1Dans un contexte africain marqué par la crise de l’éducation et de l’école publique en générale, l’Etat et le citoyen émettent le souhait de préserver certaines valeurs au fondement de la nation et de son unité. Ce souhait devenu comme une préoccupation nationale, se pose avec acuité au regard du rôle joué et de la place qu’occupe l’éducation dans le processus de développement d’une nation. Faute d’un système éducatif régulier, cohérent et exigeant, il se pose en effet le problème de la transmission des valeurs patriotiques et citoyennes au fondement d’une nation. Ceci est d’autant plus vrai qu’à la fin du XIXe siècle, le patriotisme était considéré comme une idée directrice et un enjeu important pour la nation. L’une des tâches assignées à l’école était de former la jeunesse dans ce sens, en l’intégrant dans un cadre commun, dans le « corps physique» et dans le « corps mystique » (Loubes, 2001) de la nation. Cette réalité s’est manifestée de manière particulière selon les pays et les contextes. En France et en Allemagne par exemple, au lendemain de la guerre franco-allemande de 1870/71, l’école via l’éducation au patriotisme eut pour mission de créer la cohésion nationale. Certes, cette vision n’est pas toujours partagée, Antoine Proust n’affirmait-il pas que l’école n’était pour rien dans la création de la nation française. Pourtant, en France comme partout ailleurs, dès lors que la société et le pouvoir s’interrogent sur la nation, ses errements, ses troubles et dysfonctionnements, c’est à l’école qu’ils posent la question de l’identité collective et de sa construction. « C’est vers elle qu’ils se tournent pour chercher les responsabilités, et imaginer les solutions» (Falaize, 2015). Ces propos rendent compte, le rôle indispensable joué par l’école dans la construction et de pérennisation d’une nation.
2Cependant, cette vision de l’école comme vecteur des valeurs patriotiques, se montre résolument critique en Afrique au regard de la faible volonté politique manifestée par les gouvernements et surtout de l’affaiblissement de l’Etat. Depuis 1960 date à laquelle certains Etats africains ont accédé à l’indépendance, l’école publique jouit ainsi d’un certain monopole dans l’éducation et la transmission des valeurs et connaissances patriotiques dont elle constitue la gardienne par excellence. Cinquante huit ans après les indépendances, cette école publique au Gabon, semble connaître de graves dysfonctionnements liés à l’augmentation des effectifs, aux revendications sectorielles dont découlent les grèves à répétition, et surtout la crise économique que connaît l’Etat depuis 1986. Or, plutôt que d’en faire un débat nostalgique, le débat sur l’éducation patriotique doit transcender le cadre dans lequel il est renfermé depuis 1960 et faire l’objet d’une nouvelle analyse critique. A travers les controverses autour de l’Etat et le contexte dans lequel se pose actuellement la nécessité d’une éducation patriotique, enjeu de sécurité et de défense, il convient de poser ce problème en associant plusieurs autres acteurs à défaut de procéder dans une vision plus large au remodelage des institutions publiques. Cette dernière proposition, c’est-à-dire le remodelage des institutions, a déjà été adopté par plusieurs Etats africains. C’est le cas par exemple du Mali via le Prytanée militaire de Kati (1981), du Burkina Faso par le Prytanée Militaire de Kadiogo (1992), du Niger avec le Prytanée militaire de Niamey (1996).
