Introduction

1Le métier de professeur documentaliste s’est construit à partir de pratiques de références ancrées au carrefour de savoirs en information-documentation hérités de champs scientifiques et de pratiques sociales hétéroclites. En master MEEF enseignement spécialité documentation, les étudiants proviennent de filières diversifiées. Ils bénéficient d’une formation progressive de deux ans, orientée sur l’acquisition de connaissances en vue de concourir au CAPES et sur le développement de savoirs de référence et professionnels. Si le CAPES est obtenu, la deuxième année les étudiants intègrent un poste en tant que stagiaire en responsabilité à mi-temps et ont un tuteur référent. Ce double temps de formation et de professionnalisation est important : les connexions entre pratique et savoir formel doivent être pensées. La polyvalence des activités du professeur documentaliste nécessite une formalisation permettant de développer le savoir professionnel issu de la pratique.

2En tant que dispositif de formation, le tutorat participe au développement de la professionnalisation en intégrant les « savoirs d’actions » (Barbier, 1996 ; Wittorski, 2008). Il permet l’expérimentation de savoir-faire pratiques. Pour conduire la réflexivité du praticien-apprenant, l’écriture de l’action joue un rôle central. Elle le place en posture métacognitive : le travail réflexif conduit la pensée à revenir sur l’action et à cheminer (Guichon, 2007 ; Bibauw & Dufays, 2010 ; Rinck, 2011). Elle offre la possibilité de transformer l’expérience en connaissance (Delcambre & Lahannier – Reuter, 2010), elle structure la réflexion qui progresse vers la conceptualisation (Chabanne et Bucheton, 2002). Ecrire l’action constitue un instrument de formation (Cifali et André, 2007).

4Notre réflexion nous conduit à observer comment le stagiaire, à partir de sa pratique professionnelle et d’une posture réflexive formalisée par l’acte d’écriture, peut développer des savoirs.

5Dans un premier temps, nous évoquerons précisément le contexte de mise en œuvre et les formes d’écriture développées dans les situations d’apprentissage, puis nous présenterons le cadre théorique qui vient alimenter notre réflexion sur l’écriture réflexive et qui annonce le point d’ancrage de notre analyse. Ensuite nous détaillerons les choix méthodologiques et la constitution du corpus. Puis, nous poursuivrons en présentant les premiers résultats observés. Pour terminer nous exposerons la modélisation que nous avons élaborée à l’issue de cette recherche.

1. Contexte de l’étude et mise en place des situations d’écriture réflexive

1.1. La relation tutorale intersubjective : un enjeu de la formation sur le terrain

7Lors de la prise de fonction, la relation tutorale joue un rôle important sur le sentiment d’efficacité (Bandura, 2007) du stagiaire. S’agissant bien souvent d’une première expérience professionnelle, le soutien, l’appui et la dynamique amorcés par le tuteur peuvent agir sur l’efficience du stagiaire qui, à la fois marqué par la joie de la réussite du concours, peut aussi avoir l’impression d’être appesanti par les multiples tâches résultant de la réalité professionnelle qui se matérialise.

8Dès lors, la fonction de « tuteur établissement » nécessite quelques observations. D’abord, il faut préciser que l’accompagnement s’effectue sur toutes les missions formulées dans la circulaire. Ensuite, comme le tuteur exerce 30 heures dans son établissement, situé parfois à plusieurs kilomètres de celui du stagiaire, l’organisation des rencontres réclame une planification rigoureuse tenant compte du rythme des activités du centre de ressources, des besoins du stagiaire mais aussi de son activité propre. Ainsi, l’accompagnement doit être anticipé. Il doit aussi être formalisé pour que le stagiaire puisse identifier les activités « rituelles » et les réitérer l’année suivante. Comme tout formateur, le tuteur doit contribuer à l’accompagnement et au développement professionnel en guidant l’articulation entre savoirs théoriques et savoirs d’actions. Cet accompagnement est complexe : les savoirs professionnels sont nombreux et les temps de rencontre mêmes réguliers sont limités.

9Nous avons envisagé dans le dispositif de formation du tutorat l’ajout d’espaces de réflexion où le stagiaire développerait des aptitudes, des savoir-faire pour réfléchir à son activité. L’objectif étant qu’il identifie des savoirs en lien avec son action. Notre postulat considère la relation tutorale comme un espace intersubjectif privilégié permettant la réflexivité. Lors de notre première prise de fonction comme tuteur, nous avons réfléchi à un moyen qui permettrait, dès le début de la prise de fonction du stagiaire, d’entrer dans une démarche de description, d’observation et d’analyse de son action. De ce fait, nous avons proposé des situations d’écriture inscrites dans trois temporalités particulières.

