1S’il est des ouvrages à propos desquels l’exercice de la rédaction d’un compte-rendu est particulièrement ardu, le Dictionnaire du fouet et de la fessée dirigé par Élisabeth Lusset et Isabelle Poutrin en est un excellent exemple. Au-delà de sa densité volumineuse (plus de 800 pages), ce dictionnaire présente 248 notices rédigées par 164 spécialistes. L’étude historique des châtiments corporels demeure majoritaire mais de nombreuses entrées relèvent d’autres sciences sociales (histoire de l’art, anthropologie, droit, étude cinématographique, linguistique, littérature, sociologie et sciences de l’éducation), attestant d’un incontestable effort d’interdisciplinarité. L’ensemble de l’ouvrage propose une compréhension des châtiments corporels à travers une pluralité d’époques historiques (de l’Antiquité à nos jours, avec une préférence pour les XXVIIIe, XIXe et XXe siècle) et d’aires géographiques et culturelles : Europe (France, Espagne, Prusse, etc.), Afrique (Maroc, Sénégal, etc.), Asie (Chine), Amérique (Pérou, Brésil, etc.).

2 L’ambition scientifique annoncée par Élisabeth Lusset et Isabelle Poutrin est double. D’une part, cet ouvrage entend faire des châtiments corporels et du droit de correction un objet de recherche en histoire et en sciences sociales, sujets sur lesquels peu d’études ont été menées au regard de l’ampleur de ces phénomènes. D’autre part, ce dictionnaire interroge le processus d’évolution historique de notre sensibilité et de nos rapports à ces violences depuis l’injonction explicite dans la Bible de châtier ses enfants (« Celui qui ménage sa verge hait son fils, mais celui qui l’aime cherche à le corriger », Proverbes 13:24) jusqu’à la loi de 2019 qui interdit en France le recours aux violences éducatives ordinaires dans l’éducation des enfants.

3 La lecture de ce dictionnaire à dimension encyclopédique révèle la prépondérance quasi universelle de l’expérience des châtiments corporels et du droit de correction dans l’évolution des sociétés humaines. Les enfants, les femmes, les peuples colonisés, les animaux, les esclaves ont ceci en commun d’avoir été exposés pendant (au moins) des siècles à des violences corporelles justifiées par le droit et légitimées par la banalisation de divers rapports de domination.

4La pratique de ces violences en particulier dans les institutions militaires, judiciaires et carcérales a souvent été réglementée : les outils (contondants/cinglants), le nombre de coups, l’endroit de leur application et leur intensité ont été minutieusement définis dans des codes d’application des peines. En Chine, par exemple, le code des Tang (VIIe siècle) établit les cinq peines par ordre de gravité. La première peine est infligée avec chi (笞), une latte en bambou, et la seconde peine avec zhang (杖), un bâton plus lourd et plus imposant, instruments dont la taille, le poids et la nature du bois sont précisément définis.

5 L’administration de ces punitions corporelles a souvent été soumise à des principes censés en limiter les excès : dans l’éducation de l’enfant, les recommandations éducatives ont régulièrement défendu un principe de proportionnalité de la peine infligée aux éventuels torts causés. Le châtiment en lui-même devait ainsi être animé par une « intention pédagogique » authentique et ne pas être administré sous l’effet de la colère et enfin, ladite punition ne devait pas faire mourir l’enfant. Ce courant d’humanisation des peines, qui traverse à la fois l’institution familiale, scolaire, pénitentiaire et militaire, a pu inciter les éducateurs à faire progressivement preuve de « modération ». Au VIIIe siècle, le Commentaire de la règle de saint Benoît de Paul Diacre invite par exemple les pédagogues médiévaux à « ne pas trop fouetter » les élèves. Au XVIIe siècle, le jésuite espagnol Tomás Sánchez légitime la correction domestique du conjoint par un usage modéré des coups et l’existence d’un motif justifié. L’impact réel de ces invitations à la « douceur », à la « retenue », voir à « l’amour » dans l’administration des violences demeure difficile à évaluer et ces discours modérateurs n’ont pas empêché la perpétuation et la dissimulation de féminicides et d’infanticides au nom du droit de correction.

6 L’étude des châtiments corporels permet un rapprochement inédit en sciences sociales de catégories sociales et de populations réunies par cette expérience commune. Les enfants, les peuples colonisés, les femmes, les animaux et les esclaves ont appartenu à un groupe commun au regard de leurs expositions aux punitions corporelles (malgré des degrés d’exposition et des statuts très divers).

7Cette « communauté universelle des opprimés » offre une compréhension globale de l’articulation entre l’existence d’un statut juridique particulier, l’identification d’une autorité considérée comme « légitime » dans le recours à la violence (le père, le conjoint, le propriétaire, etc.), la pratique des châtiments corporels, l’utilisation corrective d’institutions disciplinaires (maisons de correction, asile, prison, bagne, etc.) et les rapports de domination (masculine, coloniale, adultiste, etc.).

