1Georgios Stamelos connaît bien les deux systèmes d’enseignement supérieur grec et français. Aussi, les chercheurs français travaillant sur l’égalité dans ce domaine (Annoot et Étienne, 2020), le dernier à avoir été concerné par la massification qui a marqué le dernier quart du XXe siècle, seront-ils les premiers intéressés par son dernier ouvrage, La démocratisation de l’enseignement supérieur en Europe. Le cas hellénique. Mais la lecture de ce livre, particulièrement bien documenté, révèle bien des surprises car il contribue, d’une manière particulièrement convaincante, à poser deux questions fondamentales, la première portant sur « le caractère scientifique de l’université [qui] tend à se perdre » (p. 131) et la seconde sur le fait qu’une démocratisation, mal menée et malmenée, aboutit à une remise en question du principe même auquel elle se réfère de par son origine grecque signifiant que le pouvoir revient au peuple. « Il s’agit là d’un nouvel enjeu pour le fonctionnement de la démocratie et, à terme, pour la démocratie elle-même » (p. 130). Nous proposons de suivre le cheminement du chercheur qui présente dans une première partie le contexte grec en l’inscrivant dans l’histoire mouvementée du pays depuis la seconde guerre mondiale puis qui consacre la deuxième partie aux recherches quantitatives et qualitatives dévoilant un mécanisme qui se grippe au point de menacer et l’université et la démocratie.
2Après avoir rappelé que « la méritocratie était influencée par des paramètres socioculturels et économiques » (p. 9), comme l’ont établi, entre autres, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans les années 60, Georgios Stamelos évoque rapidement les conséquences de l’arrivée au pouvoir, dans des conditions très différentes, de la gauche dans divers pays. C’est le moment où émergent deux notions, l’égalité des chances, dont il sera peu question dans l’ouvrage, et la démocratisation qui en est le nœud gordien. Fort judicieusement, un premier encart permet d’en suivre la trace et les métamorphoses aboutissant au double effet contre-intuitif évoqué en introduction. Devenue « ségrégative » (Merle, 2000, 2002) cette politique aboutit à la mise en valeur de la qualification professionnelle, de l’employabilité et d’une hiérarchie sociale qui vont à l’encontre du but poursuivi à l’origine. La première partie est donc consacrée au développement du contexte grec dont les spécificités se sont heurtées avec celles qui ont accompagné la création de l’Union européenne.
3De manière assez surprenante, cette partie ne compte qu’un chapitre et il traite de la « démocratisation en Grèce ». Le pays a été meurtri par deux guerres civiles (1944-1946 et 1946-1949) puis, après une période de « démocratie musclée » (p. 17) fondée sur la lutte contre « l’ennemi intérieur » (ibid.), par le « régime des colonels » (1967-1974), dictature militaire qui s’est effondrée dans une tentative pitoyable de prise du pouvoir sur Chypre. Commence alors une période dite de changement politique fondée sur des institutions démocratiques et parachevée par l’adhésion à la Communauté Économique Européenne. L’extension de l’enseignement obligatoire en 1976 détermine un accès pour 9 élèves sur 10 à la fin de l’enseignement secondaire en 2017 alors qu’ils n’étaient que 4 en 1970. Trois particularités sont à noter : l’adoption du grec moderne ou dimotiki comme langue officielle en 1976, l’organisation d’examens nationaux d’entrée à l’université et la présence de 55% de la population dans les deux villes d’Athènes et de Thessalonique.
- 1 Il s’agit de la période qui commence en 1992 avec la transformation de la Communauté Économique Eur (...)
