Introduction

1De nombreux travaux en didactique des disciplines soulignent le rôle de l'enseignant dans la conception et la mise en place des situations d'enseignement-apprentissage. L'enseignant est alors amené à prendre des décisions qui peuvent porter sur les choix des activités qu'il propose aux élèves, sur l’organisation de sa classe à un moment donné de la séance, sur la nature des questions et le moment où il va les poser aux élèves, les réponses qu'il peut donner ou non etc., ces choix dépendant de conditions et de contraintes en particulier de nature institutionnelle. La question de la compréhension des décisions didactiques devient centrale dans les champs de recherche sur les environnements informatiques pour l’apprentissage humain (EIAH) pour fonder les rétroactions de ces environnements notamment.

4En premier lieu, une revue de littérature dans les champs des didactiques des disciplines nous permet d’élaborer un état de l’art de la prise de décisions. Dans un deuxième temps cet état de l’art nous permet de dégager le cadre théorique à partir duquel nous définirons les décisions didactiques de l’enseignant et proposerons un modèle pour analyser et comprendre ces décisions. Enfin nous mettons à l’épreuve expérimentale ce modèle.

État de l’art et positionnement

La prise de décisions comme activité centrale de l’enseignant

5Au cours de ces dernières décennies, la modélisation des connaissances de l’enseignant est devenue un enjeu majeur dans les recherches en éducation. De nombreux chercheurs considèrent l’enseignant comme un décideur et l’enseignement comme un processus de prise de décisions. Ainsi, par exemple pour Shavelson (1973), « any teaching act is the result of a decision – sometimes conscious but more often not – that the teacher makes after the complex cognitive processing of available information » (p. 144).

6Pour Calmettes (2012) les décisions de l’enseignant sont la conséquence de choix, elles se rapportent à des valeurs et elles préparent à une exécution didactique collective à venir.

7Pourtant, Dessus et Maurice (1998) s’accordent sur le fait que toutes les décisions de l’enseignant ne sont pas nécessairement des résultats de choix raisonnés : « il est fort probable que, bien souvent, l’action de l’enseignant ne soit pas pilotée par un choix raisonné et conscient […]. Des jugements prédictifs pèseraient sur les décisions, voire généreraient des situations sans alternative » (p. 50). Ces jugements sont produits, selon les auteurs, à propos d’un certain nombre d’indices que l’enseignant prélève de son environnement (élèves, situation etc.).

8Regardons maintenant quelles sont les catégories de décisions que l’enseignant est amené à prendre au travers de travaux particuliers. Gün (2014) distingue les décisions préactives prises avant l’enseignement lorsque l’enseignant planifie son enseignement, des décisions interactives prises par l’enseignant en classe lorsqu’il interagit avec ses élèves. Calderhead (1989) considère trois types de décisions interactives : (1) décisions réflexives (reflective decisions) appuyées sur l’identification des alternatives et l’évaluation de leurs effets possibles, (2) décisions immédiates (immediate decisions) prises instantanément, sans avoir le temps de penser aux alternatives, et (3) décisions routinières (routine decisions) qui sont automatiques, prises dans des situations récurrentes.

9Du point de vue de la didactique, Bécu-Robinault (2007) s’est intéressée aux décisions prises par les enseignants pendant la phase de préparation de leur enseignement, car pour elle cette phase de préparation, pendant laquelle les décisions restent le plus souvent implicites, participe à la construction de la professionnalité des enseignants. De même, selon Coulange (2012), le projet de leçon de l’enseignant « peut influencer davantage ses actions ou ses décisions que ne le fait le niveau didactique » (p. 18), c’est-à-dire la mise en œuvre de la leçon en classe.

10Nous appellerons décision de l’enseignant le fait d’opter pour une action, de manière consciente ou inconsciente.

11Or les recherches citées plus haut montrent que l’enseignant prend des décisions de nature différente, à des moments différents de son activité et avec des finalités diverses, comme le résume Goigoux (2007) :

Les enseignants prennent quotidiennement de multiples décisions dans bien d’autres buts que de favoriser les apprentissages des élèves : par exemple pour préserver l’affection que ceux-ci leur portent, pour maintenir la paix sociale dans la classe, pour entretenir leur propre motivation ou pour économiser leurs forces (p. 51).

12Brasset (2017) définit aussi une décision de l’enseignant comme « un acte par lequel l’enseignant opte pour une solution parmi un ensemble de choix qui s’offrent à lui ; cet enseignant a conscience ou n’a pas conscience de ces choix » (p. 19). Car explique-t-elle, « en classe, par exemple, un enseignant est amené à réagir rapidement, il n’a pas forcément la possibilité d’envisager les différents choix qui s’offrent à lui pourtant il prend des décisions » (p. 19). Elle précise que « certaines de ces décisions permettent de faire évoluer les connaissances des élèves : il s’agit des décisions didactiques » (p. 19). Nous insistons sur ce point qui relève d’une certaine importance pour la suite de notre étude. En effet, nous incluons dans les décisions didactiques, toutes décisions qui visent à permettre l’étude d’un savoir. Ainsi, certaines décisions de nature « pédagogique » peuvent être prises en compte dans cette définition. Dans ce cas, nous considérons la pédagogie comme une contrainte, ou une condition qui pèse sur la transmission d’un savoir, ce qui est constitutif du domaine de la didactique. Les limites de cette distinction seront mises à l’épreuve dans la conception de notre modèle et discutées à la lumière des résultats d’analyse que nous proposons.

13Ainsi, face à cette complexité de l’objet d’étude, nous limitons notre champ d’investigation aux seules décisions visant l’apprentissage par les élèves d’un savoir à enseigner, c’est-à-dire aux décisions didactiques. Nous retenons l’importance des décisions pré-actives (ou macro-décisions) prises par l’enseignant lors de l’activité de préparation de séquence ou de séance et celle des décisions interactives (ou micro-décisions) prises par l’enseignant en interaction avec les élèves.

14Des recherches qui étudient les pratiques et les actions des enseignants mettent en évidence un ensemble de déterminants qui sont à l’origine des actions des enseignants ; nous proposons une synthèse de ces travaux dans la section suivante.

Éléments influant sur ou expliquant les décisions de l’enseignant

15De nombreux chercheurs (Jameau, 2012 ; Lima, 2005 ; Perrin-Glorian, 2002 ; Robert, 2008) ont cherché à identifier des éléments influant les décisions de l’enseignant. Ces éléments, appelés parfois déterminants du métier ou de l’action de l’enseignant, peuvent relever d’une composante personnelle, sociale ou institutionnelle.

16Par exemple, Wanlin (2009) identifie trois catégories d’éléments pris en compte par les enseignants quand ils planifient leur enseignement : (1) des éléments propres à l’enseignant (ex. représentations ou théories personnelles relatives aux variables de la situation éducative, expérience d’enseignement et expériences de classe passées, souvenirs des interactions de classe de l’année scolaire antérieure) ; (2) des éléments propres aux élèves (ex. résultats d’apprentissage des apprenants, référence à l’apprenant comme étant un membre d’une unité cognitive appelée « l’élève collectif » ou « steering group » [p. 104]) ; (3) des éléments contextuels externes à l’enseignant et/ou aux élèves (ex. ressources curriculaires comme programme d’enseignement, manuels scolaires, guide de l’enseignant, éléments de calendrier ou d’agenda « tel que le moment de l’année scolaire lors duquel l’enseignement doit être implémenté, la chronologie des congés » [p. 108]).

17Pour Calmettes (2012), les décisions de l’enseignant

…relativement aux contenus, aux démarches et aux modalités d’enseignement et d’apprentissage, apparaissent comme le résultat d’un compromis entre :
Les structures prédéfinies dans les textes officiels, présentées suivant un certain ordre (les moments de la démarche), et les instructions officielles interprétées par les enseignants ;
Les valeurs qu’ils souhaiteraient pouvoir exprimer et leurs connaissances professionnelles (et donc, au moins pour partie, leur expérience) : savoirs de nature scientifique, modalités possibles pour la gestion de l’étude, connaissances sur l’apprentissage, gestion du temps ;
Le déroulement et le résultat des actions effectivement réalisées en classe, en temps réel (contingence) ;
Les finalités (valeurs, principes) qu’ils accordent ou qu’ils reconstruisent relativement aux contenus scientifiques (savoirs, domaines, démarches, épistémologie) et aux modalités d’enseignement données dans les programmes (y compris les évaluations) ;
Des spécificités des situations visées (domaine enseigné, intention en termes de démarches) (p. 307).