1.2. Le choix de l’écriture réflexive comme outil de formation dans le tutorat

11L’écriture réflexive qui permet de revenir sur l’expérience ou le savoir en train de s’élaborer (Bishop, 2006), n’est pas systématiquement mise en place dans le tutorat. Pourtant, ce procédé, renforcé par la relation intersubjective entre deux professionnels, semble adapté à la formation et aux échanges dans le tutorat.

12Partant de ce postulat, nous avons conçu trois temps d’écriture réflexive pour les stagiaires : la première est une écriture ponctuelle, limitée dans le temps, située à un moment clé de la formation : le mois de la prise de fonction ; la seconde est une écriture longitudinale, systématique tout au long de l’année scolaire, elle rythme les échanges entre les protagonistes. Enfin, la troisième est une « occasion d’écrire », elle émerge à l’issue d’une situation déclenchante qui est marquée par un événement prélevé dans l’activité du stagiaire. Elle intègre une démarche d’analyse de l’activité : une captation vidéo et un entretien en auto-confrontation croisé sont rattachés à l’analyse réflexive.

1.2.1. L’écriture d’auto-positionnement

14Le premier écrit s’intitule « Entrée en formation où j’en suis ? ». Composé de trois entrées réflexives : je et le savoir – je et l’enfant en train d’apprendre – je et le métier, inscrit dans le champ de la clinique de l’activité, cet écrit vise à interroger l’activité professionnelle, personnelle et culturelle passée des stagiaires. Le postulat de départ est que le retour sur l’expérience vécue formalisé par l’écriture offre la possibilité d’une identification de ses savoirs et savoir-faire.

1.2.2. Le relevé d’activité du tuteur-stagiaire

16Nous avons évoqué ce document issu du cahier des charges du tutorat plus haut. Pour la formation, nous avons décidé d’utiliser ce document d’une autre manière que l’intention évoquée dans le document source. Tuteur et stagiaire ont complété le document après les rencontres. L’objectif initial étant de servir de point d’échanges entre les acteurs. Seuls les écrits des stagiaires ont été recueillis car ils correspondaient aux objectifs de recherche.

1.2.3. L’occasion d’écrire un événement

17La troisième situation d’écriture est singulière. Elle émerge à partir d’une situation « déclenchante ». Identifiée par le tuteur, elle pourrait aussi l’être par le stagiaire. En tant que tuteur, nous avons élaboré cette situation de formation à l’issue d’une séance pédagogique mal vécue par un stagiaire. En tant que chercheur, nous avons choisi de l’intégrer à notre étude car il nous a semblé que ce genre d’événement professionnel, qui génère des tensions et des sentiments d’impuissance, est fréquent dans les métiers de l’humain.

18Cette « occasion d’écrire » a été élaborée autour de trois temps progressifs. Le premier est un écrit « à chaud » qui relate l’expérience. Le second temps intègre la méthode de l’auto-confrontation croisée : nous proposons au stagiaire de faire une captation vidéo de la situation d’apprentissage, car elle doit être reconduite avec l’autre partie de la classe, l’heure qui suit. Notre objectif saisi sur le vif est de confronter le praticien-apprenant à la trace vidéo. Nous faisons l’hypothèse que le problème identifié dans la situation va se réitérer car il est lié à un quiproquo sur la consigne entre l’enseignant de discipline et le professeur documentaliste. Le temps de confrontation croisé entre le stagiaire, le tuteur et la vidéo est enregistré et retranscrit. A l’issue des échanges, nous demandons au stagiaire de rédiger un écrit que nous intitulons « écrit après coup ».

19Cette situation est complexe et singulière, elle vise à mettre à distance le stagiaire avec l’action initiale et a pour objectif de lui donner les moyens de rebondir face à la situation, pour ne pas rester enfermé dans un sentiment négatif qui inhiberait ses actions pédagogiques futures.

