Je remercie Catherine Fussinger pour son apport dans cette recherche, notamment les divers échanges au sujet de cette thématique. Je remercie également les femmes qui ont partagé leur expérience et analyse avec moi dans le cadre des entretiens ainsi que les associations qui m’ont toujours accompagné et soutenu dans mes recherches.
- 1 À ce changement vient s’ajouter, dès juillet 2022, l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, (...)
- 2 En juin 2022, les statistiques publiés depuis l’entrée en vigueur de la loi et jusqu’en 2021 montre (...)
1En Suisse, avant 2018, les couples de même sexe ne pouvaient pas établir un double lien de filiation pour leurs enfants, seul le parent biologique était reconnu légalement. Avec la réforme du droit de l’adoption, une avancée significative a été réalisée. Désormais, tout enfant peut avoir deux parents légaux de même sexe via une procédure d’adoption intrafamiliale1. Cette procédure repose sur une enquête sociale impliquant parents et enfants. Depuis l’entrée en vigueur de cette réforme jusqu’en 2022, environ 500 adoptions intrafamiliales ont été finalisées pour des couples de même sexe2. Cette évolution légale marque un pas important vers la reconnaissance des familles homoparentales en Suisse. La reconnaissance juridique des familles homoparentales est largement tributaire de l’acceptation sociale, comme le soulignent plusieurs études (Kollman, 2007 ; 2013 ; Ganjour et Widmer, 2019 ; Digoix et al., 2018). Elles démontrent également les bénéfices d’un cadre légal inclusif et non discriminatoire pour ces familles (Gartrell et al., 2011 ; Malmquist et Nelson, 2013).
2Pour les familles en situation de non-droit, l’ouverture de l’adoption par le second parent offre une sécurité juridique importante. Elle établit un lien formel entre le parent sans statut légal et l’enfant, légitimant ainsi leur relation (Rupp, 2011). Sans cette reconnaissance, de nombreuses études soulignent comment le lien entre l’enfant et le parent sans statut légal reste fragile, notamment en cas de séparation ou de décès du parent biologique (Costa et al., 2019 ; Hunt Federle, 2005 ; Killian, 2010). Dans ces situations, le parent « non statutaire » (Descoutures, 2010 ; Ansermet et al., 2014) se voit privé de toute capacité de décision juridique ou médicale concernant l’enfant (Kuvalanka et al., 2014), créant des situations problématiques (Beekman, 2010).
- 3 La mise en œuvre concrète de cette enquête sociale relève de la compétence cantonale. Les documents (...)
3Pour remédier à ces difficultés, la réforme de l’adoption permet une reconnaissance officielle du statut de parent. Bien que l’adoption intrafamiliale représente une étape décisive, il est également important d’évaluer les coûts impliqués, ce processus pouvant être perçu comme un événement contraignant, accompagné de défis et d’épreuves (Robin, 2018). Le couple parental et le parent non statutaire doivent se soumettre à une enquête sociale approfondie3. Si les avantages juridiques de l’adoption sont clairs, il est crucial d’examiner les implications personnelles et familiales que cette procédure comporte, notamment dans le contexte suisse, où les études sont encore limitées. Cet article propose d’explorer l’incidence qu’a la procédure d’adoption sur les parcours parentaux des familles homoparentales. Nous analyserons les cinq premières années de mise en œuvre de cette procédure en Suisse (2018-2022), en nous concentrant sur les expériences des mères lesbiennes. L’objectif est de comprendre comment l’adoption impacte leur dynamique familiale et leurs parcours parentaux, en examinant comment cette procédure est vécue, ses répercussions sur l’histoire familiale, et comment elle interagit avec les normes et représentations liées à la parentalité (Négroni et Bessin, 2022).
4Le corpus empirique de cette étude est diversifié. Une série d’entretiens ont été réalisés en 2022 avec des couples de femmes ayant eu recours à une procréation médicalement assistée à l’étranger, suivie d’une procédure d’adoption en Suisse romande (15 entretiens). Des entretiens individuels ont également été menés auprès de cinq mères qui ont initié les premières démarches d’adoption en Suisse. En plus de ces 20 entretiens, un focus group a été organisé avec des mères membres d’une association d’homoparents.