18De plus, de nombreux travaux ont montré l’influence des connaissances des enseignants sur leur enseignement et en particulier sur les décisions qu’ils prennent.

19De ce point de vue, les travaux de Shulman (1986) sont particulièrement marquants et influents. Ces travaux mettent en avant trois catégories de connaissances professionnelles de l’enseignant : connaissance du contenu (Content Knowledge – CK), connaissance du curriculum (curriculum knowledge) et connaissance pédagogique du contenu (Pedagogical Content Knowledge - PCK). La catégorie PCK est centrale car elle articule les connaissances pédagogiques aux contenus de savoirs particuliers :

…the most useful forms of representation of those ideas, the most powerful analogies, illustrations, examples, explanations, and demonstrations – in a word, the ways of representing and formulating the subject that make it comprehensible to others […] an understanding of what makes the learning of specific topics easy or difficult: the conceptions and preconceptions that students of different ages and backgrounds bring with them to the learning of those most frequently taught topics and lessons (p. 9).

20Mishra et Koehler (2006) complètent les travaux de Shulman par la prise en compte du problème de l’intégration des technologies numériques dans l’enseignement. Aux connaissances du contenu (CK) et de la pédagogie (PK) du modèle de Shulman, les auteurs ajoutent une troisième catégorie, des connaissances de la technologie (Technological Knowledge – TK). Le modèle TPACK présente ainsi sept catégories de connaissances professionnelles des enseignants (figure 1).

21Enfin, Ball, Thames et Phelps (2008) affinent les trois catégories de Shulman dans le cas de l’enseignement des mathématiques pour répondre à des questions proches de celles de Shulman (1986) : « What do teachers need to know and be able to do in order to teach effectively? Or, what does effective teaching require in terms of content understanding? » (p. 394). Les auteurs proposent alors une nouvelle classification des connaissances professionnelles des enseignants de mathématiques (figure 2). Ce schéma met en évidence la diversité des connaissances que doit avoir un enseignant et de fait atteste de la complexité de l’intégration de ces connaissances dans sa pratique professionnelle.

22De nombreux travaux en éducation ont repris ce modèle en particulier pour étudier les éléments influant sur les décisions de l’enseignant. Par exemple en didactique des sciences expérimentales, Jameau et Boilevin (2015) indiquent que :

…différents éléments interviennent dans les déterminants de l’action : certaines catégories de connaissances professionnelles, notamment des PCK et des SMK [Subject Matter Knowledge], mais aussi la connaissance des enseignants sur la façon dont les élèves apprennent les sciences, sur l’historique des apprentissages construits au sein d’une classe. Par ailleurs, un autre déterminant pourrait être une catégorie de connaissance liée à une “épistémologie pratique” des enseignants, résultant de relations non conscientes entre une épistémologie des disciplines et des pratiques d’enseignements (p. 117).

23Cependant, les modélisations ou catégories proposées, le plus souvent dans une finalité de formation des enseignants, apparaissent comme des typologies statiques, comme le soulignent Ball et al. (2008) eux-mêmes à propos des décisions que doit prendre l’enseignant dans son activité : « Despite our expressed intention to focus on knowledge use, our categories may seem static » (p. 403). Comme le souligne Clivaz (2017) « the framework […] is not focused on describing how teacher mathematical knowledge influences teaching and learning (p. 307). As stated by Davis and Renert (2013), this will require more fine-grained analyses than large-scale assessments » (p. 20).

24Notre champ d’étude qui porte sur la compréhension des décisions didactiques de l’enseignant dans et hors de la classe nécessite un point de vue non seulement dynamique sur l’enseignant mais aussi systémique : nous considérons l’enseignant comme un acteur dans un système de grande ampleur, (ensemble d’éléments en interaction et évoluant en continu) organisés en fonction d’une finalité (ici l’enseignement de savoirs) et soumis à un ensemble de conditions et de contraintes, tout comme Crozier et Friedberg (1977), pour qui :

L’acteur n’existe pas en dehors du système qui définit la liberté qui est la sienne et la rationalité qu’il peut utiliser pour son action. Mais le système n’existe que par l’acteur qui seul peut le porter et lui donner vie, et qui seul peut le changer. C’est de la juxtaposition de ces deux logiques que naissent ces contraintes de l’action organisée que notre raisonnement met en évidence (p. 11).

25La proposition de notre modèle s’inscrit dans la continuité de ces travaux, qui considèrent l’enseignant d’un point de vue anthropologique. Il s’agit néanmoins, de ne pas perdre de vue la finalité, qui est l’apprentissage et l’enseignement de savoirs dont la nature même, du point de vue épistémologique, doit être prise en compte. Il conviendra de vérifier que le modèle proposé permet d’analyser les décisions prises par l’enseignant à propos des caractéristiques épistémologiques des savoirs, comme les obstacles épistémologiques. Cette dimension n’apparaît pas de façon explicite dans les modèles pré-cités.

Cadres théoriques pour construire un modèle permettant de comprendre les décisions didactiques de l’enseignant

26C’est pour cette raison que nous avons cherché à construire un modèle basé sur deux approches théoriques complémentaires prenant en compte ces deux points de vue, dynamique et systémique, et qui intègre les catégories de Schulman et successeurs.

27Ces deux cadres théoriques que nous présentons maintenant sont d’une part la Théorie des Situations Didactiques (TSD) (Brousseau, 1998) et la structuration du milieu (Margolinas, 2004), et d’autre part la théorie anthropologique du didactique (TAD) et les niveaux de codétermination (Chevallard, 2002).

Théorie des situations didactiques et structuration du milieu

28Dans la théorie des situations didactiques, Brousseau (1998) introduit la notion de milieu pour modéliser les éléments du réel sur lesquels porte l’action du sujet : ces éléments en lui apportant informations et rétroactions sont susceptibles de provoquer des déséquilibres et donc des apprentissages. Dans ce cadre théorique l’activité d’un élève pour apprendre est modélisée par la notion de situation, c’est-à-dire le système des conditions permettant des interactions d’un sujet avec un milieu.

29Margolinas (2004) a élargi ce modèle pour analyser l’activité du professeur et non pas seulement celle de l’élève. Pour ce qui suit, nous nous appuyons sur ce travail ainsi que sur celui de Margolinas, Coulange et Bessot (2005).

30Le professeur interagit avec ce qu’il observe de l’activité des élèves, à la fois les réponses verbales directes, publiques des élèves aux questions qu’il pose, mais aussi ce qui est observable de l’activité cognitive et souvent privée des élèves (traces écrites, questions posées au cours d’une résolution de problème, etc.). Bien sûr certains observables potentiels peuvent être ignorés par le professeur pour diverses raisons (voir Margolinas et al., 2005). En cela, les observés constituent des éléments du milieu pour le professeur en situation de classe.

31Mais, même en classe, cette description ne peut pas rendre compte à elle seule de l’activité du professeur et de ses connaissances. Le professeur interagit également avec son projet d’enseignement, relatif à la fois à la séance envisagée et au thème mathématique plus généralement abordé, ainsi qu’avec des conceptions plus générales qu’il a sur son activité d’enseignant. Ce sont d’autres éléments du milieu, non observables dans la situation didactique.

32Cette épaisseur du milieu du professeur en classe a conduit Margolinas (2004) à proposer un modèle qui décompose ce milieu et le structure selon plusieurs situations (figure 3) :

Figure 3 : Structuration du milieu du professeur (d’après Margolinas, 2004)

S+3 Situation idéologique. Projet éducatif : valeurs et conception sur l’enseignement et l’apprentissage en général et sur la discipline

S+2 Situation de construction. Projet didactique global dans lequel s’inscrit une séquence : notions à étudier et apprentissages à réaliser

S+1 Situation de projet. Projet didactique local pour la séquence à réaliser : objectifs, planification du travail, etc.

