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Étudier les interactions professeurs-ressources : questions de méthode

Studying Teachers-Resources Interactions: methodological issues
Ghislaine Gueudet et Luc Trouche
p. 141-158

Résumés

Dans cet article nous nous intéressons aux méthodes pour étudier les interactions entre les professeurs et les ressources de leur enseignement, mobilisées par les chercheurs se référant au cadre théorique de l’approche documentaire du didactique. Nous considérons que cet intérêt pour le travail des enseignants avec les ressources amène des spécificités dans le recueil et l’exploitation des données. Nous présentons ces méthodes et mettons en évidence leurs spécificités, concernant notamment l’investissement réflexif des professeurs, la prise en compte de diverses temporalités et les particularités du travail documentaire collectif.

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Notes de la rédaction

Article soumis le 17/04/2020 et accepté le 02/10/2020

Texte intégral

Introduction

1Les professeurs, enseignant à tous les niveaux scolaires et dans toutes les disciplines, interagissent avec des ressources multiples et diverses. Ces interactions et ces ressources ont considérablement évolué avec le numérique. Pour analyser ces phénomènes du point de vue de la recherche en didactique, nous avons proposé un cadre théorique et méthodologique spécifique, l’Approche Documentaire du Didactique (ADD) (Gueudet et Trouche, 2008). Au fil des années et des études menées par différents auteurs, ce cadre a évolué, et il s’inscrit dans ce que nous nommons désormais une approche “Ressource” du travail des enseignants (Trouche et al., 2019). La conférence internationale Res(s)ources 2018 se terminait par la proposition d’un ensemble de programmes de recherche/développement (Trouche, 2019) dans lesquels les questions méthodologiques étaient centrales.

2Nous poursuivons ici cette direction, considérant qu’une approche “Ressource” du travail des enseignants induit des méthodologies spécifiques. Notre objectif dans cet article est de mettre au jour ces spécificités, en termes de recueil comme d’analyse de données.

3Nous rappelons tout d’abord les principaux concepts de l’ADD. Nous montrons comment ce cadre théorique engendre un ensemble de principes méthodologiques, qui peuvent donner lieu à diverses modalités de collecte et d’analyse de données, mais sont néanmoins respectés dans toutes les études. Nous considérons les méthodologies adoptées pour l’étude du travail documentaire individuel des professeurs, puis celles retenues pour l’étude du travail documentaire collectif. En conclusion, nous synthétisons les principales spécificités identifiées et les associons à des perspectives de recherches ultérieures.

L’approche documentaire du didactique, perspective théorique et méthodologique

4L’ADD (Gueudet et Trouche, 2008 ; Trouche et al., 2020) est un cadre théorique utilisé en didactique (initialement, en didactique des mathématiques). Il a été développé dans un contexte de prolifération des ressources disponibles pour les enseignants, en particulier des ressources en ligne. Ce contexte a mis en évidence l’importance d’étudier les interactions entre les enseignants et les ressources qu’ils mobilisent dans leur activité professionnelle, et la nécessité d’outils théoriques et méthodologiques spécifiques pour réaliser cette étude. Ici nous rappelons brièvement les principaux concepts de l’ADD, et montrons comment ces concepts ont conduit à un ensemble de principes méthodologiques.

Intérêt pour les ressources, distinction ressources/documents

5L’ADD retient une notion large de ressource, issue du travail d’Adler (2000) : tout ce que l’enseignant utilise, et qui est susceptible de ressourcer son activité professionnelle. Au-delà des ressources matérielles (manuel, logiciel, etc.), les ressources culturelles (langues, signes) sont à prendre en compte. L’ADD s’appuie sur l’approche instrumentale (Rabardel, 1999), elle-même ancrée en théorie de l’activité (Vygotsky, 1978). Ainsi l’ADD considère des professeurs engagés dans une activité professionnelle finalisée et donc poursuivant un but (qui peut être plus ou moins général), par exemple : « préparer et mettre en œuvre une leçon sur les pourcentages en classe de 4e » ; « gérer l’hétérogénéité d’une classe de 2de ». L’ensemble des situations correspondant à un même but constitue ce qui est appelé une classe de situations d’activité professionnelle (Rabardel et Bourmaud, 2005).

6Pour ce but, un professeur mobilise un ensemble de ressources. L’ADD considère que, au fil de son activité avec ces ressources pour un même but, mais à travers différentes situations successives, le professeur développe un document : des ressources modifiées combinées, associées à un schème (Vergnaud, 1998) d’usage de ces ressources. On retient l’identité document = ressources + schème.

7Un schème comporte quatre composantes : le but de l’activité des sous-buts et des anticipations ; des règles d’action, de prise d’information et de contrôle ; des invariants opératoires ; des possibilités d’inférence. Les règles d’action, de prise d’information et de contrôle décrivent comment le sujet agit en situation ; les invariants opératoires sont des connaissances qui fondent cette action (concepts-en-actes, i.e. concepts considérés comme pertinents ou théorèmes-en-actes, i.e. propositions considérées comme justes). Les inférences permettent un ajustement permanent des anticipations et des sous-buts, en fonction des informations recueillies sur la situation.

8Au-delà de cette première distinction fondamentale entre ressource et document, l’ADD introduit d’autres concepts que nous présentons brièvement dans la partie suivante.

Genèses documentaires, systèmes de documents

9Le processus de développement d’un document à partir d’un ensemble de ressources est nommé genèse documentaire. Il s’agit d’un processus long ; un travail ponctuel avec des ressources ne donne pas toujours lieu au développement d’un document. Il faut pouvoir s’assurer d’une certaine stabilité à travers différentes situations pour confirmer l’hypothèse de l’existence d’un schème.

10Les documents développés par un professeur contiennent des ressources : par exemple un plan de leçon, une fiche élève, que le professeur réutilisera peut-être dans un contexte différent (avec une autre classe, durant une autre année) ou partagera avec des collègues. On distingue ainsi les ressources-mères mobilisées au départ du travail documentaire et les ressources-filles produites par ce travail (Hammoud, 2012).

11Au fil de son travail documentaire, le professeur développe un ensemble structuré de ressources (nommé système de ressources du professeur), et un ensemble de documents associé (nommé système documentaire du professeur). La structure de ces systèmes correspond à la structure de l’activité professionnelle du professeur, constituée de familles d’activité (Rabardel et Bourmaud, 2005), qui sont des ensembles de classes de situations dont les buts sont proches.

12Nous avons jusqu’ici évoqué le travail documentaire comme une activité individuelle. Cependant ce travail a toujours une composante collective, et les moyens numériques ont contribué au développement de collectifs distants d’enseignants partageant des ressources. C’est pourquoi l’approche documentaire s’est d’emblée intéressée au travail documentaire collectif.

