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Recensions autour de l’ouvrage À côté de Freinet, d’Henri-Louis Go et Xavier Riondet

La machine Freinet : une aventure intellectuelle

The Freinet machine: an intellectual adventure
Henri-Louis Go et Xavier Riondet
p. 125-131

Texte intégral

  • 1 Cités dans l’ordre où ces recensions sont présentées dans ce numéro d’Éducation & Didactique.

1Avant toute chose, nous remercions chaleureusement les trois chercheurs qui ont accepté la sollicitation d’Éducation & Didactique pour offrir une recension critique des deux volumes de notre ouvrage À côté de Freinet (2020) : Jean-François Dupeyron, André D. Robert et Didier Cariou1. Nous remercions également la revue Éducation & Didactique et notamment Gérard Sensevy de nous donner l’occasion d’un débat à propos de cet ouvrage. Nous sommes honorés par les remarques laudatives énoncées par chacun des recenseurs et espérons qu’elles contribueront à donner envie de lire l’ouvrage dont il est ici question et dont nous savons bien qu’il constitue une sorte de pensum compte tenu de sa taille. Clément Rosset le disait, c’est une vertu que de savoir produire des écrits courts. Mais l’ambition d’un tel ouvrage impliquait d’en assumer une double conséquence : i) son caractère inévitablement volumineux ; ii) la probabilité d’autant plus grande de ses « imperfections ». C’est ce dernier point qui retient bien sûr notre attention à la lecture des trois recensions présentées.

  • 2 Le jeu social consiste, comme le dit Robert Brandom, à (se) donner et demander des raisons les uns (...)
  • 3 En France : Institut Coopératif de l’École Moderne (ICÉM).

2Jean-François Dupeyron a tout de suite perçu de quoi il est question dans À côté de Freinet : une « histoire de fidélité ». Nous pourrions dire mieux : une histoire d’admiration. Or, si elle n’est pas chiche en remue-ménage régressif ébouriffé, notre époque reste avare en sentiment d’admiration, il y a même parfois un certain snobisme dans le milieu de la recherche à afficher de la mesure, voire une paradoxale réticence de surplomb envers ceux qui font quelque chose de remarquable. Il s’agit d’une avarice en sentiment esthétique. Tant pis, nous persistons et signons : il fallait qu’enfin soit rendu un hommage appuyé à l’œuvre freinetienne comme telle, mais un hommage scientifique. La suspicion d’hagiographie est forcément en embuscade, nous le savions, et André D. Robert est fondé à y insister : la question du rapport au père est posée. Nous ne l’esquivons pas, bien au contraire, puisqu’elle constitue l’une des raisons que nous demandons2 aux freinétistes du Mouvement Freinet3. Nous ne nous positionnons pas, comme le reconnaît André D. Robert, dans une perspective d’orthodoxie, mais ce que nous questionnons dans ce livre c’est le tournant pris par le Mouvement Freinet qui s’est installé dans une ambiguïté répétitive à l’égard du fondateur : revendication de filiation en même temps que refus de prendre en charge les significations d’une telle identité, et les limites qu’elle impose. Nous souscrivons donc pleinement à l’idée d’André D. Robert : s’il n’est pas que cela, notre livre est bien un « tombeau d’Élise et Célestin Freinet ». Nous pourrions assumer de dire, comme Jean Ristat dans le Tombeau de Monsieur Aragon : « nous écoutons ces voix anonymes décider/du bien et du mal comme un tribunal mêler/les dates les circonstances lancer un crachat » (1983, p. 22). Élise et Célestin, inséparables, reposent dans le même tombeau du petit cimetière de Gars, non loin de leur fille Madeleine. Histoire de leur vie, c’est notre livre.

3Leur dévouement à la culture d’école primaire, cela dit, et parce qu’ils avaient acquis l’expérience de ce que peut être une praxéologie révolutionnaire de cette école, se comprend, comme l’avance de façon très convaincante André D. Robert, dans le contexte de l’époque : les Freinet regardaient donc d’assez loin, en effet, les débats qui concernaient l’accès du grand nombre au second degré.