S0 Situation didactique. Interactions avec les élèves, prises de décision dans l’action

S-1 Situation d’observation. Observation de l’activité des élèves : perception de l’activité de l’élève, régulation du travail délégué aux élèves

33Pour comprendre le point de vue du professeur, Margolinas propose l’analyse descendante suivante :

La situation S+3 joue le même rôle que la situation S-3 pour l’élève : celui d’une situation non finalisée, dans laquelle il n’y a pas d’enjeu mais seulement les éléments qui permettront à la situation suivante de se construire, et dans lesquelles les connaissances sont naturalisées. Il me semble que la situation [idéologique] joue effectivement ce rôle pour le professeur, la plupart du temps du moins. Les connaissances du professeur concernant l’enseignement-apprentissage sont effectivement naturalisées, on parle souvent à leur sujet de « représentation », terme qui dit bien ce que ces connaissances ont de structurant pour la personne elle-même : le professeur n’a pas l’impression de les avoir acquises, ni le plus souvent qu’elles puissent être mises en cause… (p. 78).

34Pour représenter cette imbrication des situations du professeur, elle reprend la structure en « oignon » de Brousseau (figure 4).

35Margolinas (2004) justifie cette figure comme suit :

Quel peut être le point de départ de la situation du professeur ? En poussant jusqu’au bout la symétrisation du modèle de l’élève à celui du professeur, on devrait faire l’hypothèse d’une structuration inverse du milieu pour le professeur, c’est-à-dire considérer la situation S+3 comme étant le cœur de la structuration du milieu pour le professeur… (p. 77)

36Cette présentation peut laisser penser qu’il s’agit d’un modèle temporel : les niveaux positifs (+1, +2, +3), semblant renvoyer à un travail du professeur, avant ou après la classe. En fait, nous avançons l’idée que ce modèle est structurel : le professeur occupe potentiellement l’ensemble de ces positions, y compris au sein de la classe. Dès lors, le milieu avec lequel interagit le professeur en situation de classe apparaît structuré. En effet, au sein de chaque situation potentielle, le professeur se retrouve en tension avec le résultat de ses interactions de niveaux supérieurs et inférieurs. Ainsi, le professeur acteur en classe, en situation didactique (0), interagit simultanément avec les éléments constituant son projet local d’enseignement (+1) et ses observations de la situation d’apprentissage (-1). De même, toujours au sein de la classe, le professeur peut repenser son projet local d’enseignement ou la séance initialement prévue (+1), en interagissant avec des observés de la situation didactique (0), et des éléments de son projet didactique plus global (+2).

37Les différents niveaux définissent autant de types de connaissances différentes pour le professeur. Certaines de ces connaissances ont des relations avec des savoirs à enseigner ou portent sur l’enseignement de ces savoirs et sont celles auxquelles nous nous intéressons dans cet article.

38Au sein des composantes strictement positives (+3, +2, +1), interviennent le plus souvent des éléments que l’on pourrait appeler des observés de l’institution scolaire : extérieurs à la situation de classe, repérables au sein des programmes officiels, des manuels scolaires, ou de divers documents pédagogiques (revues destinées aux professeurs), tandis que les éléments constituant les composantes négative ou nulle (0, -1) du milieu du professeur correspondent aux observés d’interactions fictives ou réelles avec les élèves.

39De fait, les composantes inférieures et supérieures évoluent selon des dynamiques très contrastées. Les éléments du milieu, résultant de niveaux strictement positifs, sont le plus souvent statiques : à moins d’un changement dans le décor institutionnel du professeur expérimenté (changements de programmes, ou de manuel de la classe, voire d’établissement scolaire), ou de participation à une formation initiale ou continue. Tandis que les composantes négative ou nulle, liées aux interactions au sein de la classe, ont un caractère beaucoup plus dynamique.

Théorie anthropologique du didactique et échelle des niveaux de codétermination

40Les différentes situations intervenant dans le modèle de structuration du milieu du professeur font intervenir des conditions et des contraintes liées à l’institution dans laquelle on observe les décisions d’un professeur donné. Pour prendre en compte cette dimension institutionnelle, nous allons nous appuyer sur la théorie anthropologique du didactique (TAD).

41Dans la TAD, Chevallard (2002) introduit la notion de niveaux de codétermination pour repérer les conditions et les contraintes qui pèsent sur la diffusion des savoirs et sur les actions et les pratiques de l’enseignant. En effet, comme le précise Bosch (2010), « les conditions que peut créer un professeur dans sa classe et les contraintes qui délimitent sa marge de manœuvre ne peuvent s’appréhender sans aller voir ce qui se passe au-delà de la classe, dans les institutions qui la surplombent et sont constamment en interaction avec elle » (p. 19). Cette échelle est présentée en partie dans la figure 5 ci-après.

42Dans le cadre de cette recherche, l’entrée dans l’échelle des niveaux de codétermination sera la discipline où siègent les conditions spécifiques de l’enseignement d’un contenu disciplinaire. Mais ce niveau vit en interaction constante avec les niveaux supérieurs et inférieurs.

Le niveau de la pédagogie comprend les conditions qui affectent la diffusion de toutes les disciplines, celui de l’école où on trouve ce qui fait la spécificité de l’enseignement et l’apprentissage scolaire d’une discipline, puis les niveaux plus génériques qui sont ceux de la société et de la civilisation. Les sous-niveaux du secteur, domaine, thème et [sujet] font référence aux différentes divisions qui structurent les organisations mathématiques enseignées de manière variée selon les institutions d’enseignement considérées (par l’influence, en particulier, des niveaux supérieurs de l’échelle), et qui introduisent des rapprochements ou, au contraire, des distinctions (Bosch, 2010, p. 19).

43Nous donnons d’abord un exemple d’une condition et contrainte du niveau de la société. Dans la société française (et peut-être au-delà dans certaines sociétés de culture occidentale) :

L’algèbre élémentaire est un savoir culturellement péjoré, à le comparer en premier lieu au savoir géométrique. […] Une telle condition supposée - la péjoration de l’algébrique - ne peut être ignorée, car, sans même qu’ils en aient conscience, elle change réellement la situation de l’élève, du professeur et de chacun (Chevallard, 2011, p. 13).

44Notre second exemple concerne le niveau de l’école. Par exemple, une des contraintes et conditions imposées par l’école à l’étude est d’introduire « la distribution annuelle des vacances scolaires et donc du temps de l’étude » (Chevallard, 2002, p. 13). Cette distribution annuelle résulte elle-même de contraintes sociétales (niveau supérieur). Elle a des conséquences sur les niveaux inférieurs, en particulier la programmation de l’étude d’une discipline. Par exemple en France actuellement, la programmation à l’école primaire comporte 5 périodes d’étude rythmées par les vacances scolaires, programmation ayant des conséquences sur les niveaux inférieurs de l’échelle.

45Pour illustrer les niveaux de codétermination inférieurs à celui de la discipline, prenons l’exemple des sujets Additionner deux entiers relatifs négatifs et Additionner deux entiers relatifs de signes opposés en France au niveau collège. Ils relèvent d’un même thème Addition et soustraction des nombres relatifs qui relève du secteur Nombres relatifs, du domaine Nombres et calcul qui relève enfin de la discipline Mathématiques.

Structuration du milieu et niveaux de codétermination pour la modélisation des décisions didactiques

46La figure suivante (figure 5) rassemble dans un même schéma les deux outils théoriques que sont la structuration du milieu et l’échelle des niveaux de codétermination didactique.

47Comme le souligne Coulange (2012), les deux points de vue s’enrichissent et se complètent :

[…] les organisations praxéologiques institutionnelles servent de référence pour l’étude de l’activité du professeur dans les niveaux surdidactiques (+2 et +1) par un rapprochement avec les organisations de savoirs mathématiques mises à l’étude dans le cadre de son projet didactique aux niveaux global et local. En s’appuyant sur la dynamique d’analyse descendante dans les niveaux du modèle de structuration du milieu […], on appréhende également de quelle façon la référence institutionnelle influence l’activité du professeur dans les niveaux didactique ou de dévolution (0 et 1). Notamment cela éclaire la manière dont le professeur interprète et interagit avec l’activité mathématique des élèves, en se référant à des praxéologies mathématiques institutionnelles (p. 33-34).

48Dans le paragraphe suivant nous articulons ces deux cadres théoriques pour construire un modèle de décisions didactiques en termes de facteurs décisionnels. Nous y intégrons les catégories de connaissances des enseignants telles que décrites par Ball et al. (2008) et Mishra et Koehler (2006).

49Pourquoi un modèle en termes de facteurs décisionnels ?

50Notre projet initial était de concevoir un modèle dynamique calculable pouvant dans le futur être implémenté dans un Environnement Informatique pour l’Apprentissage Humain (EIAH). Notre modèle devait donc pouvoir offrir cette possibilité.