4Le succès du parti socialiste aux élections de 1981 se solde par une démocratisation pensée comme acte législatif et politique. Le but étant devenu la réussite des élèves, la conséquence devient l’attribution de notes élevées qui en favorise l’atteinte mais qui retarde la confrontation avec les acquis réels. Les évaluations internationales (1992-2009)1 le révèlent en même temps que les financements européens facilitent une extension très forte du nombre d’universités qui vont passer de 3 à 24 et multiplier leurs implantations (Patras, université d’exercice de l’auteur, passe de 2 à 7 par exemple) sur la période qui qui s’étend jusqu’en 2018 alors que la population est concentrée dans les très grandes villes. Un troisième encart établit que cette politique d’augmentation des flux, en faisant du niveau de diplôme l’objectif majeur, dissimule « les stratégies des groupes privilégiés qui, pour rester dans le peloton de tête et continuer à exceller, réalisent des investissements éducatifs qui ne sont plus quantitatifs mais qualitatifs » (p. 35). On croirait lire François Dubet et Marie Duru-Bellat quand ils dénoncent « le marché noir de l’information » et « l’hypocrisie scolaire » (2000). Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que 35% des étudiants quittent l’université sans diplôme (25% pour la moyenne européenne) et qu’ils ne soient que 15% de celles et ceux qui y ont réussi à s’estimer « satisfaits », pourcentages rappelés à plusieurs reprises dans le livre.
5La période contemporaine aboutit à un conflit entre les tenants d’une réussite systématique pour l’entrée à l’université, même avec des notes de 3/20 ou de 1,5/20 pour les instituts de l’enseignement professionnel (qui ne sont pas universitaires, contrairement à ce qui se passe en France), la gauche, notamment sous le gouvernement du parti Syriza, et le centre droit. Ce dernier, lors de son retour au pouvoir, impose une base minimale autour de 10/20 qui se solde par la future mise en extinction de certaines filières en raison de leurs très faibles effectifs et pour des raisons présentées comme économiques (trop faibles effectifs) mais qui peuvent aussi être analysées comme liées à l'expansion rapide des universités et des filières ainsi qu'aux espoirs de développement économique de certaines autorités locales. La crise démographique va sans doute accélérer ce mouvement à la fin des années 2020. Cette confrontation se double d’affrontements politiques sur l’enseignement privé qui, d’après la Constitution grecque, ne peut accéder au rang universitaire, alors que la Commission Européenne exige sa reconnaissance à ce niveau depuis 20112 et qu’il tire déjà d’énormes profits de ses interventions dans la préparation aux examens nationaux qui se différencient par leurs exigences de l’examen de fin d’études secondaires. Tout cela détermine « un paradoxe qui fait que malgré la massification du système d’enseignement supérieur la satisfaction de ses usagers diminue » (p. 53). Enfin, l’examen des statistiques (p. 55-59) confirme la présence de fortes disparités puisque, pour faire médecine à Athènes, il faut 19 alors que 17,5 suffit en psychologie. Le contraste est plus saisissant encore pour la formation des maîtres où un minimum de 16,2 est requis à Athènes alors qu’un 11,9 suffit à Rhodes. De plus, l’examen et sa note sont une chose mais ils se concrétisent dans un dossier d’admission qui se fonde sur eux avec cette conséquence que 140 sur 141 des personnes ayant obtenu 19 et plus à Athènes se sont prononcées pour la médecine alors que le département de la petite enfance et de la planification éducative à Rhodes toujours n’a été choisi que par 15 candidats sur les 257 possibles.
6Dans le premier chapitre Georgios Stamelos s’intéresse à ce qui peut expliquer les comportements des élèves en fin de terminale ou au cours de leur première année universitaire en s’appuyant sur les travaux de Saeed Paivandi (2015) qui n’est pourtant pas référencé dans la bibliographie, comme un nombre trop important d’articles et ouvrages. Trois concepts se combinent pour créer une factorisation explicative de ce qui crée un gâchis et de l’insatisfaction : la représentation sociale, la motivation et l’image de soi. Sont mobilisés bien des auteurs français comme Serge Moscovici, Denis Jodelet et Jean-Claude Abric pour le premier « qui sert de boussole et de soutien » (encart de la p. 66) ; pour la motivation, c’est Roland Viau qui est le plus sollicité, même si l’auteur recourt à une grande partie de la littérature abondante et cohérente sur ce sujet qui aurait pu intégrer le modèle de Victor H. Vroom (1964) ; enfin, pour l’image de soi, il s’appuie sur la distance plus ou moins grande entre l’existante et l’idéale, reprise à Carl Rogers (1949), ce qui, avec d’autres apports, permet de cerner l’estime de soi comme facteur dont la présence est indispensable dans le parcours d’études et de vie.
