1La notion d’autonomie est devenue incontournable dès lors que l’on évoque la question de la scolarisation, dès le plus jeune âge. Elle est souvent associée au champ d’approches capitalistes, se montrer autonome étant considéré comme une compétence à développer, dans le sens d’une « fabrication d’individus aptes à s’incorporer dans la machine économique » (p. 7). Elle est aussi évoquée dans le champ de la psychologie cognitive à travers les travaux sur l’apprentissage autorégulé, consistant à accroitre l’engagement dans l’action. Un élève est considéré comme autonome lors qu’il est « capable de se donner à lui-même les règles d’action pertinentes qui tissent ensemble la réflexivité, la culture et la motivation » (p. 59).

2L’objectif de cet ouvrage est de dresser un panorama des travaux conduits par et autour de Patrick Rayou (seul, avec des collègues chercheurs, notamment celles et ceux du collectif RESEIDA, ou des doctorants qu’il a accompagnés) en matière d’autonomie des élèves dans le travail scolaire.

Des tensions à l’œuvre

3La première partie de l’ouvrage se centre sur les travaux historiques et philosophiques sur l’autonomie, pour souligner les tensions à l’œuvre la concernant. L’autonomie à l’école est recherchée pour trouver une alternative à la forme scolaire, afin de passer d’une logique de « donner plus à ceux qui ont moins » à « faire autrement avec certains, voire même avec chacun » (Barrère, citée par Rayou, p. 18). Toutefois, cet intérêt pour l’autonomie soulève une série de réserves. Les premières décrites sont relatives à la tension entre contrainte et liberté : « l’homme, privé d’éducation, ne sait pas se servir de sa liberté » (Kant, cité par Rayou, p. 23). L’instruction et l’autorité contribueraient à éduquer et, en ce sens, prépareraient à lutter contre l’influence des pulsions et de la prévalence des individus face aux collectifs, tout en favorisant l’émancipation pour tous.

4Ce n’est malheureusement pas ce qui est observé lorsque, pour régler des problèmes de discipline, des équipes enseignantes adaptent leurs pédagogies aux publics accueillis, quitte, par davantage d’autonomie accordée aux élèves, à « baisser le niveau attendu des exigences cognitives pour établir des relations qui rendent la situation supportable pour tous » (p. 27). Ces réalités auraient pour effet d’accroitre les phénomènes de rapports de domination sociale, au détriment des intérêts de certains élèves qui, en raison de leur histoire personnelle, « ne possèdent pas les ressources pour apprendre de manière autonome » (Durler, citée par Rayou, p. 30). Toute pédagogie de l’autonomie nécessiterait donc de développer des postures de réflexivité pour chaque activité scolaire : « de planification de son travail, d’orientation dans les ressources mises à disposition, de capacité à entrer dans des contrats et à trouver de l’intérêt aux tâches proposées » (p. 32).

Les comportements autonomes à l’école

5La deuxième partie tente de décrire ce qui est considéré comme un comportement de travail autonome à l’école. L’acte d’apprendre concernerait tout autant ce qui touche le développement de la personne que ce qui est relatif à l’acquisition de connaissances secondaires, dont l’utilité est sociale ou culturelle. « Or, ce n’est pas la même chose d’être dans le monde du développement et dans celui de l’apprentissage par l’enseignement » (p. 41).

6Apprendre à l’école nécessite la compréhension d’arrière-plans des savoirs scolaires accessibles par l’appropriation d’éléments extérieurs à son individualité. Apprendre consiste donc à tenter de « voir comme » (p. 45), c’est-à-dire selon différents registres d’apprentissages (« ce que comprennent les élèves à travers leurs arrière-plans ou voir-comme » p. 54), afin de s’adapter à la manière d’être soi attendue par l’école. Par exemple concernant les règles à l’école, être autonome n’équivaut pas à laisser les enseignants faire leur métier, mais plutôt à se donner à soi-même des règles pour se développer. Malheureusement, pour beaucoup d’élèves non encore autonomes, les règles de l’école, « de moyens, elles deviennent fins » (p. 48).