51Dans cette approche, il est nécessaire dans un premier temps d’identifier les facteurs susceptibles d’influencer la prise de décision (ici didactique) dans l’objectif de définir dans un second temps une fonction d’utilité représentant numériquement les préférences du décideur.

52Le paragraphe suivant pourrait donc être une première étape d’un projet EIAH, celle de l’identification des facteurs qui influencent une décision. Cependant, nous considérons que cette modélisation peut avoir un intérêt pour l’étude du didactique en dehors de toute problématique EIAH. Nous la présentons essentiellement de ce dernier point de vue.

Construction d’un modèle pour la compréhension des décisions didactiques de l’enseignant : facteurs décisionnels

53Ce travail nous a donc conduits à formaliser a priori des facteurs susceptibles d’influencer le processus de prise de décisions des enseignants. Trois types de facteurs ont été formalisés par nous : (1) facteurs de type externe qui englobent des contraintes sur lesquelles l’enseignant n’a pas de prise mais qui influent sur son activité, (2) facteurs de type épistémique qui renvoient à tout ce qui nourrit le rapport personnel de l’enseignant à la discipline enseignée et à l’objet de savoir en jeu, et (3) facteurs de type histoire didactique, c’est-à-dire ce que retient l’enseignant de l’histoire qu’il a partagée avec des élèves à propos du savoir en jeu.

Facteurs de type externe

54Tout d’abord nous considérons certaines des contraintes décrites par l’échelle des niveaux de codétermination, à savoir la société et l’école de cette société à laquelle appartient l’enseignant et que nous nommons contraintes génériques. Ce sont des contraintes peu visibles : voir pour des exemples le paragraphe intitulé « théorie anthropologique du didactique et échelle des niveaux de codétermination ».

55Puis nous nommons contraintes circonstancielles, des contraintes contingentes comme par exemple un événement imprévisible (une inondation) qui modifie le temps didactique.

Facteurs de type épistémique

56Ce terme signifie que nous considérons d’abord l’enseignant comme un sujet épistémique, c’est-à-dire que l’on réduit l’analyse des décisions de l’enseignant à sa dimension cognitive.

57L’activité cognitive de l’enseignant est décrite dans le modèle de structuration du milieu par les niveaux surdidactiques (S+1, S+2 et S+3).

58Nous détaillons ci-après les facteurs épistémiques, c’est-à-dire ceux qui concernent le rapport personnel de l’enseignant à différents objets de savoir.

59Nous considérons les rapports personnels de l’enseignant à :

La pédagogie

60On regroupe ici les connaissances professionnelles de l’enseignant décrites comme Pedagogical Knowledge (PK) (Ball et al., 2008), que l’on peut enrichir par la prise en compte des nouvelles technologies pour inclure les connaissances du type TPK en référence au modèle TPACK (Mishra et Koehler, 2006). Ces connaissances incluent en particulier comment on apprend et comment on enseigne :

• comment on apprend (Knowledge of Content and Student) : par l’activité, la résolution de problèmes, l’investigation, la répétition, l’imitation, les erreurs, le dialogue, etc., c’est-à-dire les différentes idéologies qui circulent dans une société donnée à un moment donné et qui peuvent refléter différentes théories d’apprentissage ;

• comment on enseigne (Knowledge of Content and Teaching) : ces connaissances sont liées aux idéologies, ou théories, sur l’enseignement, donc relevant de la pédagogie et de la société. En particulier nous prenons en compte la dimension collective de la pratique enseignante au niveau de son école, voire au-delà, par exemple un élément de pratique partagé par une équipe enseignante dans le même établissement. Actuellement, cette dimension collective se développe au travers de la constitution de communautés de pratique (Wenger, 1998) avec comme argument une circulation des pratiques et des savoirs, et une mutualisation des ressources.

La discipline

61Ce facteur concerne le rapport de l’enseignant à sa discipline de référence (c’est-à-dire par exemple les mathématiques), rapport codéterminé par la société où il vit, voire la civilisation. Ces connaissances relèvent de la catégorie Subject Matter Knowledge (Ball et al., 2008) ou de celle de TCK en référence au modèle TPACK (Mishra et Koehler, 2006).

Le savoir à enseigner

62On regroupe ici les connaissances professionnelles de l’enseignant sur comment le savoir à enseigner est prescrit officiellement : par son découpage, dans les programmes et les ressources officielles, en domaines, secteurs ou thèmes mais aussi par des indications sur comment l’enseigner (pédagogie). Ces connaissances relèvent de la catégorie Knowledge of Content and Curriculum (Ball et al., 2008) ou TPACK si on inclut la considération des technologies éducatives (Mishra et Koehler, 2006).

Facteurs de type histoire didactique

63Les facteurs de ce type se réfèrent à l’histoire partagée entre élève(s) et enseignant à propos du savoir enjeu d’enseignement, sous les conditions et les contraintes modélisées par l’échelle de codétermination. L’histoire didactique est décrite principalement dans le modèle de structuration du milieu par les niveaux (S+1, S0 et S-1). Soulignons que l’élève n’est considéré ici que dans ses relations et interactions avec l’enseignant puisque nous prenons le point de vue de l’enseignant.

64Trois facteurs principaux concernent l’histoire de l’enseignant à propos des élèves :

• Histoire inter-élèves d’une classe générique (non instanciée à une classe particulière) : ce facteur fait référence à la mémoire de l’enseignant à propos d’un niveau scolaire où il a enseigné dans le passé récent ou lointain. L’enseignant se souvient de certains comportements, récurrents ou inattendus, d’élèves en relation avec le sujet ou le thème à enseigner (stratégie, procédure, motivation, erreurs, blocages…). Il se souvient aussi de certaines de ses décisions et des effets de ces décisions sur la conduite de l’étude du sujet, du thème ou même du domaine.

• Histoire inter-élèves d’une classe cible : ce facteur fait référence à la perception de l’enseignant – à propos de la classe où il enseigne actuellement un thème à travers un ensemble de sujets – des comportements observés des élèves dans les séances précédentes (classe hétérogène, bonne classe, classe en difficulté sur un domaine ou un thème…). Par ailleurs, il se souvient de certaines de ses décisions et des effets de ces décisions sur les comportements des élèves de cette classe cible.

• Histoire intra-élève : ce facteur fait référence à la perception qu’a l’enseignant à propos des comportements observés d’un élève en particulier et/ou de son statut (redoublant, leader, scientifique…) dans l’étude d’un sujet ou d’un thème. Enfin, il se souvient de certaines de ses décisions et des effets de ces décisions sur cet élève particulier.

65Rappelons que les souvenirs relevant de ces trois facteurs permettent aussi à l’enseignant de se projeter dans le futur pour prendre des décisions didactiques en situation S+2, S+1 et S0.

66La figure 6 résume le modèle didactique des facteurs décisionnels de l’enseignant que nous venons de présenter en détail.

67Dans la section suivante, nous développons la méthodologie que nous avons élaborée et mise en œuvre pour mettre à l’épreuve ce modèle.

Méthodologie de mise à l’épreuve du modèle

68Nous avons choisi dans notre recherche de distinguer principalement deux moments différents de l’activité de l’enseignant :

• La préparation des séances d’enseignement (niveaux S+2 et S+1) ;

• La situation d’enseignement de ces séances face aux élèves (niveaux S0 et S-1).

69L’observation de ces deux moments nous donne la possibilité d’accéder à des décisions didactiques que nous supposons reposer sur différents facteurs relevant de trois catégories : externes, épistémiques et histoire didactique.

70La méthodologie a été élaborée dans le but de mettre à l’épreuve le modèle pour comprendre et questionner les décisions didactiques des enseignants. La conception de cette méthodologie pour le recueil des données s’effectue en collaboration avec les enseignants impliqués. Elle nous permet d’observer les décisions prises par les enseignants et leurs justifications qui nous permettent d’inférer les facteurs décisionnels.

71Les résultats présentés dans cet article concernent les décisions des enseignants lors de la conception des enseignements.

Recueil de données lors de la préparation des séances d’enseignement

72Pour accéder à l’activité « privée » de l’enseignant qu’est la préparation de son projet d’enseignement (S+2, S+1), nous avons conçu, avec des enseignants volontaires, un journal de bord que chaque enseignant remplit en ligne au fur et à mesure qu’il construit sa séquence. Dans l’esprit de la méthode d’investigation réflexive (Gueudet et Trouche, 2008), l’objectif de ce journal est d’accéder aux décisions de l’enseignant lors de la conception des séances et aux raisons qui ont mené à la prise de ces décisions.