7Le deuxième chapitre s’intéresse donc à la perspective des études universitaires dans ce contexte en relation avec le produit de la factorisation évoquée précédemment. La charge est sonnée dès la première phrase : « En Grèce, l’idée que le lycée est en situation de décomposition est répandue » (p. 75). Il ne s’agit pas d’une doxa mais du résultat d’une recherche rapidement présentée en note. En associant cela avec l’explication par l’empreinte sociale, les élèves en tant que sujets sont assujettis à leur classe sociale et dépossédés d’une caractéristique essentielle : leur propre mode de pensée. Or, ils ne peuvent inscrire leur façon d’agir et de réagir que dans deux éléments contradictoires du système qu’ils fréquentent : « d’une part, une forte diminution de l’abandon scolaire, et d’autre part, un fort problème de performances faibles en lecture, en mathématiques et en sciences » (p. 78). Cette absurdité résulte de choix politiques selon lesquels la diminution de l’échec scolaire s’observe dans la gestion des flux qui a pour conséquence de décerner des notes supérieures à 16 à plus de la moitié des élèves. Une enquête menée auprès d’un échantillon représentatif de la Grèce de l’ouest permet de constater en fin d’études secondaires un vécu familial chaleureux de l’école qui facilite le développement de l’image de soi et de la motivation. Mais les savoirs et le souci de leur acquisition sont oubliés au profit de la profession envisagée ainsi que des revenus espérés. L’interprétation est sans appel car, selon les résultats obtenus, cette façon d’envisager la suite des études ne contient pas « un projet de vie et une stratégie cohérente pour y parvenir » (p. 89). L’orientation devient alors le principal sujet d’inquiétude car, résumée à l’influence de la famille et des amis, motivée par la proximité et l’image d’une profession rêvée, elle se situe au niveau zéro d’un processus de choix conscients et réfléchis. Pour une grande partie des élèves jusque-là protégés dans la bulle par leurs excellents résultats qu’attestent leurs notes très élevées, « C’est le choc de l’atterrissage dans la réalité » (p. 106). Si les deux tiers parviennent à être diplômés de l’enseignement supérieur, l’auteur rappelle alors qu’un tiers sort du système sans le moindre diplôme.
8Une autre recherche alimente le troisième chapitre consacré aux « nouveaux étudiants » qui se sont inscrits à l’Université de Patras en 2019-2020 avec une démarche qualitative recourant à un questionnaire électronique présenté à un échantillon aléatoire. Elle était centrée « sur ceux qui envisagent d’arrêter leurs études » (p. 109). Le premier point concerne les femmes bien plus nombreuses (73,3%) que les hommes (26,4%) avec un taux de non-réponse de 0,3%. Les parents ont fait des études universitaires ou secondaires avec un faible taux de personnes qui se sont arrêtées à la fin de l’école obligatoire. Enfin, la plupart des étudiants se répartissent entre moins de 300 euros et moins de 600 euros mensuels de revenus. Un cinquième réside chez les parents et le reste ailleurs. Presque tous ont obtenu un de leurs trois choix.
