droit public à durée déterminée. Cette responsabilité est fréquemment déléguée aux CPE (Barbier, 2011). Il incombe également aux CPE de former, d’évaluer et de réguler le travail de l’équipe. Cette loi transforme profondément la nature de la mission des CPE en matière d’organisation et d’animation de la vie scolaire car il s’agit dès lors d’une véritable mission de gestion des ressources humaines. Ces orientations suscitent de vifs débats dans le collectif professionnel (Bouvier, 2019). Une part des CPE, privilégiant la relation éducative comme « cœur de métier », ne se reconnaît pas dans ces évolutions (Favreau, 2016). Pour les CPE débutants, la dimension managériale de la fonction apparaît souvent comme un impensé du métier qui est éprouvé, parfois durement, lors de la confrontation au réel au cours de l’année de stage (Javier, 2019a).
7Les conditions actuelles de formation des CPE débutants ajoutent une complexité à l’apprentissage de cette dimension du métier.
- 2 Ces modalités d’alternance étaient celles en vigueur au moment où la recherche s’est déroulée ; à l (...)
8La réforme créant les Instituts Supérieurs du Professorat et de l’Éducation (INSPE) consacre un modèle de formation basé sur un apprentissage en situation de travail (MEN, 2019). Les lauréats au concours de CPE sont placés en alternance à mi-temps entre le stage en établissement scolaire et la formation en INSPE2. Ils bénéficient de l’accompagnement d’un tuteur (CPET), dont les pratiques tutorales peuvent rester proches du compagnonnage (Chauvigné, 2014). Au-delà des tensions communes aux commencements (Perez-Roux et Lanéelle, 2018), les futurs CPE ont à faire face à deux autres types de tension. D’une part, la temporalité de la formation leur semble en décalage avec celle des situations de travail éprouvées. Au travail, les CPES font l’expérience de la tyrannie de l’urgence des situations professionnelles, un sentiment renforcé par les attentes des autres professionnels, qui réclament des CPE une réponse instantanée à leurs problèmes (Condette, 2013). D’autre part, les évolutions contemporaines du métier de CPE, controversées parmi les professionnels (Favreau, 2016), confrontent les CPET à une forme d’incertitude : au-delà du cœur de métier historique, à quelles situations professionnelles faut-il former les novices ? Celles que le tuteur investit effectivement, dans le contexte spécifique de l’établissement scolaire, ou plus largement les situations relevant de l’ensemble des missions prescrites par l’institution, y compris quand le tuteur ne les met pas en œuvre ? Bien souvent, l’expérience de l’année de stage confronte les débutants à une pratique effective du métier très éloignée d’une prescription institutionnelle ambitieuse (Dupeyron, 2020).
9Par ailleurs, à l’instar de tout formateur en situation de travail, les CPET doivent concilier les enjeux productifs des situations de travail avec les enjeux de formation (Markaki et Rémery, 2016), parfois au détriment de leur rôle de formateurs. Ainsi, les apprentissages professionnels des CPES demeurent incertains, soumis aux aléas de l’activité professionnelle quotidienne. En particulier, quels sont les savoirs professionnels construits par les CPES en matière de régulation de l’équipe de vie scolaire ?
