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2025

Salgues, C. 2024. Une après-midi à Shanghai : l'enfance et la question anthropologique de l'âge

Gabriel Allegret
Référence(s) :

Salgues, C. 2024. Une après-midi à Shanghai : l'enfance et la question anthropologique de l'âge, Genève, Éditions ies, Haute étude de travail social, col. « Le geste social », 283 pages, ISBN : 978-2-88224-247-1

Texte intégral

1« La discussion de l’enfance n’a pas réellement eu lieu dans les sciences sociales » (Salgues, 2024 : 25). C’est à l’analyse de ce « manque crucial » et à la (ré)ouverture de cette discussion qu’a abouti cette enquête ethnographique sur les enfants migrants internes (nongmingong) en Chine urbaine réalisée entre 2006 et 2008, principalement à Shanghai. L’ensemble se lit comme une déambulation ethnographique ; les extraits de journal de terrain et les dessins esquissent les vies publiques de plusieurs jeunes migrants (Fan Shikai, Zhang Chao…) et d’autres qui traversent différents espaces urbains en étant agi par eux et en se les appropriant : un parc, un mall, une cour d’école, une salle d’arcade ou des friches urbaines. Chacun de ces tableaux est une occasion de déplier une ou plusieurs dimensions de la question sociale de l’enfance : l’âge comme prisme d’analyse, le constructivisme, les childhood studies et l’agentivité sont quelques-uns des thèmes approfondis.

2L’introduction clarifie cette affirmation : soutenir que « la discussion de l’enfance n’a pas eu lieu » ne nie pas les travaux pionniers des childhood studies ou sciences sociales de l’enfance mais interroge leur position minoritaire dans le champ académique et leur fragilité. L’âge en tant que dimension transversale du monde social ne bénéficie pas encore de statut scientifique établi au regard de son omniprésence (en comparaison avec le genre ou la classe). La proposition de Camille Salgues de distinguer un « mode mineur » et « mode majeur » de l’âge rend compte de la façon socialement différenciée d’avancer en âge selon son appartenance catégorielle : pour les enfants, l’âge est mesuré avec finesse, célébré chaque année par un anniversaire et il scande une évolution progressive de la position sociale des individus dans différentes institutions sociales (école particulièrement). Pour les adultes, l’âge est plus incertain dans sa mesure et plus souple dans sa manière d’ordonner les trajectoires des individus dans l’espace social. Dans ces deux cas, l’âge « compte » toujours, mais différemment.

3Le premier chapitre est construit autour de l’observation d’un après-midi dans un parc qui réunit des familles et de jeunes personnes venues se promener ou jouer. La division des espaces de jeux recouvre celle des positions sociales : le jeu favori des enfants de migrants est d’attraper les poissons dans la partie boueuse de la rivière avec des moyens de fortune tandis que non loin d’autres enfants issus de milieux favorisés jouent à la pêche au poisson avec des adultes qui payent pour cette activité et dirigent l’enfant pour l’aider à pécher. La différenciation sociale des styles d’activité enfantine est produite par des styles d’éducation parentale distincts : les enfants de migrants fréquentent le parc en groupes autonomes tandis que les parents des classes moyennes et aisées assurent une présence et un contrôle étroit et rapproché sur l’éducation de leurs enfants (en lien avec la distinction de la sociologue Annette Lareau entre natural growth et concerted cultivation). Si l’âge « est partout présent dans la scène » (p. 63), la domination des adultes sur les enfants ne se donne pas pour évidente. L’entraide entre les enfants d'âges différents invite à ne pas réduire l’observation ethnographique au prisme des rapports de domination, au risque d’appauvrir l’analyse des rapports inter et intragénérationnels.

4Le deuxième chapitre est un « détour par le Mall », une infrastructure de consommation qui propose ici un « Mall des enfants » avec ses jeux et ses boutiques dédiées. Cet espace pour enfant relève d’une double logique de reconnaissance et d’assignation spatiale : les enfants, invité·es à venir jouer dans cet espace, se retrouvent en même temps « soustraits au monde public » (p. 86). Dans ce lieu relégué, distant de l’espace des adultes, certain·es enfants se réapproprient l’espace en détournant des caddies pour en faire un usage ludique : ce « mode mineur de participation à l’espace public » se fait sur le registre d’une subversion modérée et est toléré par les adultes et les professionnel·les du supermarché.