  • 4 Notamment lorsque l’on s’intéresse à l’histoire des débats, des controverses, des mobilisations, de (...)

4C’est d’ailleurs aussi ce qui peut nous aider à comprendre l’expérience de Vence dans ses liens évidents avec ce que Jean-François Dupeyron appelle les pédagogies ouvrières, socialistes et libertaires. En effet, ce que l’on appelle « la pédagogie Freinet » (dans la mesure où elle est un véritable système didactique et un réseau d’institutions) plonge ses racines et son inspiration dans le mouvement social, dans les expériences révolutionnaires et coopératives. La filiation entre Paul Robin (1837-1912), Sébastien Faure (1858-1942) et Célestin Freinet est à ce titre évidente. Certes, la culture ni d’Élise Lagier-Bruno ni de Célestin Freinet n’est au départ ouvriériste : tous deux sont issus de milieux paysans de l’arrière-pays provençal. Ils n’ont donc pas été formés dans les luttes de masse urbaines. Mais il ne se sont pas moins subjectivés pour autant auprès du grand courant révolutionnaire qui a emporté la Russie en 1917 comme leur idéal de transformation sociale – quels que soient les désaccords émis par Freinet à l’égard de certains aspects des expériences pédagogiques soviétiques. Nous ne disposions pas de photographies des Freinet martelant le sol des rues avec des centaines ou milliers d’autres anonymes. En existe-t-il ? Nous ne le savons. S’y trouvaient-ils ? On peut le supposer, ne serait-ce que parmi les cortèges syndicaux. On touche ici aux limites de l’étude des trajectoires et de la prise en compte de la dimension biographique. Il n’est jamais possible de reconstruire totalement un parcours de vie. Peut-être d’autres, après nous, trouveront-ils les matériaux archivistiques pouvant répondre à certaines de ces questions. Ces réponses appellent quelques remarques complémentaires. Il est vrai que la rencontre et l’union entre monde paysan et monde ouvrier était un enjeu de lutte important pendant l’Entre-deux-guerres et que Freinet s’y était investi. Par sa position, il était à la fois au contact et à la marge de ces mondes. Par-delà l’originalité et la dimension exceptionnelle des Freinet, il serait peut-être intéressant de réfléchir sur ces éléments à l’aune des notions de « transfuge », voire de « transclasse ». La prise en compte des réseaux de sociabilité et le poids des conjonctures sociales et militantes dans lesquelles s’inscrivent les pédagogues sont des aspects incontournables à prendre en compte et il est vrai que l’on a parfois eu trop tendance à étudier, de manière littéraire, les productions écrites des pédagogues en les déconnectant de la vie ordinaire et réelle. Les remarques émises dans les trois recensions montrent à l’évidence les nombreux chantiers qu’il reste à mener dans le champ de l’histoire de l’éducation francophone4. Jean-François Dupeyron parlait en d’autres circonstances d’un « changement de paradigme » dans son ouvrage sur l’école pendant la Commune en s’efforçant de travailler en marge des commentaires convenus sur les grands pédagogues, les pères fondateurs de l’école républicaine et les grandes réformes ayant contribué à l’école contemporaine. Dans tous les cas, ces remarques posent implicitement la question de la manière dont on peut travailler en histoire de l’éducation et celle de la place et du rôle que peut jouer l’histoire de l’éducation dans l’université, et plus particulièrement dans les départements et les laboratoires de sciences de l’éducation où elle survit difficilement, car on voit ici l’importance des dimensions sociale, culturelle, politique et polémique de la pédagogie qui sont aussi en jeu dans les processus et les pratiques de transmission culturelle.

  • 5 Voir : Castoriadis, C. (1996). La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe 4. Seuil.