73Le journal de bord comporte deux parties :

• une première partie, remplie au début de la préparation, invite l’enseignant à donner des informations générales : thème abordé, niveau de la classe concernée, objectifs de la séquence, nombre de séances prévues, livre scolaire utilisé dans la classe, nouveauté de la séquence pour l’enseignant ;

• la deuxième partie est un tableau en ligne rempli chronologiquement par l’enseignant (voir le tableau 1 ci-après). Il comporte 7 colonnes : l’enseignant crée une nouvelle ligne chaque fois qu’il fait une action en lien avec l’élaboration de la séquence. La colonne J’ai fait a pour but d’encourager l’enseignant à expliciter l’ensemble des actions qu’il a effectuées pour préparer sa séquence. La colonne Lieu permet aux chercheurs de repérer le contexte dans lequel l’enseignant recherche des moyens pour réaliser une action. Les deux colonnes suivantes Ressources retenues et Ressources non retenues servent à préciser les supports prévus pour une séance parmi plusieurs supports qu’il a consultés et utilisés pour construire les supports et pour faire la classe. La colonne Parce que est proposée pour connaître la justification des choix effectués par les enseignants. La colonne Commentaires prolonge la colonne Parce que en autorisant l’enseignant à donner des informations complémentaires. Le tableau 1 donne un exemple de la première ligne de chaque journal de bord rempli par deux enseignants que nous suivrons plus loin.

Tableau 1 : Extraits de deux journaux de bord

Date de l’action	J’ai fait (toutes les actions concernant la séquence)	Lieu (classe, salle des profs, labo, autre…)	Ressources retenues (indiquer si elles ont été modifiées)	Ressources non retenues	Parce que	Commentaires
17 mars	Recherche de ressources pour travailler la structure d’une expression algébrique.	Domicile	Brochure de l’APMEP “activités mentales-automatismes au collège” (fichiers informatiques) Une fiche de travail autonome (développement + réponse) (ancienne)	Des fiches anciennes de révision sur le vocabulaire (somme, produit…) Le MO [manuel officiel]	J’ai déjà utilisé ce fichier que je trouve pertinent. Les élèves s’investissent volontiers dans ce type d’activités. Cela évite les photocopies et les manipulations de feuilles (gain de temps) J’ai retenu la fiche de travail autonome car elle fonctionne bien. Les élèves travaillent en binôme et avancent à leur rythme. De plus, les réponses sont déjà faites, ce qui n’est pas le cas des exercices du livre.	Ce travail est motivé par ce que j’ai appris cette année de master. C’est par l’échange avec mes collègues que j’ai eu connaissance de cette brochure (Je cherchais des activités de ce type)
31 janvier	J’ai testé la manipulation, j’ai décidé d’apporter plus de précision dans le protocole pour mener à bien les réglages et les mesures	Laboratoire			Je manque encore d’assurance après 4 ans d’utilisation du matériel EXAO du lycée. Je veux pouvoir aider les élèves d’un point de vue technique rapidement.

74De plus, pour compléter ce recueil, deux entretiens successifs ont été effectués à deux moments clés décrits ci-après. Ces entretiens ont été effectués en suivant un guide.

75L’entretien 1 doit se faire avant le jour du déroulement effectif de la première séance. Il porte sur l’ensemble de la séquence. Son but est de lever d’éventuelles incompréhensions des données du journal de bord et de compléter les raisons absentes d’un choix dans le journal de bord en les faisant expliciter par les enseignants. Ce dispositif expérimental amène l’enseignant à expliquer et à justifier les décisions prises pour concevoir sa séquence (niveau S+2) et ses séances (niveau S+1).

76L’entretien 2 doit se faire juste avant une séance à observer. Ici nous cherchons à recueillir des informations qui peuvent être différentes de celles du journal de bord : l’enseignant n’est plus dans une position de préparation de la séance mais dans une position d’anticipation de sa mise en œuvre imminente (niveau S0).

Le terrain expérimental pour le recueil des données

77Le dispositif expérimental couvre trois disciplines, à l’école élémentaire et en collège (mathématiques) et au lycée (sciences de la vie et de la terre [SVT] et sciences physiques et chimie [SPC]) afin d'interroger des invariants et des spécificités des décisions didactiques des enseignants en fonction de ces différentes institutions.

78Au total une dizaine d’enseignants ont participé à l’étude : quatre enseignants pendant l’année scolaire 2012-2013 qui ont contribué à l’élaboration du journal de bord et six enseignants pendant l’année scolaire 2013-2014. Tous ces enseignants ont rempli un journal de bord et des séances de classe ont été filmées et observées par des chercheurs.

79Dans ce corpus nous avons décidé d’étudier les décisions de deux enseignants en SVT et en mathématiques respectivement. Nous illustrons ce que peut apporter le modèle présenté (figure 6) pour comprendre et questionner les décisions didactiques de ces deux enseignants particuliers, quand ils construisent leurs séquences d’enseignement.

• Le premier est un enseignant de SVT très expérimenté, puisqu’il enseigne depuis une trentaine d’années. L’observation a été réalisée en classe de terminale S spécialité SVT. La séquence analysée, située dans le domaine du métabolisme cellulaire intitulé dans le programme énergie et cellule vivante (BO spécial n^o 8 du 13 octobre 2011), porte sur le thème de la respiration cellulaire, des fermentations et de la production d’ATP (Adénosine Tri-Phosphate). Elle est constituée de trois séances et n’a encore jamais été mise en œuvre à ce niveau par cet enseignant. Cependant il a enseigné le même thème au niveau de la seconde, dans les anciens programmes et dans un autre établissement. Soulignons que les nouveautés de ce programme ne portent pas sur le contenu mais sur la façon de l’enseigner qui doit privilégier les activités pratiques de type Évaluation des Compétences Expérimentales (ECE), préparant à l’épreuve du baccalauréat.

• Le second enseignant est un enseignant de mathématiques, également expérimenté. L’observation a été réalisée en classe de troisième, dans un collège. La séquence analysée porte, dans le domaine de l’algèbre, sur le thème des équations et des équations produits du type A(x)B(x)=0, où A(x) et B(x) sont des polynômes de degré 1. Elle est constituée de 5 séances et est une reprise de celle déjà réalisée les années précédentes. Rappelons que le brevet et l’entrée au lycée sont l’horizon de ce niveau scolaire. Rappelons aussi que le programme à ce niveau incite les enseignants à développer les compétences informatiques sur tableur.

Étude de cas : une analyse des journaux de bord de deux enseignants

80Le journal de bord est le dispositif que nous avons mis en place pour recueillir des données sur le moment de préparation de séquence d’enseignement. Mais dans un tel dispositif, on ne recueille que les décisions et leurs raisons explicitées par l’enseignant, appelées par Dessus et Maurice (1998) des « choix raisonnés et conscients ». Nous devons donc compléter l’analyse du journal de bord par une analyse des programmes et référer le savoir à enseigner à un modèle épistémologique de ce savoir pour accéder aux autres raisons (contraintes) des décisions.

81Pour analyser le journal de bord, nous avons procédé ligne après ligne, en commençant par identifier des décisions didactiques dans les actions déclarées par les enseignants dans les colonnes j’ai fait ou éventuellement ressources retenues / ressources non retenues. Nous avons ensuite reconstitué les motivations de ces décisions à partir des explications données par les enseignants dans les colonnes parce que et commentaires. Dans le tableau 2 ci-dessous, nous montrons un extrait de journal de bord annoté qui met en évidence les éléments identifiés : décisions, facteurs épistémiques (Fep), facteurs externes (Fext) et facteurs de type histoire didactique (FHD).

Tableau 2 : Extrait d’un journal de bord annoté par des chercheurs

17/01/14	Correction d’un devoir sur les notions de fonction dont une question était la recherche d’antécédent d’un nombre par une fonction donnée Décision de corriger un devoir lié au facteur FHD	Collège				J’ai noté à cette occasion que tous les élèves qui avaient compris comment rechercher un antécédent avec l’expression algébrique de la fonction ont su résoudre l’équation (simple) donnée ! FHD – classe cible
19/01/14	Finaliser la leçon. Trouver un exemple de pb à mettre en équation Décision de chercher un pb Fep – pédagogie sur comment enseigner (par la résolution de pbs) Relire les activités faites il y a quelques jours.	Maison	Leçon (modifiée) Non modifiées : activité d’introduction + fiche méthode + fiche exo application.	Activité tirée de maths-et-tiques.fr avec Tableur : recherche de solution Décision de ne pas proposer cette activité	Je n’exclus pas encore cette activité complètement, il faut simplement que je trouve le temps de voir comment elle fonctionne sur les ordinateurs du collège (on a parfois des surprises !). J’essaierai demain ! Fext – conditions matérielles du collège Je sais que la première « fonctionne » FHD – inter élèves classe générique	Il est tard… je trancherai la prochaine fois !