10Pour accompagner l’évolution des pratiques professionnelles des CPET, nous avons conduit une recherche-intervention (RI), contractualisée avec le Rectorat d’une académie, dans le cadre de la formation des CPET. La RI constitue une démarche de recherche « à la fois collaborative et participative » (Broussal et al., 2018), avec « deux visées, interdépendantes et non hiérarchisées, une visée académique de production de savoirs (le « sur ») et une visée praxéologique d’évolution des pratiques professionnelles (le « pour ») (Marcel et Bedin, 2018, p. 81). Nous indiquons succinctement les grandes phases de la RI. La première étape du travail avec le groupe des CPET a conduit à l’identification d’un référentiel des situations professionnelles significatives (Ferron et al., 2006) du métier de CPE (Javier, 2018). Sur la base de ce référentiel, nous avons accompagné, en tant que chercheure-intervenante, les CPET dans l’élaboration d’un dispositif de formation en situation de travail (Javier, 2019b). Enfin, la mise en œuvre de ce dispositif expérimental de formation, concernant la situation de « régulation de l’équipe de vie scolaire » a constitué le support du recueil des éléments empiriques, pour documenter les apprentissages des CPES en situation de travail (Javier, 2022). Les CPET entendent par « régulation de l’équipe vie scolaire » les activités à réaliser afin que le service fonctionne correctement, une fois le recrutement et l’organisation du service opérés : réunions de service, entretiens professionnels avec les AED ou encore la régulation des conflits au sein de l’équipe.
11Nous justifions ici le choix d’une approche sociocognitive de l’apprentissage professionnel. L’évolution des pratiques professionnelles étant retenue comme indicateurs des savoirs professionnels construits, nous précisons le modèle théorique des pratiques professionnelles auquel nous nous référons.
12Au plan théorique, la recherche est ancrée dans une approche sociocognitive de l’apprentissage professionnel (Bandura, 2007 ; Marcel, 2005a), qui considère que les apprentissages se réalisent dans les interactions avec autrui. Notre postulat de départ repose sur l’idée qu’au travers de leur participation au dispositif de formation en situation de travail, les CPES mobilisent des processus d’apprentissage leur permettant de construire des savoirs professionnels. Ces savoirs peuvent être identifiés dans l’évolution des pratiques professionnelles (Marcel, 2005b ; Tali, 2016).
13L’étude des pratiques professionnelles des CPES prend appui sur le modèle quaternaire des pratiques théorisé par Marcel (2014) concernant les pratiques enseignantes. Adossé au modèle ternaire proposé par Bandura (2007) dans le cadre de sa théorie sur l’apprentissage social, ce modèle envisage les pratiques comme la résultante de l’interaction de quatre catégories de facteurs, dans un système de causalité réciproque : l’environnement, les facteurs personnels internes, le comportement et les savoirs. Pour accéder aux pratiques, nous définissons des variables permettant de les décrire.
14S’agissant de l’activité en situation, Pastré (2011) soutient que pour lire, comprendre une situation et y agir avec efficacité, un acteur s’appuie sur des concepts organisateurs de son action, dont la fonction est de guider et d’orienter l’action. Ces concepts sont associés à des indicateurs. Ainsi l’acteur prélève des informations dans la situation et s’appuie sur ses jugements pragmatiques, c’est-à-dire ce qu’il tient pour vrai, pour réguler son action et atteindre les buts visés. Dès lors, au sein d’une situation, les buts visés de l’acteur, les jugements pragmatiques et les indices prélevés constituent des éléments organisateurs de son activité. Nous les retenons en tant que variables pour décrire les pratiques professionnelles des CPES en matière de régulation de l’équipe de vie scolaire. Ces variables alimentent les quatre pôles du modèle quaternaire des pratiques.
15Dans le cadre de cet article, nous nous intéresserons uniquement à trois dimensions de ces variables : les buts, les jugements pragmatiques et les modalités d’action des CPES, afin de documenter l’évolution des pratiques professionnelles en tant qu’indicateurs des savoirs construits par les CPES au cours de leur participation au dispositif de formation en situation de travail (FEST désormais).