13Pour un historique complet du développement de l’ADD, le lecteur intéressé pourra consulter Gueudet (2019) : ce texte met en évidence l’association très forte entre le développement conceptuel que nous venons d’évoquer brièvement, et le développement méthodologique que nous allons interroger dans ce qui suit.

Suivre le travail documentaire des professeurs, principes méthodologiques

14Le suivi du travail documentaire peut donner lieu à des études mobilisant un large échantillon de professeurs : par exemple en recueillant des données de type déclaratif avec un questionnaire en ligne. Cependant la plupart des travaux se référant à l’ADD ont adopté des méthodologies de type “étude de cas”, qui permettent de s’intéresser au détail des genèses documentaires des individus ou des collectifs étudiés. Avant de questionner les spécificités des outils et méthodes utilisés, nous présentons dans cette partie les principes méthodologiques retenus par les travaux se référant à l’ADD. Nous ne pouvons pas, dans cet article, présenter une revue de travaux mettant en regard les méthodologies de différentes approches s’intéressant aux mêmes objets. Nous signalons simplement ci-dessous quelques travaux.

15Les méthodes d’enquête de l’ADD s’inscrivent dans l’ensemble des méthodologies des sciences de l’éducation développées pour l’analyse de l’activité (Albero et Guérin, 2014). Comme le font les chercheurs mobilisant la méthode du cours d’action (Theureau, 2004), nous cherchons à analyser l’activité individuelle et collective des sujets, ici des professeurs, en recueillant, par des échanges avec ceux-ci, leur regard sur la part de leur activité qui est consciente et explicitable. Nous complétons ce recueil par des données objectives, en particulier celles fournies par les ressources conçues par le professeur. De plus nous nous intéressons particulièrement aux contenus de savoir en jeu, dans une perspective didactique. Comme dans les recherches sur les ressources épistémologiques des professeurs et des formateurs qui s’intéressent aux connaissances professionnelles développées au fil de l’expérience (Hardy et Melville, 2018), nous associons les sujets, non seulement au recueil des données, mais aussi à leur analyse.

16La modalité de suivi et d’analyse du travail documentaire du professeur adoptée par l’ADD est nommée investigation réflexive. La perspective sur le travail du professeur et sur son développement professionnel portée par l’ADD conduit à poser, pour cette investigation réflexive, les cinq principes méthodologiques (Trouche et al., 2020) suivants :

  • une collecte large des ressources matérielles utilisées et produites au cours du travail documentaire ;

  • un suivi sur le long terme, permettant d’identifier des évolutions et des stabilités, correspondant au temps long des genèses et du développement des schèmes ;

  • un suivi en classe et hors classe. Le travail documentaire inclut la préparation de classe (qui prend place dans différents lieux), mais aussi ce qui se déroule en classe et peut amener des adaptations, influencer des modifications ultérieures ;

  • un suivi réflexif du travail documentaire, où le regard du professeur sur son propre travail est largement sollicité ;

  • une confrontation du point de vue (subjectif) du professeur avec des éléments objectifs : les ressources utilisées et conçues, et les déroulements de classe.

17Par ailleurs Sabra (2011) a proposé de compléter l’investigation réflexive en y adjoignant ce qu’il a nommé le contrat méthodologique, qui consiste pour le chercheur à présenter au(x) professeur(s) suivi(s), et à ajuster avec eux, l’ensemble du dispositif de recueil de données. Ce contrat « permet de formaliser en partie les rapports entre chercheur et acteurs du terrain expérimental » (ibid., p. 66). Nous considérons ce contrat comme un sixième principe méthodologique des travaux relevant de l’ADD. Cette notion de contrat méthodologique peut être mise en relation avec la notion de contrat réflexif proposée par Bednarz, Desgagné, Maheux et Savoie-Zajc (2012), contrat implicitement négocié entre chercheurs et professeurs, Mais il s’agit, dans ce dernier cadre, d’une recherche conjointe où chercheurs et professeurs occupent des positions symétriques, alors que pour l’ADD, il s’agit pour les chercheurs de développer une recherche sur le travail des enseignants en associant les enseignants à certaines étapes de la collecte et de l’analyse des données.

18Les méthodologies employées par les recherches se référant à l’ADD (Loisy et al., 2019) se situent dans le cadre défini par ces principes, tout en développant des protocoles d’enquête variés comme nous allons le voir ci-dessous.

Analyser le travail documentaire individuel

19Dans cette partie nous présentons tout d’abord les outils de recueil de données conçus pour l’étude du travail documentaire du professeur à un moment donné de sa carrière ; ensuite les méthodes dédiées au suivi des évolutions de ce travail documentaire, à différentes échelles de temps ; puis une modalité spécifique d’analyse de données, les tableaux-documents, qui visent à identifier les documents développés par un professeur. Enfin nous abordons la question du partage de données et des analyses croisées rendues possibles par une plateforme dédiée.

Comprendre le travail documentaire des enseignants et leurs systèmes de ressources

20Dans cette partie, nous présentons un dispositif de collecte de données visant à permettre l’analyse du travail documentaire d’un professeur et de son système de ressources à un moment donné de son activité professionnelle. Ce dispositif relève de l’investigation réflexive, il a de nombreuses variantes (Gueudet et Trouche, 2009a). La figure 1 représente l’une des versions de ce dispositif, dans laquelle le professeur est suivi trois semaines, avec un intérêt spécifique pour un chapitre donné.

Figure 1. Description d’un dispositif de suivi dans le cadre de la méthodologie d’investigation réflexive

Figure 1. Description d’un dispositif de suivi dans le cadre de la méthodologie d’investigation réflexive

21Nous allons nous arrêter sur certains aspects du recueil de données, associés à des outils spécifiques, dont des exemples apparaissent en figure 1. Notons que ce qui est désigné comme « visite » a lieu à l’endroit où le professeur effectue son travail de préparation ; dans le cas d’un professeur du second degré en France, c’est fréquemment à son domicile.

Première rencontre et contrat méthodologique

22Lors d’une première rencontre le chercheur présente au professeur l’ensemble de la méthodologie, précisant le rôle de chacun. Des modifications peuvent être décidées conjointement si besoin. Cette explicitation relève du contrat méthodologique.

Contexte dans lequel s’inscrit le travail documentaire du professeur

23Il s’agit de recueillir des éléments sur le parcours du professeur (formation initiale, carrière), sur sa situation au moment du suivi (moyens disponibles dans l’établissement, collègues), et sur son rapport à la discipline qui fera l’objet du suivi. Ces données sont recueillies par questionnaire.