3Au Gabon, c’est en 2001 que ce projet fut adopté et mis en place sous l’appellation du Prytanée militaire de Libreville chargé de former la future élite militaire du pays recrutée parmi les fils d’officiers. Cette vision inspirée du collège royal dont Enri IV ordonna la création, va très vite se conformer à l’environnement socioéducatif gabonais marqué par la crise de l’école publique. Cette école forme aujourd’hui les jeunes gabonais issus de toutes les couches sociales. Aussi, malgré sa vocation militaire, ses effectifs de plus en plus mixtes et ses enseignements à cheval entre l’éducation militaire et civile, transforment profondément sa vocation et ses missions premières. Cette école se voit ainsi impliquée dans l’éducation publique au Gabon. Il reste qu’en engageant ce dernier sur le terrain des enseignements publics, elle adopte une nouvelle posture à chevale entre l’esprit militaire extrêmement rigoureux et l’esprit civil moins exigeant (Bouquet, 2012). Ce changement de paradigme alimente une controverse au sein de la société gabonaise. Les militaires et les civils s’opposent sur l’implication de l’armée dans l’éducation publique. En théorie, ce débat d’actualité au Gabon n’est pas nouveau. A la fin des années cinquante, les théoriciens conservateurs ont émis les doutes quant à la capacité de l’armée et ses exigences à s’adapter aux changements de la société au sens large. Il va jusqu’à penser que l’impératif fonctionnel de l’efficacité militaire exige le respect scrupuleux de ses missions régaliennes et de ses valeurs conservatrices dans la société (Huntington, 1957). L’invitation de l’armée dans les nouvelles missions extramilitaires constitue de ce fait, une trahison à l’institution et un détournement de ses missions (Douglas, 1986). L’institution est ce qui résulte de la fondation et se caractérise par des modalités juridiques, des compétences stables et réciproques au regard d’une mission précise (Bourricaud et Boudon, 1981). Faire de l’armée un appui, même une alternative de l’école publique dénature son esprit et ses missions. En revanche, les organisés ou les progressistes invitent l’armée à se conformer non seulement aux valeurs civiles modernes, mais aussi à se redéployer au sein de la société où elle acquiert sa légitimé (Durant, 1993). Ce faisant, ils sous-estiment le caractère unique et les exigences propres à l’institution militaire. Pour S. Jakubowski (2007), « les institutions d’Etat sont appelées à adopter la même posture que les organisations pour mieux répondre aux nouveaux besoins de l’Etat». Il faut préciser que les progressistes critiquent l’affaiblissement voire le déclin d’un modèle d’organisation, caractérisé par un esprit bureaucratique rigide (Dubet, 2002) et inadapté au nouveau contexte dans lequel les armées sont appelées à intervenir. En revanche, ils valorisent le fait que les organisations soient flexibles et performantes (T. Peters, 1993).
4Une étude approfondie de ces questions montre qu’une approche appropriée de ce problème ne peut qu’être d’ordre pragmatique. Les analyses de M. Janowitz (1960), de C. Dandeker et D. Mason (2001) se situent à mi-chemin des points de vue conservateur et progressiste, elles invitent à une certaine polyvalence des institutions en vue d’une meilleure utilité sociale.
5L’inscription du prytanée militaire de Libreville dans ce débat, permet non seulement de dépasser l’opposition traditionnelle qui oppose ces deux approches pour se consacrer à la polyvalence qui doit désormais caractériser les agents de l’Etat dans une situation de crise et d’urgence, mais aussi de voir comment l’armée, participe à l’éducation patriotique des jeunes. La question est donc la suivante : dans quelles mesures les différents enseignements dispensés au prytanée militaire de Libreville sont vecteurs de l’éducation patriotique gage de socialisation patriotique et de Défense Nationale ? Ces enseignements ne restent-ils pas trop influencés par l’historiographie de la nation qui elle porte l’universel ?
