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Notes de lecture

Tozzi, M. (2024). Diversifier les pratiques philosophiques. Éloge des temps longs

Richard Étienne
Référence(s) :

Tozzi, M. (2024). Diversifier les pratiques philosophiques. Éloge des temps longs. Chronique sociale, collection l’essentiel.

Texte intégral

1Naguère, un Narbonnais, Pierre Sansot, s’est impliqué dans l’écriture d’un Bon usage de la lenteur (2000). Un de ses concitoyens, Michel Tozzi nous livre aujourd’hui un Éloge des temps longs, sous-titre de son plus récent ouvrage intitulé Diversifier les pratiques philosophiques. Que l’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’une simple énumération didactique (au sens le plus étroit) de l’expansion d’activités philosophiques qui déserteraient le ghetto de la classe de terminale. C’est une réflexion qui commence par cet aveu : « J’ai longtemps été un homme de la vitesse » (p. 11) et se nourrit dans ce premier chapitre d’une opposition voulue entre la vitesse, l’accélération et le ralentissement, la lenteur, la décélération. Sortir d’une « aliénation » pour mieux « ralentir [et…] penser sa vie » (p. 19). Telle est l’ambition d’un ouvrage qui, au long des 15 chapitres suivants, va s’efforcer de re-construire a posteriori un parcours jalonné par les Nouvelles pratiques philosophiques (2012).

S’atteler aux ateliers

2Après avoir rappelé l’étymologie de l’atelier, l’auteur pose une première constante de sa démarche qui consiste à faire partager par un groupe de personnes une réaction contre la dérive individualiste, un ensemble de valeurs reprises à la devise républicaine (mais en commençant par l’égalité) et une « décélération, une pause structurante » (p. 23). Ce dernier mot est essentiel car il ne s’agit pas de céder à une quelconque tentation anarchique au sens premier : la sécurité et la progression du groupe et des personnes dépendent de son organisation et de règles librement consenties.

3Le chapitre 3 sur l’atelier d’écriture commence par le témoignage de Marie-Jo puis il se poursuit par l’histoire et la réflexion de Michel Tozzi sur ces 28 ans de « respiration par la production d’écrits de genres très différents » (p. 31). La vie des séances est narrée avec une touche d’humour car elles débutent par une consigne inspirante (« Pourquoi la pie vole ce qui brille ? », p. 35) et se termine par la lecture qui scelle une « amitié littéraire » (p. 35). Comme cela sera fait pour chaque pratique, plusieurs pages situent cette activité singulière dans un genre et présentent succinctement des références pour qui désire aller plus loin.

4L’atelier de lecture filmique est davantage orienté vers la philosophie. Plus récent (2020), il s’est structuré dans un cadre associatif et nécessite une organisation temporelle plus contrainte car il faut voir le film avant de se rendre à la réunion organisée par un hôte qui va le présenter, l’analyser puis animer un tour de table avant d’accueillir le repas qui termine la soirée. Pourquoi lire philosophiquement un film ? Il s’agit d’un processus d’aletheia (dévoilement comme démarche vers la vérité) car les participants vont chercher à « passer d’un contenu latent du récit à un sens manifeste » (p. 49). Cette expérience renouvelée a inspiré la création d’une « matrice de lecture philosophique d’un film » que chaque personne pourra essayer de pratiquer en s’inspirant des trois principes dégagés et constants dans les recherches de Michel Tozzi : problématiser, conceptualiser et argumenter. La fin du chapitre est consacrée à des exemples très « concrets » et à des pistes d’approfondissement.

5Les trois derniers chapitres de cette partie sont plus directement reliés à la pratique philosophique : l’atelier de lecture philosophique de l’Université Populaire de la Narbonnaise, l’atelier de lecture philosophique et les ateliers de philosophie avec les enfants. Tous sont marqués par la gratuité, l’aspect collectif mais aussi l’exigence d’effectuer « un travail à visée spécifiquement philosophique » (p. 77) avec les trois objectifs énoncés ci-dessus dans l’intention de construire une communauté. C’est là que l’on retrouve les temps longs puisque le premier est à l’œuvre depuis 20 ans, le second, inspiré du cartel lacanien et donc très ambitieux quant au niveau de réflexion atteint en référence aux auteurs étudiés, a un peu plus d’une quinzaine d’années et le troisième est mis en œuvre depuis 1998. Il est extrêmement diversifié dans ses lieux de mise en œuvre : la classe, la formation des enseignants et/ou la recherche universitaire qui a entraîné la rédaction et la soutenance d’une douzaine de thèses en France et à l’international. Edwige Chirouter a pu créer à l’Université de Nantes la première chaire UNESCO de philosophie avec les enfants et Sylvain Connac développer la Discussion à Visée Démocratique et Philosophique (DVDP) dont l’intérêt est d’initier ses participants au Penser par soi-même (1994) mais aussi avec et grâce aux autres.