5Le troisième chapitre porte sur « l’institution incontournable de l’enfance » qu’est l’école et sur l’omniprésence du fait scolaire dans l’existence des enfants : « il n’y a probablement aucun aspect de ces vies qui puisse être envisagé totalement hors de lui » (p. 105). En exerçant un régime de visibilité et d’individuation structuré de règles et de disciplines, l’école est « par excellence un dispositif panoptique » (p. 121). Dans les familles, la matérialisation de la norme et des titres scolaires (diplômes affichés aux murs), le réaménagement de l’espace domestique (afin d’organiser un espace-temps dédié aux devoirs) attestent de l’importance de la pénétration du fait scolaire dans la vie privée des jeunes migrants suivis.

6Le quatrième chapitre propose une observation rapprochée des jeux d’enfants dans la cour de récréation et une analyse comparée entre deux approches : holisme et individualisme méthodologique. L’approche holistique (expliquant les faits sociaux par les structures) ou « modèle de la cathédrale » permet bien d’analyser le jeu des billes comme une institution sociale structurée par un ensemble de règles. L’individualisme méthodologique (ayant recours aux motivations individuelles comme schèmes explicatifs) ou « modèle du bazar » est plus approprié pour comprendre le jeu du chapardage de fruits dans la rue qui repose davantage sur l’initiative des acteurs et relève d’une logique de bottom-up. À rebours d’une sociologie de l’enfance à tendance individualiste, Camille Salgues rappelle que la cour de récréation est un mode particulier d’organisation de l’âge selon une série d’injonctions scolaires. Sa description des différents jeux de la culture ludique enfantine (Delalande, 2001) est également une invitation à une introduction des sciences sociales des jeux dans les sciences sociales de l’enfance.

7Le cinquième chapitre est consacré à la description d’une salle d’arcade et à une discussion critique de la grammaire libérale et de la question de l’agentivité dans les childhood studies. Si la reconnaissance de l’agentivité des enfants est devenue un lieu commun, elle présente un risque d’occidentalocentrisme et de biais de classe (Nieuwenhuys, 2013) et devrait rester un concept empirique éprouvé par l’étude des conditions d’existence des enfants (Lancy, 2012). Dans l’espace de la salle d’arcade, les signes de l’agentivité des enfants sont minimes : les enfants cherchant des sous pour jouer aux machines et se mettant au service des adultes afin d’espérer une récompense ne semblent pas être les initiateurs de la scène et finissent par être expulsés.

8Le sixième et dernier chapitre analyse la vie « au milieu de décombres », dans un terrain rural des montagnes du Guandong dans une de ces « zones intermédiaires entre la ville et la champagne » (chengxiang jiehebu). L’immersion dans cette « vie parmi les décombres » (Richaud et Amin, 2020) interroge sur les rapports entre enfance et espace. Deleuze (1993) propose une géographie enfantine faite d’espaces et de milieux connectés entre eux, aux interstices desquels les parents jouent les rôles de gardiens des seuils. L’analyse des pratiques d’espace (Certeau, 1990) fait sens de la manière dont les jeunes personnes vont habiter et s’approprier l’espace en se situant, s’orientant et s'accommodant à travers lui. La vie dans ce « chaos ordonné » fait aussi place à une certaine convivialité de voisinage et favorise une appropriation de l’espace par les jeunes sur le mode des explorations ludiques.

9En conclusion, cette enquête ethnographique des jeunes enfants migrants en Chine (ré)ouvre la question de l’enfance en sciences sociales à travers une diversité de terrains richement documentés, déployant chacun des discussions critiques de concepts et d’approches épistémologiques. L’ambition de la démarche est équilibrée par une modestie certaine : Camille Salgues rapporte les moments de doute de son enquête où ses cadres théoriques vacillent et reconnaissant lui-même (et pour toutes les personnes qui le liront) qu’« on n’a jamais assez lu », il appelle une discussion interdisciplinaire de ses travaux.