- 3 Métier de l’enseignement, de l’éducation et de la formation
- 4 Le tableau 1 en annexe fournit davantage de précisions sur les participants à la recherche
16Le recueil des éléments empiriques s’inscrit dans une démarche diachronique. Cinq dyades volontaires CPET/CPES ont mis en œuvre le dispositif expérimental de FEST au cours d’une année scolaire. Les cinq CPES étaient des jeunes femmes de 22 à 37 ans, lauréates du concours externe de CPE, titulaires d’un master MEEF3 Encadrement Éducatif parcours CPE et disposant toutes d’une expérience antérieure en tant qu’AED. Trois d’entre elles exerçaient en lycée, les deux autres étant affectées en collège. Deux modalités d’organisation du tutorat caractérisaient le groupe : deux CPES exerçaient dans le même établissement que leur tuteur, tandis que les trois autres bénéficiaient de l’accompagnement d’une tutrice affectée dans un autre établissement. Les tuteurs et tutrices étaient des professionnels expérimentés dans la fonction de tuteur4.
17La situation professionnelle objet du dispositif de FEST choisie par le groupe des CPET était la régulation de l’équipe de vie scolaire, au travers d’une activité typique : l’entretien professionnel (EP) avec un AED. Nous avons observé et filmé les séances constituant le dispositif, c’est-à-dire :
(1) une mise en situation professionnelle conduite par le CPET, observée par la CPES et suivie d’une séance de débriefing conduite par la CPES ; au cours de cette première séance, CPES et CPET ont ensuite préparé conjointement l’entretien AED qui devait constituer la première mise en situation professionnelle pour la CPES (T0)
(2) une première mise en situation professionnelle, conduite par la CPES, observée par le CPET et suivie d’une séance de débriefing conduite par le CPET (T1)
(3) une deuxième mise en situation professionnelle, conduite par la CPES, observée par le CPET et suivie d’une séance de débriefing conduite par le CPET (T2)
(4) une dernière mise en situation professionnelle, conduite en autonomie par la CPES (T3).
- 5 Guillemets utilisés par l’auteur
18Notre démarche méthodologique repose sur le principe de double lecture des pratiques (Marcel, 2002 ; Lefeuvre, 2005), qui concilie le point de vue de l’acteur et celui de l’observateur pour accéder à l’intelligibilité des pratiques. Fondée sur l’analogie entre action et texte défendue par Ricœur (1986), cette démarche comporte plusieurs étapes pour élaborer trois types de récits (Marcel, 2014) : le récit de l’observateur, qui constitue la « vision du dehors »5, dans laquelle le narrateur en sait moins que son personnage ; le récit de l’acteur, qui représente la « vision avec » qui correspond au point de vue de l’acteur, qui en sait davantage que le narrateur ; enfin le récit des pratiques, qui correspond à la mise en récit des pratiques et offre une « vision par derrière », contribuant à la compréhension des pratiques en articulant la vision « du dehors » et la vision « du dedans ».
- 6 Ainsi, lors du temps T1, la CPES 1 a sélectionné un épisode au cours duquel elle aborde le traiteme (...)
- 7 Ici il s’agit du chercheur
- 8 Il était demandé à la CPES de lire le relevé d’observation, puis de raconter l’épisode vécu
19En nous référant à cette opérationnalisation méthodologique, nous avons élaboré des récits de pratiques des CPES en matière de régulation de l’équipe de vie scolaire, à l’issue des phases (2), (3) et (4) du dispositif. A l’issue de chacun des entretiens professionnels AED, trois à quatre épisodes significatifs ont été sélectionnés d’un commun accord avec la CPES6. À partir de ces épisodes, nous avons établi un relevé d’observation, servant de base à la rédaction du récit de l’observateur7. Puis, ces relevés d’observation ont servi de support, en tant que rappel stimulé8 de la situation passée, pour conduire des entretiens de recherche semi-directif avec les CPES (au plus tard 48 heures après l’entretien professionnel avec l’AED). Au cours de ces entretiens de recherche, les CPES étaient amenées à s’exprimer sur les buts poursuivis durant l’épisode sélectionné, les prises d’information, les jugements pragmatiques mobilisés. En nous basant sur ces entretiens, nous avons rédigé le récit de la CPES, en nous faisant son porte-parole et en nous centrant sur l’action vécue, dans une approche compréhensive. Enfin, en articulant le récit de l’observateur et le récit de la CPES, nous avons établi le récit des pratiques, pour chacun des épisodes sélectionnés. Au total, 54 récits ont été élaborés dans chacune des trois catégories de récits, constituant notre corpus.
