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1L’ouvrage dirigé par Christophe Point et Denis Geffrey, publié en 2023, aborde la formation des enseignants et enseignantes1 à l’éthique professionnelle au Québec, en resituant la problématique dans une période critique où la pénurie d’enseignants devient inquiétante et où de nombreux débutants quittent la profession dans les cinq premières années de prise de fonction (30% au Québec). Selon de nombreuses recherches citées en introduction, cette situation a des conséquences négatives sur la réussite des élèves ; elle génère des tensions au sein de la communauté enseignante et crée une instabilité organisationnelle dans les établissements. Bien que ces départs soient liés à un ensemble de facteurs, les auteurs s’arrêtent sur l’un d’entre eux : le manque de formation pour résoudre des situations éthiques problématiques (SEP), exprimé dans de nombreuses enquêtes réalisées auprès des enseignants en début de carrière. Les SEP qui adviennent peuvent générer chez les jeunes professionnels une forme de désarroi, diminuant la confiance en soi et le sentiment d’auto-efficacité, pourtant bien présents à la fin des études préparant à l’enseignement. Par ailleurs, les conditions de travail, les attentes des publics (élèves, parents, administration) vis-à-vis des enseignants et de leur rôle entrave le développement d’une capacité à réfléchir et à analyser les SEP. Enfin les auteurs constatent un écart entre la faible autonomie accordée aux enseignants et les nombreuses responsabilités qu’ils ont à assumer, ce qui complique le positionnement lorsqu’adviennent des SEP.
2À partir de six contributions, présentées ci-après, l’ouvrage donne l’occasion d’éclairer à la fois les difficultés des enseignants du primaire, leurs attentes vis-à-vis de la formation à l’éthique professionnelle et les perspectives de recherche et de formation qui émergent. Il a pour objet de clarifier ce qui renvoie à l’éthique pour les enseignants et de s’intéresser aux moyens pédagogiques susceptibles d’enrichir la formation dans ce domaine pour l’ensemble des membres de la communauté enseignante.
3Dans le premier chapitre, Denis Jeffrey définit l’éthique professionnelle en enseignement comme une invitation amenant les enseignants à « réfléchir sur leurs propres conduites et à se positionner par rapport aux valeurs, normes, principes et finalités éducatives qui orientent leurs pratiques professionnelles » (p. 11). Au-delà de l’incitation à développer des rapports humains cordiaux, basés sur le respect et la bienveillance, avec l’ensemble des acteurs de la communauté éducative, les enseignants doivent répondre à « leurs obligations professionnelles et aux attentes sociales de moralité dans l’espace public » (ibid.). Cette demande reste relativement opaque et suppose de la part de l’enseignant une capacité d’autorégulation de ses conduites dans le cadre de ses relations professionnelles. Denis Jeffrey procède à un retour historique très intéressant, montrant la récente laïcisation du système éducatif au Québec, qui a succédé à « la morale contraignante de l’église catholique » (p. 19). Il revient sur le processus de professionnalisation des enseignants au Québec, en indiquant l’absence d’un code éthique commun qui devrait pourtant soutenir leur professionnalisme : les décisions prises par les enseignants seront jugées professionnelles si elles sont étayées par des savoirs reconnus et justifiables sur le plan pédagogique et éthique. Pour l’auteur, les enseignants au Québec ont du mal à se définir comme des professionnels responsables et capables de réguler leurs pratiques dans un cadre éthique, assumé collectivement. Si des décisions de justice existent, elles restent générales, imprécises et inadéquates pour rendre compte et prendre en compte le travail enseignant, avec ses spécificités : conditions d’exercice, caractéristiques des élèves, type de formation, compétences attendues, réalité des pratiques. En ce sens, elles ne peuvent servir de normes professionnelles dans ce secteur. Pour Denis Jeffrey, face à des situations problématiques, porteuses d’ambiguïtés, d’imprécisions et d’incertitudes, les enseignants devraient élaborer un cadre éthique visant à « se donner des balises normatives pour orienter l’exercice de leur travail » (p. 36).