2. Cadre théorique

2.1. L’écriture réflexive comme outil de formation dans le tutorat

20Le concept de « praticien réflexif » (Schön, 1994), qui désigne un professionnel capable de décrire et d’analyser sa propre pratique, montre que l’analyse et la formation s’opèrent à partir de l’activité même du sujet. Dans cette perspective, l’écriture peut être perçue comme un médiateur du cheminement de pensée, matérialisée par le document, preuve laissée par l’auteur. Celle-ci « facilitant la mise à distance et l’objectivation des connaissances immédiates » (Bishop, 2006). Cette distanciation permet au sujet d’envisager progressivement une transformation de sa pratique et de ses représentations (Vanhulle, 2004), mais aussi de nouvelles formes de fonctionnement (Bibaw et Dufays, 2010). L’acte d’écriture invite le praticien à s’extraire de l’activité intrinsèque et de fait à se décentrer de l’immédiateté de l’action. On peut évoquer un dialogue introspectif d’un soi réflexif à un soi professionnel car « l’écriture, en tant que situation d’énonciation, permet d’instaurer un dialogue entre soi et autrui » (Bouissou, Brau-Anthony, 2005).

21Le processus réflexif doit aider les jeunes professionnels à devenir acteurs de leur pratique. Le tuteur par sa connaissance, son regard averti, ses outils de formation, accompagne les questionnements professionnels pour les amener progressivement à prendre conscience des raisonnements qui ont guidé leur choix et à comprendre que toute action humaine se détermine par des logiques multidimensionnelles, parfois même invraisemblables (Boutinet, 1998 cité par Bouissou, Brau-Anthony, 2005). La finalité étant de leur permettre de passer du « faire » à « l’agir » et d’induire ainsi une évolution dans les processus de construction du savoir professionnel.

22Dans leurs travaux, Bibauw et Dufays (2010) définissent des pratiques réflexives en formation. Elles ont inspiré le cadre de référence qui nous a permis de construire notre dispositif de formation. Tout d’abord, les « pratiques réflexives longitudinales », qui s’inscrivent dans la durée. Elles permettent de marquer la réalisation des activités et des tâches qui en découlent dans le temps. Le sujet de la narration est le « je » qui décrit et parle en son nom. L’écriture est systématisée. Elle permet d’intérioriser une démarche, de créer une habitude.

23Les « retours réflexifs ponctuels » (Bibauw et Dufays, 2010), quant à eux, interrogent la pratique située dans une temporalité identifiée et déterminée. Cette pratique réflexive invite à revenir sur un événement rétroactivement. La notion d’« effet d’après coup » issue du champ de la clinique de l’activité, travaillée notamment par Chaussecourte (2010) est intéressante ici pour observer les écrits. Dans ce paradigme, le vecteur temporel du présent vers le passé est inversé : « le temps où ça se passe n'est pas le temps où ça se signifie […] Le temps où ça se signifie est toujours appréhendé rétroactivement » (Green, 1992). C’est ce décalage qui marque le processus d’après coup. Il y a quelque chose qui se passe entre le temps 1 de l’événement et le temps 2 de l’état psychique du sujet. Ce retour rétrospectif conduit non seulement à une prise de recul, mais aussi à des formes de prise de conscience ouvrant la voie aux transformations psychiques. Notre postulat considère que cet « effet d’après coup » peut se matérialiser grâce à la trace issue de l’écriture réflexive, et participe à la transformation du praticien.

2.2. Didactique de l’information documentation : le modèle de « contre – transposition didactique »

24Notre réflexion s’appuie aussi sur la didactique de l’information documentation. La particularité de ce champ de recherche se situe dans le fait que contrairement aux autres disciplines d’enseignement, les savoirs professionnels des professeurs documentalistes se sont développés à partir de champs de connaissances scientifiques, mais aussi, en premier lieu, à partir de la pratique des acteurs (Frisch, 2001 ; 2003 ; 2016). C’est donc dans le double mouvement de « transposition » et de « contre-transposition didactique » qui « se réalise à partir des pratiques et des activités menées dans une organisation professionnelle, […] » qui « consiste à considérer « la réalité » de ce qui se produit effectivement, au niveau du « faire » (activité et pratique), « du dire », par l’analyse des apprentissages de l’activité » (Frisch, 2016) que nous nous positionnons. Ce champ de recherche nous permet d’étudier la pratique professionnelle selon le principe du « bottom-up » : l’écriture réflexive peut faire émerger des savoirs formalisés par la mise en mots, la mise à distance, la prise de conscience de l’action. Le travail de réflexivité sur l’action donne l’opportunité d’identifier et d’élaborer des savoirs et des savoir-faire, il détermine des objets d’apprentissage.