5Plusieurs stratégies ont été mises en œuvre pour recruter les participantes. Dans un premier temps, nous avons sollicité les associations d’homoparents avec qui nous avions déjà collaboré dans le cadre de recherches précédentes. C’est dans ce contexte qu’un focus group a été organisé. Ceci ayant comme but de prendre connaissance de l’état de la situation tant au niveau légal que du vécu de la procédure d’adoption exprimé par des membres. Après avoir établi un contact étroit avec deux leaders associatives, elles nous ont facilité l’accès au terrain de recherche. L’une d’entre elles a activement contribué à la collecte de données, mais, en raison de ses responsabilités actuelles, elle a choisi de ne pas apparaître comme co-autrice de cette recherche ni des publications qui en découlent. Son consentement pour l’utilisation de ses données a été formalisé, et elle a eu la possibilité de lire et commenter les analyses ainsi que les projets de publication. Nous souhaitons ici la remercier pour sa précieuse collaboration.
6Pour compléter l’échantillon, nous avons utilisé la méthode dite de « boule de neige ». Cette approche s’avère particulièrement pertinente pour les recherches touchant des groupes difficiles à atteindre. En s’appuyant sur les recommandations des participantes initiales, cette méthode a permis de constituer un groupe diversifié tout en respectant la confidentialité des données.
7Les entretiens ont eu lieu à la résidence des participantes, créant ainsi un environnement propice à la discussion. Ils ont duré en moyenne une heure et demie. Le focus group s’est déroulé à distance à l’aide d’une plateforme numérique sécurisée, garantissant à la fois la confidentialité des échanges et la commodité pour les participantes.
8Ce matériel est enrichi par des comptes rendus oraux et écrits issus de séances de travail des associations, ainsi que par des archives privées et associatives. En parallèle, une collecte systématique de documents relatifs à l’organisation administrative des procédures d’adoption a été réalisée. Ces sources nous fournissent des informations détaillées sur les démarches administratives, les coûts, les documents à fournir et les différentes étapes de la procédure.
- 4 Le Certificat fédéral de capacité est obtenu après la réussite d’une formation professionnelle init (...)
9Les profils des participantes révèlent un haut niveau d’éducation : presque toutes sont diplômées d’une haute école, bien que cinq des 35 femmes interviewées aient un Certificat fédéral de capacité (CFC)4. Au moment des entretiens, la totalité des femmes était active professionnellement, avec une majorité travaillant à temps plein ou à 80 % ou plus. Sur le plan géographique, 70 % des couples vivent en milieu urbain et 30 % en zone périurbaine de la Suisse romande. Les participantes sont âgées de 28 à 42 ans, avec des enfants de 3 mois à 4 ans. En revanche, les mères interviewées individuellement ont entre 50 et 56 ans, et leurs enfants ont entre 7 et 17 ans.
10Le traitement et l’analyse des données ont été réalisés dans le respect des principes éthiques. Toutes les participantes ont donné leur consentement éclairé avant la collecte des données, et la confidentialité de leurs informations personnelles a été scrupuleusement respectée. Des pseudonymes ont été utilisés pour garantir l’anonymat des participantes. Toutefois, des mesures supplémentaires ont été mises en place dans le cadre des entretiens individuels et du focus group, en raison de l’appartenance des participantes à des groupes militants visibles et restreints.
11Afin de protéger ces femmes, nous avons suivi les recommandations de Béliard et Eideliman, consistant à fusionner certains témoignages et à mélanger les propos de plusieurs participantes (2008). Ces stratégies d’anonymisation visent à éviter toute identification, notamment dans des contextes où les participantes sont actives au sein des associations marquées par une interconnaissance forte. Dans certains cas, plusieurs pseudonymes ont été attribués à une même personne pour renforcer cette dissociation, minimisant ainsi le risque d’identification.
12L’analyse des données s’inspire de l’approche des parcours de vie, et met en lumière l’expérience subjective des individus à travers leurs récits d’adoption, tout en tenant compte des contextes sociaux dans lesquels ces expériences prennent leur sens (Cardon et Négroni, 2013). Cette approche permet de saisir les dynamiques individuelles et collectives à l’œuvre dans les processus d’adoption, en insistant sur les étapes, les démarches et les obstacles que ces couples et familles rencontrent.