6La méthodologie adoptée pour répondre à ces questions est celle des entretiens semi-directifs auprès des élèves et des enseignants. La méthode d’entretien retenue, dite du « vécu des élèves » invite ces derniers à donner leur point de vue sur le milieu, la pédagogie et les enseignements reçus. Cette méthode a pour principal intérêt d’inciter les élèves à se prononcer sur l’intérêt d’apprendre dans une école militaire. Ce qui permet de mesurer leur attachement à cette école, et leur capacité à assimiler et à reproduire l’éducation patriotique reçue. A travers leur attachement et leur capacité de reproduction et de socialisation, il est possible de justifier le rôle indispensable joué par cette école dans l’apprentissage de la patrie en acte. En 2018, pendant trois mois, j’ai mené 90 entretiens, soit 80 élèves en formation, tous niveaux confondus, et 10 enseignants restés anonymes. Concernant les élèves, l’attention portait sur deux critères : l’âge (8-23) et le niveau d’étude. L’âge conditionne l’entrée dans cette école, et le niveau d’étude détermine le degré d’assimilation et d’adaptation des enseignements. Il était question de voir si les cadets et les ainés réagissaient de la même manière face aux enseignements reçus. Les entretiens se déroulaient devant le portail de l’école pour les élèves ; au quartier pour les enseignants. Ils duraient entre 45mns et 1h30. Ce dispositif du terrain est complété par l’historiographique de la nation qui inspire et influence l’esprit patriotique enseigné au prytanée militaire. Aussi, c’est à partir des concepts de transmission et d’adaptation au sens concret d’appliquer, que nous voudrions saisir le rôle de cette école et comprendre par quelle méthode elle actualise le patriotisme chez les jeunes. On se servira des contributions sur ce thème de J-P Lecomte (2001), de F. Dubet (2002), d’A. Ehrenberg (1983) et de bien d’autres chercheurs.
7A travers une approche compréhensive, cette étude envisage analyser le rôle primordial joué par le prytanée militaire dans le processus de transmission des valeurs patriotiques qui participent à l’apprentissage de la patrie et à sa défense.
8Nous montrerons dans un premier temps que le Prytanée militaire apparaît dans l’imaginaire collectif gabonais comme un creuset des valeurs patriotiques (I), et ses enseignements gage d’amour de la patrie contribuent à la l’éducation patriotique. Dans un second temps, nous verrons que ce patriotisme fondé sur « Gabon d’abord » s’analyse comme l’expression achevée du patriotisme de Léon MBA (II). Ce modèle patriotique enseigné apparaît comme un enjeu sécuritaire et une motivation pour se former chez les militaires.
9L’éducation militaire se présente dans les Etat-nations d’Afrique subsaharienne frappés par une crise sans précédente de l’école publique, comme une alternative à l’enseignement des valeurs patriotiques. Au Gabon la crise de l’école publique peut s’identifier à l’effondrement des valeurs patriotiques, enjeux de développement d’un Etat-nation. L’amour de la patrie qui pour Paul Verlaine est le premier amour et le dernier après l’amour de Dieu (Verlaine, 2017), contraint l’Etat à mettre en place les mécanismes pédagogiques susceptibles de transmettre aux citoyens les valeurs patriotiques indispensables à leur engagement citoyen. C’est dans ce sens qu’Omar Bongo décida de créer en 2001 le prytanée militaire de Libreville afin de doter le Gabon d’une école militaire d’excellence chargée de formée la future élite civile et militaire du pays. Dépendant de la Présidence de la République, cet établissement d’enseignement secondaire se présente « comme une figure de proue de la formation et d’encadrement » (Kewa, 2012).
10En raison de son caractère public, il admet en son sein les enfants de deux sexes, c’est-à-dire filles et garçons provenant des troupes et de toutes les couches sociales. L’admission au prytanée militaire se fait par la voie d’un concours spécial annoncé dans la presse publique écrite et orale. Ceci permet à tous les citoyens désireux de participer à ce concours d’être au même niveau d’information. Le plus souvent, la subjectivité que l’on reproche et qui entache l’image de l’Etat, relève parfois d’une mauvaise communication. Pour une organisation transparente et objective, aussi bien les procédures, les pièces à fournir que les conditions à remplir pour participer à ce concours sont détaillées dans un communiqué télévisé. Ce communiqué précise par ailleurs la date limite de dépôt des dossiers. Evidemment, le respect des calendriers permet à l’école d’organiser le concours et de délibérer dans les délais prévus. La rigueur propre à la société militaire s’impose aux participants dès lors qu’ils manifestent leurs désirs de participer à ce concours.
11Quant au profil des candidats, l’âge (8-12), la moyenne (13/20) et l’assiduité aux cours pendant l’année scolaire sont des critères à remplir. Les candidats retenus au terme d’un examen des dossiers, sont évalués sur la base de trois épreuves à savoir : la dictée question, les mathématiques et les questions de cours axées sur la culture générale. Afin d’éviter tout soupçon et pour garantir les conditions de transparence, les épreuves sont corrigées séance tenante et sous le regard des parents d’élèves. Au terme de ce processus, les candidats déclarés admis subissent une série d’examens médicaux avant d’intégrer l’école où ils seront soumis aux différents enseignements patriotiques et militaires dispensés par un personnel militaire certifié.