Système de ressources : entretien général et/ou visite guidée, représentations

24Il s’agit ici de s’intéresser à l’ensemble du travail documentaire du professeur, en associant différents outils de recueil. Le professeur est interrogé par le chercheur lors d’un entretien général, mené autant que possible selon la méthodologie d’instruction au sosie (Clot 1999) : la demande faite au professeur est formulée comme suit : « Vous devez vous absenter une année. J’ai été nommé pour vous remplacer, et je dois procéder exactement de la même manière que vous dans tous les aspects de votre travail. Pouvez-vous me décrire très concrètement ce que je dois faire ? ». Cet entretien est associé à une visite du système de ressources, le professeur montre au chercheur quelles sont ses ressources et où elles sont rangées, archivées, et évoque éventuellement les ressources supprimées.

25Le chercheur demande également au professeur de réaliser une représentation de son système de ressources, qui pourra être complétée tout au long du suivi. Cette représentation était nommée dans les premières enquêtes Représentation Schématique du Système de Ressources (RSSR, figures 2 et 3).

Figure 2. RSSR de Laura, professeure de physique de lycée (voir Jameau, 2017). En bas à gauche son ordinateur ; dans la partie gauche des ressources numériques ; dans la partie droite des ressources liées à des collectifs (discussion avec des collègues du lycée, aides de laboratoire, début de carrière en région parisienne)

Figure 2. RSSR de Laura, professeure de physique de lycée (voir Jameau, 2017). En bas à gauche son ordinateur ; dans la partie gauche des ressources numériques ; dans la partie droite des ressources liées à des collectifs (discussion avec des collègues du lycée, aides de laboratoire, début de carrière en région parisienne)

Figure 3. RSSR de Valérie, professeure de mathématiques de lycée

Figure 3. RSSR de Valérie, professeure de mathématiques de lycée

26Cette demande de représentation pouvait être diversement interprétée par les professeurs, la représentation produite dépendant dans tous les cas de la consigne donnée (par exemple : possibilité de dessin à l’ordinateur ou non ; emploi ou non du terme “schéma”). À la place de représentation schématique, Rocha (2019) a introduit le terme de cartographie, de manière à évoquer “le processus dynamique et actif de représentation de quelque chose, donnant des moyens pour explorer un territoire inconnu” (ibid., p. 84). Elle distingue de plus une cartographie réflexive réalisée par l’enseignant et une cartographie inférée par le chercheur.

Préparation et mise en œuvre d’une leçon

27Il s’agit de recueillir des données à propos de la conception par le professeur et de la mise en œuvre d’un chapitre particulier. Ce recueil comporte un entretien, éventuellement associé à une représentation ciblée des ressources. Cependant de nombreux aspects risquent ainsi de rester dans l’ombre ; c’est pourquoi nous avons initialement utilisé un journal de bord. Le professeur y notait chacune de ses activités relatives au chapitre étudié, le lieu où celle-ci se déroulait, sa durée, les éventuels autres protagonistes, les ressources mobilisées. Cet outil s’est révélé très riche, mais également très chronophage. Ainsi, dans les études récentes, il n’est utilisé que dans des circonstances particulières – voir par exemple l’expérience du journal de bord des professeurs d’école de Shanghai pendant le temps du confinement lié à l’épidémie de Covid-19 (Huang et al., soumis).

28Le recueil de données peut aussi être réalisé à partir de différents dispositifs qui visent la saisie du travail de préparation effectif de l’enseignant sur un chapitre donné. Ainsi Messaoui (2019) a demandé à des enseignants d’utiliser simultanément la caméra de leur ordinateur et un dispositif de capture d’écran, afin qu’ils filment eux-mêmes leur préparation aux moments où celle-ci se déroule. Le plus souvent cependant c’est le chercheur qui filme, et dans ce cas le moment de préparation est contraint.

29Autant que possible le chercheur effectue ce recueil durant plusieurs années successives, afin de saisir les stabilités et les évolutions, en choisissant des moments particuliers propices à des réorganisations des systèmes de ressources susceptibles de révéler des éléments de contenu et de structure.

30L’ensemble des données recueillies de cette manière peut être rassemblé afin de constituer ce que nous avons nommé une valise documentaire1 (Bellemain et Trouche, 2016). L’objectif d’une telle valise est de permettre des comparaisons : pour un même professeur, comparer le travail documentaire pour l’enseignement de deux chapitres différents ; pour deux professeurs, comparer le travail documentaire pour l’enseignement d’un même chapitre ; mais également des comparaisons internationales.

Saisir les évolutions du travail documentaire des enseignants

31Le travail documentaire des enseignants évolue tout au long de leur carrière. La mobilisation du concept de schème suppose d’étudier ce travail sur le temps long des genèses documentaires. Ce temps long peut reposer sur des choix institutionnels (l’année scolaire), ou curriculaires (le suivi de l’enseignement d’un thème mathématique), ou encore professionnels (le temps d’enseignement dans un établissement donné, ou le temps écoulé depuis le début de la carrière du professeur). Quand la période visée par l’étude excède la période de suivi du chercheur (c’est le cas par exemple si l’on s’intéresse à la carrière du professeur), il s’agit de développer des outils de recueil de données ‘indirects’, mobilisant la mémoire du professeur, et les traces de son activité antérieure.

32Rocha (2019) a particulièrement étudié les temporalités longues du travail documentaire des enseignants, en proposant le concept de trajectoire documentaire, défini comme “un parcours (qui exprime des continuités et des changements), liant les événements professionnels (individuels et/ou collectifs) vécus par l’enseignant et les transformations de son travail documentaire au long du temps” (p. 75). Une trajectoire documentaire est partagée en périodes, correspondant à des dominantes documentaires (ibid., p. 75), correspondant chacune à une famille d’activités plus fortement mobilisée. Rocha a suivi en particulier une enseignante, Anna, distinguant trois périodes, correspondant aux dominantes documentaires « création de ressources », « réflexion et renouvellement des ressources utilisées », et « raffinement et diffusion des ressources ». Pour chacune de ces périodes le chercheur produit des cartographies inférées du système de ressources du professeur (figures 4 et 5).

Figure 4. CISR d’Anna, période « création de ressources » (Rocha 2019, p. 186)

Figure 4. CISR d’Anna, période « création de ressources » (Rocha 2019, p. 186)

33La comparaison des deux cartographies fait apparaître des évolutions dans la composition du système, dans les modes de conception (plus liés au travail collectif) et dans les objectifs d’enseignement, plus ciblés (calcul mental et démarches d’investigation).

Figure 5. CISR d’Anna, période « réflexion et renouvellement des ressources utilisées » (Rocha 2019, p. 189)

Figure 5. CISR d’Anna, période « réflexion et renouvellement des ressources utilisées » (Rocha 2019, p. 189)

34Cette étude des états successifs du système de ressources peut être complétée par une étude plus continue d’unités plus réduites du travail documentaire des professeurs : c’est ce que Hammoud (2012) propose, avec la notion de cycle de vie d’une ressource. L’objectif est alors de relever, à chaque étape, les éléments d’évolution des ressources-mères et les connaissances qui guident autant la conception de la ressource-fille que sa mise en œuvre, son intégration dans le système de ressources et son évolution.