20Nous avons analysé les trois types de récits en identifiant l’évolution, aux trois temps du dispositif, des variables décrivant les pratiques évoquées supra, c’est-à-dire les buts, jugements pragmatiques et modalités d’action. Ce travail s’est déroulé en plusieurs phases dépendantes entre elles. Au cours d’une première lecture des récits nous avons relevé les modalités de buts, jugements pragmatiques et prise d’information exprimés. Puis, une analyse de contenu (Bardin, 1997) a permis de dégager des catégories dans ces variables. Enfin, nous avons opéré un regroupement de modalités, pour chacune des catégories de variables, afin d’obtenir un nombre restreint de modalités pour l’analyse.
21Cette démarche méthodologique soulève des points de vigilance épistémologique liés à la difficulté potentielle de transmission du récit par l’acteur ainsi qu’à la subjectivité du chercheur lors de l’élaboration du récit de l’acteur. Enfin, il faut garder à l’esprit que le récit des pratiques est une reconstruction du chercheur, à partir du récit de l’acteur.
- 9 Les prises d’indices font également partie des variables décrivant les pratiques mais l’espace de c (...)
22Nous présentons dans un premier temps les résultats concernant les buts, les modalités d’action et les jugements pragmatiques9 identifiés dans les récits, puis nous procédons à une analyse comparative entre les cinq CPES.
23Les buts sont identifiés dans le récit de l’acteur, élaboré à partir de l’entretien de recherche, sur la base des moments significatifs conjointement relevés par les CPES et la chercheure.
24Cinq catégories de buts ont été relevées dans les récits des CPES :
-
Des buts opérationnels, liés à la maîtrise de l’entretien professionnel
-
Des buts ontologiques, liés à l’AED
-
Des buts praxiques, relatifs à une visée réflexive et transformative du travail
-
Des buts managériaux liés au pilotage du travail
-
Des buts évaluatifs, liés à l’évaluation du positionnement de l’AED ou à la maîtrise des gestes professionnels
25Le tableau infra présente les modalités des buts relevés dans les récits des CPES.
Tableau 2 : Groupes de variables et modalités des buts
26L’exemple infra illustre la démarche de catégorisation à partir des récits des CPES. Dans cet extrait la CPES exprime l’objectif de veiller aux conditions de travail des AED (but ontologique).
Exemple d’extrait de récit-CPES 1, en T2 (AED Sophie)
La CPES précise que, pour autant, le contexte de cet entretien était différent des précédents : s’agissant d’une AED récemment embauchée, il s’agissait d’un entretien de fin de période d’essai. L’objectif de la CPES, pour cet entretien, est de s’assurer d’une bonne intégration de l’AED au sein de l’établissement, ainsi qu’une bonne compréhension de ses missions « m’assurer qu’elle se sentait bien à son poste, qu’elle se sentait légitime, qu’elle avait trouvé sa place auprès de ses collègues, auprès de ses chefs de service, auprès des élèves et savoir si elle avait bien perçu ce qu’on attendait d’elle en tant qu’assistante d’éducation au lycée Bergerac ».
27Les jugements pragmatiques (JP) représentent ce que l’acteur tient pour vrai dans la situation (Pastré, 2011). Ils sont identifiés dans les récits de pratiques des CPES. Neuf catégories de jugements pragmatiques ont été relevées, liés à : la conduite de l’entretien, au management du service, à la posture des CPES, aux responsabilités des AED, à l’identité professionnelle des AED, aux besoins des AED, à la posture de l’AED, au contexte de travail et au travail collectif. Dans l’extrait de récit infra, la CPES s’appuie sur des JP liés aux besoins des AED pour orienter son questionnement dans l’entretien (Le bien-être au travail des AED influe sur leur motivation et la qualité de leur travail).