82Nous commençons par présenter, dans la figure 7 ci-après, la répartition globale dans les deux journaux de bord des facteurs de décisions explicitées par les enseignants selon les catégories externe, épistémique et histoire didactique, et leurs sous-catégories. Les nombres représentent les occurrences de chaque facteur.

83Les facteurs des trois types externes, épistémiques, et histoire didactique sont présents dans les deux journaux de bord et en proportion différente. Nous détaillons les résultats dans les paragraphes suivants.

Les facteurs épistémiques

84Les facteurs de décision de nature épistémique sont largement prédominants dans le journal de l’enseignant de SVT (21/27) et dans une moindre mesure chez l’enseignant de mathématiques (17/30).

85Si l’on regarde la répartition de ces facteurs dans chacune de ses sous-catégories (figure 8), nous remarquons que les facteurs épistémiques concernant la pédagogie : comment on enseigne (13/21 pour SVT et 8/17 pour les mathématiques), et le savoir à enseigner (5/21 pour SVT et 6/17 pour les mathématiques) sont majoritaires.

Facteur épistémique « Pédagogie : comment on apprend »

86Concernant le facteur comment on apprend, les décisions didactiques concernent les choix des activités et leurs adaptations au regard de théories d’apprentissage implicites.

87En SVT, l’enseignant [en position S+1, c’est-à-dire pour mener localement son projet] fait le choix d’une activité de modélisation pour la mise en évidence des différents compartiments cellulaires, sièges du métabolisme de la respiration cellulaire. Ce type d’activité n’est pas classique en SVT, et elle ne fait pas partie des compétences évaluées aux épreuves pratiques du baccalauréat. Cependant, la décision de l’enseignant reflète une idéologie centrée sur la mise en activité réflexive des élèves : « Je vais utiliser un fichier Excel produit par mon collègue et la fiche d’utilisation (placés dans les ressources) […] susceptible de bien faire réfléchir les élèves ». Implicitement, l’enseignant s’inscrit dans une démarche d’investigation qui constitue le modèle pédagogique dominant en SVT en Europe, dans lequel l’élève se doit d’être autonome pour résoudre un problème scientifique. Il s’agit là d’une demande institutionnelle qui contraint l’enseignant :

Les objectifs de connaissance […] doivent être acquis grâce à la mise en œuvre de démarches d’investigation (fondées sur le raisonnement, l’observation, l’habilité expérimentale, le débat argumenté, etc.) qui offrent une place prépondérante à l’initiative de l’élève, au développement de son autonomie et de ses compétences (extrait du BO spécial n^o 8 du 13 octobre 2011, p. 16).

88En mathématiques, les raisons explicitées des décisions didactiques sont de deux ordres :

• Faire en sorte que les élèves construisent eux-mêmes leur production : « Je vais essayer de l’utiliser [activité trouvée sur Internet] et de modifier certains points, je souhaiterais par exemple faire plus construire le tableau aux élèves… ». Il y a là la trace de l’idéologie constructiviste qui met au centre de l’apprentissage l’activité du sujet et qui est actuellement une idéologie dominante. D’ailleurs il y est fait référence à plusieurs reprises dans le programme (BO n^o 6 du 28 août 2008), par exemple : « La compréhension et l’appropriation des connaissances mathématiques reposent sur l’activité de chaque élève qui doit donc être privilégiée » (p. 10).

• Accorder un rôle important aux changements de supports pour permettre à la fois une meilleure compréhension et le questionnement des élèves : « Certains élèves ont besoin de changer de support pour mieux comprendre. Également pour permettre à tous, même aux meilleurs élèves de se questionner sur la recherche de solution d’équation ». Ce changement de support est comme un écho aux résultats de la recherche en didactique des mathématiques sur le rôle positif des changements de cadres (Douady, 1986) et des changements de registres (Duval, 1993) sur l’apprentissage des élèves.

Facteur épistémique « Pédagogie : comment on enseigne »

89Quand on regarde de façon plus qualitative ce facteur à partir des raisons données pour leur décision par les deux enseignants on obtient un panorama contrasté.

90Pour l’enseignant de SVT, il s’agit surtout du temps : « on dispose de plus de temps pour le faire », « qu’on peut faire durer et traiter rapidement » ou d’organisation pédagogique : « les temps collectifs devraient permettre d’aller vite sur des points à connaître pour laisser du temps sur l’exploitation du modèle et la production des élèves ». Au regard de ces deux éléments extraits du journal de bord, il semble que cet enseignant conçoit son enseignement comme une alternance entre des temps collectifs rapides pour accélérer le temps et du temps long pour exploiter les productions des élèves. Cette décision est implicitement contrainte par les objectifs du baccalauréat qui donnent davantage de poids à la manipulation, et par la programmation des enseignements conceptuels. Les directives des programmes de spécialité appuient ce constat : « les objectifs de connaissance sont ainsi modestes […]. Les thèmes abordés permettront notamment de développer par la pratique des capacités méthodologiques portant sur la microscopie, l'expérimentation (éventuellement assistée par ordinateur) » (extrait du BO spécial n^o 8 du 13 octobre 2011, p. 16). L’organisation du baccalauréat est une finalité de la classe de terminale : l’injonction « entraînement à l’évaluation des compétences expérimentales » incite l’enseignant à aborder chaque thème de la spécialité SVT à travers des activités pratiques. Ici, nous sommes au niveau de codétermination école qui fixe une épreuve commune au niveau national et qui devient une contrainte pour les niveaux inférieurs.

91De plus le découpage du programme en trois thèmes donne du temps à l’enseignant et chaque thème peut être traité comme un tout isolé. Les séances de terminale S de spécialité SVT peuvent donc être qualifiées de ponctuelles et même d’isolat puisque les objectifs d’enseignement (énergie et cellule vivante) sont ciblés et ne seront plus repris par la suite.

92Les décisions de l’enseignant qui se réfère au travail d’un collègue pour concevoir une séance, révèlent son appartenance à une communauté de pratique au sein de son établissement : « J’ai trouvé le travail de ce collègue séduisant et original ». L'existence d’un matériel de laboratoire commun aux enseignants de la discipline (niveau de codétermination de l’école), contraint la planification collective des séances, et aussi leur contenu et favorise l’émergence d’une communauté de pratique.

93L’ensemble de ces décisions qui relèvent du facteur épistémique « pédagogie » sont des conditions ou des contraintes qui pèsent dans la transmission des savoirs en jeu, dans ce cas, les métabolismes cellulaires. Nous n’avons pas, dans ce corpus de SVT, relevé de décisions « pédagogiques » qui ne conditionnent pas la transmission des savoirs, nous n’excluons pas qu’il en existe, cependant le corpus d’analyse ne permet pas de le révéler.

94Quant à l’enseignant de mathématiques, il choisit ou rejette des activités pour construire sa séquence pour deux raisons principales : « donner du sens à la résolution d’équations » et « permettre au maximum d’élèves de comprendre ».

95Les raisons explicitées par l’enseignant quand il conçoit globalement sa séquence (S+2) sont clairement dictées par les incitations des programmes qui insistent tout au long du collège sur l’enjeu du sens des savoirs à enseigner. Par exemple, pour la troisième, dans le domaine « nombres et calculs » on peut lire :

C’est en développant notamment des activités où le calcul littéral présente du sens et où il reste simple à effectuer que l’on amène l'élève à recourir à l’écriture algébrique lorsqu’elle est pertinente. […] compléter les bases du calcul littéral et d’en conforter le sens, notamment par le recours à des équations ou des inéquations du premier degré pour résoudre des problèmes (extrait du BO n^o 6 du 28 août 2008, p. 35).