12L’ensemble des élèves admis au prytanée militaire suivent pendant leurs classes, un ensemble d’enseignements et de formations : la formation à l’ordre aligné, la formation professionnelle spécialisée, la formation à l’amour de la patrie ou au civisme et la formation à l’éducation physique et sportive qui aujourd’hui, tend au management des sciences de sport. S’il est vrai que tous ces enseignements sont complémentaires et contribuent à leur formation, il n’en demeure pas moins vrai que l’enseignement sur l’amour de la patrie contribue plus à l’éducation patriotique par l’esprit de discipline de rigueur, d’honnête et de sacrifice qu’il inculque aux apprenants grâce aux méthodes exigeantes qui caractérisent l’enseignement militaire. Selon Durkheim, l’esprit de discipline est « la première disposition fondamentale de tout tempérament moral» (Durkheim, 2012). Cet enseignement se présente comme la base de toutes les autres formations par l’influence, la discipline et la rigueur qu’il ensemence dans l’esprit des enseignés. Il contribue en effet, à faire prendre conscience aux élèves que leur existence est liée à celle de la patrie qu’ils sont appelés à servir. Ils ne pourront de ce fait devenir de bons soldats encore moins de bons patriotes, sans observer un respect inouï à la patrie et surtout en aimant de tout cœur leur pays. Leur premier devoir est de penser à l’avenir de la nation. Or, pour y arriver, ils doivent prendre conscience de leur devoir patriotique. Désignée aussi sous le vocable de formation à la citoyenneté, expression déjà très chargée par l’idéologie nationaliste, la formation à l’attachement de la patrie consiste à montrer aux jeunes, ainsi que le disait Renan, que l’existence d’une nation est un « plébiscite de tous les jours»(E.Renan,1997) qui invite le citoyen au dépassement de soi, c’est-à-dire, à plus d’efforts et de sacrifices. Etre patriote, c’est se mettre à l’écoute et au service de la patrie au travers de laquelle tout patriote doit s’identifier.
13Toutefois, ce patriotisme au cœur de l’éducation militaire au Gabon doit s’envisager à long terme comme une composante du cosmopolitisme pensé par Cynique Diogène de Sinope, et théorisé par E. Kant (2000) pendant le siècle des lumières. Le cosmopolitisme s’analyse chez Kant comme une disposition d’esprit qui conduit un citoyen à considérer sa nation tout en se projetant dans l’universalité. Au fond, l’auteur invite à articuler patriotisme et universalisme pour dépasser le cloisonnement traditionnel forgé entre les partisans d’une approche stato-centrée des relations internationales qui limitent l’action du patriote à sa nation, et les partisans du patriotisme universaliste qui invitent à la fois à être citoyen d’un Etat, mais plus encore du monde. Cette articulation conduit à réfléchir sur une pédagogie qui soit capable de rendre compte des valeurs et atouts liés au patriotisme, et en même temps de faire ressortir les enjeux et exigences d’un monde devenu un village planétaire (G.Jules Bourgues,1986).Patriotisme et universalisme semblent ne plus s’opposer dans ce contexte, car ils ne constituent plus des entités autonomes. Ils font plutôt partie d’un même schéma idéologique dans lequel pour être un homme universellement reconnu, il faut être le citoyen d’une nation, unité du monde.