S’associer pour philosopher

6Le chapitre 8 se réfère à l’histoire avec la renaissance des universités populaires créées à l’occasion de l’affaire Dreyfus mais dont Michel Onfray a été un refondateur à Caen. Michel Tozzi, notamment avec Alain Delsol, a été intéressé par cette forme d’éducation populaire et, malgré un certain scepticisme sur la philosophie avec les enfants et les méthodes actives, ils ont créé en 2004 une version occitane de cette institution et ont rejoint le mouvement national alors en expansion. La philosophie n’était pas et n’est toujours pas la seule activité exercée et la création d’une association support a permis de développer de nombreux partenariats dont le plus récent avec le tout récent musée Narbo Via où se tient un atelier philo le premier dimanche de chaque mois sur un thème en rapport avec l’Antiquité. Travaillant au sein d’un réseau d’une dizaine d’institutions similaires, l’Université Populaire de la Narbonnaise constitue pour l’auteur « un terrain privilégié d’expérimentation pédagogique et sociale » (p. 132).

7Trentenaire, le café-philo, créé à Paris par Marc Sautet, présente l’avantage de servir trois besoins contemporains : celui de retrouver des repères grâce à la pratique de la philosophie, celui de réinstaurer de la convivialité pour échapper à l’isolement et enfin celui de refonder la démocratie sur la discussion préalable alors qu’elle est trop souvent réduite à la délégation par l’élection. Institué en 1996, celui de Narbonne évolue au fil des années, change de lieu mais reste fidèle à ses grands principes d’une dizaine de réunions annuelles avec une cinquantaine de personnes participantes et d’une structuration sécurisante. Les rôles dans l’animation et les sujets sont répartis, ce qui permet à la parole de circuler dans le respect des « règles démocratiques » (p. 145).

8Le chapitre 10 montre comment la réunion annuelle des animateurs de café-philo est devenue au fil des ans et lors des successions de ses responsables un véritable séminaire dont Michel Tozzi a porté le flambeau de 2010 à 2023, le passant lui-même à Francis Tolmer. L’avantage de cette formule se situe dans le résidentiel autogéré qui permet de construire une rencontre sur trois jours dont le tableau de la page 148 et les pages suivantes (149-175) permettent de se faire une idée très précise de la mise en œuvre de Nouvelles pratiques philosophiques (2012) : ainsi, en 2023, à partir du thème de l’actualité, un débroussaillage de la notion avant un repas du soir assuré par l’hôte, puis, le lendemain, un atelier sur langage et actualité, un repas « auberge espagnole » qui précède une rando philo suivie d’un pique-nique amélioré de la projection d’un film, sa discussion en ciné philo le lendemain matin précédant un autre pique-nique prélude à un bilan et à une discussion pour la préparation du séminaire suivant. Des témoignages, une étude fine des dispositifs et méthodes ainsi que des compléments bibliographiques permettent de prolonger le parcours.

9Mais le plus long parcours pédagogique et militant de Michel Tozzi se situe au sein du comité de rédaction des Cahiers pédagogiques où il a siégé de 1985 à 2019 et dont il doit détenir deux records, celui du plus grand nombre d’articles publiés et de dossiers coordonnés. Son activité s’est aussi déployée dans le cadre de l’association du Cercle de Recherche et d’Action Pédagogique (CRAP) dont il retrace quelques épisodes historiques, notamment le moment où il a été « prié » de quitter les instances ministérielles mais aussi les querelles de personnes à la rédaction en chef qu’il a fallu arbitrer. Ce fut un « compagnon de route » pour l’auteur tout au long de sa carrière de professeur de philosophie d’abord puis d’enseignant-chercheur à l’université. Mais il eut aussi l’occasion d’animer des ateliers lors des rencontres annuelles qui se situent quelques jours avant la rentrée de septembre tout en se trouvant parfois en situation d’apprentissage dans d’autres où la règle est de se frotter à une nouveauté comme de jouer au théâtre ou de faire le clown, souvenir cuisant ! Le lecteur découvre le rôle essentiel du CRAP-Cahiers pédagogiques dans ce qu’il faut bien qualifier d’autobiographie professionnelle et heureuse.