13L’adoption représente un moment central pour les familles homoparentales. Cette reconnaissance change le quotidien des parents, comme le témoigne Gisèle : « J’ai senti une différence parce que tout de suite après l’adoption j’ai dû faire une démarche scolaire pour ma fille et puis c’était la première fois que je pouvais, je le faisais déjà avant, mais je signais “autorité parentale”, etc., et puis je me suis dit personne va pouvoir le mettre en question. » Pour accéder à cette reconnaissance, les familles doivent se soumettre à une évaluation rigoureuse de la part des autorités, une démarche perçue comme intrusive et parfois humiliante. Cela révèle une tension entre la protection juridique recherchée et les épreuves émotionnelles et administratives subies pour l’obtenir.
14Si l’adoption est vue comme un moyen crucial d’assurer la protection légale des familles, elle se transforme souvent en un parcours du combattant. Plusieurs recherches ont documenté les obstacles auxquels sont confrontés les candidat·es à l’adoption, notamment dans les interactions avec les organismes d’adoption ou dans l’attitude des professionnel·les des services d’adoption (Vecho et Schneider, 2015 ; Perreau, 2003 ; Borrillo, 2009). Pour les familles homoparentales, l’adoption devient parfois une entreprise qui disqualifie leur réalité familiale. L’étude de Schmaltz sur les processus d’adoption dans la région suisse alémanique souligne comment ce processus est vécu comme une discrimination, où l’évaluation des parents non statutaires renforce un sentiment d’insécurité (Schmaltz, 2020).
- 5 Comme pour toute adoption, la procédure d’adoption intrafamiliale exige de remplir certains critère (...)
15Le témoignage des mères que nous avons rencontrées confirme cette perception. Elles insistent sur la complexité, la lenteur et le coût de la procédure, pouvant atteindre jusqu’à 2000 euros selon le canton5. Ce processus, loin d’être une simple formalité administrative, devient rapidement une épreuve émotionnelle. Plusieurs mères, qui avaient initialement envisagé l’adoption comme une démarche similaire à la reconnaissance de leur union, ont découvert que le processus était bien plus lourd et complexe. La lenteur de la procédure – qui peut s’étendre sur plus de deux ans – s’ajoute au stress ressenti par les parents. Ce long délai est découpé en plusieurs étapes, chacune marquée par une incertitude et une attente difficile à supporter : entretiens avec les services sociaux, visites à domicile, auditions des enfants, jugement, et fourniture de nombreux documents. Tout au long de ces étapes, les couples doivent relancer fréquemment l’administration, certains couples ayant passé des mois sans nouvelles de leur dossier.
16La procédure d’adoption repose sur une « enquête sociale approfondie », telle que définie par l’article 268a du Code civil suisse. Cette enquête évalue la personnalité des parents adoptants, leur santé, leur situation économique, et l’aptitude à éduquer l’enfant. Si cette évaluation est destinée à garantir la protection de l’enfant, elle est souvent perçue par les familles homoparentales comme intrusive et disqualifiante. Isabel parle d’un « ravage émotionnel » : « parce que j’ai été tellement, on a été tellement prises émotionnellement franchement ça a duré une année, une année et oui je pense ça a duré une année et plus, ouais, une année et quelques, mais ça nous a ravagé émotionnellement ». Dans les cas les plus négatifs, cette enquête est assimilée à une forme de surveillance policière, notamment en raison des documents exigés, comme les casiers judiciaires ou les vérifications auprès d’Interpol, comme le souligne Jacqueline avec consternation :
« On a trouvé très difficile dès le départ de devoir réunir tous les documents, parce que c’est vrai qu’on s’est demandé pourquoi, est-ce que ça allait être, est-ce que ça allait être des enjeux, c’est-à-dire sans y penser avant, on s’est dit, mais si on était à l’aide sociale, qu’est-ce que ça donnerait, si on avait un casier judiciaire, en plus là ils ont carrément demandé à avoir accès à Interpol ou quoi je veux dire vraiment, alors c’est vrai que Madame F avait bien dit bah ils sont obligés de vérifier qu’il n’y ait pas eu des histoires de mœurs voilà, de violence sexuelle, etc., mais voilà on a trouvé que c’était, particulièrement ma compagne, elle a sorti ça, mais vraiment pourquoi nous demander tout ça quoi » (Jacqueline).
