- 1 Dans ce document, l’emploi du masculin pour désigner des personnes n’a d’autres fins que celle d’al (...)
1Le processus de professionnalisation des enseignants1 doit concilier l’acquisition de savoirs professionnels multiformes : théorique, pratique et empirique (Maubant et Roger, 2012). Se pose alors la question de l’articulation de ces savoirs car « l’académisation de la formation ne suffit plus à promouvoir le modèle du professionnel » (Lang, 1999, p.168). Afin de dépasser la logique de la qualification pour envisager celle de la compétence, il est nécessaire de favoriser le développement professionnel des enseignants par la synergie de ces savoirs et savoir-faire. Le recours à l’alternance à visée intégrative constitue un mode de production de professionnalités relativement récent dans l’histoire de la formation des enseignants du primaire et du secondaire. Les professeurs novices doivent concilier la logique du travail, c’est-à-dire en établissement, et celle de leur lieu de formation, l’École supérieure du professorat et de l’éducation (Éspé). Pourtant, une fois immergé, voire submergé, dans sa classe, l’enseignant débutant néglige parfois sa formation au profit de son travail.
2En s’appuyant sur cette conciliation difficile entre travail et formation, du point de vue des temporalités notamment, l’article se propose d’analyser et de comprendre les tensions au cœur du développement professionnel des personnels enseignants en s’intéressant à une action pédagogique nommée « Gérer Professionnellement les Situations » (GPS) développée à l’Éspé de l’Académie de Versailles sur le site d’Antony depuis 2014. Elle s’adresse à des stagiaires du Master Métiers de l’enseignement, l’éducation et de la formation (Meef) des mentions premier et second degrés. Un travail collectif d’analyse de situations éducatives ou d’enseignement s’effectue par la narration dans le cadre d’un travail d’enquête en trinôme. L’enquête recouvre l’acte de pensée par lequel un individu transforme une situation incertaine, obscure, conflictuelle en une situation plus cohérente, claire et harmonieuse (Dewey, 1938).
3Le présent article s’intéresse au cas particulier des enseignants stagiaires de lycées en voies professionnelle et technologique investis dans cette action pédagogique. Dans le cas de ces enseignants, l’intention d’homogénéisation de la formation par le ministère de l’éducation nationale s’oppose, plus encore que dans les autres parcours, à l’hétérogénéité des parcours biographiques, des pratiques pédagogiques et de la singularité des cultures professionnelles des stagiaires en formation (Tanguy, 2000 ; Jellab, 2005 ; Maillard, 2017). La question des normes ou des règles de métier est ainsi une source potentielle de tensions historiques et sociales vives. L’action pédagogique GPS vise à accompagner ces questions vives par l’enquête et la narration. Il est possible de formuler l’hypothèse de travail selon laquelle la narration permet de se positionner par rapport à un genre professionnel, c’est-à-dire par rapport aux normes et règles implicitement acceptées par tous. Dans quelle mesure l’action pédagogique GPS contribue-t-elle au développement professionnel et à l’émergence d’un style professionnel ?
4Afin de répondre à cette question, une première partie permet de décrire l’alternance pensée pour former des enseignants novices en lycée professionnel. Le recours au concept de dispositif doit permettre d’appréhender l’action GPS du point de la place et le rôle de l’écriture et ses effets professionnalisants. Une seconde partie décrit ce qui est mis en place pour cette population : les fondements, les principes directeurs et les règles de fonctionnement sont exposés afin de saisir ce qui fait dispositif. Enfin, dans une troisième partie, le rôle central de l’écriture est détaillé pour comprendre ses effets sur le développement professionnel des enseignants.
- 2 Je remercie les formateurs de l’ESPE d’Antony de m’avoir intégré et accueilli pour mener à bien ce (...)
5Un questionnaire exploratoire dont l’objectif était de connaître la satisfaction des stagiaires et d’identifier les effets potentiels de cette action pédagogique a été soumis en mai 2018, à l’issue de l’action GPS, par les formateurs la dispensant à la population de stagiaires ayant vécu l’action pédagogique GPS. La passation du questionnaire a permis de recueillir les données socioprofessionnelles concernant 113 répondants2, lauréats du concours CAPLP ou CAPET en 2017. Si la littérature concernant les enseignants en lycée professionnel commence à se consolider (Jellab, 2008 ; Lantheaume, Bessette-Holland et Coste, 2008), peu de données sont disponibles concernant les enseignants en lycée technologique.