14Le patriotisme peut s’entendre comme un sentiment d’appartenance et d’attachement indéfectible à son pays. Ce sentiment contribue au maintien de la cohésion du groupe et plus encore à la préservation de la patrie par le respect des obligations civiques qu’il inculque aux apprenants. En rapport aves le temps et l’espace, il se module en fonction des rapports que les individus ont construits au fil du temps avec la communauté. Les anthropologues soulignent dans ce sens l’importance de l’héritage dans la façon de se dire patriote. La place des idéologies politiques dans la construction du sentiment patriotique n’est pas à négliger. C’est dans ce sens que « Gabon d’abord» inspiré du patriotisme de Léon Mba père de la nation gabonaise, influence les enseignements patriotiques au prytanée militaire. A travers ce slogan, il entendait affirmer son attachement à la nation et présenter cette dernière comme le souverain bien. Mieux, Gabon d’abord signifie, quoi que nous fassions la patrie passe en premier, elle doit être au centre de nos préoccupations et actions.
15Pris dans ce contexte, il n’est pas un simple slogan politique, mais l’axe et le cœur du système de pensée gabonais qui alimente presque toutes les réflexions et domaines de savoirs mobilisés pour le développement de la nation. Il ne s’agit pas simplement de faire allégeance à la nation, mais de mettre en pratique cette idéologie qui place le citoyen gabonais au cœur du développement de sa nation. Analysé dans le domaine militaire, il devient comme une doctrine militaire, un impératif moral visant à conformer le soldat à la nation qu’il se doit de servir avant tout autre intérêt. C’est donc ainsi qu’il se conçoit dans l’imaginaire éducatif militaire gabonais comme un commandement moral à inscrire dans les mœurs des enseignés.
16Evidemment, les enseignements et l’entrainement à l’esprit patriotique fondés sur cette idéologie, focalisent plus l’attention des futurs officiers sur la défense des intérêts fondamentaux de la nation en tout temps et toutes circonstances. Ces intérêts concernent d’abord les intérêts vitaux axés sur l’intégrité du territoire national et de ses approches aériennes et maritimes, le libre exercice de sa souveraineté et la protection de sa population. Ensuite, les intérêts stratégiques qui résident prioritairement dans le maintien de la paix sur le continent et dans les zones qui le bordent, ainsi que dans la préservation des espaces essentiels à l’activité économiques du pays ; enfin les intérêts de puissance qui découlent des responsabilités que le Gabon assume sur la scène internationale en tant que nation membre signataire de la charte des nations unies. Ces responsabilités impliquent la participation du Gabon aux actions en faveur de la paix et la signature des conventions avec les autres Etats africains et du monde.
17Gabon d’abord est aussi l’expression la plus accomplie d’un patriotisme obligeant. Ses principes sont : l’oubli de soi, fidélité, devoir, respect, service désintéressé, honneur, abnégation, intégrité, honnêteté et courage. Sa principale valeur : le Gabon unit, immortel et indivisible. Autant dire qu’il s’élève au rang d’une doctrine des rapports du physique et du moral, pour servir de fondement à l’éducation et formation des jeunes appelés à aimer la patrie plus que toute autre chose. La priorité que le prytanée militaire accorde à ces valeurs dans l’esprit général de ses enseignements, justifie l’espoir que l’Etat repose sur lui dans un contexte de renforcement de l’enseignement public et plus encore, de l’esprit patriotique. Il permet de lutter contre la forte emprise de l’éducation traditionnelle qui enferme l’enfant dans sa communauté d’origine. Or, l’école et le prytanée militaire en l’espèce, délimite un espace séparé, singulier, irréductible au clan et à la famille. Elle traite et soumet tous les apprenants aux mêmes valeurs par le patriotisme qu’elle enseigne. Ceci permet en effet, de détacher ces derniers de leurs communautés d’origine et de penser à autre chose qu’à ce qu’ils sont pour pouvoir penser par eux-mêmes en s’inspirant aux valeurs patriotiques. De cette manière procède le prytanée militaire pour marginaliser les aspects les plus négatifs des enseignements traditionnels dispensés aux enfants. Il conforme et ouvre ces derniers à la nation. La rigueur de ses méthodes d’enseignement militaire et la plasticité des enseignants inspirés du « Gabon d’abord» permet aux apprenants d’être des modèles et des acteurs porteurs d’un nouvel esprit patriotique fédérateur, et garant de l’unité nationale. C’est dans ce sens que cette école porte en elle, les germes d’un nouvel esprit patriotique capable de transformer, de lutter et de prévenir les conflits interethniques, et défendre surtout la souveraineté nationale. Toute chose qui concourt à la consolidation de la nation et évite que la société ne se disloque sur la bases des critères ethniques sectaires. Le Prytanée militaire s’inspire ainsi du patriotisme de Léon Mba pour maintenir son hégémonie dans le domaine de l’éducation patriotique gage de socialisation et de sécurité.