17Cette situation met en lumière un autre problème : le dispositif d’adoption, tel qu’il est conçu, est inadéquat pour les familles homoparentales. Pensé initialement pour les familles recomposées (Négroni, 2018), il n’est pas adapté aux réalités spécifiques des familles homoparentales (Fussinger et Kapferer, 2018 ; Büchler, et al., 2018 ; Saint-Phor et Hotz, 2022). Ce décalage est particulièrement visible dans les questions posées dans le cadre des entretiens avec les services sociaux, qui sont souvent inappropriées ou perçues comme maladroites par les femmes interviewées. Sylvie décrit la gêne palpable de l’assistante sociale durant leur entretien à domicile, lorsqu’elle ne savait pas quelle mère devait adopter l’enfant : « et limite elle rougissait parce que c’était gênant comme situation ». Romaine et Cristelle insistent sur l’absurdité de certaines questions, en particulier celles concernant leur projet de parentalité, alors même qu’elles avaient déjà un enfant de 12 ans : « ça semble un peu absurde qu’on vienne te poser des questions sur ton projet de parentalité alors que t’as un enfant de 12 ans à côté » (Romaine). Ces maladresses et l’inadéquation du cadre juridique exacerbent la perception d’une procédure injuste et déséquilibrée.
18Les familles homoparentales, particulièrement les mères non statutaires, sont souvent traitées comme des « belles-mères » dans un système conçu pour les familles recomposées, ce qui renforce un sentiment de disqualification. Les situations homoparentales sont nouvelles pour les services d’adoption, elles se trouvent en dehors de l’unité parentale reconnue et cassent ainsi la « naturalisation de la parenté » (Meilassoiux, 1990). Comme le souligne Anne Cadoret : « Quand les deux femmes du couple “conjugal” lesbien ou les deux hommes du couple “conjugal” gay demandent à être reconnus comme parents des enfants de l’une et l’autre ou de l’un et l’autre, alors que l’enfant ne peut être né du corps de ces deux femmes ou de celui de ces deux hommes, ils mettent en cause la possibilité, même fictive, d’une adéquation entre géniteurs et parents » (Cadoret, 2007). Sans doute pour ne pas attenter à cette fiction, les assistantes sociales traitent cette situation homoparentale au prisme de la famille recomposée, comme le dit Carole : « […] ils vous voient encore comme des belles-mères, les mères non statutaires sont des belles-mères, elles vont nous traiter comme des belles-mères et donc il y avait, il y avait comment dire, vraiment la violence du comment dire, de ce truc, on est mis dans un dispositif qui ne correspond pas à nos réalités » (Carole).
19Même si la plupart des assistantes sociales ne sont ni malveillantes ni hostiles, leurs maladresses révèlent l’absence de formation et de compréhension des spécificités des familles homoparentales. Gisèle et Nicole, qui ont un enfant de 15 ans, racontent avoir reçu des conseils d’éducation de la part d’une travailleuse sociale lors de la visite à domicile. Elles notent qu’elle n’était pas malveillante, mais plutôt maladroite : « elle n’était pas de mauvaise foi, mais il y avait une certaine maladresse de sa part ». D’autres couples mentionnent des interactions plus violentes, bien que, rétrospectivement, ils se montrent indulgents.
20Dans son livre Faire famille autrement (2022), Gabrielle Richard analyse les expériences des familles queers et qualifie ces interactions de formes d’homophobie trop facilement excusées par les personnes LGBT. Au-delà d’une simple homophobie ordinaire (Alessandrin et Raibaud, 2013), ces maladresses témoignent d’une non-adéquation systémique entre la procédure d’adoption et les réalités des familles homoparentales. Cette dissonance renforce le stress émotionnel des familles (Messina et D’amore, 2018), qui se voient dans l’obligation de prouver leur légitimité parentale face à un dispositif hétéronormatif. Les mères, bien qu’indulgentes, évoquent à plusieurs reprises la gêne et la violence symbolique de ces interactions, se soumettant à une hétéronomie pour correspondre aux attentes des autorités.
21D’abord, les femmes interviewées se sentent jugées comme parents, car se soumettre à une « enquête sociale approfondie » n’est pas une chose facile. À ceci s’ajoute la crainte de rencontrer des préjugés hétéronormatifs de la part des services sociaux (Goldberg et Allen, 2012 ; Goldberg et al., 2014 ; Malmquist, 2015). Des études sur les expériences vécues des procédures d’adoption dans d’autres contextes nationaux montrent comment chez les travailleurs sociaux persiste l’idée que les enfants ont besoin d’un modèle de rôle masculin et d’un modèle de rôle féminin, idée qui s’appuie sur un idéal familial hétéronormatif (Hicks 2008 ; Cocker et Hafford-Letchfield, 2010 ; Meslay, 2021).