35L’alternative à la considération de périodes, plus ou moins longues, c’est le choix de moments spécifiques. Ces moments peuvent être provoqués : c’est par exemple l’épreuve de défaillance et substitution (Rabardel et Bourmaud, 2005), qui révèle la mobilisation de ressources alternatives par un sujet privé de certaines de ses ressources habituelles. Ces moments peuvent advenir dans la classe, c’est le cas des incidents didactiques (Aldon, 2011). Ils peuvent aussi intervenir hors la classe : ce sont les incidents documentaires (Sabra, 2011), par exemple des changements de programmes, ou des mutations de l’environnement informationnel (Messaoui, 2019). Ces moments rendent visibles des éléments d’organisation du système de ressources, des ressources cachées, et les connaissances qui guident les réorganisations.

Penser le traitement des données recueillies : l’exemple des tableaux documents

36Ce traitement débute par un travail sur les interviews (préalablement transcrites), dans l’objectif de repérer les buts de l’activité. Ce repérage s’appuie sur des éléments lexicaux du type « Pour introduire la notion de variation de fonction… », indiquant la finalité du travail documentaire décrit. Il s’agit ensuite d’identifier des éléments susceptibles d’appartenir à un document correspondant à ce but : des ressources, et des éléments de schème d’usage de ces ressources. Cette identification se fait tout d’abord en poursuivant le travail sur les interviews. On repère des règles d’action dans les interviews lorsque le professeur mentionne une manière habituelle, régulière d’agir dans un but donné : « Lorsque je veux choisir une activité d’introduction, je feuillette 5-6 manuels, puis je fais une recherche en ligne par mots-clés en privilégiant les sites institutionnels dans les résultats de la recherche ». Ici on note des règles d’action « feuilleter un ensemble de manuels » ; « faire une recherche en ligne en privilégiant les sites institutionnels ». Il est possible que le professeur ajoute une explication sur les raisons qui l’amènent à agir ainsi : « sur les sites institutionnels, je suis sûre que les activités correspondent bien au programme ». Cette explication sera retenue comme invariant opératoire, dans cet exemple un théorème-en-actes (associé au concept-en-actes « suivi du programme »).

37Cette identification d’éléments de documents à partir des interviews est ensuite complétée en appui sur d’autres données : ressources conçues par le professeur et vidéos de classe. Ainsi certaines règles d’actions et certains invariants opératoires pourront être inférés par le chercheur à partir de ces données, alors que le professeur ne les a pas mentionnés en interview. En ce qui concerne les inférences, pour les identifier il faut pouvoir déterminer comment le professeur s’adapte aux spécificités de la situation (par exemple en ayant préalablement identifié un schème, et en observant sa mobilisation dans un nouveau contexte), ce qui n’est pas toujours possible.

38L’ensemble des éléments identifiés est alors présenté dans ce que nous avons nommé un tableau-document (tableau 1).

Tableau 1. Extrait d’un tableau-document, cas de Valérie (Gruson et al., 2018, p. 495, notre traduction)

But de l’activité

Ressources utilisées

Manière d’agir habituelle
(Règles d’action)

Raisons d’agir ainsi
(Invariants opératoires)

Stabiliser des prérequis sur les fonctions

LaboMEP (exercices en ligne)

Valérie choisit des exercices en ligne dans LaboMEP pour tester si ses élèves de 2de maîtrisent les prérequis et leur faire reprendre des contenus de 3e si besoin.

Certains élèves de seconde ont besoin d’une remise à niveau sur les fonctions.

LaboMEP permet de diagnostiquer les besoins et de donner des révisions adaptées à chacun.

39Une première version du tableau-document est constituée par le chercheur. Lorsque des éléments ont été inférés, alors qu’ils ne figuraient pas dans les déclarations du professeur, ils sont mis en évidence (en couleur rouge par exemple). Cette première version est présentée au professeur, qui va amender le tableau et le compléter si besoin. Ainsi le professeur est non seulement associé à la collecte de données, mais aussi à leur analyse.

40Une fois le tableau-document complété et corrigé par le professeur, on considère que chaque ligne correspond effectivement à un document. Pour des exemples de tableaux-documents, on peut consulter en particulier Besnier (2019, à propos de mathématiques à la maternelle) et Quéré (2020, à propos d’anglais dans l’enseignement secondaire).

Exemple d’une étude de cas : Valérie et l’intervalle de fluctuation en 1re ES

41Nous présentons (fenêtre 1) l’étude du cas de Valérie (déjà évoqué, voir par exemple la figure 3). Cet exemple vise à donner à voir au lecteur comment les données prélevées et leur analyse permettent d’accéder à des éléments de genèses documentaires. Il met aussi en évidence le caractère didactique de la méthodologie : le chercheur recueille dans les interviews les choix des professeurs relatifs aux savoirs en jeu, et réalise une analyse didactique des ressources utilisées et produites.

Fenêtre 1. Le cas de Valérie (Parra et Gueudet, 2019)

Valérie est une professeure de lycée expérimentée, que nous avons suivie pendant deux années dans le cadre du projet REVEA2 (Gueudet et al., 2018). Membre du groupe de recherche associé au projet, Valérie a été impliquée tout au long du travail au recueil et à l’analyse des données. Nous avons réalisé avec elle en début de suivi un entretien général à son domicile suite auquel elle a produit une RSSR (figure 3).

Nous avons également suivi son enseignement sur plusieurs chapitres, et notamment lors de la deuxième année sur celui relatif au chapitre intitulé « fluctuation d’échantillonnage » en classe de 1re ES. Elle a préparé ce chapitre avec une collègue, Gwen. Nous avons filmé leur préparation commune ; recueilli toutes les ressources utilisées et produites par Valérie ; filmé la mise en œuvre en classe, recueilli les travaux réalisés par les élèves lors du contrôle final et réalisé un entretien à la fin du chapitre. À partir des transcriptions de la préparation filmée et de l’entretien final, nous avons identifié différents buts de son activité ; de possibles invariants opératoires et les ressources associées à chaque but. Nous avons confronté les invariants opératoires possibles avec les ressources produites et les mises en œuvre en classe. Nous avons soumis à Valérie ces interprétations qu’elle a complétées et confirmées. Nous donnons ici quelques exemples.