Exemple d’extrait de récit de pratiques-CPES 6, en T1 (AED Thomas) :
CPES : Et là, vous trouvez que ça va mieux maintenant avec le temps ?
AED : Oui, ça va beaucoup mieux.
CPES : D’accord, très bien. Dans l’équipe vous me dites que l’intégration, etc. ça a été ? demande la CPES
La CPES sait qu’il y a des tensions dans l’équipe, aussi elle veut s’assurer que l’AED ne subit pas ces tensions et qu’il se sent bien dans son travail au collège. La CPES accorde une attention particulière au bien-être des AED au travail, à leurs conditions de travail ; elle pense que les AED ne peuvent effectuer correctement leur travail s’il y a des tensions au sein de l’équipe. Son expérience personnelle d’AED, qui l’a confrontée à une mauvaise ambiance de travail la rend particulièrement sensible à ce point, car elle a pu en constater les effets sur son propre travail.
Tableau 3 : Groupes de variables et modalités de jugements pragmatiques
28Le tableau infra présente les modalités de jugements pragmatiques les plus fréquemment relevées dans les récits de pratiques.
29Cinq modalités d’interaction verbale ont été identifiées dans les récits de l’observateur :
-
la CPES questionne pour faire expliciter, faire préciser ou demander des propositions
-
la CPES donne un feed-back évaluatif
-
la CPES écoute et prend des notes
-
la CPES rappelle le cadre de fonctionnement ou les attentes du travail
-
la CPES donne des explications sur le travail.
30L’extrait du récit de l’observateur présenté infra aborde le traitement des absences et retards par les AED. L’AED soulève un dysfonctionnement dans le travail de l’équipe des AED, en mettant au jour des manières de faire discordantes. Dans cet épisode, la CPES questionne l’AED pour faire expliciter ses manières de faire puis sollicite des propositions d’évolution :
Exemple d’extrait du récit de l’observateur, CPES 1 en T1 (AED Danielle)
Sur un ton très assuré, l’AED poursuit son argumentaire :
Sauf que du coup, ça génère des quiproquos administratifs chez les élèves qui ne sont pas terribles parce qu’en plus, c’est eux que ça pénalise par rapport au nombre de jours d’absence et au statut de leurs absences. Et comme on est très, très à cheval là-dessus…
La CPES sollicite alors des propositions d’évolution :
Alors quelles.... quelles pistes à cette époque-là de l’année, vous pourriez proposer du coup pour.... est-ce qu’il y a un besoin ?
Je pense que ce serait bien…
La CPES précise :
Au-delà du manuel, du fascicule qu’on a mis à votre disposition. ?
- 10 Logiciel utilisé pour la saisie informatique des absences et retards
Ben… Transmission entre AED, ça peut être pas mal, mais une transmission vraiment active.... Pas juste, je te dis entre deux portes « ah au fait il faudra que tu penses à faire ça sur Pronote10, parce que si tu ne fais pas du coup, ça va être… ». Non, vraiment trouver un moment et se poser et dire, voilà… Regarde là.... Prendre les classes référentes de chacun et faire le tour de chaque élève. Ça prend deux minutes quand…, ça va assez vite, faire le tour, regarder et voir que le même jour, il y a deux absences différentes, mais avec deux motifs différents. C’est pas cohérent.
Tout en acquiesçant à cette idée, la CPES demande davantage de précisions :
Oui… mais justement pour que tout le monde travaille à cette harmonisation des pratiques, qu’est-ce que vous imaginez ?
- 11 Dans cet article, nous n’abordons que les convergences relevées
31Après une analyse individuelle de l’évolution des pratiques des CPES, nous avons conduit une analyse comparative entre les cinq CPES afin de repérer des convergences et des singularités11dans cette évolution. Nous avons identifié des points communs dans l’évolution des buts et jugements pragmatiques pour les cinq CPES, traduisant une conception partagée du management.