6La population regroupe des enseignants stagiaires en lycées professionnel ou technologique. Elle est constituée majoritairement d’individus ayant entre 25 et 35 ans (39, 82%) ou entre 35 et 45 ans (29,20%). Les moins de 25 ans (7,96%) et les plus de 45 ans (17,70%) constituent une part moindre. Les femmes sont les plus représentées (59,29%). Une grande majorité a connu d’autres expériences professionnelles et le métier d’enseignant constitue rarement une primo-insertion professionnelle (seulement huit personnes déclarent ne pas avoir exercé d’activité professionnelle avant leur année à l’Éspé).
7Les profils des stagiaires sont multiples : d’anciens professionnels de l’hôtellerie-restauration, des chefs d’entreprises parfois diplômés des filières professionnelles, des formateurs ou enseignants contractuels peuvent côtoyer dans un même groupe classe des personnes ayant obtenu une licence en lettres ou un Master en mathématiques. La diversité du public est double : biographique et identitaire, c’est-à-dire à la fois en termes d’histoire de vie et d’identité professionnelle. De plus, certains intègrent un Master 2 Meef tandis que d’autres mènent en un an un parcours adapté sans validation de diplôme. Dans la suite de cet écrit, les étudiants et professionnels en formation à l’Éspé seront nommés indistinctement professionnels en formation ou professeurs stagiaires. Cette multiplicité de statuts, d’identités professionnelles et d’enjeux en termes de développement professionnel confronte les formateurs à des problématiques existentielles très variées. L’alternance constitue une modalité favorisant le partage d’expérience et la mise en relation entre des mondes sociaux et professionnels parfois éloignés.
8Pour prendre en compte, analyser et comprendre la diversité des expériences, des individus et des lieux, l’alternance est une modalité souvent privilégiée dans la professionnalisation les individus. « C’est la relation entre deux périodes : temps action et temps réflexion qui est formatrice ; vivre sans avoir ces temps d’ordonnancement, de tri, de documentation et même d’acquisition, vivre sans que la curiosité éveillée ne reçoive de réponse, et par là même, posant d’autres questions ne s’aiguise, ne suffit pas » (Ozanam, 1973, p. 255).
9La prise en compte de l’expérience en formation alternée constitue la pierre angulaire de cette logique de professionnalisation. Pour qu’une expérience soit formatrice, une triple mise semble opératoire : mise en mots, mise en question et mise en commun (Bougès, 2011). Ce principe développé dans les Maisons Familiales Rurales s’appuie sur un travail d’écriture et de partage oral, entre expérience singulière et expérience collective. La parole et le langage constituent des vecteurs essentiels dans le développement professionnel. « La construction d’une identité professionnelle passe par le langage, qui permet de socialiser l’expérience et d’entrer dans une communauté de discours » (Crinon et Guigue, 2006, p. 120).
10Afin de créer des ponts entre ces deux mondes et favoriser l’entrée dans le métier, les formateurs des voies professionnelle et technologique de l’Éspé d’Antony menaient au début des années 2010 des actions pédagogiques conciliant production de savoirs par les professionnels en formation, accompagnement de la production par les formateurs et investigation de textes réglementaires. La rencontre avec les formateurs contribuant au développement professionnel des professeurs des écoles s’est effectuée au cours de l’année 2014/2015 autour d’un protocole mis en place par ces formateurs pour cette population d’enseignants. Le protocole décrit les étapes du travail. Les formateurs de la filière professionnelle et technologique se sont alors emparés de ce protocole pour démarrer une collaboration avec leurs collègues responsables des parcours pour les professeurs des écoles autour de ces analyses par et sur les situations professionnelles.
11Afin de décrire et d’analyser ce qui se configure en un dispositif dans cette action pédagogique, le recours au concept de « dispositif » semble fécond (Albero, 2011 ; Le Boucher, 2015 ; Mallard, 2017). La conceptualisation d’un dispositif permet d’insister sur la double imprégnation, de technique et de stratégie. Un dispositif se définit comme un « agencement de… [visée technique] au service de… [visée stratégique] » (Caron, 2010, p. 159). Plus largement, il peut être entendu comme (a) « un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit discursive ou non (…) ; (b) Le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir (…) ; (c) comme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir » (Agamben, 2007, p. 10-11).