5Reste l’essentiel problème de ce que l’on peut, avec quelque légitimité, appeler « pédagogie [des] Freinet » en suivant les différentes questions posées par les trois auteurs de recension pour À côté de Freinet. Pour y répondre, il nous faut faire un petit détour par l’évocation de notre crise de civilisation qui procède de ce que Castoriadis appela une « crise des significations imaginaires sociales5 » (1996, p. 23). Après la Seconde Guerre mondiale, la désagrégation des rôles traditionnels dans le système occidental a entraîné de nombreux effets délétères dans la culture en termes de désorientation et d’anomie dans une société en pleine décomposition.

  • 6 Go. H.-L. (2015). Aïkido, une méditation sur la violence (403-408). Dans B. Andrieu, (Dir.), Vocabu (...)
  • 7 Lacan, J. (1966). Écrits. Seuil.

6Si nous voulons partir de quelques constats empiriques, dans de nombreuses écoles de pensée traditionnelles, lorsque le fondateur disparaissait les disciples ou bien se déchiraient ou bien liquidaient l’héritage culturel. Nous prenions l’exemple au Japon des arts martiaux et de leur dérive sportive au xxe siècle, où les élèves ont allégé et déformé l’enseignement du maître6. Il faut évidemment se pencher sur les contenus de ces pratiques pour en percevoir l’appauvrissement. Ce même phénomène se voit aussi dans le domaine artistique en Inde, comme dans la musique classique et son style méditatif Dhrupad (dhruva-pāda) : à la mort du maître sa science a tendance à se perdre, pour diverses raisons, et les émules en sabordent l’héritage. C’est également le cas dans les pratiques du Yoga qui devraient être accompagnées d’une profonde et vaste philosophie, mais se transforment en petite gymnastique dans les Maisons des jeunes. Dans un autre registre pour un même phénomène, nous évoquions l’éclatement de l’héritage intellectuel et technique freudien, avec les déviations notamment américaines vers l’ego-psychology, et l’effort de Lacan pour retravailler les textes de « la tradition dont nous avons la garde7 » (Lacan, 1966, p. 216). Bref, nous pourrions continuer longuement à donner des exemples de ce qui se perd comme savoirs de toutes sortes et héritage culturel de l’humanité. Nous voyons une analogie qui donne à penser entre de tels exemples et le cas de la succession freinetienne. Avant donc de répondre à l’importante question que pose André D. Robert sur la possibilité d’envisager « alternatives, inspiration, propositions originales » dans le respect, demande-t-il, « de la ligne originaire », il faut se demander pourquoi cette ligne originaire ne serait pas correctement respectée, et au nom de quels arguments substantiels. Mais plus qu’une question de ligne, c’est une question de savoirs. La question convergente, présentée par les trois auteurs (Dupeyron, Robert, Cariou), doit selon nous être posée de façon inverse. Il existe alors plusieurs façons de la prendre en charge.

  • 8 Voir par exemple le mythique « fait du pluralisme » chez John Rawls.
  • 9 Philosophie de vie qui se pense évidemment, chez Freinet, comme un aspect d’une philosophie politiq (...)
  • 10 Camaraderie, autonomie et initiative sont trois valeurs essentielles corrélées dans le bilan de tra (...)
  • 11 Dans les années 2000, j’avais surnommé Freinet « l’homme frugal ». Cette image résume l’enjeu majeu (...)