32S’agissant des buts opérationnels, le but « ouvrir un espace d’échange » est partagé par quatre des cinq CPES (CPES 1, CPES 2, CPES 4, CPES 6) dès le T1, exprimant la préoccupation technique commune de faire de l’entretien professionnel un temps de dialogue sur le travail. Ce but demeure présent aux trois temps du dispositif (cf. Tableau 4 en annexe).
33Les buts managériaux reflètent la préoccupation managériale exprimée par toutes les CPES, dès le T1, avec une visée commune de s’inscrire dans une démarche compréhensive du travail, pour identifier les difficultés rencontrées par les AED. Cette visée compréhensive est adossée à une visée participative dans le management pour trois CPES sur cinq (CPES 1, 4, et 6 ; pour les CPES 2 et CPES 5, elle apparaît un peu plus tard, en T2), en « associant les AED à l’évolution et au fonctionnement du service » (cf. Tableau 5 infra).
- 12 Le recueil des éléments empiriques s’est déroulé en partie durant la première période de confinemen (...)
Tableau 5 : Modalités des buts managériaux aux trois temps du dispositif de FEST12
34Parmi les buts ontologiques (cf. Tableau 6 en annexe), le but de soutien et de valorisation des AED est largement partagé par les CPES : quatre CPES sur cinq, en T1, et par l’ensemble des CPES en T2 et T3. La préoccupation relative à la qualité de vie au travail (« Veiller aux conditions de travail des AED ») est également largement présente (CPES 1, CPES 5, CPES 6).
35Nous relevons par ailleurs une évolution convergente des buts praxiques : la préoccupation de « donner du sens au travail », de « faire comprendre les finalités du travail » apparaît dans le discours des cinq CPES, soit en T2, soit en T3, traduisant une visée formative partagée et le souci d’un management par le sens du travail (cf. Tableau 7 en annexe).
36Examinons à présent les jugements pragmatiques (JP). Les JP opérationnels exprimés en T1 sont en cohérence avec les buts opérationnels et témoignent d’une conception partagée de l’entretien professionnel, comme espace d’échange, de réflexion et de dialogue sur le travail (cf. Tableau 8 en annexe). L’évolution des JP relatifs aux besoins des AED et des JP liés à la posture de la CPES traduit une préoccupation de l’attention au bien-être au travail des AED par la prise en compte de leurs besoins (JP exprimés « Les AED ont besoin de soutien et de reconnaissance dans leur travail » [CPES1, T2 ; CPES1, T3 ; CPES2, T3 ; CPES5, T2]), ainsi que le souci d’un management par le sens du travail ((JP exprimés « Les AED ont besoin de comprendre les enjeux des tâches qui leur sont confiées » [CPES1, T2 ; CPES2, T1 ; CPES5, T1 ; CPES6, T3]).
37Ces éléments convergents dans les buts et JP mettent au jour une conception partagée du management de l’équipe de vie scolaire, inscrite dans une démarche compréhensive du travail, participative et attentive à la valorisation des AED.
- 13 Même si la prescription institutionnelle demeure relativement lacunaire à cet égard
38Les résultats indiquent que les pratiques des CPES en matière de régulation de l’équipe de vie scolaire relèvent d’une démarche compréhensive du travail, soucieuse d’identifier et de comprendre les difficultés auxquelles les AED sont confrontés dans leur travail. La préoccupation de la qualité de vie au travail et du bien-être des AED apparaît dans les buts et JP exprimés, ainsi que celle du soutien et de la valorisation des AED. Les CPES ont conscience de la faible reconnaissance, par les autres acteurs de l’établissement, de l’importance de la fonction de l’AED, voire de la position dominée des AED au sein de l’espace scolaire (Bois et Deslyper, 2022). Cette attention au soutien et à la valorisation des AED peut être comprise comme la tentative de contrebalancer ce manque de reconnaissance. Au-delà d’une pratique gestionnaire et organisationnelle, telle que le référentiel de formation et le référentiel de compétences la décrivent13, les CPES investissent la dimension managériale de la fonction avec une approche centrée sur l’humain. Leurs pratiques professionnelles s’inscrivent dans un management basé sur une éthique du care (Brugère, 2011), c’est-à-dire sur le « prendre soin de l’autre ».