8 Cette évolution transculturelle et transhistorique de la pratique des punitions physiques explique leur empreinte profonde dans nos cultures occidentales contemporaines. Ce dictionnaire contribue à révéler l’omniprésence des châtiments corporels : sur le grand écran (des gifles de Jean Gabin aux teen movies des années 1970), dans les séries télévisées (dans les séries familiales des années 1990), dans les pratiques sexuelles (les clubs de fessée dans les années 1980), dans nos imaginaires (le père Fouettard et le bonnet d’âne), dans la bande dessinée (les fessées du capitaine Haddock sur Abdallah dans Les aventures de Tintin), etc. Les gifles, les fessées, les coups de martinet, les taloches et tout l’éventail des châtiments corporels font pleinement partie d’un héritage culturel encore trop peu étudié.

9Cependant, nous pouvons nous étonner du titre choisi pour cet ouvrage : si l’allusion transparente aux travaux de Foucault est bienvenue pour situer son écriture dans une filiation intellectuelle (Foucault avait évoqué, sans avoir eu le temps de s’y consacrer, l’étude de la dimension disciplinaire des relations intrafamiliales), la focalisation du titre de ce dictionnaire sur le fouet et la fessée interpelle. Plusieurs entrées abordent ces violences spécifiquement, mais aucune raison ne justifie particulièrement de retenir celles-ci plutôt que toutes les autres abordées dans ce dictionnaire (chicotte, bastonnade, flagellation, férule, martinet, gifle, verges, etc.). Cet ouvrage aurait donc pu être intitulé de façon plus précise « Dictionnaire des châtiments corporels. Corriger et punir ».

10 Une première limite de ce dictionnaire réside dans la focalisation sur la dimension physique des châtiments étudiés. L’horizon des formes de violence ne se limite pas au corps et les violences verbales, psychologiques, sexuelles, etc. sont des alternatives aux violences physiques encore trop peu étudiées. L’étude des « châtiments corporels » apparaît comme une sous-catégorie de l’ensemble plus vaste des pratiques punitives. La documentation de toutes les formes de châtiments serait heuristique mais complexe : les cris et les violences verbales n’ont pas fait l’objet, à notre connaissance, d’une codification aussi rigoureuse que les punitions corporelles dans certains systèmes pénaux ou scolaires. Une telle approche holistique des châtiments serait néanmoins nécessaire pour comprendre la permanence des phénomènes de violence corrective et coercitive dans les sociétés contemporaines.

11Une deuxième limite concerne les bornes de l’interdisciplinarité établie. Si l’ouverture de ce dictionnaire à une grande diversité de champs de savoirs confère une portée analytique indiscutable, d’autres disciplines, comme les sciences politiques ou les sciences de l’éducation, qui demeurent marginales, auraient pu proposer des entrées pertinentes notamment sur l’adultisme, (Piterbraut-Merx, 2020 ; 2021), l’âgisme (Rennes, 2009 ; 2020) les violences éducatives ordinaires (Maurel, 2012 ; 2015 ; 2022) – l’entrée sur ce sujet ne portant pas sur les VEO, mais sur la loi anti-VEO de 2019 – etc.

12D’autres disciplines considérées plus éloignées des sciences sociales, telles que les sciences du vivant, en particulier l’éthologie, la psychologie et les sciences cognitives auraient pu être conviées pour proposer une synthèse scientifique plus vaste et plus ambitieuse de nos connaissances actuelles sur les châtiments corporels. Par exemple, des entrées sur le développement de l’enfant, sur les effets neurobiologiques des violences, sur les psychotraumatismes, sur le syndrome de l’enfant battu ou sur les châtiments corporels présents au sein des espèces animales non humaines auraient été bienvenues.

13 Une troisième limite tient à l’absence de référence aux rapports de pouvoir liés à l’âge et à la domination adultes (Allegret, 2023 ; Bonnardel, 2015) ou à la domination parentale (Delanoë, 2017 ; Lahire, 2023), ces concepts étant présents dans l’ensemble de l’ouvrage. La domination masculine est clairement identifiée dans plusieurs entrées (« masculinisme », « femmes tondues », etc.), néanmoins les enjeux de pouvoir et de domination exercés par les adultes et les parents ne sont ni nommés ni désignés explicitement. Cette limite ne constitue en rien une critique : les rares écrits sur la domination adulte et parentale sont récents et encore largement inconnus en sciences sociales. Il s’agit ici davantage d’une suggestion de prisme d’analyse si une seconde édition de ce dictionnaire ou d’autres projets similaires sur ces thématiques devaient être rédigés.

14 En conclusion, le Dictionnaire du fouet et de la fessée est un ouvrage d’une envergure certaine qui offre une compréhension approfondie du phénomène des châtiments corporels. S’il est encore tôt pour prévoir s’il deviendra une référence, nous pouvons espérer que cet ouvrage suscitera d’autres efforts dans l’investigation scientifique des châtiments et des pratiques punitives.