10Afin de commencer cette discussion, je pourrais suggérer d’intégrer l’étude de la multidimensionnalité de l’âge à son analyse des « plis d’âge » entre mondes enfants et adultes. Les travaux sociologiques sur les distinctions entre âge chronologique, social et biologique (Rennes, 2019; 2020) produiraient une analyse plus fine des effets régulateurs et normatifs des âges entre et à l’intérieur des catégories qu’ils produisent.

11Les travaux récents sur les rapports sociaux de pouvoir d’âge en particulier sur l’adultisme, l’adultocentrisme et la domination adulte (Allegret, 2023; Bonnardel, 2015; Fletcher, 2015; OVEO, 2024; Quapper, 2015, etc.), proposent une piste prometteuse pour les sciences sociales de l’enfance qui jusqu’à récemment s’y sont montrées distantes. Cette analyse de l’enfance en termes d’oppression et de domination ne peut toutefois épuiser le réel et devra être éprouvée empiriquement.

12Enfin il est nécessaire d’ouvrir cette « discussion de l’enfance » au-delà des sciences sociales et des sciences humaines. En dépit de l’héritage de certains clivages disciplinaires, la séparation entre sciences naturelles et sciences sociales nuit à une compréhension complexe de l’âge comme construction sociale et fait biologique dont certaines caractéristiques sont propres à l’espèce humaine (Lahire, 2023). La prise de conscience de la nature anthropocentrique des sciences sociales actuelles et leur ouverture aux espèces sociales non-humaines peut constituer un pilier de cette nouvelle science sociale de l’enfance et de l’âge dépassant l’humain et s’ouvrant au Vivant.

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Bibliographie

Allegret, G. 2023. Les violences éducatives ordinaires, une forme élémentaire de l’âgisme et de la domination adulte, mémoire de master 2 en sciences de l’éducation, Vincennes Saint-Denis, Université Paris 8.

Bonnardel, Y. 2015. La domination adulte. L’oppression des mineurs, Méréville, Le Hêtre Myriadis.

Certeau, M. D. 1990. L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, p. 137-191.

Delalande, J. 2001. La cour de récréation. Pour une anthropologie de l'enfance, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Deleuze, G. 1993. Critique et clinique, Paris, Les éditions de minuit.

Fletcher, A. 2015. Facing adultism, Washington, Second CommonAction Books.

Lahire, B. 2023. Les structures fondamentales des sociétés humaines, Paris, La Découverte, coll. « SH / Sciences sociales du vivant ».

Lancy, D. F. 2012. « Unmasking Children’s Agency », AnthropoChildren, vol. 1, no 2.

Lareau, A. 2024. Enfances inégales. Classe, race et vie de famille, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Nieuwenhuys, O. 2013. « Theorizing childhood(s): Why we need postcolonial perspectives », Childhood, vol. 20, no 1.

OVEO (Observatoire de la violence éducative ordinaire) (collectif). 2024. Émanciper l’enfance. Comprendre la violence éducative ordinaire pour en finir avec la domination adulte, Méréville, Le Hêtre Myriadis.

Quapper, D. C. 2015. El adultocentrismo como paradigma y sistema de dominio. Análisis de la reproducción de imaginarios en la investigación social chilena sobre lo juvenil, thèse de doctorat en sociologie, Barcelona, Universitat autònoma de Barcelona.

Rennes, J. 2019. « Âge biologique versus âge social : une distinction problématique », Genèses, vol. 117, no 4, p. 109-128.

Rennes, J. 2019. « Déplier la catégorie d’âge Âge civil, étape de la vie et vieillissement corporel dans les préjudices liés à l’”âge” », Revue française de sociologie, vol. 60, no 2, p. 257-284.

Richaud, L., & Amin, A. 2020. « Life amidst Rubble : Migrant Mental Health and the Management of Subjectivity in Urban China », Public Culture, vol. 32, no. 1, p. 77‑106.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gabriel Allegret, « Salgues, C. 2024. Une après-midi à Shanghai : l'enfance et la question anthropologique de l'âge »Enfances Familles Générations [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 27 janvier 2025, consulté le 16 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/efg/21113

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Auteur

Gabriel Allegret

Étudiant à l’École normale supérieure de Paris, en préparation d’un doctorat en sciences sociales du vivant avec Sabrina Krief et Bernard Lahire, France, gabriel.allegret@sciencespo.fr

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