4La contribution de Bruce Maxwell, Mathilde Senécal et Aurel St Pierre (chapitre 4) vient compléter cette approche juridique ; elle éclaire le processus de décision de justice à partir d’un cas emblématique : le jugement de la Cour d’appel de Colombie britannique dans « l’affaire Shewan ». À l’appui d’une analyse critique finement conduite, le lecteur comprend ce qui se joue à travers le « critère de lien rationnel », test protocolaire pour évaluer les allégations d’inconduite d’un enseignant hors des heures de travail. Ce critère, aux interprétations variables selon les juridictions, repose sur l’idée que les directions scolaires ont le droit d’imposer des sanctions si le comportement d’inconduite au travail d’une enseignant a un impact négatif démontrable sur sa capacité à accomplir les tâches liées à l’exercice professionnel. Les auteurs mettent en relief, pour le « cas Shewan » et d’autres, des problèmes de conflit avec les standards moraux subjectifs (et arbitraires) des administrateurs scolaires ou de la communauté locale (élèves, parents, collègues, etc.). Si cela questionne le droit à la vie privée des enseignants au Canada, les enseignants-artistes sont particulièrement exposés en raison des conflits potentiels entre leur rôle professionnel (supposant la transmission de valeurs sociales dominantes et visant la préparation à la vie adulte) et les choix artistiques (relevant d’une posture critique, souvent aux limites du socialement acceptable). Ces choix artistiques, en dehors de la sphère professionnelle, peuvent être jugés inappropriés, choquants ou immoraux et mobiliser un ensemble d’acteurs engageant une démarche pour sanctionner l’enseignant incriminé. Dans « l’affaire Shewan », le devoir pour les enseignants d’agir comme des modèles moraux, y compris hors de la classe, a été associé au devoir de maintenir la confiance publique et d’éviter les perturbations sur le lieu de travail, ce qui a conduit à une conclusion d’inconduite professionnelle, en raison de la perte probable de crédibilité auprès des élèves, d’une baisse de la confiance publique et d’une médiatisation négative ayant un impact sur la réputation de l’établissement.
5Ainsi, les auteurs soulignent les enjeux de la formation des enseignants sur ces questions, afin que, mieux informés, ces derniers prennent des décisions éclairées et prudentes ; ils les invitent par ailleurs, au niveau local, à contribuer activement à la construction d’un cadre éthique respectueux des personnes et de leur vie privée mais également défendant l’intérêt éducatif « à reconnaitre la diversité éthique à l’intérieur d’une école » (p. 136).
6Trois autres chapitres présentent des dispositifs de formation à l’éthique professionnelle pour les futurs enseignants. Les deux premiers proposent des approches indirectes (philosophie pour enfants ; analyse cinématographique), visant le développement de compétences nécessaires pour l’analyse de situations éthiques problématiques. Le troisième aborde ces situations de façon plus directe en fournissant un étayage théorique et un cadre méthodologique pour analyser des situations simulées et favoriser l’agir éthique en enseignement.
7La contribution de Christophe Point (chapitre 2) tente d’articuler didactique de l’éthique et éthique professionnelle, à partir d’un dispositif utilisé à l’université, dans le cadre de la formation initiale au métier d’enseignant : la philosophie pour enfants (PPE), susceptible d’engager une réflexion pour construire progressivement - et avec les autres - des compétences relevant de l’éthique. La mise en œuvre de deux situations de PPE proposées à des étudiants en éducation (au Québec et en France) permet de révéler des difficultés didactiques reposant sur un certain nombre de malentendus ou de décalages : d’une part entre l’habitus didactique des étudiants (transmission de contenu engendrant une posture relativement passive) et les postulats pédagogiques de la PPE (attitude active et participative pour construire ensemble un savoir critique) ; d’autre part, soucieux d’une rentabilité de l’exercice, les étudiants ont tendance à moraliser l’éthique professionnelle en usant d’une forte normativité. Deux obstacles épistémologiques sont ainsi analysés : le premier relève du rapport au savoir qui, dans le cadre de la PPE, suppose d’envisager l’apprentissage comme un processus complexe et graduel, nécessitant implication et réflexivité ; le second renvoie à une confusion entre la moralité (être une bonne personne, un bon citoyen) et la professionnalité (être un bon enseignant) qui rend délicate la construction d’un consensus sur les principes et valeurs opérationnels dans le cadre de l’enseignement.