7Un premier point serait de considérer qu’un siècle plus tard les préoccupations des époux Freinet ne nous sont pas exotiques, notamment « les questions de la santé dans la société comme à l’école, de la nécessaire modération de notre consommation, des conditions de travail dans les écoles, de la réhabilitation du travail dans la formation des enfants-élèves, de l’orientation vers une forme scolaire réellement émancipatrice », comme le suggère Didier Cariou. Or, aucun des écrits issus du Mouvement Freinet à propos de ce qui est souvent appelé, désormais, « pédagogie Freinet-pédagogie institutionnelle » (PF-PI) – en ne marquant plus de différence entre les deux syntagmes qui n’en font plus qu’un pour ce mouvement – ou autrement nommé « les pédagogies Freinet » – comme s’il était possible qu’une pédagogie identifiée se scinde en une diversité d’elle-même –, aucun écrit donc ne présente un système incluant les préoccupations signalées par Didier Cariou. Rappelons que ce que nous avons qualifié de machine Freinet engage en premier lieu une vaste critique des conditions matérielles d’existence des écoliers, bien avant de réfléchir à la pédagogie. De quoi ces conditions matérielles sont-elles faites concrètement ? Bien sûr de la classe sociale de l’élève, et particulièrement lorsqu’il s’agit du prolétariat, ce qui implique ses conditions de vie hors de l’école. Ensuite de l’implantation de l’école, de son architecture, du mobilier qui s’y trouve, et de son entretien. Pour continuer, de ce que l’on y mange et comment, mais aussi des rythmes que l’on y impose. Il est également question de la possibilité ou non d’en sortir et pour faire quoi. Dans une société où les inégalités ne cessent de s’accentuer, dans le contexte du stade final de l’anthropocène (que Stiegler écrit entropocène) et de la catastrophe écologique engagée, dans un contexte inquiétant vis-à-vis du maintien de la santé parce que les corps sont confrontés à une pollution omniprésente et sans précédent, dans une société qui détruit les capacités d’attention en abandonnant son école et qui aliène désormais à certains usages crétinisants du numérique, les préoccupations freinetiennes sont d’une incontestable actualité – et même nécessité – dans sa puissance d’invention et de bifurcation. Il s’agit donc de penser une alternative sérieuse à la forme scolaire dominante. Car l’acceptation généralisée, aujourd’hui, de l’oppression scolaire signe en réalité le plus grand des conformismes à l’heure où l’on se targue, dans notre société dite démocratique et libérale8, des plus grandes libertés, qui est aujourd’hui au mieux une oligarchie libérale et en fait, comme le souligne Jacques Rancière, une forme de monarchie – la « république » ayant été instaurée par les monarchistes contre les révolutionnaires de 1848. Dans les années 1930, Freinet réfléchissait au développement de ce qu’il appela une « sagesse organique » (Go et Riondet, 2020, I, p. 402) qui soit une démarche matérialiste de régénération pour l’émancipation individuelle et collective. Dans l’actuelle dégénérescence civilisationnelle, comment ne pas regarder avec intérêt une telle philosophie de vie incluant l’éducation scolaire9 ? Le refus freinetien de se soumettre à l’ordre capitaliste se traduit par son inventivité dans des institutions qui éduquent aux prises d’initiatives10. Le pas de côté expérimenté par les Freinet, bien différent d’ailleurs du modèle de vie envisagé au sein du Parti Communiste, implique la mise en question du mode de vie produit par le capitalisme et la bourgeoisie – mode de vie basé sur l’idéologie du « progrès » et de la consommation que n’a jamais remis en cause le PC11. Le capitalisme a avant tout besoin de conformisme, et c’est là que l’héritage freinetien continue de nous interpeler : que faisons-nous, qu’inventons-nous dans notre vie pour échapper à ce conformisme généralisé ?

  • 12 « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change ».
  • 13 Freinet, É. (1966). La part du maître. BEM 40-41.
  • 14 C’est d’ailleurs la démarche déjà exposée dans Freinet à Vence en 2007. Ayant constaté dans les ann (...)