12L’approche ternaire et trilogique d’Albero (2010, 2011) offre un guide conceptuel et analytique du dispositif de formation et plus largement de ce qui fait dispositif dans une période déterminée : dans notre cas, un dispositif contribuant au développement professionnel des enseignants de lycées de la voie professionnelle ou technologique pour l’année 2017/2018.
13L’approche ternaire comprend trois dimensions constitutives du dispositif : la dimension « idéelle », le « fonctionnel de référence » et la dimension du « vécu ». La première regroupe l’ensemble des principes directeurs, idées, concepts, valeurs, qui orientent le dispositif. Afin de saisir cette première dimension, le choix a été fait de procéder par un examen minutieux des aspects sociohistoriques. Il permet de comprendre le cheminement des acteurs et les principales idées fondatrices ou les valeurs sous tendant le dispositif ou plus largement les cadres de pensées négociés ou non par les concepteurs. Il est possible aussi de comprendre les conflits de valeurs entre les concepteurs ou entre les concepteurs et les apprenants. La deuxième dimension du dispositif est nommée le « fonctionnel de référence » : il s’agit d’étudier la mise en acte de la dimension idéelle, c'est-à-dire la traduction de l’idéel faite par les formateurs de l’Éspé. Elle correspond à l’ingénierie pédagogique, c’est-à-dire aux démarches, méthodes, outils qu’ils mobilisent. La troisième dimension du dispositif s’intéresse au « vécu » des acteurs éprouvant ce dispositif : chaque acteur, professionnel ou bénéficiaire, interprète de manière subjective les situations vécues dans le dispositif à partir de ses dispositions, sa trajectoire biographique, ses besoins et ses aspirations confrontés aux représentations des autres (Albero, 2010). Il est possible de comprendre les vécus des formateurs, des concepteurs, des stagiaires. Dans notre cas, nous nous intéresserons en particulier au vécu des formateurs et des stagiaires pour connaitre les effets de l’action pédagogique en termes de développement professionnel des enseignants novices, ce qui précisément fait (ou pas) dispositif.
14Les dimensions du dispositif sont en relations réciproques, elles se répondent, s’ignorent parfois ou se contredisent. Des logiques d’actions sont sous-jacentes aux dimensions constitutives du dispositif. Elles permettent la description et l’analyse des convergences et des divergences dans le dispositif. La logique d’action épistémo-axiologique est associée à la dimension « idéelle », la logique instrumentale est liée à la dimension « fonctionnel de référence » et la logique existentielle à la dimension du « vécu ». Dit autrement, chaque dimension est agie par une logique d’action sous-jacente. Cet ensemble, les dimensions associées aux logiques, constitue des « configurations d’activités » diverses, convergentes ou en conflit, mettant en visibilité la dynamique et les interactions d’un environnement de formation (Lameul, 2016). La convergence des dimensions et des logiques, c’est ce qui fait le dispositif.
15Un protocole de recueil et d’analyse des données a été mis en place afin de répondre à la question centrale guidant cette recherche, à savoir : dans quelle mesure l’action pédagogique GPS contribue-t-elle au développement professionnel et à l’émergence d’un style professionnel ? D’une part, un questionnaire a été adressé aux professionnels en formation (n=113), d’autre part, des entretiens semi-directifs ont été menés par des formateurs de l’Éspé auprès d’enseignants stagiaires (n=12). La diversité des profils retenus a permis de recueillir le vécu d’individus des différentes filières, professionnelles et technologiques, et de différentes disciplines. Pour appréhender plus globalement le dispositif dans ses dimensions et logiques et afin de compléter ce recueil de données, des entretiens ont également été menés auprès de formateurs de l’Éspé de la filière professionnelle ou technologique (n=3) animant cette action pédagogique.
16L’objectif central de l’analyse des situations professionnelles dans les Éspé est de faciliter l’entrée des stagiaires dans le métier d’enseignant en s’appuyant sur la « réalité scolaire » vécue en stage ou dans des expériences antérieures. Il ne s’agit pas d’imposer une pédagogie par le contenu mais de favoriser la production contextualisée de savoirs (dimension idéelle du dispositif).
17L’action GPS relie théorie et pratique, dans une alternance dialogique, oscillant entre écrit, dit, pensé, écouté et envisagé. Elle consiste en une analyse collaborative de situations éducatives vécues (pour certains), des professionnels en formation. La rédaction de ces situations s’opère collectivement dans une didactisation d’une « situation de travail » (Mayen, 2012).