96Et pour « donner du sens à la résolution de ce type d’équation », il déclare « rechercher des tâches complexes pouvant utiliser des équations ». Mais pourquoi les tâches complexes donneraient-elles du sens aux équations ? D’après Schneider (2012), la raison serait à rattacher à la réforme des compétences présentes dans les programmes français : « A l'époque de la réforme des compétences (qui n'est pas terminée), l'importance des problèmes de suites de nombres figurés a été soulignée, ces problèmes étant jugés prototypiques des fameuses tâches complexes et inédites auxquelles il convenait d'entraîner les élèves » (Schneider, 2012, p. 6).

97De plus cet enseignant recourt à Internet pour la recherche d’activités au travers de deux sites, ceux de Sésamath et maths-et-tiques, marquant ainsi son appartenance à une communauté de pratique hors de son établissement.

Facteur épistémique : « discipline »

98Ce facteur épistémique est présent de façon très minoritaire en SVT et en mathématiques (respectivement 1/27 et 1/30).

99En SVT, l’enseignant teste les manipulations et vérifie avec son collègue préparateur leur faisabilité avec le matériel disponible : « je dois encore voir avec le préparateur pour affiner la liste de matériel et peut-être revoir le protocole ». Cette activité est liée au caractère expérimental de la discipline SVT. Il s’agit de transposer à l’école la pratique du chercheur, pratique qui intègre des expérimentations et des expériences qui vont servir de référence aux enseignants pour concevoir des activités. Il s’agit ainsi de former les élèves à la démarche expérimentale ou à construire des compétences spécifiques comme savoir se servir d’un matériel, savoir prendre des mesures, et aussi savoir rédiger un protocole expérimental. Ces compétences sont au cœur des savoirs de l’enseignant de SVT et des savoirs à enseigner dans cette discipline. Pour nous, ce facteur est minoritaire car il est complètement intégré par l’enseignant, il est évident et il devient implicite. C’est la raison pour laquelle il est peu explicité dans le journal de bord.

100La quasi absence du facteur discipline ne veut pas dire que les décisions didactiques de l’enseignant de mathématiques ne sont pas influencées par une certaine conception de sa discipline. Dans les programmes, on peut lire : « À travers la résolution de problèmes, la modélisation de quelques situations et l’apprentissage progressif de la démonstration, les élèves prennent conscience petit à petit de ce qu’est une véritable activité mathématique… » (extrait du BO n^o 6 du 28 août 2008, p. 9). Cette conception des mathématiques comme un lieu de résolution de problèmes et de modélisation guide constamment l’enseignant dans ses décisions de recherche « de problème à mettre en équation », comme il l’écrit. Il écrit aussi qu’il cherche des problèmes qui permettent « de ne pas cloisonner les connaissances et de les mobiliser pour un problème : connaissances informatique, géométrique et algébrique » (extrait du journal de bord).

101L’absence ou la quasi-absence de ce facteur dans les décisions des deux enseignants, peut révéler une limite du corpus analysé basé uniquement sur les journaux de bord, et on pourrait faire l’hypothèse que l’analyse complémentaire des entretiens aurait permis de révéler des décisions de cette nature. En effet, la structure de la grille du journal de bord proposée aux enseignants, les contraint et n’est peut-être pas suffisamment explicite, de même que la caractérisation de ce facteur « discipline ».

Facteur épistémique : « savoir à enseigner »

102Par ailleurs, pour s’adapter aux contraintes pédagogiques et aux objectifs d’enseignement de la classe de terminale S, l’enseignant de SVT décide de modifier les consignes d’une activité, qui avait été conçue par lui pour la classe de seconde : « j’ai notamment un peu modifié la formulation du problème à résoudre ». La contrainte de l’adaptation des notions au niveau de la classe de terminale S est également à l’origine de décisions : « je veux que le TP soit bien du niveau de TS ».

103Quant aux mathématiques, le rapport au savoir à enseigner est marqué d’abord par l’importance accordée à l’usage des outils informatiques et en particulier au tableur. Cela apparaît clairement quand l’enseignant hésite entre deux activités pour son projet local (S+1) : « J’hésite entre deux activités pour les équations produit nul : une ancienne et une nouvelle extraite de Sésamath utilisant le tableur. Je sais que la première fonctionne mais je suis tentée d’essayer la deuxième vidéoprojetée en classe, afin d’utiliser une nouvelle fois les fonctionnalités du tableur que les élèves doivent désormais connaître. ». Il obéit ainsi aux directives du programme de mathématiques de troisième : « À la fin de cette classe terminale du collège, la maitrise par les élèves de plusieurs types de savoirs est visée : […] dans le domaine des TICE : utilisation d’un tableur grapheur et d’un logiciel de construction géométrique » (extrait du BO n^o 6 du 28 août 2008, p. 33).

104D’autre part, l’enseignant cherche à établir des liens entre certains savoirs à enseigner du même thème comme résolution d’équation et calcul littéral enseigné précédemment. Il supprime une activité d’introduction initialement prévue qui ne remplit pas ce critère : « j’avais initialement choisi l’activité avec programme de calcul mais je n’étais pas convaincue de son intérêt à ce moment du cours : je voulais initialement faire le lien entre le calcul littéral vu plus tôt dans l’année et la nécessité de recourir à des équations pour résoudre des problèmes l’utilisant. Il se trouve que cette activité n’aboutit pas à une équation, une simple comparaison des résultats suffit à répondre à la question » (extrait du journal de bord).

Les facteurs « histoire didactique »

105Les facteurs de type histoire didactique sont présents chez les deux enseignants mais dans une proportion moindre chez l’enseignant SVT (5/27 contre 9/30 pour l’enseignant de mathématiques).

106En SVT, le nombre de facteurs de type histoire didactique est globalement faible.

107L’enseignement de cette séquence au niveau terminale, dans le cadre de ce programme (publié en 2011) est nouveau pour cet enseignant. La référence à la classe générique concerne le comportement générique des élèves face à un type d’activité comparable : « Dans ces situations j’ai tendance à prévoir beaucoup plus d’activités ou des activités « élastiques » (qu’on peut faire durer ou traiter rapidement) ici : lecture du document + schéma à reproduire. Je m’aperçois que le plus souvent je sous-estime le temps que passent les élèves sur une activité et je suis souvent pressée en fin de séance… ». Ce facteur fait référence à la mémoire de l’enseignant à propos des classes de seconde dans lesquelles il avait réalisé ce type d’activité. Ce facteur de décision sous-entend que le temps supplémentaire passé sur cette activité traduit des difficultés rencontrées par les élèves. L’enseignant se souvient des conséquences de ces difficultés notamment en termes de gestion du temps de la séance. Cette contrainte de temps, implicitement liée à la planification ponctuelle des séances, lui fait prendre une décision non souhaitée qui est de presser les élèves afin de « boucler » la séance. Ce souvenir lui fait prendre, pour cette année, la décision d’élaborer une activité qualifiée « d’élastique » permettant une gestion du temps plus souple. Cette prise de décision de l’enseignant peut également être appuyée par la perception qu’il a de sa classe, comme l’hétérogénéité des élèves et leurs possibles difficultés sur ce type d’activité. Cependant l’extrait du journal de bord ne nous permet pas de conforter ce propos qui reste implicite.

108En revanche, l’enseignant fait référence à sa classe lorsqu’il mentionne des possibles difficultés des élèves avec le matériel utilisé. Il décrit tout particulièrement l'impact que peut avoir le matériel sur le déroulement de la séance, en s’appuyant sur les compétences précédemment acquises avec cette classe cible à partir d’activités similaires : « C’est le 4^e TP où on utilise l’ExAO [expérience assistée par ordinateur], le matériel est assez capricieux, je voudrais que les élèves l’utilisent sans trop d’appréhension, qu’ils soient à l’aise avec les fonctionnalités du logiciel notamment pour ce qui est de communiquer des résultats ». Dans ce cas précis, l’enseignant se souvient de certains comportements d’élèves (appréhension) face aux dysfonctionnements du matériel qu’il qualifie de « capricieux ». Malgré les difficultés qui semblent récurrentes avec ce matériel, l’enseignant fait le choix de le proposer dans quatre de ses séances. Cette décision de l’enseignant qui se traduit par une gestion des dysfonctionnements éventuels, permettrait aux élèves d’être plus « à l’aise » au fil des séances et de ne plus appréhender son utilisation. Cette crainte des aléas matériels est d’ailleurs très présente chez l’enseignant « je manque encore d’assurance après 4 ans d’utilisation du matériel ExAO au lycée » ce qui influencerait sa prise de décision.