8Un autre point, lié aux remarques précédentes, serait de s’arrêter sur l’obsessionnelle manie du changement, dont nous avons connu la plus extravagante expression en politique avec le slogan « Le changement, c’est maintenant ». En fait de changement, le paradoxe est qu’il n’y a rien de plus permanent, sous le règne du management, que le changement. C’est la fameuse assertion de Tancredi dans le film de Visconti tiré du roman Le guépard : il faut que tout change pour que rien ne change12. La manie de vouloir toujours « tout » changer est la meilleure garantie pour que sur le fond n’ait lieu aucune transformation. Le règne de la mode et du « nouveau » entretient l’écran de fumée qui occulte l’immobilité de tout. Ou plus exactement l’érosion de tout ce qui a pu être, à un moment de l’histoire, institué avec intelligence. Évidemment cet immobilisme taraudé par l’entropie profite encore un peu à quelques-uns. Que l’on se demande par exemple à qui profite la régulière détérioration de la sociale – dissimulée sous des couches successives de « changements » justifiés à grand renfort de rhétorique – depuis son institution en 1945. Le changement confine à cette mauvaise pente de l’histoire récente qui consiste en la perspective d’être occupé à créer indéfiniment du nouveau, et notamment du nouveau technologique. C’est ainsi que se sclérose l’imaginaire social et que s’étend partout l’ombre de l’insignifiance. C’est ainsi que vidée de toute énergie instituante, la « pédagogie Freinet » aujourd’hui est sans inspiration et ne propose rien d’original, comme nous l’avons soutenu dans l’avant-propos de À côté de Freinet (p. 137). Les pratiques d’enseignement que l’on désigne par « pédagogie Freinet » ont pour principale caractéristique d’avoir oublié la plus grande part du sens et des raisons d’être de cette pédagogie ainsi que de sa logique didactique en tant que système d’institutions. Élise Freinet en avait déjà en 1966 une perception lucide : « cette sous-estimation de l’œuvre théorique de Freinet est pour ainsi dire devenue classique pour la masse des nouveaux venus dans notre mouvement pédagogique. Les sots se feront même un jour un point d’honneur de l’ignorer »13. De fait, la question ne se pose donc pas pour nous en termes d’autorisation ou non de « positionnements autres », comme se le demande André D. Robert, dans la mesure où ce que nous analysons s’appuie sur des constats empiriques d’interprétations effectivement aussi diverses qu’iconoclastes. Cela ne signifie pas pour autant que la pédagogie d’Élise et Célestin Freinet s’inscrive dans « une alternative du tout ou rien », comme le redoute André D. Robert, et qu’elle ne tolèrerait par principe aucune dérogation. Disons-le à nouveau : nous ne partons pas de l’exposé d’une doctrine fermée et absolue pour mesurer les éventuels écarts à la norme chez ceux qui s’en recommandent. Nous faisons l’inverse, nous partons du constat de l’absolue compatibilité de ceux qui se réclament de Freinet avec ce que les Freinet ont toute leur vie combattu. D’où l’importance de remonter à la source de leurs raisons et donc de leurs pratiques afin de comprendre en quoi ces pratiques et ces raisons nous sont encore aujourd’hui nécessaires14.