10Le chapitre 12 clôt cette partie liée à la vie associative et coopérative de l’auteur sur la création et le développement, lui aussi marqué d’épisodes, de la revue Diotime. Il avait déjà eu l’occasion de développer des compétences de rédacteur et de coordonnateur de dossiers des Cahiers pédagogiques dont beaucoup étaient liés à la philosophie et à la pédagogie. Recruté à l’université, il a succédé comme directeur de publication à la fondatrice des Cahiers du CERFEE, aujourd’hui Éducation et socialisation depuis leur passage en ligne et en accès ouvert. Il est l’un de ceux qui ont contribué à leur reconnaissance comme revue scientifique (Étienne et Monjo, 2016) qui a été prononcée par la 70e section du Conseil National des Universités. Après avoir publié de manière assez artisanale pendant 5 ans un bulletin consacré à la didactique de la philosophie, il a bénéficié de l’aide du Centre Régional de Documentation Pédagogique (CRDP) de Montpellier en 1999 pour publier Diotime et en être le rédacteur en chef au long de 88 numéros consacrés à « rendre la philosophie populaire », citation de Diderot (p. 189). Cette histoire n’est pas non plus un « long fleuve tranquille » tant l’inspection, aussi bien générale que régionale de philosophie, essayait de contrer cette initiative arguant du fait que la philosophie est didactique sui generis. Le passage au numérique puis le développement des recherches sur l’enseignement et les nouvelles pratiques de la philosophie ont entraîné une évolution lente mais salutaire de la revue. Enfin, en 2021, les changements dans la politique ministérielle ont entraîné la disparition des revues du CRDP de Montpellier mais Diotime a pu migrer à Liège et finalement bénéficier d’un développement international avec Johanna Hawken comme rédactrice en chef. La relève est ainsi assurée et la perpétuation de la revue avec trois numéros par an en démontre le bien-fondé.

Une vie professionnelle de professeur

11Les chapitres 13 à 15 présentent trois étapes d’une vie professionnelle dans un ordre assez relatif qui s’explique par les aléas d’une existence personnelle sur une longue période : le professeur de philosophie et d’université a vécu une coupure au cours de laquelle il a exercé un mandat syndical. Ce parcours est marqué par l’exercice du métier de professeur de philosophie pendant 28 ans mais dans deux lieux où il ne peut pas se faire comme dans les lycées d’excellence du 6e arrondissement de Paris. Ce fut d’abord l’auxiliariat à Notre-Dame de la Merci à Montpellier « avec les sœurs m’épiant derrière la porte » (p. 200) puis, avec la réussite au concours (en 1968 !), la nomination au lycée technique Diderot de Narbonne et le « tournant pédagogique » (p. 201) de l’abandon du cours magistral au profit d’un faire discuter les élèves. L’engagement syndical est contemporain et entraîne une décharge à mi-temps au Syndicat Général de l’Éducation Nationale (SGEN) choisi parce qu’il est affilié à la Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT). Tout au long de ces années, les activités menées nouent des liens entre les innovations dans l’enseignement, l’activité de militant pédagogique et l’engagement comme formateur des enseignants et aboutissent, grâce à la rencontre avec Philippe Meirieu à la rédaction d’une thèse fondatrice d’une didactique du philosopher en 1992. Attitude provocatrice sans le vouloir qui oppose deux conceptions du métier, celle du maître dispensant son enseignement à de rares élus à celle d’un enseignant comme les autres cherchant à faire comprendre, aimer et pratiquer une discipline scolaire qui contribue à l’éducation de citoyennes et citoyens en recourant à des méthodes actives dans un cadre didactique rigoureux. Cette activité, voire cet activisme, débouche sur une diversification des pratiques philosophiques présentée dans un tableau en forme de carte mentale (p. 212).