Au début du chapitre, Valérie poursuit un but que nous décrivons comme « stabiliser les prérequis ». Pour ce but elle utilise son propre cours de Seconde ; son activité est guidée par plusieurs invariants opératoires, notamment « On ne peut pas compter sur le fait que les élèves de 1re se souviennent de l’intervalle de fluctuation vu en Seconde ». Pour le but « Introduire l’intervalle de fluctuation de 1re (loi binomiale) », Valérie extrait d’un manuel une activité sur le thème de l’obésité aux États-Unis. Elle modifie l’énoncé en y ajoutant une figure permettant la visualisation de l’intervalle. Ceci est lié à un invariant opératoire « C’est très important que les élèves visualisent l’intervalle de fluctuation » (figure 6). Dans l’entretien final, elle déclare que, l’année suivante, elle utilisera le logiciel GeoGebra pour cette visualisation.

Alors qu’il est possible de faire programmer aux élèves la recherche de l’intervalle sur leur calculatrice puis d’utiliser ce programme dans les résolutions d’exercices (ce que fait Gwen, sa collègue), Valérie poursuit le but « enseigner la détermination de l’intervalle à partir d’une table de la loi binomiale ». Pour ce but elle utilise le manuel de la classe, dans lequel elle sélectionne des exercices intégrant des tables ou demandant de réaliser ces tables à la calculatrice. Ceci est lié à un invariant opératoire : « Il faut qu’ils apprennent à lire une table de loi binomiale, au Bac il peut y avoir des extraits de tables ».

Notons qu’ici, nous avons présenté des invariants opératoires précis, liés au contenu mathématique. Le suivi de Valérie sur d’autres chapitres a montré que ceux-ci sont associés à des invariants plus généraux : « Les élèves en 1re ne se souviennent plus de tout ce qu’ils ont vu en Seconde » ; « La visualisation soutient la compréhension en mathématiques » ; « Il faut préparer les élèves de 1re au Baccalauréat ».

Figure 6. Visualisation de l’intervalle de fluctuation associé à la loi binomiale

Figure 6. Visualisation de l’intervalle de fluctuation associé à la loi binomiale

Instrumenter le stockage, l’analyse et le partage de données du travail documentaire

42La perspective de rassembler un large éventail de données, incluant des vidéos, se heurte à des difficultés : techniques, de stockage, de gestion, et de partage. La nécessité de surmonter ces difficultés nous a conduits, dans un premier temps, à développer de nouvelles interfaces de présentation et d’analyse de données, sous la forme de webdocuments (Bellemain et Trouche, 2016), dans un deuxième temps à développer une plateforme permettant de rassembler et de partager ces webdocuments, c’est l’objectif de la plateforme AnA.doc (pour AnAlyse du travail documentaire des enseignants, Alturkmani et al., 2019).

43Un webdocument (ou webdoc, ou webdocumentaire) est défini par Wikipédia3 comme quelque chose « conçu pour être interactif – en associant texte, photos, vidéos, sons et animations – et produit pour être diffusé sur le web, […] intégrant un point de vue d'auteur ». De tels webdocuments ont été développés (Bellemain et Trouche, 2016), pour soutenir des analyses d’épisodes du travail documentaire d’un enseignant, répondant à des questions précises (par exemple : « quel est l’usage, par cet enseignant, des manuels scolaires ? »), et soumettre à la critique ces analyses. Des contraintes techniques précises ont été définies pour ces webdocuments (pas plus de 2 500 mots, pas plus de 5 extraits vidéos, pas plus de 3 min pour chaque extrait, pas plus de 10 extraits de ressources). Ces contraintes ont conduit à poser des questions plus précises, à rechercher les extraits les plus significatifs permettant d’étayer les réponses proposées et à penser l’ergonomie de ces interfaces pour en faciliter l’exploitation (Lucena et Assis 2015).

44Cet outil s’est avéré très utile pour partager des analyses d’épisodes du travail documentaire d'enseignants, mais insuffisant dans la mesure où il ne donnait accès qu’aux données jugées pertinentes par le chercheur. Prendre en compte à la fois la nécessité d’une certaine « exhaustivité » des données mises à disposition, et une sélection de données soutenant une analyse, c’est l’objectif du projet AnA.doc. La plateforme AnA.doc a été développée au sein du programme de recherche ReVEA. Elle propose deux niveaux principaux d’interaction (Alturkmani et al., 2019) :

  • un niveau synthétique de situations du travail documentaire, qui donne accès à l’ensemble des données recueillies (vidéos, ressources utilisées ou produites par les enseignants…) ;

  • un niveau analytique de webdocuments, qui propose des analyses courtes et précises de ces situations et des outils d’édition de ces analyses.

45Les apports méthodologiques de ce développement, permis par une équipe interdisciplinaire (didactique des mathématiques et de la physique, psychologie cognitive, sciences de l’information et de la communication, informatique et architecture de l’information) ont été multiples, en particulier :

  • la réflexion sur les métadonnées associées à chaque situation a conduit à distinguer différents buts du travail documentaire des enseignants (préparer une progression ; une leçon ; développer le travail autonome des élèves, leur évaluation, etc.) ;

  • la réflexion sur la description des situations a conduit à inférer la trajectoire documentaire des professeurs impliqués à partir d’une double démarche : une démarche analytique (à partir du renseignement d’un questionnaire type) et une démarche narrative (le professeur étant appelé à raconter son expérience avec les ressources de son enseignement, depuis le début de sa carrière) ;

  • enfin la description d’une situation donnée a conduit à développer des scripts du travail documentaire, distinguant les moments successifs de ce travail. Cette réflexion sur les scripts a d’ailleurs débouché, ultérieurement, sur une étude plus systématique confrontant les apports de plusieurs approches théoriques (Trouche et al., 2019).

46Ce travail de conception a débouché sur un prototype permettant de développer et de partager des analyses (Messaoui, 2018 ; Rocha, 2018) qui peut servir de base pour des projets ultérieurs, ou nourrir des collaborations avec d’autres projets, comme ViSA (Veillard et Tiberghien, 2013), qui s’intéresse à l’analyse de vidéos des situations d’enseignement et d’apprentissage et au partage de corpus.

Analyser le travail documentaire collectif et ses relations avec le travail documentaire individuel

47L’étude de formes collectives du travail documentaire des professeurs appelle une réflexion méthodologique particulière, qui prenne en compte la diversité de ces formes, les questions communes de temporalité et d’espace et les interrelations entre formes collectives et formes individuelles du travail documentaire.