9Notre problématique ferait plutôt fond sur celle traitée par Alain Badiou dans son séminaire (2021-2022) à La Commune (Centre dramatique national) d’Aubervilliers : Comment vivre et penser en un temps d’absolue désorientation ? C’est pourquoi la question que pose Didier Cariou est si difficile : « entre le repli sur la seule école de Vence et la dilution dans l’Éducation nationale à quelles conditions pouvons-nous construire une institution scolaire garante d’une forme scolaire garantissant de réels apprentissages ? » Et c’est, pour répondre également à André D. Robert, la « voie correcte » que nous cherchons. Cette voie comporte deux aspects, deux dimensions. Le premier aspect, qui se comprend, est la préservation locale, à Vence, d’un patrimoine historique matériel – puisque l’École Freinet est classée au patrimoine du xxe siècle – mais aussi immatériel – puisqu’un texte ministériel de 1991 exigeait la préservation de la pédagogie voulue dans cette école par Élise et Célestin Freinet. Nous faisons partie d’un collectif qui s’emploie donc à préserver localement cet héritage, y compris contre l’Institut Coopératif de l’École Moderne qui a tenté de s’y opposer pour substituer à ce que certains de ses militants considèrent comme un « musée », une pédagogie dans le vent de la mode actuelle. Le deuxième aspect de notre travail, sa deuxième dimension, consiste à traiter cette pédagogie spécifique, une fois objectivée, comme un pattern pour penser de possibles traductions en milieu ordinaire. Voyons brièvement ce que cela implique. D’abord du point de vue mésologique, cela implique de faire passer au premier plan une lutte politique en faveur de la profonde transformation architecturale des écoles. Une telle transformation suppose, pour les communes et pour l’État, d’œuvrer en faveur d’une révolution écologique et l’on voit bien que la problématique scolaire s’inscrit dans une problématique politique d’ensemble : restructurations profondes de l’urbanisme, végétalisation systématique, implantation de la vie animale en ville, aménagement et ouverture de l’espace scolaire, liens multiples avec les associations susceptibles de forts partenariats avec l’école, développement des jardins potagers, transformation de l’éducation à l’esprit scientifique, modification radicale de l’alimentation scolaire, etc. Comme nous le voyons, ce combat primordial des Freinet pour lequel ils ont ouvert la voie en 1934 avec un admirable courage, doit continuer plus que jamais de nous inspirer. Mais ensuite, du point de vue philosophico-didactique, les pistes de traduction du pattern en milieu ordinaire impliquent de rompre, en pratique, avec des techniques et dispositifs faussement « émancipateurs », notamment s’ils comportent une idéologie de compétition réintroduite en contrebande comme dans les pseudos plans de travail, les diverses activités évaluées, les « ceintures de couleurs », etc. Rompre également avec le moralisme et l’édification citoyennes qui ont envahi l’espace de la parole critique des réunions de coopératives devenues des « conseils », rompre avec l’instauration de « règles de vie » et les dispositifs de sanction, autant de pratiques parfaitement contradictoires avec la pensée freinetienne et qui n’ont donc pas à être reconnues en tant que « propositions originales » inspirées de Freinet. Rompre, enfin, avec le morcellement et l’émiettement de ce système didactique conduisant à ce que n’importe quel enseignant pratiquant dans sa classe n’importe quelle « adaptation » qu’il nommerait « pédagogie Freinet » puisse être jugé légitime. Le système didactique freinetien n’est pas un bricolage et ne peut être traité comme tel. Il exige donc une suffisante rigueur dans sa mise en œuvre, rigueur qui suppose une pensée exigeante dans l’analyse des conditions de possibilité de sa mise en pratique. C’est tout cela que nous avons résumé par pratique correcte, et c’est donc le contraire d’un dogme à appliquer de façon servile. La servilité consiste pour nous à ne pas se donner les moyens d’une lutte significative contre les méfaits de la forme scolaire dominante, qui est la forme républicaine. Pour répondre à l’inquiétude d’André D. Robert, il n’y a donc ni édiction ni éviction dans notre position. C’est bien l’inverse qui s’est historiquement passé : Élise Freinet elle-même, puis les enseignantes de son école ont été raccompagnées à la porte de l’Institut Coopératif de l’École Moderne après la mort du fondateur.

  • 15 C’est bien ce qui est au cœur de différentes réflexions autour des mots « révolution » et « émancip (...)

10C’est un problème relativement commun dans les mouvements pédagogiques historiques se distinguant par la référence à un nom propre. Ici le nom « Freinet » correspond à la fois à des vies précises (notamment celles des Freinet), à une expérience concrète (l’École Freinet à Vence) et à un mouvement pédagogique. Si en histoire des sciences il paraît relativement évident de considérer qu’un élément composant le style de pensée originel ne peut que se diluer au fil de sa migration du cercle des experts aux cercles les plus éloignés et les moins spécialisés, on estimera néanmoins que la neutralisation de certains éléments originels au sein des cercles les plus spécialisés n’est pas anodine et qu’on ne peut designer par un même mot des choses trop différentes15. Reconnaissons également qu’il serait difficile d’estimer que le champ de la pédagogie pourrait constituer une exception par rapport à d’autres champs sociaux et culturels, comme la musique et la cuisine, où ce type de questions se pose régulièrement. Jusqu’à quel point tel courant et style musical reste identifiable et conforme à une dénomination spécifique ? Au prix de combien de transformations peut-on encore identifier tel plat ou telle pâtisserie par l’intitulé original ?

  • 16 Dans Positions (1976), Althusser rappelle ce combat de la philosophie contre les « mots-mensonges » (...)
  • 17 Gérard Sensevy s’appuie également sur ce passage dans un article récent : Sensevy, G. (2022). Vers (...)