7Ces « voir comme » nécessaires à tout apprentissage ne se décrètent pas mais s’apprennent, un peu à l’image de ce que font vivre à leurs propres enfants des enseignants en les préparant à identifier les finalités et les modalités adéquates : « qu’est-ce que tu dois retenir de la leçon là ? […] Explique-moi ce que tu as fait, quelle est cette méthode ? » (p. 51). A contrario, pour le travail hors la classe (les devoirs du soir), les élèves les plus éloignés de la culture scolaire auraient plutôt tendance à montrer leur « loyauté aux adultes » (p. 60), par une recherche de propreté du travail ou le refus de toute rature, mais au détriment de mises à l’épreuve de soi, de tâtonnements, d’erreurs et donc d’apprentissages. Les élèves décrocheurs seraient malheureusement ceux qui ne parviendraient pas à entrer dans des dynamiques d’engagements autonomes, mettant leur expérience personnelle « à distance pour construire un sujet épistémique plié à des règles scolaires par définition impersonnelles » (p . 64). Alors que les élèves issus de familles de classes moyennes-supérieures seraient associés aux choix qui les concernent (par des attentions « orientées vers la personne » p. 66), leurs camarades issus de familles plus populaires se verraient imposer des décisions sans discussion, ce qui réduit le développement de postures autonomes.

Des malentendus

8La troisième partie décrit les principaux malentendus dans lesquels basculent de nombreux élèves dès lors qu’on les place en situation autonome. « La difficulté, pour les élèves, n’est pas de donner un sens aux situations qui leur sont proposées, mais de donner le sens requis par l’exercice » (p. 71). Autrement dit, il serait possible d’être autonome dans la « vraie vie » (p. 71) sans parvenir à l’être à l’école lorsque l’on ne perçoit pas les attendus d’apprentissages attachés aux tâches scolaires. Cela créerait alors des « malentendus socio-scolaires ». C’est un piège qui toucherait également des parents dans l’accompagnement aux devoirs, en tentant de déployer « beaucoup d’énergie à mimer la forme scolaire sans forcément pouvoir en comprendre et viser les attendus implicites » (p. 75).

9Ces malentendus interviennent aussi lors des situations pédagogiques d’autonomie de travail à plusieurs. C’est ce qui conduit à relativiser une idée fortement répandue selon laquelle on apprendrait mieux avec d’autres. Par exemple, la recherche de conflits socio-cognitifs entre élèves serait entravée par des stratégies d’évitement consistant à réduire la perte de temps (en acceptant tacitement l’avis d’un pair) ou les risques de « divergences qui menaceraient l’unité et l’identité du groupe » (p. 79). Les élèves les plus autonomes dans du travail en ilot ou de groupe seraient pris « par une urgence de production et par des risques de tensions entre pairs » (p. 84). Ils éviteraient ainsi de faire profiter aux autres de leurs savoir-faire, privant ces derniers de postures moins applicationnistes et plus réflexives.

10Il en va de même en matière de malentendus au niveau des activités de lecture. Alors que certains élèves tentent de lire pour une épreuve scolaire (le baccalauréat par exemple) ou selon les seuls modes de leur « subjectivité ou des doxas juvéniles » (p. 88), d’autres ont bien compris qu’il s’agit surtout de lire pour développer de la pensée critique et consolider leur identité d’élève à partir de références culturelles qui aident à contextualiser les écrits.

11Les dispositifs d’aide à la réussite scolaire (stages de remises à niveau, activités pédagogiques complémentaires, « devoirs faits », etc.) n’échappent pas à ces dérives de l’autonomie. « La particulière bienveillance avec laquelle l’équipe enseignante accueille ces rescapés du décrochage donne à ceux-ci le sentiment qu’ils sont très soutenus » (p. 93). Mais, en même temps, le risque est grand, par trop d’exercices en autonomie, de maintenir ces élèves dans des logiques essentiellement quantitatives et performatrices, ce qui est faiblement pertinent au regard des exigences de l’acte d’apprendre (qui nécessite plutôt lenteur et qualité).

Quelques perspectives

12La dernière partie propose une série de pistes en matière de construction et d’organisation du travail autonome des élèves. Ces pistes gravitent essentiellement autour des pratiques d’étayage et de cadrage, afin de chasser des situations d’autonomie le plus de malentendus. Elles se distinguent farouchement des logiques de compensation (sociale, culturelle ou cognitive), relatives aux politiques scolaires ou à de l’aide individualisée, parce qu’elles « semblent généralement peu efficaces » (p. 147).