22Ces craintes se révèlent tout à fait fondées, comme l’éclairent les témoignages de Liliane et Marylène, confrontées à ces préjugés lors de leur procédure d’adoption. Elles rapportent : « Nous, les questions qui nous ont choquées, c’était l’insistance sur la présence masculine, l’insistance sur la division du travail au sein du couple, est-ce qu’on est dans l’indifférenciation ou au contraire » (Liliane). Ce type de questionnement illustre bien la manière dont une représentation genrée et hétéronormative du couple influence l’évaluation par les services sociaux, un phénomène qui surprend et choque les couples concernés.
23Plusieurs autres couples ont exprimé leur étonnement face aux questions posées lors des entretiens, qui portaient sur la répartition des tâches domestiques et familiales ou sur leur projet de procréation médicalement assistée (PMA) et le vécu de la grossesse. Comme l’indique également Gerald Mallon (2011), les travailleuses et travailleurs sociaux semblent imaginer que, dans un couple de même sexe, l’un des partenaires endosse le rôle de l’homme et l’autre celui de la femme. Anne-Sophie et Solène ont été confrontées à une question visant à savoir qui incarnait la figure d’autorité dans leur couple. Face à cette présomption d’hétérosexualité (Butler, 2005), elles ne sont pas restées interloquées. Solène raconte qu’elle a répliqué en résistant à cette norme hétéronormative : « Moi, j’ai dit, on est deux femmes, on a deux caractères différents. » Cette réponse souligne la manière dont certains couples parviennent à détourner l’absurdité des questions qui leur sont posées et à réaffirmer leur propre réalité familiale.
24Stéphanie, de son côté, a mis en évidence le caractère intrusif des visites à domicile réalisées par les assistantes sociales, ainsi que la normativité qui traverse cette procédure. Elle explique : « Elles veulent voir quoi, je veux dire la seule chose que j’ai trouvée comme raison en y réfléchissant, c’est de vérifier qu’on vit bien ensemble, puisque c’est un des critères : il faut vivre sous le même toit. Donc de nouveau on est obligé de rentrer dans un modèle familial extrêmement classique. Alors que si on pense au bien de l’enfant, les familles divorcées, elles vivent dans deux maisons, on ne pense pas que ça ne va pas aller, mais là on nous demande à nous d’être vraiment que dans un modèle classique. Ça, je sens une homophobie, c’est impressionnant, mais on sent bien qu’ils n’ont pas de recul là-dessus, voilà, ça, je vous l’ai déjà dit » (Stéphanie).
La procédure d’adoption fait que le « modèle classique » de la famille doit être mis en scène. Les couples, conscients des attentes normatives auxquelles ils doivent se conformer, se prêtent au jeu et s’efforcent de présenter une image de leur famille conforme à ces attentes. Karine explique qu’elle et sa compagne Beatrice ont essayé de reproduire le plus fidèlement possible « cette famille des années 50 normative » : elles ont tout nettoyé, elles ont fait un gâteau, fait du café, « c’était une reproduction d’une famille hyper normative » (Karine).
25Romaine revient sur le travail émotionnel (Hochschild, 2003) que représente cette performativité, qui impose aux parents de surperformer pour prouver qu’ils sont à la hauteur : « Mais je dois convaincre, expliquer et puis du coup j’ai aussi l’impression que ça exige d’être un peu trop parfaite par moments si tu veux. C’est un peu comme des fois je trouve que les parents, les parents homoparentaux, des fois ils sont trop parfaits quoi, des fois c’est comme s’il faut qu’on soit mieux que les autres » (Romaine). Cette performativité familiale ne va pas de soi. Les couples de femmes se retrouvent confrontés à la définition hétéronormative de la famille qu’ils n’ont pas choisie. Les femmes interrogées oscillent alors entre deux injonctions contradictoires : d’une part, reproduire les normes familiales classiques afin de se conformer aux attentes des institutions, et d’autre part, remettre en question et transgresser ces normes, puisqu’elles ne reflètent pas nécessairement leur réalité.
Clara exprime cette tension en soulignant que l’adoption ne concerne pas seulement leur couple, mais qu’elle touche à la définition même de la famille dans son ensemble. Elle souligne que la pression de la conformité est plus large que le simple fait de « performer » une parentalité acceptable, car elle s’inscrit dans un modèle social plus vaste qui impose des attentes sur ce qu’une famille « devrait être ». Elle affirme : « Qu’est-ce que tu reproduis ? C’est moi, et ça là, c’est vrai que je trouve aussi que les familles homoparentales, on est dans quelque chose de pas simple, parce que on peut se focaliser sur nous, mais dans le fond c’est toute, c’est toute la définition de la famille qui est prise dedans » (Clara).