18Un élément central partagé par les formateurs est la constitution d’un protocole permettant à chacun d’accompagner la réflexion et la production collective des stagiaires (dimension du fonctionnel de référence des formateurs). Ce protocole décrit les étapes de l’enquête à mener. Du point de vue de la temporalité de l’enquête, l’action pédagogique se déroule en quatre séances. GPS tente d’analyser des situations éducatives indéterminées, complexes, sensibles ou délicates voire cruelles. Le travail d’enquête (Dewey, 1938) sollicite une pédagogie de l’étonnement comme « moteur potentiel de l’apprentissage » (Thievenaz, 2017). C’est l’expérience vécue par un individu qui est élaborée par le collectif et communiquée à et par des pairs. La première étape a pour objectif de choisir une situation. Au cours de la première séance, les situations vécues et considérées comme potentiellement formatrices sont exposées collectivement. Chacun se positionne ensuite sur une situation à développer en fonction de ses intérêts, des possibilités d’associations avec d’autres professionnels en formation, le tout dans une coopération et une négociation supposées. Selon les consignes données par les formateurs (tension possible sur la dimension idéelle), les groupes devraient être constitués d’individus venant de différentes disciplines : professionnelle, technologique, lettres-histoire, mathématiques-sciences, métiers de l’hôtellerie, etc. Une fois réunis en trinômes, les professionnels en formation peuvent décrire et écrire finement cette situation (éléments indicatifs donnés dans la consigne par le formateur : contexte de l’action, temporalité de l’action, lieux, acteurs, période de l’année, action de l’enseignant, etc.). Il est alors possible de dégager les premières questions en lien avec cette situation. La deuxième séance permet d’aller étudier les éléments réglementaires mis en jeu par cette situation pour éclairer la situation éducative dans ses ambiguïtés et sa complexité. En parallèle des quatre séances, les professionnels en formation sont invités à questionner leurs collègues, personnels d’enseignement et d’éducation. Se dégagent des pistes de résolution à évoquer explicitement dans leur document. Enfin, le traitement de la situation doit aboutir à un positionnement par rapport à cette situation des professionnels en formation. À l’issue de la deuxième séance, les professionnels en formation doivent rendre leur production à leur formateur dans le cadre d’une évaluation sommative. En général, ils ont décrit leur situation, dégagé des problématiques et identifié des textes réglementaires. Cette évaluation se veut un échange entre le formateur et les professionnels en formation. Les commentaires du formateur peuvent enrichir l’écriture de la production dans une logique de co-écriture (vécu d’un formateur). Les séances suivantes, la production doit être enrichie par des ressources universitaires et doit aboutir à leur positionnement par rapport à cette situation problème. Certains formateurs peuvent parfois prévoir un temps d’échange entre les sous-groupes afin d’exposer et d’échanger sur la singularité des situations.
19L’action pédagogique GPS mobilise l’écrit par la narration d’une situation professionnelle. Le style d’écrit s’apparente au récit professionnel à visée didactique (Beaujouan et Daniellou, 2012), en tout cas, dans les principes directeurs de la dimension idéelle. La première est la finalité du récit. Le récit répond à une consigne (protocole) et sous-tend des objectifs de formation évoqués précédemment. La seconde correspond à la mise en scène de plusieurs actions temporellement ordonnées constituant une activité. La troisième est l’implication d’agents humains dans ce qu’il est possible de nommer un métier adressé à autrui. La quatrième propriété correspond à la transformation des prédicats, c’est-à-dire à la mise en visibilité de la dynamique de l’être, de l’avoir ou du faire des acteurs impliqués. Le récit est structuré : situation initiale, péripétie, situation finale (cinquième propriété). L’intrigue constitue la sixième propriété. Elle se traduit par une épreuve voire par un problème de l’enquête. Enfin, la septième propriété coïncide à l’évaluation finale, c’est-à-dire aux différentes évaluations mises en œuvre par les formateurs (formatives et sommatives).
- 3 Le style professionnel est propre à chaque individu et constitué de « retouches du genre » par l’in (...)