25Pour conceptualiser notre réflexion, nous nous sommes intéressés à la boucle Information-Connaissance-Savoir (Astolfi, 1995). Passer de l’information à la connaissance suppose d’incorporer « des données externes dans le réseau conceptuel de l’apprenant ». Passer de la connaissance au savoir inclus « de s’affranchir de l’expérience initiale en s’appliquant à soi - même un cadre conceptuel rigoureux ». Passer du savoir à l’information clôt le processus, le savoir stabilisé se réifie et peut recommencer. Dans le modèle intitulé « Information - Savoir – « Connaissance » et « Pratique(s)-Expertise-Expérience-Expérimentation-Exploration-Sujet(s)-Compétences-(Re)-Connaissance » (Frisch, 2017) l’ordre de la première boucle est modifié car en information documentation, la focalisation ne se fait pas sur l’information, mais sur « les processus qui conduisent à son traitement, à l’élaboration du savoir et à l’appropriation des connaissances » avec comme tiers médiateur le document. L’information n’est donc pas considérée comme extérieure au sujet mais devient son objet. Dans notre perspective, nous retenons l’image de la boucle I - S - C et nous y rattachons l’idée que la trace écrite émergeant du processus réflexif devient l’objet d’apprentissage et sous-tend ainsi la construction du savoir professionnel et de la connaissance.

3. Méthodologie de la recherche et recueil de données

3.1. Recherche – action et double posture : chercheur et acteur du dispositif de formation

26La démarche entreprise pour réaliser cette étude s’appuie sur le principe de la recherche – action. La recherche-action est une façon utile de pratiquer la recherche pour l’enseignant qui souhaite améliorer la connaissance de sa pratique. Elle permet également d’impliquer les différents acteurs dans ce processus. Elle est donc adaptée à des situations où il est souhaitable d’appliquer une action pour obtenir un changement et, en même temps, de développer une meilleure compréhension qui permet d’instruire le changement même et d’améliorer une situation concrète. (Catroux, 2002).

27Nous avons croisé plusieurs méthodes pour recueillir des données : traces écrites, entretiens enregistrés et retranscrits, captation vidéo. Pour cette étude, nous avons focalisé notre attention sur l’examen des traces écrites rédigées par les praticiens-apprenants issues du dispositif de formation explicité plus haut.

28Nous nous sommes placés dans une double posture : celle du tuteur qui identifie des problématiques de formation avec les stagiaires dont il a la responsabilité et celle de chercheur, qui observe l’impact et les transformations opérées par le dispositif sur les pratiques pédagogiques des sujets. La posture du chercheur est donc « mobile », il est partie prenante de la recherche, de son contexte, de son contenu, concerné personnellement par l’expérience (Barbier, 1996). Une forme de co-influence entre le dispositif, les postures, la recherche, le contexte et l’intersubjectivité doit être assumée pour envisager la recherche sereinement.

3.2. Recueil de données et constitution du corpus

29Le travail a été mené sur l’année scolaire 2016-2017. Les situations d’écriture ont été proposées aux professeurs documentalistes stagiaires de deux collèges : l’un travaillant seul en responsabilité à mi-temps, l’autre étant placé dans le collège du tuteur en complément de service. Après avoir présenté le dispositif dans l’établissement, certains enseignants disciplinaires tuteurs, ont souhaité mettre en place les écrits d’auto-positionnement avec leurs stagiaires. Nous avons donc intégré les données de deux stagiaires disciplinaires dans notre corpus pour étayer l’analyse. Au cours de l’année 2017-2018, nous avons reproposé les situations d’écriture à partir du relevé d’activités à un autre stagiaire en responsabilité à mi - temps. Ces données sont intégrées à n+1 au corpus.

30Les données du corpus sont constituées de : quatre écrits d’auto-positionnement provenant de quatre stagiaires en responsabilité à mi-temps (deux professeurs-documentalistes ; deux enseignants disciplinaires) ; de six relevés d’activités représentant dix mois de stage d’un stagiaire professeur documentaliste sur l’année n (année de mise en place du dispositif) et six relevés d’activités d’un autre stagiaire en année n+1. Enfin, il contient quatre écrits occasionnels rédigés par le second stagiaire.