18Ne perdons pas de vue que toute école militaire bien qu’ayant un côté public est à vocation militaire. Apprendre dans une école militaire d’élite prédestine à bien des égards à une carrière militaire professionnelle. L’Etat s’investit davantage dans cette école en vue de mieux former ces futurs officiers à une plus grande tradition de discipline militaire. Il les forme afin qu’ils deviennent des professionnels de défense adaptent à faire sa sécurité.
19Cette conception réductrice de la sécurité comme enjeu des frontières est au cœur de l’approche réaliste laquelle en relations internationales, conçoit l’armée comme une puissance exclusivement au service de l’Etat-nation. L’approche stato-centrée de la sécurité a trouvé ses limites dès 1980 par la modification de l’agenda de recherche en sécurité. Plutôt que de confiner la sécurité autour de l’Etat et de faire de l’armée un instrument exclusivement acquis au service de sa souveraineté, les tenants de l’Ecole de Copenhagues donc Barry Buzan, propose en 1983 de revisiter le champ de la sécurité qu’il élargit en quatre domaines : outre la sécurité de l’Etat : la sécurité économique, la sécurité environnementale, la sécurité militaire et la sécurité sociétale. Chacun de ces domaines aussi importants que la sécurité de l’Etat participe à une vision plus large de la sécurité. Cet élargissement est fonction de l’avènement d’un nouveau contexte sécuritaire marqué par l'apparition de nouvelles menaces.
20Ces modifications ne sont pas sans conséquence pour l’armée invitée à adopter une novelle posture outre que celle définie dans l’approche réaliste des relations internationales. Elle doit se former, se transformer pour s’adapter à d’autres domaines outre l’Etat et ses frontières. Cette nouvelle conception de la sécurité qui mobilise à la fois plusieurs domaines, facteurs et acteurs pour le développement de l’Etat, l’épanouissement de l’individu et partant l’humanité, pose en fond de toile le problème lié au professionnalisme des agents. En effet, ainsi que l’estime S. Huntington, l’officier moderne se doit d’être un professionnel parce qu’il est appelé à poursuivre un idéal élevé au service de la société. Il doit être obéissant et respectueux de l’autorité de l’Etat. Il se limite à formuler les avis fondés sur sa compétence d’expert en violence, et ne doit pas chercher à imposer des décisions ayant des implications qui outrepassent le champ strictement défini de sa compétence. Voué à l’Etat, il est politiquement neutre. Ces exigences s’imposent aux futurs officiers formés au prytanée militaire, appelés à œuvrer dans les domaines et missions qui exigent une expertise avérée.
21Parmi tant d’autres missions, figurent « la démocratie et les droits de l’homme » (Nkoa Atenga, 1996), deux vastes chantiers où sont attendus les futurs officiers tant sur le plan national qu’international. Au même titre que tous les autres Etats d’Afrique subsaharienne ayant adhéré aux principes de la démocratie et de l’Etat de droit en 1990, se pose encore avec acuité le problème de la démocratie au Gabon. Les futurs officiers formés au prytanée militaire sont invités à contribuer à la démocratisation de l’Etat et de la société en mettant en œuvre leur savoir faire. Outre ce savoir faire, l’esprit patriotique fondé sur la probité morale et la neutralité est aussi un atout important pour célébrer le mariage armée-démocratie jusque-là couché dans le lit des tensions, du désamour, du divorce et de la violence.