20Le travail d’écriture est central (dimension idéelle du point de vue des formateurs) car il mobilise les auteurs et permet un dévoilement des émotions, de la singularité ou des dilemmes d’un individu (Barré - De Miniac, 2015). Le dispositif GPS vise à favoriser la mise en mots et l’émergence de styles d’actions ou de styles professionnels3, c’est-à-dire d’affranchissement à l’égard de certaines contraintes. En discutant et en échangeant avec des collègues dans l’optique d’écrire, les professionnels en formation débattent également du genre professionnel entendu comme un ensemble de pratiques et de discours, en constante évolution, pour exercer un métier (Clot et Faïta, 2000). Le genre professionnel correspond à la dimension transpersonnelle du métier, c’est-à-dire à ce que partagent les enseignants dans l’exercice de leur métier.
21D’un côté, le pouvoir du langage et la mise en mots permettent une reconfiguration de l’expérience et sa transformation en savoirs pratiques voire académiques. « L’expérience peut être dite, elle demande à être dite. La porter au langage, ce n’est pas la changer en autre chose, mais en l’articulant et en la développant, la faire devenir elle-même » (Ricoeur, 1986, p. 56). De l’autre, le recours à l’écriture se justifie par la puissance de cet « instrument cognitif de développement professionnel » (Crinon et Guigue, 2006). L’écriture enrichit, complète, approfondit l’oralité dans un écho silencieux mais transformateur. Le récit professionnel constitue un instrument au service de l’enquête. Il favorise une incorporation de pratiques professionnelles en construction. Les échanges entre pairs, avec le formateur, les différentes étapes d’écriture et les relectures favorisent la reconnaissance de l’émergence d’une professionnalité (Jorro et de Ketele, 2011), entre genre professionnel et style d’action. En ce sens, le récit professionnel entendu ici établit une trace élaborée collectivement d’une expérience singulière.
22Ce dispositif doit agir en faveur du développement professionnel des enseignants défini par la suite comme « un processus individuel, structuré socialement, de changement de pratiques et d’acquisition progressive de compétences reconnues par la personne elle-même et par la communauté professionnelle dans laquelle la personne prend une part active et s’engage » (Lameul, Peltier, Charlier, 2014, p. 102).
23Pour rappel, 12 entretiens semi-directifs ont été effectués en parallèle des questionnaires par les formateurs menant le dispositif afin de répondre à la question de recherche, à savoir : dans quelle mesure l’action pédagogique GPS contribue-t-elle au développement professionnel et à l’émergence d’un style professionnel ? Selon les résultats issus du questionnaire (pour rappel, passation auprès de 113 individus), l’écrit oblige à structurer les propos des professionnels en formation (6 individus l’évoquent, donnée qualitative issue du questionnaire). Elle permet de garder une trace de la réflexion engagée oralement (13 individus, donnée issue du questionnaire). Le passage par l’écrit empêche toute instantanéité ou tout jugement trop hâtif. Cette trace, matérialisation d’une réflexion à la fois individuelle et collective, favorise la distanciation et la maturation de la réflexion.
24Les enquêtés soulignent l’importance de cette matérialité, de l’écrit comme trace organisée de sa pensée (données issues du questionnaire). Les individus écrivent ce qu’ils pensent avoir vécu. Face au sérieux de l’écrit, la « trivialité » de l’oral est proposée par une minorité (n=4, donnée issue du questionnaire) afin d’éviter cette épreuve. L’oral est jugé comme plus « ludique » car l’écrit « demande un travail supplémentaire » ou une « charge supplémentaire ». Cette conception renvoie à la pénibilité du travail durant cette année de stagiarisation. L’écrit est une forme habituelle utilisée à l’université comme le souligne un enquêté : « encore un écrit, après 8 ans d'université, on est habitué ».
25Si pour une majorité de professeurs stagiaires, l’écrit dans cette action pédagogique a des effets indéniables, pour une minorité (n=4), il aurait été possible de se passer de l’écrit. « L’oral est suffisant » affirme un répondant (donnée issue du questionnaire). Le produit issu de la réflexion semble plus important à leurs yeux que le processus.
26De manière générale, il est possible d’affirmer que l’accumulation des écrits dans l’année universitaire (et l’évaluation sommative associée) semble nuire à la production et à la conduite de toutes ces activités en parallèle : en établissement et à l’Éspé. Une certaine lassitude est exprimée (données issues du questionnaire). Selon certains enquêtés, le temps de l’action n’est pas assez privilégié. Le temps de la réflexion jugé « excessif », s’il est mené, devrait s’occuper de l’ici et du maintenant. Pour une minorité, le rôle joué par l’écrit est impensé voire ignoré. Il suffirait de connaître, c’est-à-dire de prendre connaissance, des recettes déjà établies pour pouvoir les appliquer. L’idée est donc de disposer de recettes et de non de les penser, les écrire et donc les produire pour les adapter en situation.