39Selon Tronto et Fisher (1990), le care se définit comme
Une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie (Tronto et Fisher, 1990, p. 40), cités par Tronto (2008, p. 244).
40Pour comprendre ce positionnement dans les pratiques des CPES en matière de régulation de l’équipe de vie scolaire, nous proposons trois pistes, relevant du niveau institutionnel, du contexte et de l’individu. Au niveau institutionnel, nous pourrions lire dans cet agir managérial bienveillant un effet du discours porté par le ministère relatif à la bienveillance à l’école (Bélanger et Réto, 2018), que les CPES transposeraient dans le domaine de la régulation de l’équipe de vie scolaire. S’agissant du contexte, rappelons que le recueil des éléments empiriques s’est déroulé, pour partie, à l’issue de la première période de confinement liée à l’épidémie du Covid-19. Ce souci de l’attention à l’autre pourrait être compris comme un effet lié au contexte de la pandémie. Or cette préoccupation est présente dès le T2, voire le T1 pour certaines CPES, en amont de la survenue de la crise sanitaire, ce qui écarte partiellement l’influence du contexte pandémique. L’effet de la formation pourrait être évoqué, mais les CPES n’y font quasiment pas référence dans leur discours. Dans ses travaux relatifs aux pratiques des CPE en matière d’accompagnement des élèves, Mikailoff (2015) identifie la cohabitation de trois postures chez les professionnels (le compagnon, l’accompagnateur, le guide) qui contribuent à la construction d’un sentiment de bien-être chez l’élève. Nous retrouvons ce souci de l’attention au bien-être de l’autre dans nos travaux sur les pratiques des CPES en matière de régulation de l’équipe de vie scolaire. Nous faisons l’hypothèse que les CPES transposent cette éthique du care dans la relation éducative dans leurs pratiques de régulation de l’équipe de vie scolaire. Ce glissement mériterait sans doute d’être explicité et interrogé dans les plans de formation des CPES, afin d’aider ces derniers à penser leurs gestes professionnels en direction des AED. L’éducation constitue un processus d’humanisation, qui vise à faire advenir l’humain, dans une perspective émancipatrice ; dans cette conception, une éthique du care prend tout son sens. Mais l’accompagnement des AED dans leurs fonctions peut-il relever de cette même visée ? Si la question de l’accompagnement vers l’autonomie est au cœur de ces deux processus, ce geste prend un sens très différent quand il s’agit d’accompagner un adolescent dans le processus de construction identitaire ou d’accompagner un AED dans un processus de développement professionnel.
- 14 « Se soucier de » ; « se charger de » ; accorder des soins » ; « recevoir des soins »
41Cette orientation des pratiques en matière de régulation de l’équipe de vie scolaire n’est pas sans soulever des questions. Reposant sur quatre phases complémentaires14 (Tronto, 2008) centrées sur l’humain, le care introduit l’idée d’une vulnérabilité et d’une dépendance de la personne bénéficiaire du care. La relation employeur/employé ne peut se penser dans cet ancrage (Dubost, 2020). Par ailleurs, cette approche présente le risque d’évacuer le registre professionnel des acteurs (savoirs professionnels construits, expériences) pour privilégier des dimensions humaines (le vécu, les émotions, le bien-être, l’épanouissement personnel notamment). Linhart (2015) y voit une possible dérive managériale, s’apparentant à une « tentative managériale de séduction » (Linhart, 2015, p. 111), qui revient à évacuer la professionnalité des acteurs. Cet écueil constitue un point de vigilance pour la formation des CPES, pour les inviter à se positionner sur un domaine professionnel qui, certes, prenne en compte l’humain, mais sans s’y limiter.