11Qui garde le gardien ? S’il est difficile de répondre en quelques lignes à cette question redoutable. Le travail en jeu dans À côté de Freinet (et celui l’ayant rendu possible) a été le fruit (et continue de l’être) de multiples allers et retours au sein du champ scientifique et en lien avec le champ pédagogique. Insister sur la justesse des pratiques pouvant être légitimement estampillées « Freinet », c’est moins enfermer les pratiques dans un modèle figé et protégé par un « Comité pédagogique central » que souligner leur profondeur et leur subtilité en encourageant au développement de la recherche et au perfectionnement de la formation à ces pratiques, à travers des modalités collectives et coopératives. Il existe, dans la société, des enjeux de démarcation entre les mots et entre les idées. Cette démarche est au cœur de notre travail car la philosophie « se bat » au sujet de certains mots16, et coexiste avec un travail sur archives tout en restant en lien avec le souci de réfléchir aux pratiques en allant sur le terrain et en travaillant avec les praticiens. Sans doute pourrait-on ici reprendre à notre compte la formule d’Engels dans Socialisme utopique et socialisme scientifique (« la preuve du pudding, c’est que je le mange »)17 pour reconnaître que nous mettons à l’épreuve quotidiennement l’exactitude de nos perceptions. De fait, la pédagogie des Freinet s’est déployée autour d’enjeux et de valeurs explicites depuis un siècle et sur plusieurs continents. À ce titre, l’enjeu pour le chercheur est d’en objectiver les pratiques, d’en repérer les usages pertinents et les usages les plus discutables, d’observer la vie des savoirs telle qu’elle peut se déployer dans ces contextes éducatifs particuliers, de contribuer à une meilleure connaissance de ces situations et d’initier des modalités de travail entre praticiens et chercheurs pour mieux s’y former sans vouloir empêcher, bien évidemment, que cette pédagogie puisse éventuellement inspirer, donner des idées, pour faire émerger d’autres pédagogies qui auront d’autres particularités et d’autres dénominations. Voilà peut-être à la fois la preuve de notre refus du dogmatisme a priori, et la singularité des liens entre ce travail historico-philosophique et d’autres recherches de notre collectif hybridant approches ethnographiques et analyse didactique, au contact des praticiens.

  • 18 Le marxisme-léninisme a été analysé en tant qu’hérésie dans le champ du marxisme associée à la méta (...)
  • 19 Rosset, C. (1988). Le principe de cruauté. Minuit (p. 11).

12En conclusion de cette stimulante discussion, nous ne considérons pas qu’il faille « prendre le tout », selon la formulation d’André D. Robert, et certainement pas le marxisme-léninisme18 des Freinet auquel ils ont adhéré intellectuellement au moins une partie de leur vie. La question ne se pose donc pas en termes d’universalisation de cette pédagogie, à l’échelle de l’humanité, et pas plus sur un mode post-moderne ouvert à une prolifération tous azimuts des théories-pratiques – ce qui serait plutôt le cas du Mouvement Freinet actuel. Notre positionnement est à la fois philosophique et scientifique. Philosophique, parce que la philosophie est une réflexion qui ne se donne aucune limite, même si elle étudie « la réalité en gros », selon une formule de Clément Rosset19. La philosophie est organiquement liée à la démocratie et donc à la politique : elle participe activement à l’auto-critique de la société par elle-même. Scientifique, également, car nous cherchons, à l’écart de l’idéologie techniciste, à élaborer des savoirs sur les pratiques. L’articulation de l’épistémique et du philosophique est donc ce que nous nous efforçons de réaliser de façon à comprendre ce qui est pour le transformer.

13Dans le cadre de ce travail de déconstruction/reconstruction, nous avons travaillé dans une logique dissensuelle consistant à saisir l’écart réel entre, d’un côté, la vie concrète des Freinet et leurs positions effectives, et de l’autre côté, la représentation que les contemporains peuvent se faire des Freinet et de leurs idées. Nous avons essayé de fournir une « carte » symbolique montrant les obstacles et les possibilités pour déployer une certaine inventivité et une ambition didactique qui puisse se perfectionner et se prolonger en lien avec des enjeux clairement identifiés. Si nous n’avons pu répondre systématiquement de manière détaillée aux questions formulées, nul doute que ces échanges pourront trouver une suite prochainement.