12C’est alors (1995) que Michel Tozzi est recruté à l’université en sciences de l’éducation, ce qui provoque un remaniement identitaire qu’annonçaient ses activités antérieures et qui lui donne l’occasion d’enrichir son répertoire par une intervention dans une pluri-discipline où il côtoie les didacticiens de français et de mathématiques qui lui permettent de développer un ensemble de ressemblances et de différences entre leurs travaux et les siens. De plus, la direction de mémoires de maîtrise puis de master et enfin de thèses (Gérard Auguet, Sylvain Connac, etc.) permet la création puis l’expansion d’un champ de recherche sur l’apprentissage du philosopher, notamment avec les enfants. Mais la philosophie n’occupe pas tout son temps car c’est pendant ces années que Michel Tozzi s’intéresse à l’analyse des pratiques professionnelles, notamment au Groupe d’Entraînement à l’Analyse de Situation Éducative (GEASE), méthode de référence d’un master de formation de formateurs (Étienne et Fumat, 2014). Ces douze dernières années professionnelles furent « passionnante[s] » (p. 228) et ce bilan lui fournit l’occasion de rendre hommage à deux personnes ayant joué un rôle clé dans son parcours : Philippe Meirieu, l’accompagnateur, voire le compagnon, et Yveline Fumat, créatrice et animatrice du département de sciences de l’éducation mais aussi facilitatrice pour les initiatives de l’auteur.

13C’est le chapitre 15 consacré au « syndicaliste » qui nous révèle le sens de cette vie (sa direction, démocratique sans être démagogique ; sa signification, faire du penser par soi-même une occasion de penser pour et avec les autres ; sa sensualité, mêler presque toujours le convivial au conversationnel). Alors qu’un prêt-à-penser actuel de certains milieux fait de 68 l’origine de tous les maux de notre société, Michel lui consacre plus que les « deux mots » qu’il annonce page 230. Il développe et argumente une analyse sur l’apport du syndicalisme à la démocratie en s’appuyant particulièrement sur la CFDT post-68 qui en démontre l’aspect « indispensable » (p. 238). Quant à son activité, elle a surtout porté, en cohérence avec son investissement professionnel, sur la formation permanente et lui a donné cette « dimension collective » (p. 245) qui transparaît dans toutes ses activités et dans son parcours de vie. Plus personnel et prospectif, le dernier chapitre, consacré à sa « retraite active » (p. 246), retrouve la décélération qui a mis 13 ans à se réaliser et aboutit à la question de la vie réussie dont la réponse est livrée dans le mot « joie ».

14Michel Tozzi nous livre ici un ouvrage qui se rapproche d’un genre qui se diversifie de plus en plus : l’autobiographie. Le prix Nobel attribué à Annie Ernaux a dirigé les projecteurs sur une œuvre qui décrit des moments clés d’une existence avec, comme pour Édouard Louis, des révisions fortes sur la considération de l’entourage familial. Michel Tozzi le fait aussi, mais plus rarement, car son goût du collectif et sa volonté de servir une démarche démocratique l’entraînent vers des temps longs, professionnels, mais aussi associatifs, militants et bénévoles, au cours desquels il vit et développe une appétence pour un vivre et penser ensemble qui ne donne pas dans la facilité. Les lectrices et les lecteurs lui sauront gré de les accueillir et de les accompagner tout au long d’un ouvrage qui leur fait le plus beau cadeau qui soit, leur donner à penser… et à agir résolument mais dans « les temps longs ».

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Bibliographie

Étienne, R. et Fumat, Y. (2014). Comment analyser les situations éducatives pour se former et agir. De Boeck, collection Guides pratiques, Former & Se former.

Étienne, R. et Monjo, R. (2016). Éducation et socialisation, les Cahiers du CERFEE ou les métamorphoses d’une revue. Dans J. Fijalkow et R. Étienne (dir.). Les revues en sciences de l’éducation : mutations et permanences, lire, publier, diffuser (p. 59-68). Presses Universitaires de La Méditerranée, collection Mutations en éducation et en formation.

Sansot, P. (2000). Du bon usage de la lenteur. Payot-rivages.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Richard Étienne, « Tozzi, M. (2024). Diversifier les pratiques philosophiques. Éloge des temps longs »Éducation et socialisation [En ligne], 74 | 2024, mis en ligne le 20 décembre 2024, consulté le 12 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/edso/30509 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12w0x

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