9Les résultats de l’enquête confirment les analyses précédentes : « Le savoir est mentionné par moins de 4 étudiants sur 10 » (p. 112), ce qui confirme la mission de formation professionnelle attribuée à l’université (86,4%). Si la vie étudiante est appréciée par les trois quarts des personnes consultées, il n’en reste pas moins qu’un peu moins d’un quart éprouve de l’insatisfaction alors qu’on est en début de cursus. Ce sont surtout les infrastructures et le personnel administratif qui concentrent une attente d’amélioration. Malgré une satisfaction assez générale sur leur parcours à l’Université de Patras, un ensemble de problèmes (17) sont relevés dont les plus marquants sont l’ennui, le désir de changer de vie, la charge de travail et la qualité de l’enseignement. Alors qu’ils sont en première année, presque un quart pensent parfois, souvent ou très souvent à abandonner ; ne sont pas comptabilisés ceux qui auraient déjà « quitté le navire » parce qu’ils n’auraient pas obtenu la base minimale évoquée ci-dessus, ou n'auraient pas choisi le cursus obtenu, ou l’auraient obtenu mais ne se seraient pas inscrits, ou se seraient inscrits mais ne fréquenteraient pas l’établissement. Le recours à l’analyse factorielle confirme le rôle des représentations sociales, notamment celles des parents, mais aussi des conduites d’évitement pour quitter la famille et/ou retarder l’entrée sur le marché du travail. Si la plupart se montrent motivés par et pour les études universitaires, un dixième semble « ne pas avoir une idée précise de la raison pour laquelle ils ont choisi de commencer des études universitaires » (p. 119). Enfin, les études elles-mêmes contribuent à alimenter cette idée d’abandon : difficultés dans le suivi des enseignements, problèmes financiers et/ou familiaux, soucis d’ordre personnel, combinaison de l’académique et du financier, manque d’intérêt, doutes sur les études et l’institution dans laquelle elles se déroulent. Enfin, c’est la vie étudiante qui constitue le dernier facteur car elle est perçue négativement par certains alors que d’autres la voient positivement et que d’autres encore ne voient pas bien sa relation avec les études suivies.
10Georgios Stamelos résume cet ensemble dans un modèle explicatif regroupant et articulant les neuf groupes recensés dont l’idée d’abandon s’explique par une combinaison de facteurs externes et internes. C’est l’objet du tableau de la p. 121 dont l’interprétation le conduit à émettre une affirmation à peine atténuée par un verbe modélisateur : « il semble que pour certains étudiants, il y ait un conflit entre le mythe de la vie étudiante et la réalité de la vie étudiante » (p. 122).
11L’évolution constatée montre une dérive de l’université vers une prestation de service peu en rapport avec son objet premier. Sa démocratisation quantitative aboutit à un « rétrécissement » (p. 125) qui sert une vision assez libérale de la société grecque dans laquelle il serait trop dispendieux de s’occuper d’un tiers des étudiants qui coûtent trop cher à l’économie sans rien lui apporter. De plus, dans la situation grecque, le recours à des notes très élevées dans le second degré semble avoir anesthésié la réflexion sur les projets de vie et d’études au profit d’une seule utopie professionnelle pour les élèves qui auront été dupés. Donc, « les politiques de démocratisation ne rendent pas nécessairement les élèves heureux malgré les apparences » (p. 128) et, plus grave, elles minent la vie sociale car elles dissimulent les stratégies gagnantes de celles et ceux qui sont informés des parcours d’excellence et de la façon d’y cheminer pour arriver à leurs fins. Dès lors, cette étude s’appuyant sur des recherches menées dans un pays singulier, à l’instar de tous les autres, sert à comprendre que l’abandon de l’humanisme et de ses valeurs peut découler d’une volonté politique généreuse mais peu articulée sur la réalité et la connaissance des projets personnels qui ne naissent pas spontanément dans des institutions qui anesthésient le penser par soi-même (Tozzi, 1994).
12Finalement, Georgios Stamelos fournit un ouvrage de première importance sur le plan scientifique mais aussi politique car il permet de détecter le risque encouru dans l’usage de certains termes qui deviennent des slogans, comme l’inclusion, la démocratisation, l’éducation prioritaire ou encore l’égalité des chances, car leur mise en œuvre finit par aboutir à l’inverse du résultat envisagé. Ainsi, la démocratisation constamment définie de manière restrictive comme l’accès de toutes et tous aux diplômes, notamment au niveau L ou Bac+3 de l’enseignement supérieur, finit par n’être qu’un marché de dupes alors qu’en se référant, comme nous l’avons fait dans une recherche sur une dizaine d’écoles et d’établissements, à sa définition première « d’accès de toutes et de tous au savoir, à la parole et au pouvoir » (Amiel, Étienne et Presse, 2003) les équipes éducatives sont en mesure de permettre une réelle activité proactive chez les élèves collectivement et individuellement.
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