26Cette déclaration met en lumière la complexité du processus : il ne s’agit pas seulement de naviguer dans le cadre légal, mais de faire face à la normativité familiale qui naturalise la parenté avec une injonction hétéronormative. En voulant se conformer pour éviter d’être marginalisées, ces familles se trouvent malgré elles en train de reproduire les normes qu’elles remettent en question. Cette oscillation entre reproduction et transgression rend leur position particulièrement pénible. Ces mises en scène, bien qu’elles puissent offrir une forme de sécurité temporaire, alourdissent la charge émotionnelle déjà imposée par la procédure. Comme l’exprime Romaine, « se montrer parfaits » répond aussi à une injonction implicite d’être irréprochables pour justifier leur parentalité aux yeux d’institutions qui peinent encore à reconnaître la diversité des modèles familiaux.
27Ce va-et-vient entre conformité et transgression crée un poids émotionnel considérable. Pour les couples de même sexe, cette tension est amplifiée par le fait qu’ils doivent sans cesse justifier une configuration familiale minoritaire. Le processus d’adoption devient une lutte non seulement pour obtenir des droits légaux, mais aussi pour réaffirmer leur identité familiale en dehors des schémas conventionnels. De ce fait, se présenter comme une famille parfaite est pour ces couples une manière de reprendre un peu de pouvoir par rapport à l’intrusion du dispositif d’adoption. Face à l’incertitude de ce qui va se jouer, performer, une famille traditionnelle peut apparaître comme un rituel de protection.
28Même les couples qui témoignent positivement de leur expérience de la procédure d’adoption reconnaissent qu’elle a eu un impact négatif sur leur dynamique familiale. Bien que ces couples ne rencontrent pas nécessairement des difficultés dans l’exercice quotidien de leur parentalité (Roca i Escoda, 2017), la procédure vient perturber cet équilibre en créant une exposition inattendue aux discriminations structurelles et légales. Rose exprime cette crainte : « La procédure a placé mes enfants dans une situation de très grande insécurité, à la fois par rapport à l’état de discrimination et de non-droit dans lequel on avait vécu ».
29La dynamique familiale peut se voir affectée jusqu’à enclencher des situations de crise lorsque le fait de se sentir jugées comme parents devient affectivement et moralement insupportable. La procédure est particulièrement douloureuse, car la parentalité est mise à l’épreuve en raison de l’orientation sexuelle des parents. Comme le dit Sévérine, cette situation crée une ambivalence émotionnelle : « Donc, il y avait aussi tout d’un coup, de se rendre compte qu’on allait rentrer de manière intrusive dans notre système familial parce qu’on était lesbiennes (…) et en même temps bah ça allait nous permettre d’être reconnues donc » (Sévérine). Cette déclaration illustre la double dynamique à l’œuvre : l’adoption est à la fois source de reconnaissance et de mise en danger émotionnelle, avec des implications directes sur la relation du couple et avec leurs enfants.
30Au sein du couple parental, cette procédure amplifie les asymétries existantes entre la mère biologique et la mère non statutaire, rendant visible une disparité de droits et de reconnaissance parentale (Burleson, 2009). Ce renforcement de l’inégalité des statuts parentaux est particulièrement douloureux pour les mères non biologiques (Chbat, 2021), comme le souligne Noémie : « Voilà, mais donc tout d’un coup qu’il y ait cette dichotomie immense entre les deux parents, c’était comment dire, insupportable, plus le fait qu’on avait toujours été hyper transparente avec les enfants surtout et que là, tout d’un coup, il fallait leur dire une chose si tu veux qu’on ne leur avait pas dit » (Noémie). Ce témoignage montre comment la procédure d’adoption, au lieu de renforcer l’unité familiale, peut au contraire mettre à mal la cohésion du couple parental, forçant les parents à affronter des questions délicates avec leurs enfants.