109Cette décision s’explique par des facteurs implicites liés aux incitations des programmes. En effet, l’utilisation de ce matériel (ExAO) participe à la formation des élèves aux pratiques scientifiques, et peut répondre ainsi aux objectifs institutionnels en termes d’acquisition de capacités expérimentales.

110Rappelons qu’en mathématiques la séquence est une reprise de celle déjà réalisée les années précédentes. Il n’est donc pas étonnant que certaines décisions didactiques de l’enseignant prennent en compte les observations faites dans ce passé du comportement des élèves en situation didactique et les connaissances qui en résultent, mais aussi certains propos de ses élèves.

111Par exemple, il crée une fiche d’aide vocabulaire et mise en équation car, comme il l’explicite, « Les élèves sont souvent gênés par les mots double, tiers, retrancher… ». Il décide de programmer une activité sur équation produit parce que « L’activité retenue est quand même un peu longue mais je l’ai déjà utilisée et elle a aidé un certain nombre d’élèves ». Pour les séances de soutien mises en place par le collège, il prépare une fiche de travail pour ses élèves sur la résolution d’équations : « La nouvelle fiche a été créée pour prendre en compte les difficultés des élèves pour la résolution d’équations même les plus ‘simples’ » (Facteur Histoire didactique classe générique).

112D’autre part, il choisit de créer une fiche d’exercices pour faire travailler la technique de résolution d’une équation du premier degré parce que « Plusieurs élèves de 3^e m’ont dit qu’ils ne savaient pas résoudre une équation (apparemment ils l’avaient très peu vu en 4^e) » (Facteur Histoire didactique classe cible).

Les facteurs externes

113Nous avons identifié un seul facteur de décisions lié à des contraintes externes génériques, dans le journal de bord analysé en SVT. Ce facteur est en lien avec la contrainte de l’école et plus spécifiquement celle du matériel informatique disponible dans les établissements : « avec douze postes, il n’était pas possible de mener toutes les étapes du protocole que j’avais prévues… ». Cette contrainte pèse sur l’organisation pédagogique de nombreuses séances et justifie le regroupement des élèves pour ce type d’activité. Cependant il est peu représenté dans le journal de bord car il est coutumier et est donc intégré dans les pratiques enseignantes. Cette contrainte est donc prise en compte en amont de la conception de séance et n’est pas explicitée davantage par l’enseignant pour justifier les décisions prises.

114En revanche en mathématiques le facteur externe générique apparaît quatre fois.

115Tout d’abord il concerne la programmation du temps de l’étude du thème qui doit tenir compte de la distribution annuelle des vacances et des examens (codétermination de la société) : « Il faut essayer de traiter cette séquence entre le chapitre sur l’Espace, le brevet blanc fixé (13 et 14 février), la séance de préparation au brevet blanc afin de rassurer les élèves, et les vacances d’hiver ».

116Comme pour l’enseignant de SVT, le fonctionnement et la disponibilité du matériel informatique du collège pèse sur les décisions de l’enseignant de mathématiques (codétermination de l’école). Il le mentionne plus ou moins explicitement à trois reprises. Par exemple il écrit : « Je n’exclus pas encore cette activité complètement, il faut simplement que je trouve le temps de voir comment elle fonctionne sur les ordinateurs du collège ».

Discussion et conclusion

117Dans cet article nous avons abordé la problématique de décisions didactiques du professeur par le biais de l’élaboration d’un modèle théorique de facteurs décisionnels permettant de les étudier et de les comprendre. Le modèle proposé tente de prendre en compte la complexité de l’étude des décisions. Cette complexité est due d’une part à l’imbrication de divers niveaux de l’activité du professeur et, d’autre part, à la forte influence des niveaux de l’échelle de codétermination sur ces décisions.

118Pour mettre le modèle à l’épreuve, nous avons mis en place une méthodologie impliquant le suivi sur deux années d’une dizaine de professeurs de trois disciplines différentes (mathématiques, SVT et SPC) et de niveaux scolaires différents (primaire, collège et lycée). Les résultats, dont une partie est présentée dans cet article, ont montré qu’il a été possible d’identifier, dans les écrits des professeurs concernant leur préparation de séquences d’enseignement, des décisions didactiques et de reconstruire les raisons sous-jacentes en termes de facteurs selon le modèle théorique. Notons par ailleurs que le modèle a évolué au fur et à mesure des analyses des données. Par exemple, les facteurs de type externe n’avaient pas été envisagés initialement, mais ont été ajoutés au modèle suite à l’analyse de certains journaux de bord.

119Concernant les facteurs, nous avons pu observer la présence de tous les types chez tous les professeurs, mais dans des proportions variées. En particulier, nous avons noté une prédominance de facteurs de type épistémique, ce qui peut s’expliquer par le fait que notre analyse a porté sur le moment de la préparation de séquences d’enseignement. Nous pouvons faire l’hypothèse qu'en situation didactique S0 d’interaction avec les élèves et dans l’observation par l’enseignant de l’activité des élèves (S-1), le poids des facteurs de type histoire didactique aurait été bien plus important.

120Nous restons toutefois très prudents quant à la portée de nos résultats, étant donné que ceux-ci s’appuient sur l’étude de l’activité de quelques enseignants et que cette dernière est restreinte au seul moment de préparation de séquences. D’autres analyses, notamment celles des données issues des observations de classes doivent être menées pour corroborer ces premiers résultats.

121Une autre limite concerne la mise en évidence de décisions qui sont guidées par une analyse a priori des savoirs par les enseignants. Elles sont évoquées par l’enseignant de mathématiques quand il indique que « Les élèves sont souvent gênés par les mots double, tiers, retrancher… », ce qui dépasse certainement le seul obstacle lexical. Elles sont également évoquées par l’enseignante de SVT à propos de la prise en compte des difficultés des élèves à formaliser un protocole expérimental ce qui intègre la question du sens de la notion de mesure par les élèves. Cette question de l’explicitation de la prise en compte des spécificités épistémologiques des savoirs dans les décisions des enseignants est à approfondir. En effet, l’épistémologie est questionnée par le chercheur dans un travail sur les raisons d’être des savoirs.

122L’épistémologie des enseignants est prise en compte par les facteurs épistémiques de notre modèle. Nous pourrions d’ailleurs nous appuyer sur les travaux de Wozniak (2016) qui distinguent l'épistémologie d'un professeur particulier et l'épistémologie de la profession d'enseignant de telle ou telle discipline. Il s’agit d’une contrainte supplémentaire qui pèse sur les savoirs. Cependant, la reconstruction de l’épistémologie des enseignants, nécessite un travail de synthèse basé sur des observations à plus long terme. La méthodologie mise en œuvre dans le projet, plus globale et qui incluait le carnet de bord, les séances et des entretiens pré et post séances permettrait d’approfondir cette question.

123Les résultats obtenus mettent également en lumière la nécessité d’apporter des précisions en amont à propos de limites entre les moyens utilisés par les enseignants pour enseigner, qui relèverait davantage de la pédagogie, et le but de l’enseignement qui est l’appropriation de savoirs par les élèves, qui relève de la didactique. Notre modèle guidé par les conditions et contraintes qui pèsent sur la transmission des savoirs ne prend, par exemple, pas en compte les modes de régulation mis en œuvre par les enseignants. Nous avions l'ambition d'observer les régulations en analysant les protocoles des observations des séances. Mais dans le cadre de cet article nous nous sommes limités au seul moment de la préparation des séances. Donc en effet notre modèle n'a pas pu fonctionner sur les régulations.

124Il ressort néanmoins que les frontières entre ce qui relève spécifiquement des décisions didactiques, dont la finalité est la transmission d’un savoir et d’autres types de décisions, seraient à clarifier.

125Enfin, du point de vue EIAH, des travaux précédents ont permis de proposer une modélisation informatique pour le calcul des rétroactions à partir de certains facteurs didactiques en formation professionnelle (Luengo 2009 ; Mufti-Alchawafa, Luengo et Vadcard, 2007). Le modèle présenté, par son approche plus systémique, ouvre de nouvelles perspectives pour la conception d’EIAH pour au moins trois types de services : (i) accompagner un enseignant dans la phase de scénarisation / conception de séquence, (ii) produire des rétroactions vers l’élève et (iii) accompagner l’enseignant dans les processus d’étayage pendant les séances. Un travail de thèse récent (Brasset, 2017) a été engagé dans cette voie.