Une diversité de collectifs, une diversité d’approches théoriques et méthodologiques

48Comme le soulignent Baron et Bruillard (2004), les méthodologies de suivis de collectifs dépendent largement de la nature de ces collectifs. Le programme de recherche REVEA a été l’occasion de mettre en évidence la diversité des formes collectives de travail documentaire : un volet du projet s’intéressait notamment aux collectifs qui se développent dans les établissements scolaires (Gueudet et al., 2018), un autre était consacré aux collectifs qui traversent les frontières des établissements scolaires (Trouche et al., 2015). Pour ce dernier volet, l’étude met en évidence des variables importantes : l’engagement des acteurs (collectif institutionnel ou militant), la composition (« homogène » – ne rassemblant que des enseignants – ou associant une variété d’acteurs – enseignants, chercheurs, ingénieurs pédagogiques), l’objectif (partager, ou concevoir, ou diffuser des ressources), le mode d’existence (réunions ou non, en présence ou à distance), le mode de fonctionnement (plus ou moins hiérarchique, plus ou moins coopératif), la durée ou encore la délimitation plus ou moins précise des frontières du collectif. Les collectifs dépendent aussi fortement des formes culturelles dans lesquelles ils sont intégrés, comme le met en évidence l’étude contrastée de collectifs en Chine et en France (Wang, 2019) ou celle de formes collectives de travail en Norvège et en France (Gueudet et al., 2013). Le développement d’Internet ajoute à cette diversité : une association comme Sésamath (Gueudet et Trouche, 2009b) en est un bon exemple, combinant un ensemble de formes très variées de travail collectif (le conseil d’administration de l’association, les groupes de projet ou encore les listes de diffusion). Par ailleurs, les collectifs ne constituent pas, en général, des entités isolées : ils peuvent avoir des liens entre eux ou des liens avec les mêmes institutions. L’article introduisant l’approche documentaire (Gueudet et Trouche, 2008, p. 18) envisageait une variété de cadres théoriques pour appréhender le travail documentaire des collectifs et justifiait le choix raisonné des communautés de pratique (CoP, Wenger 1998), correspondant mieux aux aspects émergents et aux contours flous des collectifs à l’ère d’Internet. Les critères d’une CoP (engagement, entreprise commune, répertoire partagé), comme la dualité participation/réification qui permet le développement d’une CoP, s’adaptent à l’analyse des collectifs d’enseignants qui partagent un intérêt commun pour la conception de ressources.

49De fait la première thèse se situant dans le cadre de l’ADD (Sabra, 2011, 2016) a choisi le cadre des CoP pour analyser le travail documentaire des 16 membres d’un collectif de l’association Sésamath, réuni dans l’objectif de concevoir un manuel scolaire. Elle définit la documentation communautaire comme le résultat des processus de participation et de réification à l’œuvre dans la communauté. L’étude de cette documentation se fait à trois niveaux, concernant :

  • l’ensemble du processus de participation (via une étude des échanges sur la liste de diffusion de ce collectif) et de réification (via l’étude de la réalisation d’un chapitre du manuel) à l’œuvre dans la communauté ;

  • un petit nombre de membres du collectif choisis pour leurs profils différenciés, via un ‘petit agenda de suivi’ (forme de journal de bord), que ceux-ci renseignent, et qui permet de disposer de points de vue croisés sur cette documentation communautaire, en particulier sur les incidents qui la jalonnent ;

  • un seul membre du collectif, via le suivi des interactions entre son travail dans le collectif et le travail pour sa classe, en analysant les évolutions conjointes entre le manuel scolaire en cours de conception et son système de ressources.

50Tout le problème est alors de prendre en compte ces trois niveaux pour inférer ce qui relève de ressources communautaires (engagées par les membres et qui sont appropriées par les autres membres ; et conçues ensemble) et les connaissances communautaires, qui émergent du processus de conception, et sont reconnues valides par le collectif.

51La théorie de l’activité (Engeström, 1999) a été utilisée par Hammoud (2012), pour modéliser le travail documentaire d’enseignants de sciences physiques et chimiques. Ici, le point de vue est de considérer une variété de formes collectives (collectif d’établissement, association professionnelle, collectif institutionnel ou encore mouvement pédagogique). Chaque communauté est définie par une division du travail, des règles, et des outils (ici des ressources-mères § 2.b), et le résultat de son action est la production de ressources-filles. L’appartenance à ces différentes communautés est modélisée par l’intersection de plusieurs systèmes d’activité.

52Le concept d’objets frontières (Akkerman et Bakker, 2011), objets employés par les individus engagés, consciemment ou non, dans le franchissement de frontières entre communautés, est utilisé dans la thèse de Kocijancic Essonnier (2018) qui prend en compte, pour l’étude du travail documentaire, une diversité de communautés, distinguant des communautés de pratique et des communautés d’intérêt, i.e. réunissant des personnes d’expertises diverses pour la résolution d’un problème commun. On s’intéresse alors au processus de création de ressources, pensées comme des objets frontières, à l’intérieur d’une communauté d’intérêt, entre différentes CoP. L’analyse du graphe de conception de ressources permet de repérer les mécanismes qui soutiennent le franchissement de frontières et de repérer alors ce qui fait la spécificité de chaque CoP et son apport au projet commun.

53D’autres conceptualisations ont été mobilisées, par exemple les collectifs de pensée par Rocha (2018) qui amènent à d'autres modalités d'analyse de données. Pour des raisons de longueur, nous ne les détaillons pas ici. Au-delà de cette diversité théorique et méthodologique, émergent des éléments communs.

Des perspectives méthodologiques communes aux différents collectifs

54Dans cette section, on présente d’abord ces éléments communs pensés dans le prolongement de l’étude du travail documentaire individuel des enseignants, puis des perspectives spécifiques aux collectifs.

Les études des collectifs dans le prolongement des études individuelles

55Nous pouvons situer ici trois éléments : le contrat méthodologique, la contextualisation du travail documentaire et de son analyse, et sa dynamique.

56Nécessaire dès lors que l’on veut suivre, avec une certaine continuité et une certaine durée, des aspects souvent personnels du travail documentaire des enseignants, le contrat méthodologique l’est encore plus dans le cas du suivi d’un collectif (par exemple si l’on veut participer à ses réunions). Dans le cadre du projet ReVEA, la première étape de suivi d’un collectif a été en effet celle de l’explicitation de ce contrat : quelles questions de recherche expliciter, quels intérêts respectifs (pour le collectif/pour ReVEA) prendre en compte, quels sont les engagements réciproques ? (Trouche et al., 2018, p. 23). Cette démarche d’explicitation met en évidence la diversité des contrats possibles, en fonction de l’engagement du chercheur (entre une participation au collectif suivi, et une extériorité complète), ou encore de la reconnaissance, matérielle ou symbolique, de l’engagement des enseignants dans la recherche. L’explicitation de ce contrat peut prendre la forme de chartes (Guin et Trouche, 2004, p. 86), précisant les engagements des acteurs du dispositif. Elle suppose une négociation, qui peut déboucher sur des engagements précis (par exemple l’engagement de confidentialité pour le suivi de la conception d’un manuel scolaire) et pose la question de la contrepartie du suivi du chercheur au profit des collectifs suivis : par exemple, au sein du projet ReVEA : « En contrepartie, le chercheur ReVEA est censé, au moins pour les membres du collectif, renforcer la visibilité de leurs travaux et la diffusion des ressources produites au sein du collectif » (Trouche et al., 2018, p. 26). Cette réflexion permet de questionner les méthodologies de suivi individuel, par exemple du point de vue des contreparties (problématique jusqu’alors peu présente dans les suivis individuels du travail documentaire).