8Dans le chapitre 5, Marina Schwimmer, Ariane Robichaud et Jean Denis reviennent sur la formation à l’éthique professionnelle qui suppose une connaissance des normes et savoirs explicites qui orientent la profession, développement du jugement professionnel et du raisonnement éthique, sensibilisation au caractère éthique de certaines situations. Les auteurs proposent de porter une attention plus fine aux implicites des actes et relations du quotidien pour « donner sens aux systèmes moraux qui sont à la base des actions éducatives » (p. 146). Le cinéma est alors envisagé comme dispositif de formation à l’éthique professionnelle pour de futurs enseignants, dans la mesure où il permet de développer une dimension perceptive. Dépassant une pédagogie critique où le film est essentiellement objet d’analyse, ce dispositif de formation s’appuie sur la philosophie du cinéma développée par Stanley Cavell (approche postcritique) visant, à travers un film projeté (ici The paper Chase de James Bridges, 1974) une expérience transformatrice : reconnaissance de l’expressivité et des sensibilités humaines, approche des dimensions existentielles et éthiques souvent occultées, travail sur soi de l’étudiant « l’amenant à percevoir par lui-même et différemment les dimensions éthiques et morales de sa profession » (p. 153). En ce sens, en orientant « vers le caractère existentiel de l’expérience cinématographique » (p. 168), les auteurs envisagent le dispositif comme un moyen de préparer les étudiants à une éthique centrée sur l’expérience de soi et du monde, sans se limiter à une éthique normative.
9Lise-Anne St Vincent (chapitre 3) propose un dispositif qui vise une autorégulation de l’agir éthique dans la formation initiale en enseignement, en invitant les étudiants à poser un regard critique sur un ensemble de changements sociaux qui affectent les milieux éducatifs et génèrent des tensions au sein de l’école. Il s’agit de développer la capacité des futurs enseignants à élaborer des décisions devant des situations complexes qui comportent des enjeux éthiques. L’auteure présente une démarche très structurée et progressive dans l’accompagnement des étudiants : construction d’un langage commun à partir des représentations initiales, définitions de base pour renforcer la capacité d’analyse, proposition d’un cadre de référence éthique. Ce cadre, système personnalisé et dynamique de repères, intègre des valeurs personnelles, des principes professionnels en œuvre dans le milieu et des éléments d’ordre normatif. Des exercices de simulation à partir d’un cas présenté, permettent de repérer ce qui se joue dans la résolution du problème éthique qui comporte un conflit de valeurs ou de principes, conduisant à un dilemme. Le résoudre ou le dépasser suppose la prise en compte et la hiérarchisation de plusieurs facteurs et leur hiérarchisation en évaluant les conséquences pour les différentes personnes concernées. Un modèle de résolution du problème éthique est proposé en quatre temps : examiner la situation, clarifier les conflits, statuer sur la posture de groupe, réviser les solutions et le processus. Chaque temps comporte des étapes qui aident les étudiants à cheminer dans la compréhension de la situation et la résolution du problème éthique.
10L’ensemble de la démarche, dont les fondements théoriques sont clairement explicités, s’appuie sur ce que la chercheure, animatrice de ce dispositif a pu explorer-construire sur quatre années, avec une dizaine de groupes, dans un cours en éthique de l’éducation comprenant dix séances de 3 heures et inscrit au programme de premier cycle en enseignement. Si le bilan des étudiants semble plutôt positif (le dispositif donne un cadre d’analyse des situations, augmente la confiance, est soutenu par le travail entre pairs), ces derniers notent un manque de temps pour approfondir la réflexion, dans un programme à l’enseignement où de nombreuses compétences sont à construire. De son côté, Lise-Anne St Vincent met en avant les réussites mais aussi les défis (hétérogénéité des étudiants ; réalisation de l’exercice en contexte de simulation) et les leviers (complémentarité des expériences vécues ; critique aidante des pairs) ouvrant sur des perspectives de formation prometteuses, à condition que le développement de l’agir éthique soit maintenu dans les référentiels et programmes de formation.