31Nathalie, une mère non statutaire, explique s’être surinvestie dans son rôle maternel, ressentant une obligation de prouver sa légitimité en tant que parent. L’entrée dans la procédure a exacerbé cette pression, renforçant l’asymétrie entre la mère biologique et elle-même : « J’avais l’impression que je devais être irréprochable pour compenser ce décalage » (Nathalie). Cette dynamique est aussi évoquée par Sévérine, qui décrit la situation comme une menace constante pesant sur la stabilité de sa parentalité : « C’est l’histoire du danger qui plane tout le temps. Ma compagne, qui est la mère biologique, a trouvé ça extrêmement difficile et violent. On s’adressait toujours à elle comme la référence, comme si elle avait le pouvoir de décider si moi, j’étais suffisamment bonne ou pas. On évaluait toujours mes compétences parentales, le lien que moi, je pouvais avoir » (Sévérine).
32Cette asymétrie produite en partie par les services sociaux est fondée sur une conception biologisante de la parentalité (Neyrand, 2007). Stéphanie, mère biologique, confirme ce sentiment en expliquant que « la prévalence du biologique, c’était vraiment la grande question fondamentale » (Stéphanie). L’importance accordée au lien biologique est souvent réaffirmée au cours des interactions avec les assistantes sociales, comme dans une situation rapportée par Stéphanie. Lors d’une discussion avec l’assistante sociale, sa compagne, la mère non statutaire, a exprimé son mécontentement face à cette prévalence biologique : « Elle leur a dit que c’était extrêmement pénible de toujours être considéré comme la meilleure parent parce qu’elle était la mère biologique, alors qu’on avait toujours été ensemble dans ce projet. Et là, l’assistante sociale, en regardant ma compagne dans les yeux, lui a dit : “enfin, vous l’avez portée, ce n’est quand même pas la même chose” » (Stéphanie). Cette remarque illustre bien la hiérarchisation des statuts parentaux véhiculés par le cadre institutionnel, où la biologie continue à primer dans la construction de la parenté.
33Cette hiérarchisation, comme l’écrivent Frémont et Prauthois, s’inscrit dans une hétéronormativité qui se manifeste à la fois dans les règles juridiques et dans la manière dont elles sont mises en œuvre par les agents de l’État. « L’hétéronormativité s’incarne de manière plus ou moins contraignante à la fois dans les règles juridiques, mais surtout dans la manière dont elles sont mises en œuvre par les agent·es de la norme » (Frémont et Prauthois, 2022 : 94). Ce cadre impose une forme de régulation hétéronormative qui fragilise la solidarité au sein du couple parental et contribue à renforcer une parentalité hiérarchisée.
34Outre l’impact direct sur le couple, les conséquences de la procédure sur les enfants sont également préoccupantes pour les couples interviewés. Monique raconte que son couple a été conduit à consulter un pédopsychiatre en raison de la déstabilisation affective que la procédure a provoquée chez leur enfant. D’autres mères partagent cette inquiétude quant à l’impact de la procédure sur la sécurité émotionnelle de leurs enfants, qui se retrouvent confrontés à la réalité de la non-reconnaissance juridique de l’un de leurs parents.
35Le terme « adoption » en lui-même est souvent une source de confusion et d’incompréhension pour les enfants. Comme l’explique Sévérine : « Quand on a expliqué que pour mettre les papiers en ordre, il fallait passer par l’adoption, mon fils a dit : “Mais ça n’a pas de sens, tu es ma maman, pourquoi tu devrais m’adopter ?” » (Sévérine) Ce même constat est partagé par Isabelle, qui relate la difficulté de présenter cette procédure à ses enfants : « On a d’abord évité d’utiliser le mot “adoption” parce qu’il est incompréhensible pour les enfants. Il y a aussi une charge de violence dans ce terme, et quand on a été convoqué pour l’enquête sociale, on a dû utiliser ce terme. On a essayé de présenter les choses de la manière la plus neutre possible » (Isabelle).
36La violence symbolique inhérente à l’usage du terme « adoption » révèle à quel point cette procédure est déstabilisante pour les familles homoparentales. Le terme est porteur d’une charge émotionnelle qui remet en question la légitimité des liens familiaux, ce qui crée une incompréhension non seulement pour les parents, mais aussi pour les enfants. Comme l’explique Christelle, cette situation ramène les familles à leur condition minoritaire, dans laquelle elles sont contraintes de justifier une parentalité qui, dans d’autres contextes, ne ferait jamais l’objet d’un tel questionnement. « On doit leur expliquer qu’on est dans une situation minoritaire, mais qu’on est une vraie famille et que les gens ne connaissent pas notre réalité, mais qu’on va leur expliquer. Et puis, tout d’un coup, on doit leur expliquer l’insécurité dans laquelle on a vécu au moment où ça change, sous prétexte que c’est pour le bien de l’enfant, alors que c’est incompréhensible pour lui » (Christelle). Le fait d’avoir à expliquer à des enfants que leur mère ou leur père doit encore « devenir » leur parent par l’adoption, bien qu’ils partagent un lien affectif évident depuis leur naissance, crée une tension insoutenable pour ces familles.