31Les relevés d’activités n’ont pas été proposés au second stagiaire car sa situation n’était pas identique aux autres. En poste adapté, il accompagnait et complétait l’activité du tuteur en place.

3.3. Choix des outils d’analyse

32Les traces relevées ont été examinées dans une démarche qualitative. En fonction des situations d’écriture, nous avons procédé à différentes analyses toujours orientées sur un élément commun : l’identification de savoirs professionnels issus de la pratique.

33Concernant les écrits d’auto-positionnement, nous avons choisi de les analyser en regard des missions définies dans la circulaire. Nous avons identifié et déterminé grâce aux occurrences relevées des savoirs propres dans le domaine de la gestion et de la formation. Nous avons analysé les informations concernant l’expérience passée en repérant les références aux activités en lien avec la pratique d’enseignement.

34Nous n’avons pas pu observer l’influence de cet écrit sur le développement professionnel à long terme des stagiaires, ce qui a constitué une limite de notre dispositif qui ne proposait pas un second écrit ou un entretien plus tard dans l’année pour considérer l’impact dans le temps.

35Pour les relevés d’activités, nous avons observé la formulation utilisée pour décrire l’activité et nous avons identifié un procédé d’écriture. Là encore nous avons opéré à une catégorisation des savoirs à partir des missions. Les termes par lesquels le stagiaire exprime une impression et qui correspondent à une trace de l’impact de l’expérience sur la construction des compétences, connaissances ont été mis au jour.

36Concernant les « occasions d’écrire », nous avons porté notre attention sur le texte, l’organisation du contenu et l’évolution de la forme entre les deux écrits. Nous avons identifié et catégorisé des savoirs professionnels dans la trace écrite en lien avec la situation initiale.

4. Résultats préliminaires

37La lecture des traces et l’analyse du corpus ont permis de révéler et d’identifier des effets de l’action réflexive sur le développement des savoirs.

4.1. Ecrire pour créer du lien entre son expérience passée et celle à venir

38Le rapport au savoir des stagiaires a été mis au jour par les écrits d’auto-positionnement. Les consignes formulées et les objets identifiés dans ce document les invitent à entreprendre un retour sur leur expérience, qu’elle soit professionnelle ou de formation. Elle met au jour le chemin individuel parcouru. Exemple de consigne formulée sur le document : à l’école, ce que vous avez acquis comme savoirs grâce à votre expérience dans les différents secteurs professionnels rencontrés.

39En répondant aux questions, en revenant sur leurs pratiques antérieures, les stagiaires se trouvent en situation de conscientiser des événements passés, ils doivent repenser aux activités, aux savoirs développés en lien avec leur activité actuelle : j’ai déjà travaillé en équipe avec des partenaires ; je sais prendre la parole en public devant des élèves, des parents, des collègues, des inspecteurs ; j’ai pratiqué une pédagogie différenciée en primaire : construit des progressions, des programmations (Extrait n°1).

40Chaque stagiaire possède une expérience singulière en lien avec des situations d’enseignement, qu’elles soient professionnelles (expérience d’un métier d’enseignement) ou qu’elles soient personnelles (posture d’élève). Chacun est donc en mesure de revenir sur une expérience d’enseignement.

41J’ai acquis des connaissances pour un projet, lors d’un atelier d’écriture sur la lutte contre le décrochage scolaire qui m’a permis de prendre conscience de la diversité des élèves et de mettre en place des apprentissages adaptés ; j’ai observé les différentes facettes du métier, compris la polyvalence du métier de professeur-documentaliste, j’ai observé le fonctionnement de l’EPLE, j’ai abordé avec les collègues des éléments concernant la gestion du fonds documentaire. (Extrait n°2)

42Cependant, nous constatons que si les stagiaires font facilement référence à leur expérience, la formulation écrite demeure parfois incomplète ou subjective : J’ai acquis des connaissances pour un projet, on n’identifie pas quelles sont ces connaissances et ces compétences. Et de mettre en place des apprentissages adaptés (Extrait n°3) : on ne sait pas comment ce stagiaire a mis en place des situations d’apprentissage adaptées. Les descriptions restent factuelles et ne présentent de compétences associées.

43Néanmoins, il apparaît que le contexte de rédaction, le début d’année scolaire, moment de la prise de fonction, permet au stagiaire de conscientiser sa pratique professionnelle passée avec celle en cours ou à venir.