11Dans une approche philosophique, la conclusion d’Eirick Prairat repositionne un certain nombre de concepts concernant les normes morales et la formation éthique des enseignants. Tout d’abord, l’auteur met en avant les vertus de l’exemple qui constitue une référence pour mieux se situer et s’orienter. Au-delà de ces repères, le sujet est renvoyé à lui-même ; il opère un travail d’appréciation et d’appropriation critique. Ainsi les « cas d’école » comme les « cas exemplaires » sont l’occasion de saisir une pluralité de situations délicates sur le plan éthique et résolues de manière positive, tout en exerçant son jugement. Eirick Prairat aborde également les dilemmes moraux, présents dans des situations problématiques pour lesquelles n’apparait pas de critère décisif amenant à choisir entre deux solutions possibles, chacune étant considérée comme également valable. Il suggère une pédagogie des dilemmes dans le but d’aider les futurs enseignants à repérer les enjeux moraux et les tensions qui traversent une situation d’éducation, de les familiariser avec la pratique de la délibération et de les amener à justifier leurs choix éthiques. À ce titre, il propose lui aussi un dispositif de mise en mot des expériences, en insistant sur l’éthique manifestée « dans des gestes simples, des formes discrètes d’attention et dans des manières d’intervenir et d’engager une interaction » (p. 218). Si le « récit éthique », à partir de situations issues de sa propre pratique ou de situations observées, permet l’émergence de savoirs enfouis et rend la pratique un peu plus saisissable, transmissible et partageable, ce dispositif vise à objectiver des pratiques qui mêlent actions, pensées, sentiments et émotions. De fait, le récit éthique rend compte de l’expérience, des manières d’être comme des façons de faire. Il est soumis aux autres, avec lesquels chacun partage témoignages et expérimentations. Ainsi, parce qu’il invite à adopter un point de vue narratif sur des situations jugées problématiques, le récit éthique intègre des appréciations sur ce qui semble bon ou pas de faire. Ce travail ne peut se faire sans les interactions avec les autres, dont on attend les éclairages, les aides, les suggestions. Pour Eirick Prairat, l’instauration d’une communauté de dialogue, privilégiant une posture compréhensive et bienveillante permet, « par le prisme de la vie ordinaire, que s’éveille lentement la conscience professionnelle » (p. 222).
12Ainsi l’ouvrage donne à comprendre les enjeux de la formation à l’éthique professionnelle pour les futurs enseignants, confrontés à de nombreuses tensions au sein des établissements dans lesquels ils interviennent et où ils exerceront. Il présente certains dispositifs réflexifs visant à développer des compétences pour analyser-résoudre, seul et avec les autres, des situations éthiques problématiques. Au-delà de l’intérêt évident de cette approche polyphonique, on peut regretter une centration sur le Québec alors que les problématiques évoquées au fil de l’ouvrage se retrouvent dans nombre de pays européens. D’autres travaux francophones, à la fois théoriques et à visée de formation (Moreau, 2012) auraient ainsi pu être mis en parallèle, notamment ceux portant sur des dispositifs pluriformes d’analyse de pratique (Étienne et Fumat, 2014), de théâtre forum, etc. De futures collaborations scientifiques permettraient sans doute d’approfondir cette réflexion, de l’ouvrir à d’autres acteurs de l’école ou à d’autres métiers de l’humain (domaine de la santé, du travail social, de l’entrainement, etc.). Car, au-delà des évolutions de la société, de la difficulté à répondre à un ensemble d’enjeux parfois contradictoires (démocratiser l’école et sélectionner les meilleurs, soigner et réduire les dépenses de santé, accompagner les personnes vulnérables et afficher des résultats probants auprès des financeurs), les acteurs vivent au quotidien des situations contraignantes et sont confrontés à de nombreux dilemmes professionnels. La crise du recrutement, les abandons, les reconversions professionnelles dans ces secteurs attestent d’un rapport au travail qui se transforme, voire se dégrade. À travers la proposition de pistes pour favoriser la construction de l’éthique professionnelle dans la formation initiale, l’ouvrage ouvre également des perspectives pour la formation continue. On comprend l’importance du soutien au développement professionnel des acteurs qui œuvrent, au quotidien, sur le terrain et tentent, malgré tout, de mener à bien les missions qui leur sont confiées. En ce sens, Cifali (2019) nous interpelle en soulignant la force des sentiments qui habitent un sujet dans son action ; elle revient sur le nécessaire développement d’une réflexion éthique, en raison de la dimension humaine du métier, de l’importance des relations à construire pour mieux faire face, seul et avec les autres, aux conjugaisons de contraires qui génèrent inévitablement des tensions dans l’ordinaire du travail.