22Outre l’éducation patriotique, les valeurs éthiques et les exigences qui caractérisent la société militaire. Ses exigences doivent faciliter leur action et guider leur devoir. Dans les cas extrêmes (les émeutes, les violences postélectorales par exemple) ils sont appelés à consentir au sacrifice extrême pour le bien de la patrie. Ceci passe par l’oubli de soi, et le dépassement de la peur de la mort présentée par bon nombre de théoriciens de la stratégie militaire comme l’un des sentiments que le soldat doit vaincre dans son cœur. Didier Bigo (1998) écrit : « il est du devoir de tout soldat de ne pas hésiter à agir : si, de l’intérieur ou de l’extérieur, il y a des violations et des menaces, de les éliminer, de sacrifier sa vie si nécessaire, et de ne penser à ses intérêts personnels qu’en arrière-plan, de donner une priorité à la nation, à l’armée et à l’unité ». L’homme qui veut défendre la nation doit faire le sacrifice de sa peau. Face à ce discours, comment l’élite formée au prytanée militaire réagit-elle ?
23Rappelons que tous les élèves interrogés, tous cycles confondus étaient en formation au moment s’est déroulé l’enquête. Les 40 élèves interrogés au premier cycle (6ème -3ème) répondent presque de manière similaire à la question ci-dessous. En résumé, ils estiment qu’il faut défendre la patrie jusqu’au sacrifice extrême, c’est cela être un patriote. La notion de sacrifice extrême revient presque dans tous les interviews. C’est le cas par exemple de Paul (8 ans, 6è) :
- On nous dit à l’école que nous sommes les enfants de la patrie. Elle est notre mère. Alors il faut la défendre jusqu’au sacrifice extrême.
-Claude (10 ans, 4è) : La défense de la patrie fait de nous des héros, moi je suis prêt à mourir, à faire le sacrifice extrême si on touche à ma patrie.
-Fréderic (12 ans, 3è) : patriote rime avec sacrifice extrême, défendre la patrie est non seulement un devoir.
24L’emprise des enseignements patriotiques est bien réelle chez les élèves du premier cycle. Tous mettent en avant la notion de sacrifice extrême au cœur des enseignements reçus. Ils sont au stade d’initiation et par conséquent d’assimilation. En revanche, à la même question répandaient aussi 40 élèves du second cycle qui affirment que la défense de la patrie est non seulement un devoir patriotique, mais aussi un acte d’amour et un engagement moral. Leur rendu des enseignements témoigne d’une certaine liberté dans la reproduction. On s’aperçoit chez eux que la reproduction est loin d’être synonyme d’aliénation. En témoignent les quatre interviews illustratives ci-dessous.
-Rodrigue (15ans Sde) : le sacrifice extrême qui semble être un principe rationnel enseigné à l’école, est pour moi un acte d’amour. Mourir pour sa patrie c’est donner sa vie pour ce qu’on aime, c’est loin d’être un simple devoir.
-Paterne (16 ans,1ère) : le devoir nous oblige à défendre la patrie. Mais, combien remplissent consciemment et volontairement leur devoir ? un vrai patriotique doit défendre par devoir et plus encore par amour de la patrie, souverain bien. Quand on aime sa patrie, la défendre cesse d’être un devoir contraignant pour devenir comme une passion. C’est plus cette passion de défendre le souverain bien qui stimule mon engagement.
-Raoul (17 ans, Tle) : c’est plus par amour qu’il est plus facile au soldat de consentir au sacrifice extrême que par devoir. Quand on aime on est plus motivé et volontaire. J’aime ma patrie, je suis prêt à mourir pour elle par amour et non pas tant par devoir voire par contrainte. Par amour, on n’aime ce qu’on fait et fait ce qu’on aime peut importe les conséquences.
-Parfait (18 ans, Tle) : l’école nous donne des outils pour défendre la patrie. Elle réveille notre conscience patriotique. Mais, plus on avance dans les études, mieux on découvre qu’on ne peut-être un modèle de patriote sans véritablement aimer la patrie. Autrement dit, l’amour de la patrie conditionne notre engagement patriotique. Sans ce dernier, le sacrifice extrême est impossible. Aujourd’hui, grâce aux enseignements, j’ai développé un amour particulier pour la patrie. Pour elle, j’accepte de mourir sans regret, sans condition et quelque soit le temps et le lieu.