27Ces témoignages semblent oublier le couplage application de règles d’action et d’intelligence au travail. La production de savoirs réalisée par les travailleurs se déroule dans un rapport singulier à la tâche. S’il existe des règles d’action, des règlements, etc., le sens de l’activité éducative est produit par l’enseignant lui-même.
28Ils sont nombreux à avoir repris les études ou la formation de l’Éspé suite à une transition professionnelle (seuls 8,5% ont moins de 25 ans). Les enquêtés évoquent un besoin « d’épanouissement professionnel » (parole d’enquêtée) ou « d’apporter quelque chose » (parole d’enquêtée). Ils souhaitent désormais exercer un métier avec du « sens » où ils pourront s’épanouir professionnellement (concilier vies professionnelle et personnelle). Ce nouvel engagement doit nécessairement être questionné par les pédagogies universitaires mises en œuvre par les formateurs soucieux de proposer des activités professionnalisantes adaptées. La logique existentielle des professionnels en formation devrait permettre l’actualisation de la dimension instrumentale des pédagogies universitaires.
29Le rythme d’écriture des groupes (observations des formateurs) semble être dicté par des contraintes liées à l’exercice du métier d’enseignant novice. Le métier d’étudiant rentre en concurrence avec l’apprentissage du métier d’enseignant. Il vaut mieux perdre la face à l’niversité que perdre la face en classe, question de pouvoir notamment : pouvoir à ne pas perdre face aux élèves et pouvoir gagné sur les formateurs (renversement de la relation d’asymétrie). Dans les discours, les professionnels en formation ne reconnaissent pas le rôle crucial de l’université dans leur développement professionnel alors même que cette dernière tient une place centrale. Les temporalités du « faire classe » et de la professionnalisation par et à l’université restent en tension. Cet exemple illustre ce qui ne fait pas dispositif dans cette action pédagogique.
30Au contraire, pour certains groupes, plusieurs stratégies de collaboration (ou non) ont été mises en place (vécu des professionnels en formation). Un seul groupe (parmi les enquêtés, n=12) a fonctionné dans une écriture collaborative synchrone. Il a écrit ensemble pendant les séances et en dehors des séances chacun a travaillé sur une partie spécifique.
31Pour trois groupes, une personne du sous-groupe s’est chargée de coordonner les différents écrits individuels afin de rendre cohérente et lisible l’écriture du groupe. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une écriture collaborative synchrone ou asynchrone mais d’une accumulation de différents écrits. Afin de répondre aux normes universitaires (normes de présentation comme la mise en page, la pagination, les citations ou le plan d’écriture), ces individus ont modifié ou harmonisé l’écrit de leur collègue afin « d’être efficace pour le lecteur [formateur évaluateur] » (parole d’enquêtée). Ces personnes, qu’il serait possible de nommer « coordinateurs d’écriture », s’attribuent des compétences en écriture (le bien écrire) acquises durant leur cursus universitaire notamment. Cette logique instrumentale s’oppose à une logique existentielle d’écrire pour apprendre ou d’écrire pour se professionnaliser. Cet élément questionne également la continuité entre littéracies premières et littéracies universitaires. Quelle place et quelle articulation entre mondes scolaire, universitaire et professionnel ? Pour quel accompagnement ?
32La visée de l’évaluation sommative semble parfois contre-productive en empêchant un travail approfondi par et dans l’écriture. D’une part, l’écrit est rendu « beau » par les professionnels en formation afin de répondre aux normes universitaires (logique instrumentale). D’autre part, toute co-écriture avec les formateurs de l’Éspé (dimension idéelle des formateurs) semble impossible (vécu des professionnels en formation). Peut-être est-il possible de suggérer un accompagnement plus soutenu de l’écriture par les formateurs afin de concilier la dimension idéelle et la logique existentielle des professionnels en formation.
33Le travail engagé dans le cadre de cette action oblige les professionnels en formation à échanger, à débattre et à exposer une part de soi à autrui. Or, en début de carrière, il n’est pas aisé de montrer ses faiblesses, ses incertitudes en vue de construire de nouvelles pratiques (vécu des stagiaires). Il faut pourtant se frotter à la réalité pour saisir la complexité des situations vécues et ainsi apprendre des situations.