44La grille d’auto-positionnement apporte plus de précisions et permet d’identifier des savoir-faire en lien avec le référentiel de compétences :

45Je connais et je peux citer le travail des principaux acteurs et chercheurs dans mon domaine ; Je sais mener un dialogue avec des élèves ; Je sais créer des documents à destination des élèves qui leur serviront de supports ; je connais les textes cadrant ma pratique professionnelle ; c’est la question des objectifs info-documentaires qui me pose problème (Extrait n°2)

46Toutefois, la lecture de ces formulations ne permet pas d’établir concrètement ce qui atteste de la maîtrise des savoirs : l’explicitation est sommaire et nécessite un accompagnement.

47Ainsi, nous avons pu établir que ces écrits donnent la possibilité aux stagiaires de revenir sur leurs connaissances et d’y réfléchir. Ils rendent visible une grande partie des compétences et des savoirs déjà travaillés en amont, en lien avec les missions professionnelles. Par cette trace, le professionnel formalise son « déjà-là expérientiel » (Carnus, 2003 ; 2009 ; Terrisse & Carnus, 2013). Il pose les prémices de la construction d’un sentiment d’efficacité (Bandura, 2007) face à son action : prendre conscience, mettre au jour des compétences et des connaissances déjà vécues, les transposer dans la prise de fonction pour identifier un savoir réel, existant.

4.2. Ecrire pour décrire et identifier sa pratique professionnelle in situ

48L’observation et l’analyse des relevés d’activités ont montré que les stagiaires dans la description de leur pratique identifient des savoirs et décrivent l’action et les tâches associées. Ce document formalise les échanges entre le tuteur et le stagiaire car il est rédigé régulièrement après les rencontres. Premier exemple, un savoir identifié dans la pratique de gestion : la gestion du logiciel documentaire BCDI, l’action relevée par le stagiaire étant la création d’une base élève, la tâche associée : l’insertion de la base de données siècle à récupérer au secrétariat. Le détail des manipulations n’est pas noté, mais ce n’est pas ce qui est recherché. Autre exemple, la gestion des manuels scolaires, action associée : réfléchir à la création de documents qui permettraient une transition optimale d’un professeur à un autre et une tâche : mise en place d’une procédure pour la remise aux élèves des manuels scolaires après discussion avec la gestionnaire et Mme. X stagiaire de l’année précédente. Cette écriture formalise les échanges, elle devient la trace des savoirs et des compétences en cours de développement.

49Si l’on observe cette activité sous le regard de la didactique de l’information-documentation nous pouvons considérer que l’écriture est ici un moment de construction du savoir. Elle les met au jour, elle structure l’activité professionnelle et garde trace. La rédaction du relevé d’activités s’apparente au journal de bord. L’écriture est systématisée par le canevas et la régularité des écrits. Ecrire les activités à l’issue des échanges oraux est une forme de reprise. Le praticien-apprenant devient acteur de son développement professionnel car il rédige la trace de ses propres actions.

50Par ailleurs, il s’avère que le style prend deux formes. Le tuteur n’ayant pas donné de consignes spécifiques et n’ayant pas modifié la structure initiale du tableau proposé dans le cahier des charges, les stagiaires utilisent l’écriture rapide par mots-clés ou phrases-clés. Seule la partie bilan qui vient finaliser les périodes d’activité est rédigée, l’espace permet plus aisément l’écriture de phrase. La structure du tableau a une incidence sur les procédés d’écriture. Dans notre analyse, nous avons identifié des savoirs, des activités et des tâches et les formulations par mots-clés ou phrases courtes n’ont pas empêché une évocation claire de ce que nous recherchions. Cependant, nous avons perçu que cela limitait l’accès aux procédés, aux idées des stagiaires en ne donnant pas d’indication précises sur leur raisonnement.

51C’est donc dans les bilans que nous avons pu discerner l’impact de l’expérience sur la construction des savoirs. Cette partie rédigée de manière plus explicite formalise l’évolution.

52Ce mois m’a permis de comprendre le souci du manque de retour de mes collègues vis-à-vis de mes propositions de collaborations. Comprendre pourquoi il n’y avait aucun retour de leur part m’a permis de me remotiver et de retourner vers eux, en leur proposant d’autres choses, des choses plus concrètes notamment. Une discussion a d’ailleurs débuté avec une enseignante de français autour de deux collaborations. J’ai donc pu mener ma première réelle expérience de collaboration qui, je l’espère, en entraînera d’autres. Les choses ont donc évolué du point de vue de la pédagogie, ce qui me faisait tant peur lors du bilan du mois dernier. Extrait du bilan du relevé d’activités stagiaire n°1.