25Les enseignements patriotiques participent à l’éveil critique des élèves. Ces derniers manifestent dans l’ensemble un attachement indéfectible à la patrie pour laquelle ils sont prêts et capables de consentir au sacrifice extrême. Il se dégage cependant une différence entre les élèves du premier cycle encore sous l’emprise des enseignements reçus, et les élèves du second cycle qui manifestent une certaine capacité à reproduire autrement les mêmes enseignements et valeurs. En pratique, quand le sacrifice extrême est réduit par les élèves du premier cycle à un simple devoir enseigné à l’école, ceux du second cycle par contre, le conçoivent comme un acte héroïque motivé par l’amour que l’on porte pour la nation. Cette conception draine une implicite majeure : pour consentir au sacrifice extrême, il faut véritablement aimer la patrie. L’école se doit non seulement d’enseigner les connaissances, mais aussi de susciter l’amour de la patrie sans lequel le sacrifice extrême serait un vain mot dans l’esprit des apprenants.
26Les élèves du prytanée militaire et surtout ceux du second cycle ne se contentent pas seulement d’intérioriser, c’est-à-dire d’apprendre des connaissances et des savoirs, ils les adaptent aussi à leur manière selon leur ressenti. En effet, alors même que la Constitution gabonaise et les documents internes à l’armée (Statut particulier de la défense, enseignements dispensés) présentent la défense de la patrie comme une obligation rationnelle et morale pour le soldat, les élèves du second cycle plutôt que de se résigner à cette simple obligation, semblent plus marqués par un type d’affect ou l’amour de la patrie, plutôt que la raison, est mis en avant. Finalement, l’adaptation ainsi que le pensent les sociologues ne signifie pas conformité à un milieu et dans le cas d’espèces, aux enseignements patriotiques. La notion d’amour introduite par les élèves eux-mêmes, alors qu’ils sont formés pour remplir de manière rationnelle leurs obligations, constitue une innovation importante qui modifie de manière outrancière le sentiment enseigné (patriotisme), et la manière de vivre dans la société. En effet, l’amour en tant que passion souveraine, supérieur et même englobant les simples obligations et devoirs enseignés aux élèves, renforce à l’extrême leur attachement à la patrie (Rocher, 1970). A un niveau plus élevé, il peut-être perçu comme un principe de cohésion sociale, indispensable à la défense et sécurité de la patrie. Les enseignants interrogés au prytanée militaire estiment de façon unanime que la dimension d’amour introduite par les élèves eux-mêmes, permet de rendre compte l’ancrage et l’effet bien réel des enseignements patriotiques dans leurs esprits. En mobilisant la raison et l’amour dans la défense et la sécurité de la patrie, ces apprenants se donnent à voir comme les soldats-citoyens attachés à la patrie par devoir et par amour. Le prytanée militaire quant à lui, se relève donc être une école militaire ouverte à la société où elle participe à la formation de l’esprit patriotique gage de socialisation, de la sécurité et de la défense de la patrie.
27Il ressort que le prytanée militaire de Libreville grâce à ses méthodes d’enseignement militaire rigoureuses et à l’historiographie de la nation qu’il mobilise dans ses enseignements, participe résolument à la formation de l’esprit patriotique gage de socialisation et de défense de la nation. En théorie et en pratique, cet esprit se manifeste par l’assimilation des valeurs patriotiques et leur reproduction concrète au sein de la société. Les différents entretiens mobilisés montrent à l’évidence que, les élèves enseignés dans cette école, sont prêts à défendre et plus encore à mourir pour la nation en raison et par amour. Le prytanée militaire de Libreville se révèle donc être un modèle d’école militaire ouverte à la société où il forme les jeunes sans distinction de sexe, d’ethnie, d’origine ou de classe sociale. Il s’affirme depuis sa création comme un acteur important d’enseignement et de transmission des valeurs patriotiques au Gabon, même s’il convient encore de souligner, le caractère trop nationaliste de ses enseignements qui présentent la patrie comme le souverain bien, alors même que la patrie porterait en elle l’universel.
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