37Les parents doivent, à travers ce processus, entrer dans une logique où la filiation biologique est privilégiée, ce qui renforce leur condition de minorité sociale. Ce stress minoritaire (Meyer, 2003), lié aux attentes normatives autour de la famille, accentue la fragilité de la dynamique familiale. Comme le soulignent Haines et al. (2017) et Shawn et al. (2016), ce stress découle de la confrontation constante avec un système qui repose sur des conceptions hétéronormatives de la famille. Expliquer à un enfant pourquoi un de ses parents doit passer par une procédure juridique pour être reconnu comme tel, crée un décalage entre l’expérience quotidienne de la parentalité et leur reconnaissance légale.
38Cet article montre comment la quête de reconnaissance juridique, bien qu’essentielle, s’accompagne de tensions et d’épreuves pour les familles homoparentales. Dans la dynamique temporelle (Bessin, 2009) des parcours familiaux, faire reconnaître un lien de filiation pour le parent non statutaire à travers l’adoption des enfants existants est une étape importante qui confère à la fois légitimité et sécurité à la structure familiale. Les motivations qui poussent ces couples à entreprendre une telle démarche témoignent de l’importance du droit comme une ressource pratique et symbolique pour la reconnaissance sociale (Honneth, 2000 ; Roca i Escoda, 2010 ; 2016). En révisant le droit de l’adoption, les législateurs permettent désormais aux parents non statutaires de créer un lien juridique avec leurs enfants, ce qui autorise les familles homoparentales à être reconnues pleinement en tant que famille. L’adoption légitime ainsi ces familles et leur confère des droits incontestables (Roca i Escoda, 2011 ; 2016).
39Nos analyses révèlent que l’acquisition de droits légaux n’assure pas une protection complète contre la stigmatisation et la discrimination pour les couples de même sexe. Au contraire, ces couples doivent souvent faire face à des discriminations et à des violences institutionnelles (Stambolis-Ruhstorfer et Descoutures, 2020). Les démarches administratives, comme l’adoption par un second parent, sont non seulement coûteuses, mais aussi émotionnellement et moralement éprouvantes. Ces procédures renforcent un « stress minoritaire » (Wheeler et al., 2018) auquel sont confrontées ces familles, en imposant une série d’obstacles administratifs qui entravent leur quête de reconnaissance. Cette quête est jalonnée de moments d’embarras et de gêne, affectant le quotidien parental et fragilisant l’accomplissement de leur travail éducatif (Déchaux, 2009).
40La procédure d’adoption, censée légitimer ces familles, tend à les éloigner de leur ordinarité en surlignant leur condition minoritaire (Lavoie et Greenbaum, 2012). Bien que la procédure d’adoption ne constitue pas toujours une « bifurcation » (Bessin, Bidart et Grossetti, 2010), elle suspend et ébranle le quotidien des familles homoparentales, perturbant leur vécu ordinaire de la parentalité. La confrontation avec des normes hétéronormatives et biologisantes fragilise la place du parent non statutaire, et crée également un climat d’incertitude pour les enfants, perturbant leur sécurité affective. Ce stress, en plus de fragiliser le lien entre les membres du couple parental, perturbe la stabilité de l’ensemble de la dynamique familiale.
41L’« enquête sociale approfondie » que les familles doivent subir est intimidante, et elle génère un malaise moral important. Ce malaise découle en partie de la nature artificielle du dispositif, qui ne correspond pas à la réalité des familles homoparentales, tout en imposant des contraintes financières et émotionnelles. Les couples interrogés ont souvent utilisé le mot « gêne » pour décrire leur expérience de la procédure d’adoption, soulignant l’inadéquation entre cette formalité et leur réalité familiale. Cette gêne va bien au-delà des coûts matériels engagés, et elle incarne la dissonance entre une reconnaissance juridique indispensable et un cadre légal encore largement hétéronormatif et inadapté aux réalités des familles homoparentales.