57Contextualiser le travail documentaire et son analyse, c’était un objectif, dans le cas du suivi individuel d’enseignants, de la valise documentaire. Cet objectif a été repris pour le suivi des collectifs dans le cadre du projet ReVEA sous la forme d’un « curriculum vitae », mettant en évidence, pour chaque collectif, « son histoire, ses règles, les acteurs et leurs rôles, les rapports aux institutions, le système de rétribution, les valeurs du collectif, son évolution ; la ressource dont on suivra le cycle, et la situation de cette ressource dans le système de ressources de l’association ; le profil des personnes suivies en renseignant leurs portraits, leurs systèmes de ressources, leur évolution dans l’association ; des éléments de méthodologie de suivi des personnes et de la ressource suivie » (Trouche et al., 2018, p. 23).

58Comme dans le cas des évolutions individuelles, le suivi des évolutions suppose le choix de moments particuliers. Dans cette perspective Sabra (2016, p. 60) a introduit le concept d’incident documentaire communautaire comme “l’intégration d’une ressource, imprévue pour au moins une partie de la communauté, dans le système de ressources communautaires, qui modifie le cours de la documentation communautaire”. Ces incidents documentaires agissent comme des révélateurs des connaissances communautaires en mettant en évidence les connaissances qui soutiennent le processus de réorganisation.

Les perspectives propres aux collectifs

59Le travail collectif permet au chercheur de bénéficier de nouvelles opportunités : ainsi par exemple le dialogue entre professeurs et chercheur engagés dans des ingénieries coopératives permet d’étudier la circulation des savoirs dans ces collectifs (Joffredo-Lebrun, à paraître). Les interactions d’un collectif partageant un travail documentaire en présence (pendant ses réunions), comme à distance (via les listes de diffusion ou encore le travail sur des plateformes dédiées) permet d’avoir accès à des données ‘naturelles’. En prenant comme variable la longueur des ‘fils de discussion’ (c’est-à-dire des messages échangés sur un même sujet), Sabra (2011) analyse ainsi ces interactions, mettant en évidence les questions critiques, candidates à constituer des incidents documentaires. Ce type d’étude confronte rapidement à la gestion de grands nombres de données, nécessitant une combinaison d’outils permettant à la fois une analyse quantitative et une analyse sémantique (Akrich 2011).

60L’accès aux regards qu’un collectif porte sur lui-même est aussi plus facile que l’accès au regard qu’un professeur porte sur son propre travail documentaire. Sabra et Georget (2016) ont mis en évidence l’intérêt des comptes rendus que les collectifs font de leurs réunions. Les comptes rendus en ligne sur des interfaces partagées permettent de disposer des retours des membres du collectif et de repérer l’émergence d’un point de vue commun ou le germe de désaccords.

61Les chercheurs ont également proposé des représentations graphiques des collectifs qui fournissent une vue synthétique sur la structure du collectif et la division du travail documentaire. Les représentations graphiques peuvent différer suivant la position des membres, comme nous l’avons montré, concernant la même association Sésamath (Gueudet et Trouche 2009b). Comme dans le cas de la cartographie des systèmes de ressources, réalisées par les enseignants eux-mêmes, ou par les chercheurs, les études des collectifs ont combiné des cartographies ‘réflexives’ des collectifs, et des cartographies inférées de leur étude par le chercheur lui-même. La confrontation de ces différentes cartographies ouvre sans doute des pistes fécondes, qui n’ont pas encore été explorées. Un intérêt important de ces cartographies est qu’elles orientent le choix de profils contrastés de certains membres, pour un suivi plus approfondi du travail documentaire et la confrontation de points de vue différenciés sur le collectif.

62Enfin, le suivi de collectifs permet, dans certaines conditions, un accès à des épisodes du travail documentaire plus naturel que dans le cas d’un travail documentaire individuel. Wang (2019) s’est ainsi intéressée aux partenaires documentaires (‘documentation-working mates’), définis comme des enseignants, en général deux, développant régulièrement ensemble leur travail documentaire. Ce sont les professeurs qui interagissent, pour les besoins de leur travail documentaire, et ce dispositif permet une observation plus distante du chercheur que dans le cas d’un face-à-face professeur-chercheur. La captation de ces interactions donne alors accès à des informations précieuses sur les ressources sélectionnées et conçues, ainsi que sur les objectifs de ces choix et les connaissances qui les guident (Trouche et al., 2020). Il reste ensuite à distinguer ce qui relève des choix et connaissances personnels vs. collectifs.

Combiner l’étude des documentations individuelles et collectives

63Les méthodes mises en œuvre pour l’étude de la documentation des collectifs font appel, la plupart du temps, à l’étude de documentations individuelles : la nature du travail dans les collectifs éclaire le travail documentaire de leurs membres, et réciproquement.

64On peut distinguer ce qui relève d’un collectif et ce qui relève d’un de ses membres du point de vue des systèmes de ressources : le système de ressources d’un collectif est défini comme l’ensemble des ressources utilisées, ou produites, par un collectif pour atteindre les objectifs qui réunissent ses membres. On peut dès lors envisager de contraster ces deux systèmes, pour analyser le degré d’intégration d’un professeur dans un collectif donné. Cela a été fait dans le cas d’un membre de l'association Sésamath (Gueudet et Trouche, 2010), mais peu analysé par ailleurs. Des méthodes de confrontation plus systématiques sont certainement à développer.

65Dès lors que l’on s’intéresse aux connaissances, contraster ce qui relève des individus et des collectifs est plus délicat, dans la mesure où ce qui relève du collectif est inféré de ce que l’on analyse dans le cas de membres de ce collectif. Dans ce cas, la méthode est alors de contraster les documents développés par des individus d’un même collectif, et de retenir les connaissances communes comme des candidates à relever de caractéristiques du collectif. Ces inférences demeurent complexes : dans le cas du suivi du travail documentaire conjoint de deux professeurs (Trouche et al., 2020), il est délicat de distinguer des invariants opératoires relevant de l’expérience propre de chaque professeur, et des invariants opératoires relevant de leur expérience commune au sein d’un collectif.