34Par ces échanges, le projet GPS contribue à acquérir un répertoire de situations ou permet d’élaborer des familles de situations. Ce projet doit se prolonger par la création prochaine d’un site web interactif. Il permettra, entre autres, de relater des situations, de les analyser, de se positionner (affirmation d’un style d’actions) en tant qu’acteurs de l’éducation, enseignant, principal, assistant d’éducation, parent, etc.
35Cette action permet de trouver un sens collectif à son agir professionnel et de s’inscrire dans une dynamique de travail. La première étape du protocole permet déjà de se projeter dans une situation déjà vécue ou qui pourrait arriver à tout enseignant entrant dans le métier ou plus largement à tout enseignant en lycée professionnel et technologique. « Je sais que je ne suis pas seule » (parole d’enquêtée).
36Pour favoriser ces échanges, les individus constituent eux-mêmes des groupes avec pour consigne, plus ou moins injonctive selon les formateurs, de former des groupes pluri-disciplinaires. Cette notion est centrale puisque tous les mercredis, les professeurs d’arts appliqués se regroupent à l’Éspé, tout comme ceux d’hôtellerie-restauration, lettres-histoire, etc. autour de leur discipline. Les échanges et l’écriture se produisent donc en sous-groupe (trinôme pour rappel). Cette mixité favorise la réflexion sur le métier ; elle permet « d’utiliser et de s’approprier le vocabulaire de notre nouvelle profession » (enquêté ayant exercé une autre activité professionnelle, donnée issue du questionnaire). L’altérité inhérente aux débats peut constituer une clé permettant de remettre la « dispute professionnelle », c’est-à-dire de questionner ce qui fait le métier (Clot, 2014), au cœur d’une logique de professionnalisation collective et coopérative.
37Si les échanges semblent riches et féconds, le problème soulevé par les formateurs et les professionnels en formation (vécu partagé) est parfois le peu de temps laissé aux débats sur les processus de réflexion et d’écriture. Ce fait renforce l’idée de l’importance du produit évalué (la production finale) par rapport aux processus. La logique existentielle des professionnels en formation mériterait être articulée à la logique instrumentale du dispositif afin de soutenir la dimension idéelle.
38« Ça parle de nous » comme le souligne un enquêté. L’action pédagogique GPS quand elle se constitue en dispositif se réfère explicitement à la pédagogie du familier de Cousinet. Il ne s’agit pas d’évoquer du concret mais du proche, du familier, du quotidien, de l’ordinaire en situation, de la situation ordinaire de travail. Il faut souligner une date fondatrice citée à plusieurs reprises par les concepteurs de cette action : le 13 novembre 2015. Cette période expose les enseignants à des situations délicates, à titre d’exemples, nous pouvons citer le refus des élèves d’entrer dans certaines activités (sportives, musicales) ou la remise en cause de principes sociétaux tels que la laïcité. À l’issue de cette période, les enseignants sont revenus à l’Éspé avec de multiples situations problèmes les engageant dans de multiples enquêtes. Les réponses individuelles à ces questions ne peuvent être satisfaisantes. Le collectif en formation (et plus encore) au travail peut élaborer des pistes de réflexion et d’actions, c’est la force de ce dispositif. De plus, il permet un partage social des émotions (Rimé, 2009) entre collègues autour d’une situation.
39Les émotions sont parfois un moteur de l’enquête. Ainsi, 29,2% des interviewés (données issues du questionnaire, vécu du dispositif) évoquent avoir partagé sur leur situation avec des proches. Une enquêtée précise avoir partagé sa situation avec des proches et sa famille avant, pendant et après l’analyse de situation GPS. Il s’agit d’un partage social des émotions, partage qualifié de primaire car partagé entre un des acteurs de la situation et ses proches. Il permet de partager un quotidien « chargé » émotionnellement pour apaiser la perception de ce quotidien. Ces échanges contribuent à la construction et à la perception de la réalité par un ancrage social. Le caractère social de la situation est réaffirmé ; l’expérience est toujours une coexpérience. Le partage social des émotions contribue ainsi au dialogue propre à l’alternance intégrative (Denoyel, 2014).