42Une visée formative au cours de l’entretien professionnel a été mise au jour dans les pratiques des CPES. L’entretien professionnel constitue, pour les CPES, un temps de dialogue sur le travail et de formation, qui leur permet de manager le travail et d’accompagner individuellement les AED en fonction des besoins repérés. Au travers de cette mise en dialogue du travail, les CPES accèdent aux difficultés auxquelles les AED doivent faire face quotidiennement et cernent mieux la réalité de leur travail. À partir de cette compréhension du travail, les CPES accompagnent les AED dans une analyse réflexive de leur pratique pour co-construire des solutions, ou leur apportent des éléments de réponse sur le registre du conseil, pour faire face aux situations rencontrées.
43Les résultats de notre recherche indiquent que les CPES partagent en fin de dispositif de FEST la visée d’un management participatif (Likert, 1974), qui associe les AED à l’évolution et l’amélioration du fonctionnement du service vie scolaire. Les entretiens professionnels représentent alors un moment privilégié permettant aux CPES de recueillir des éléments alimentant leur diagnostic du service ainsi que les pistes d’évolution à envisager. Les CPES s’inscrivent ainsi dans une conception renouvelée du management, qui invite à « faire avec les autres » plutôt que de « faire faire aux autres » (Martin et Lemaitre, 2023). Cette démarche de co-construction requiert une connaissance de l’activité réelle des collaborateurs et la prise en compte de leurs savoirs élaborés dans le travail. Si cette démarche peut paraître séduisante, en tant qu’elle répond aux demandes de participation des assistants d’éducation, elle n’en demeure pas moins complexe, dans une mise en œuvre qui dépasse une participation « de façade » : les débutants doivent concilier des postures qui peuvent paraître en contradiction, entre la posture d’ouverture nécessaire pour autoriser le dialogue sur les savoirs professionnels et la posture hiérarchique inhérente à la place de responsable de service.
44L’objectif de cet article était de décrire les savoirs professionnels, en matière de régulation de l’équipe de vie scolaire, construits par les CPES au cours de leur participation à un dispositif de formation en situation de travail. Cette question, encore peu explorée dans la littérature scientifique, contribue à une meilleure compréhension du processus de professionnalisation des CPE débutants.
45Les résultats indiquent qu’en fin de dispositif les CPES partagent la visée d’un management participatif, désireux d’associer les AED au fonctionnement et à l’évolution du service de vie scolaire. Cette visée est associée à un agir managérial bienveillant, basé sur une éthique du care, attentif aux difficultés rencontrées par les AED, à leur qualité de vie au travail et soucieux d’une valorisation de leur travail. Si en première lecture, cette perspective semble de nature à humaniser le travail, cette approche comporte le risque d’évacuer le registre professionnel, au profit d’une attention exclusive aux dimensions humaines (vécu, émotions, bien-être). Cet écueil constitue un point de vigilance pour la formation des CPES, pour les inviter à se positionner sur un domaine professionnel qui porte attention à l’humain sans pour autant évacuer le registre professionnel.
- 15 À la session 2023 du concours externe de CPE, les AED représentaient 21,7 % des lauréats (Source : (...)
46Cette recherche a été menée auprès de cinq CPES ayant toutes eu une expérience antérieure en tant qu’AED. Cette caractéristique concerne une forte proportion15 des lauréats du concours. La durée de l’expérience antérieure en tant qu’AED pouvant être un élément différenciateur des pratiques, cette recherche pourrait être approfondie en s’intéressant à un groupe de CPES sans expérience d’assistant d’éducation antérieure, afin de mieux comprendre les effets de cette socialisation professionnelle primaire dans la construction des savoirs en matière de régulation de l’équipe de vie scolaire.
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