66Enfin, l’étude jointe des trajectoires des individus et des collectifs fournit des informations intéressantes sur les relations entre documentation individuelle et collective. Gueudet et Trouche (2010) ont considéré les trajectoires des individus au sein des collectifs. Sabra (2011) a croisé les incidents documentaires individuels et collectifs. Il reste à penser une modélisation qui prenne en compte la trajectoire des collectifs, la trajectoire des individus au sein des collectifs, et la trajectoire documentaire “globale” des individus (Rocha, 2018), qui ne peut se réduire à leur trajectoire au sein d’un collectif donné.

Conclusion et perspectives

67Notre objectif dans cet article était de mettre en évidence les spécificités des méthodes associées à l’étude des interactions entre les enseignants et les ressources mobilisées pour leur enseignement. Ces spécificités sont nombreuses, nous synthétisons ci-dessous celles qui nous semblent essentielles et présentons des perspectives qui y sont associées :

  • ces méthodes nécessitent un engagement réflexif des professeurs dans un travail conjoint avec les chercheurs. Nous avons présenté différents dispositifs et outils destinés à permettre et soutenir cet engagement réflexif. Ceux-ci doivent continuer d’être interrogés et développés, citons en particulier les journaux de bord, pour lesquels une forme satisfaisante n’a pas encore été trouvée, et qui pourraient exploiter sans doute des supports numériques comme les blogs ;

  • la prise en compte du travail collectif et des articulations individuel-collectif amène des possibilités nouvelles de recueil de données, rendant certaines interactions plus visibles. L’étude des collectifs amène aussi à réinterroger les modalités de suivi des individus ;

  • les questions de temporalité sont complexes, puisqu’il s’agit à la fois de prendre en compte le temps long et de repérer des moments spécifiques ;

  • les études menées, même lorsqu’il s’agit d’un unique professeur, produisent toujours une importante quantité de données. Cet aspect amène une complexité spécifique du traitement de ces données, et invite à articuler analyses qualitatives et quantitatives. Une piste en cours de travail est le recours à des méthodes d’autres champs scientifiques, de type Learning Analytics ou bibliométriques (Drijvers et al., soumis) ;

  • en ce qui concerne l’exploitation des données, il s’agit pour le chercheur d’avoir accès à des éléments qui ne sont pas nécessairement conscients ou explicitables pour le professeur : schèmes, organisation du système de ressources. Ceci nécessite des modalités spécifiques d’exploitation de données, nous avons évoqué les tableaux-document ; nous travaillons également à systématiser l’exploitation des différentes formes de représentation des systèmes de ressources.

68De nombreuses questions concernant les méthodes restent ouvertes, notamment à propos des spécificités de celles-ci selon les professeurs impliqués. Par exemple pour les enseignants du supérieur, il peut être pertinent de recueillir aussi les ressources mobilisées pour leur recherche ; pour les professeurs des écoles, il peut être intéressant de suivre leur travail documentaire pour deux disciplines et d’effectuer des comparaisons. Les comparaisons internationales induisent également des méthodes spécifiques. De plus l’évolution des ressources à disposition des professeurs, qui avait au départ motivé le développement de l’ADD, reste très rapide et susceptible d’amener des changements dans le travail des professeurs. Il faut donc pouvoir suivre ces changements, ce qui suppose d’actualiser continuellement les méthodes.

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Trouche, L., Gueudet, G. et Pepin, B. (2020). Documentational approach to didactics. Dans S. Lerman (dir.), Encyclopedia of Mathematics Education (2e édition, p. 307-313). Cham: Springer. [Dans le cadre du projet DAD-Multilingual, une version actualisée de cette entrée, et des adaptations dans plusieurs langues sont disponibles en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/DAD-MULTILINGUAL/].

Trouche, L., Trgalová, J., Loisy, C. et Alturkmani, M. (2018). Rapport final des équipes IFÉ et S2HEP dans l’ANR REVEA [Rapport de recherche]. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01743212

Veillard, L. et Tiberghien, A. (2013). ViSA : Instrumentation de la recherche en éducation. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

Vergnaud, G. (1998). Toward a cognitive theory of practice. Dans A. Sierpinska et J. Kilpatrick (dir.), Mathematics education as a research domain: A search for identity (p. 227-241). Dordrecht: Kluwer.

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Wang, C. (2019). An investigation of mathematics teachers’ documentation expertise and its development in collectives: two contrasting cases in China and France [thèse]. ENS de Lyon – ECNU de Shanghai. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02275820

Wenger, E. (1998). Communities of practice. Learning, meaning, identity. New-York: Cambridge University Press.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Description d’un dispositif de suivi dans le cadre de la méthodologie d’investigation réflexive
URL http://journals.openedition.org/educationdidactique/docannexe/image/8883/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,4M
Titre Figure 2. RSSR de Laura, professeure de physique de lycée (voir Jameau, 2017). En bas à gauche son ordinateur ; dans la partie gauche des ressources numériques ; dans la partie droite des ressources liées à des collectifs (discussion avec des collègues du lycée, aides de laboratoire, début de carrière en région parisienne)
URL http://journals.openedition.org/educationdidactique/docannexe/image/8883/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 712k
Titre Figure 3. RSSR de Valérie, professeure de mathématiques de lycée
URL http://journals.openedition.org/educationdidactique/docannexe/image/8883/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 1,2M
Titre Figure 4. CISR d’Anna, période « création de ressources » (Rocha 2019, p. 186)
URL http://journals.openedition.org/educationdidactique/docannexe/image/8883/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 998k
Titre Figure 5. CISR d’Anna, période « réflexion et renouvellement des ressources utilisées » (Rocha 2019, p. 189)
URL http://journals.openedition.org/educationdidactique/docannexe/image/8883/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 1,2M
Titre Figure 6. Visualisation de l’intervalle de fluctuation associé à la loi binomiale
URL http://journals.openedition.org/educationdidactique/docannexe/image/8883/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 831k
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Pour citer cet article

Référence papier

Ghislaine Gueudet et Luc Trouche, « Étudier les interactions professeurs-ressources : questions de méthode »Éducation et didactique, 15-2 | 2021, 141-158.

Référence électronique

Ghislaine Gueudet et Luc Trouche, « Étudier les interactions professeurs-ressources : questions de méthode »Éducation et didactique [En ligne], 15-2 | 2021, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 09 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/educationdidactique/8883 ; DOI : https://doi.org/10.4000/educationdidactique.8883

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Auteurs

Ghislaine Gueudet

INSPÉ de Bretagne (ghislaine.gueudet@inspe-bretagne.fr) Identifiant ORCID : 0000-0002-2384-1385

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Luc Trouche

Institut français de l’éducation, École Normale Supérieure de Lyon (luc.trouche@ens-lyon.fr) Identifiant ORCID : 0000-0001-5601-2930

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Droits d’auteur

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