53Les termes comprendre ; remotiver ; réelle expérience ; retourner vers montrent les prémices d’une évolution confirmée par le professionnel lui-même : les choses ont donc évolué. Cette partie relate la prise de conscience d’une évolution. L’écriture impose une mise à distance qui rend possible le retour sur soi. Cet écrit est une trace qui décrit des éléments du processus de développement professionnel.

4.3. Ecrire pour comprendre : les « occasions d’écrire »

54L’« occasion d’écrire » à l’issue d’un événement déclenchant invite le stagiaire à utiliser l’écriture comme un outil de formalisation, de mise en mots, de mise en ordre, de décalage. Il est une « occasion d’apprendre » (Paragot, 2016).

55Les observations de l’écrit « à chaud » font l’état des émotions du stagiaire après la situation :

56les premières impressions à chaud sont plutôt négatives. Déjà, je suis surprise et contrariée de constater […] j’ai passé énormément de temps à leur faire la morale [….] au bout d’une heure on a pas beaucoup avancé […] j’ai été surprise et déçue […] j’avais des appréhensions à me retrouver face aux élèves plus âgés du collège et leur nonchalance ne m’a pas aidée à être plus détendue […] je suis touchée, moi personnellement. Extrait Stagiaire n°2, écrit après coup.

57Le vocabulaire employé montre le ressenti émotionnel fort qui agit sur le sentiment d’efficacité du stagiaire, la remise en cause est révélée par les mots.

58Ici, le travail de reprise est double, il démarre dans l’analyse en auto-confrontation entre le stagiaire, la captation vidéo et le tuteur, puis il se poursuit dans la formalisation de la trace écrite rédigée « après coup » par le stagiaire. Cet écrit construit grâce à l’analyse menée avec le tuteur rend compte des savoirs en cours de construction. Il formalise l’observation qu’il a faite de la vidéo, tout ce qu’il n’avait pas perçu durant la séance. Il identifie des éléments qui ont posés problème :

59Les élèves ne comprennent pas ce qu’il faut faire, je pense que la consigne n’était pas claire (importante d’une consigne claire) et qu’elle ne devait pas être assez claire dans ma tête, (qu’est-ce qu’un diaporama, comment présenter le projet aux élèves, quand introduire le mot « maquette » ? Je dois approfondir mes connaissances info-documentaires.

60Il remarque aussi des actions positives : j’ai tout de même pensé à rechercher des revues ONISEP pour faire chercher aux élèves des informations sur les métiers scientifiques.

61Dans le premier écrit, le stagiaire relevait uniquement un temps long de morale alors que finalement les élèves ont eu un temps d’activité. Cet écrit rédigé chez soi donne au stagiaire la possibilité d’une reprise pour formaliser l’observation de savoirs et dépasser les émotions vécues. Il accompagne la transformation car il l’oblige à réinterroger la pratique à la lumière des compétences à développer en tant qu’enseignant. Cet écrit après coup, vient consolider un processus de formation. Il reconstruit la pratique professionnelle, invite à une mise à distance. Il « décontextualise » (Goody, 1979) la situation et conduit à une forme compréhensive permettant d’en produire un savoir. « L’effet d’après coup » (Chaussecourte, 2010) se matérialise dans le passage de l’état émotionnel sur le vif, à la construction d’un savoir professionnel par la médiation du tuteur qui a réagi en proposant une seconde reprise par l’analyse vidéo, et grâce à la deuxième écriture qui constitue elle aussi une forme de reprise amenant la preuve du passage à une autre étape dans le processus de transformation.

5. Discussion et modélisation du dispositif

62Nos observations et notre analyse nous ont conduite à proposer une forme modélisée de notre réflexion. L’écriture réflexive, devenant un objet d’apprentissage en formation, puis une trace du développement, on pourrait envisager le modèle suivant (igure 1 : Modélisation du dispositif d’écriture réflexive : l’expérience, point de départ d’un apprentissage réflexif en formation tutorale, élaboré par Victoria Pfeffer-Meyer, inspirée de la boucle « I-S-C » reliée à « P-4E -S-2C » de M. Frisch (2017).).