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Notes

1 Cités dans l’ordre où ces recensions sont présentées dans ce numéro d’Éducation & Didactique.

2 Le jeu social consiste, comme le dit Robert Brandom, à (se) donner et demander des raisons les uns aux autres.

3 En France : Institut Coopératif de l’École Moderne (ICÉM).

4 Notamment lorsque l’on s’intéresse à l’histoire des débats, des controverses, des mobilisations, des alternatives concrètes, des luttes autour des questions éducatives et des rapports entre politique et éducation.

5 Voir : Castoriadis, C. (1996). La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe 4. Seuil.

6 Go. H.-L. (2015). Aïkido, une méditation sur la violence (403-408). Dans B. Andrieu, (Dir.), Vocabulaire International de Philosophie du Sport, Tome 2. L’Harmattan.

7 Lacan, J. (1966). Écrits. Seuil.

8 Voir par exemple le mythique « fait du pluralisme » chez John Rawls.

9 Philosophie de vie qui se pense évidemment, chez Freinet, comme un aspect d’une philosophie politique.

10 Camaraderie, autonomie et initiative sont trois valeurs essentielles corrélées dans le bilan de travail des élèves à l’École Freinet.

11 Dans les années 2000, j’avais surnommé Freinet « l’homme frugal ». Cette image résume l’enjeu majeur de notre temps : renoncer à l’obsession de la « croissance » et de la consommation, à la multiplication indéfinie des gadgets pour se consacrer à la recherche spirituelle d’un sens de la vie, individuelle et collective, avec une organisation tout autre du travail, de la cité, et de l’éducation (remarque de HLG).

12 « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change ».

13 Freinet, É. (1966). La part du maître. BEM 40-41.

14 C’est d’ailleurs la démarche déjà exposée dans Freinet à Vence en 2007. Ayant constaté dans les années 1980 le caractère non subversif de la « pédagogie Freinet » de l’Institut Coopératif de l’École Moderne, il a fallu revenir à la source (l’École Freinet, Madeleine Freinet) pour s’instruire des enjeux véritablement politiques de cette pédagogie.

15 C’est bien ce qui est au cœur de différentes réflexions autour des mots « révolution » et « émancipation » dénonçant le sur-emploi de ces mots et en rappelant la nature même de ce qui est en jeu dans ces mots aujourd’hui neutralisés lorsqu’ils sont utilisés à tort et à travers.

16 Dans Positions (1976), Althusser rappelle ce combat de la philosophie contre les « mots-mensonges », les « mots-équivoques » et pour les « mots justes ».

17 Gérard Sensevy s’appuie également sur ce passage dans un article récent : Sensevy, G. (2022). Vers une épistémologie des preuves culturelles. Éducation & Didactique, 16, 145-164.

18 Le marxisme-léninisme a été analysé en tant qu’hérésie dans le champ du marxisme associée à la métaphysique stalinienne (le dia-mat). Voir notamment à ce sujet les travaux d’André Tosel.

19 Rosset, C. (1988). Le principe de cruauté. Minuit (p. 11).

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Henri-Louis Go et Xavier Riondet, « La machine Freinet : une aventure intellectuelle »Éducation et didactique, 17-1 | 2023, 125-131.

Référence électronique

Henri-Louis Go et Xavier Riondet, « La machine Freinet : une aventure intellectuelle »Éducation et didactique [En ligne], 17-1 | 2023, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 16 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/educationdidactique/11429 ; DOI : https://doi.org/10.4000/educationdidactique.11429

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Auteurs

Henri-Louis Go

Professeur de sciences de l’éducation, Université de Lorraine. Identifiant ORCID : 0000-0002-9226-7946

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Xavier Riondet

Professeur de sciences de l’éducation, Université Rennes 2. Identifiant ORCID : 0000-0001-7600-5340

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