13Une première piste détaillée est celle de l’enrôlement des élèves, afin d’introduire une façon d’enseigner « qui profite à tous et à chacun » (p. 113). Cela passe par l’écoute des élèves, en particulier pour valoriser leur expertise dans leur manière de déterminer « les normes de justesse et de justice qu’il faut respecter » (p. 114). Le principe général de ces postures d’enrôlement est d’aboutir à un équilibre entre un engagement subjectif des élèves et leur appropriation de savoirs objectifs.

14Une autre piste d’étayage développée dans l’ouvrage est celle de la didactisation des situations d’enseignement-apprentissage par l’introduction de supports de médiations entre la culture juvénile et les savoirs scolaires. Le principe est ici de ne pas seulement se contenter de formes d’expressions personnelles « peu solubles dans les attentes d’une école qui a du mal à accueillir de type d’activité verbale » (p. 123), mais de prendre appui sur des supports culturels accessibles (P. Rayou cite l’exemple des différents morceaux de musique largement connus) conduisant les élèves à se positionner et à l’enseignant de faire des apports culturels « lorsque la réflexion les rend nécessaires » (p. 129). Ainsi, ces éléments didactiques de médiation aideraient les élèves à s’orienter parmi des prescriptions hétérogènes ou obtenir des aides selon les besoins.

15Une troisième piste est celle de l’articulation de l’acte d’enseigner aux processus d’apprentissage des élèves. Ce ne serait pas le cas avec des approches pédagogiques considérées comme des impasses. Par exemple avec celle de l’instruction directe, la phase de la pratique autonome consistant à ce que l’élève réinvestisse seul ce qu’il a découvert lors des phases précédentes de modelage et de pratique guidée. « Pour séduisante qu’elle soit, cette préconisation se heurte à trois obstacles majeurs » (p. 134). D’abord, trop expliciter consisterait à décrire tous les termes, y compris ceux qui servent à expliciter, un travail sans fin. Ensuite, l’impossibilité de trop expliciter si l’on souhaite évaluer des compétences, c’est-à-dire des habiletés à transférer des acquis dans des situations nouvelles et authentiques. Enfin, la non considération des arrière-plans des élèves qui, comme développé dans les premières parties de l’ouvrage, sont à prendre en compte si on souhaite leur éviter de tomber dans divers malentendus. Le risque serait alors de voir apparaitre un « effet zombie » (p. 136) : des erreurs qui survivent aux tentatives d’éradication par des enseignants pourtant explicites, parce que la mobilisation d’un seul registre cognitif « ne dissipe pas les craintes quand l’exercice intellectuel proposé a aussi, à la clé, des conséquences évaluatives importantes pour la carrière des élèves » (p. 136). Expliciter consisterait plutôt à indiquer aux élèves le sens des tâches pour leurs études ainsi que les liens avec les activités intellectuelles attendues pour apprendre. Il est par exemple possible de « manager des étapes verbales où les élèves disent ce qu’ils pensent avoir fait et acquis, de manière à pouvoir l’appliquer à d’autres situations » (p. 137). Il est également possible, en matière de travail coopératif, d’opérer cette articulation par un équilibre entre « travail seul, travail en groupe, aide et tutorat ou travail en équipe » (p. 140).

16Voici un ouvrage bien utile et particulièrement bien référencé et exemplifié. Il articule à la fois les travaux en sociologie de l’école orientés vers la lutte contre le développement des inégalités sociales et d’autres en philosophie ou en pédagogies qui pensent le recours à l’autonomie comme levier d’organisation du travail des élèves pour apprendre. Il fait des registres d’apprentissages (réflexifs, culturels et identitaires) « le centre de gravité d’une formation à l’autonomie » (p. 151). Les rappels, clarifications et perspectives qu’il énonce seront sans nul doute très appréciés pour penser des pratiques contemporaines où l’activité autonome des élèves est mobilisée : les plans de travail, le tutorat entre pairs, les aménagements flexibles, la classe dehors… Une perspective de conception universelle des apprentissages, cherchant à rendre accessible pour tous et chacun la réussite scolaire, passe indéniablement par cette considération clairvoyante et non naïve des temps où l’on conduit des élèves à travailler de manière autonome.