63De l’expérience au savoir professionnel : le sujet en activité utilise l’expérience vécue comme source de développement. Pour construire son expérience, il rédige un écrit, qui devient la trace de son activité et de sa réflexivité. Les consignes et l’accompagnement du tuteur invitent à mettre au jour les éléments caractéristiques de son action et le conduisent à identifier des savoirs professionnels. Cette forme d’écriture formalise une trace des savoirs professionnels identifiés dans l’activité.

64Passer du savoir professionnel à la connaissance : ce paradigme se situe du point de vue individuel de l’acteur en situation de formation. Il consiste à développer un savoir en menant une analyse distante et réflexive. Il passe par des formes de réécriture. Il s’agit ici, par exemple, de la phase de bilan dans le relevé d’activités : le stagiaire revient sur une période d’activité. C’est un processus de reprise (Kierkegard & Viallaneix, 2008). On peut aussi faire référence à l’écriture « après coup » : grâce au décalage temporel, la réécriture donne une représentation nouvelle de la perception de l’apprenant passant d’un écrit émotionnel à un écrit constructif. Ces traces sont « un espace de médiation », un appareillage intellectuel, dynamique, point de départ d’une connaissance (Leleu-Merviel, 2004).

65Passer de la connaissance, à l’archive, et renouveler le cycle.

66Ce paradigme constitue forme d’ouverture dans nos travaux qui marque le point de départ d’une nouvelle analyse. Le mécanisme intellectuel ayant cheminé, il se transforme en un produit en maturation qui peut conduire à une archive. Celle-ci constitue un produit encore disponible pour soi et pour les autres, qui peut être retravaillé. La trace, empreinte, point d’ancrage de la connaissance réappropriée, se réinvente continuellement au fil des expériences. Derrida (2014) évoque la « pulsion d’archive » qui est « un mouvement pour non seulement garder les traces, mais pour les maîtriser, les réinterpréter ».

67La boucle peut ainsi se réinventer, se rouvrir au profit d’interconnexions nouvelles, laissant place à de nouveaux cheminements de pensées. L’archive ne traitant pas du passé mais de l’avenir (Derrida, 2014). Elle est une forme de renouveau et peut donc déterminer le point d’ancrage d’un nouveau savoir.

Conclusion

68L’acte d’écriture est pensé ici comme une forme constructive de développement professionnel dans un contexte de formation. Les écrits réflexifs mis en œuvre dans le tutorat sont le point d’ancrage de la construction de savoirs professionnels, accompagnant le développement du sujet dans l’action (Bucheton & Chabanne, 2002 ; Thyrion & Dufays, 2004 ; Bucheton, 2009). L’analyse des données a fait émerger que le travail d’écriture inscrit dans un processus de professionnalisation conduit le sujet apprenant à développer son agir professionnel (Jorro, 2006 ; 2016). Le travail d’écriture proposé aux stagiaires, constitué de reprises du faire (Thyrion & Dufays, 2004 ; Kierkegaard & Viallaneix, 1990 ; Paragot, 2013), invite le praticien-apprenant à réfléchir à ses actions, ses compétences, dans une perspective de développement. Dans les situations observées, les objectifs d’apprentissage ne sont pas prédéterminés. C’est l’analyse des expériences qui oriente l’objet de formation. C’est dans la relation entre le tuteur et le stagiaire que se construisent les situations mobilisatrices d’apprentissage, que s’identifient les besoins de formation. L’écriture rend compte du choix assumé par le stagiaire des savoirs sur lesquels il focalise son attention. Ces situations d’écriture montrent le parcours singulier du praticien-apprenant. Par ailleurs, l’imprévu des situations vécues offre un matériau vif et sensible pour comprendre et travailler le métier d’enseignant (Paragot, 2016), comme l’a montré la situation déclenchante. Le passage par l’écrit et l’accompagnement instaurent la réflexivité et instaurent un travail introspectif. L’écriture pousse à entrevoir des prises de conscience, à envisager des transformations dans la pratique : c’est ce mouvement que nous avons formalisé dans une boucle conceptuelle où l’expérience devient objet d’apprentissage grâce à l’écriture réflexive qui l’analyse pour construire des savoirs. Une fois reprise, la connaissance peut devenir une archive et donne la possibilité d’être toujours ressaisie, représentant ainsi une forme d’ouverture du cycle de la connaissance.