40« Grâce à cette analyse, je n’ai pas appris à gérer dans l’immédiat. La confrontation avec le réel et le travail de réflexion engagé m’a permis de savoir gérer » (parole d’enquêtée). Elles sont trois enquêtées à indiquer avoir rencontré dans leur établissement la situation analysée à l’Éspé. Et toutes les trois ont « fait toutes les erreurs qu’il ne fallait pas faire », celles analysées précisément par GPS. Cette confrontation au réel doit permettre d’actualiser et de consolider les concepts en actes à la suite des premières conceptualisations par l’analyse des situations à l’Éspé. Cette confrontation et ce travail d’inférence à réorienter contribue à l’émergence d’un style professionnel. « Entre ce que l’on écrit, ce que l’on imagine et gérer l’urgence, ce n’est pas tout à fait la même chose » (parole d’enquêtée). Le pouvoir d’agir se développe par une alternance entre apprentissage sur et apprentissage dans la situation.
41Pour reprendre les principaux éléments énoncés dans cette partie, la place de la narration dans cette pédagogie universitaire est centrale. Le niveau de compréhension de l’écrit et le rapport à l’écrit constituent des facteurs déterminant dans la réussite universitaire. Le métier d’étudiant confronte les individus à l’écrit sous des formes variées : mémoire universitaire, portefeuille de compétences ou démarche de validation des acquis, évaluations (les « partiels »), productions de dossiers thématiques, etc. Toutes ces pratiques tentent de concilier apprentissage d’objets, transformations de représentations ou développement des sujets par la prise en compte des trajectoires biographiques et identitaires des êtres humains. Il semble contribuer à la transformation de l’expérience des professionnels en reconfigurant ainsi les logiques d’action.
42Cet article a tenté d’exposer les effets professionnalisants de l’écrit et l’écriture dans une action pédagogique à destination de professeurs des voies professionnelles et technologiques. L’usage de l’écrit dans ce dispositif favorise, comme d’autres instruments ou moyens mis en œuvre par l’université (mémoires de fin d’étude, portfolio, etc.), l’émergence du praticien réflexif.
43Afin d’articuler la dimension du vécu à la logique instrumentale, un véritable travail collectif de délibération sur les idéaux de ce qui « fait dispositif » semble nécessaire. Peut-être est-il possible d’émettre l’hypothèse, formulée également par les professionnels en formation, de la nécessité de multiplier des écrits professionnalisants de ce type afin de concilier habitude, réflexivité et délibération (Héran, 1987). Ainsi, il semble nécessaire de favoriser des configurations d’activités en formation où l’accompagnement de l’écriture par les formateurs oscille sensiblement entre conseiller, veiller sur et surveiller (Paul, 2004) afin de soutenir l’émergence d’un style professionnel. Favoriser le pouvoir d’agir des enseignants passerait ici par un pouvoir d’écrire accompagné par les formateurs de l’Éspé et plus largement par le collectif d’enseignants en formation.
44Les pédagogies universitaires mobilisent parfois la logique instrumentale (écrire pour être évalué) au détriment de la logique existentielle (écrire pour apprendre) (Russell, 2012). L’évaluation sommative prend le pas sur les logiques de développement professionnel (Bedin, 2009). Or, l’action nommée GPS propose un renversement, en prenant en compte l’expérience des professionnels en formation, en misant sur l’alternance et en pariant sur la dimension collaborative en formation et au travail. C’est peut-être cette dernière dimension qui mériterait de plus amples réflexions. L’écriture collaborative constitue une épreuve à transformer en expérience collective afin de questionner le genre et mettre en perspective le style professionnel des enseignants en lycée professionnel ou technologique. C’est un beau défi pour favoriser le croisement des trois dimensions du dispositif : de l’idéelle au vécu des acteurs en passant par les règles de fonctionnement.
45Cette action pédagogique est ambitieuse, du point de vue des idéaux : collaborer entre l’ensemble des acteurs de l’éducation, personnels enseignants et d’éducation, parents, associations constitue un beau défi. Un projet en cours de réalisation d’un site web interactif ouvert à tous les acteurs, au sens large (enseignants, rectorat, parents, etc.) permettant de réfléchir collectivement et de manière collaborative à des situations éducatives est certainement un acte militant fort et salutaire favorisant l’écrire pour apprendre. Il permettra en outre de s’attaquer au métier d’enseigner pour l’exercer pleinement, et éprouver ainsi les « limites » du métier, pour reprendre les propos de Clot.