1Le constat que font de nombreux travaux d’une transformation de l’efficace des institutions, d’un brouillage des âges et, plus largement, d’une linéarité moindre des vies contemporaines est au principe du développement qui s’affirme, depuis plusieurs années, d’une sociologie du parcours. Bien qu’elle se confonde parfois avec une sociologie des parcours de vie, la sociologie du parcours s’en distingue par l’intérêt spécifique qu’elle porte aux dynamiques propres des vies contemporaines et que la notion de parcours entend caractériser. Sans exagérer les différences entre ces deux notions ou la portée théorique de leur distinction, on peut défendre la nécessité d’expliciter ce qui les sépare. Au parcours de vie répond le schème en forme d’évidence d’une vie comme parcours (ou, par synonymie, cheminement ou itinéraire), où toutes les vies seraient parcours, à la limite du paradigme pluridisciplinaire du life course qui s’intéresse aux cadres de déroulement des vies humaines et à leur modelage culturel (Lalive d’Epinay, 2005 ; Cavalli, 2007).
2La sociologie du parcours substitue à un parcours de vie déjà-là une lecture du parcours comme forme historique d’organisation des vies humaines, différente par exemple de celle propre à l’État fordiste ou à celle du monde industriel (Mayer et al., 1989 ; Mayer, 2004). De manière schématique, on peut dire qu’à une orientation concevant la vie comme un parcours répond celle qui pense le parcours comme une organisation et une mise en forme des vies ; une performation de celles-ci (Levilain, 2020). Dans cette perspective, il renvoie à une transformation de l’efficace des institutions (Négroni et al., 2022) et à la mise au jour d’un écart entre les vies humaines et leurs encodages institutionnels (Vrancken et al., 2008 ; Robin, 2013 ; Potin et al., 2014 ; Fernandes et al., 2023). Il s’identifie aussi à des dispositifs d’action publique permettant la retotalisation d’expériences (par exemple, de travail : Zimmermann, 2011), ou dans une formulation plus critique portant une logique néolibérale de désassemblage des collectifs (Monchatre, 2007). Dans ces différents travaux, le parcours vient se placer au centre d’une même interrogation sur les logiques et dynamiques nouvelles d’organisation des vies humaines.
3S’inscrivant dans cette perspective, et prenant appui sur une sociologie de la parentalité tardive, cet article s’intéresse aux formes et modalités du passage à la famille et aux logiques qui, entre la balistique d’une trajectoire et les contingences d’un parcours, s’y déploient.
- 1 Comme les autres formes d’engendrement, l’engendrement par projet est un modèle normatif. Ceci n’im (...)
4Au centre de cette lecture, il pose que le devenir parent et le projet parental sont les nouvelles formules d’un passage à la famille qui se met en place, dans les années 1970, autour d’une plus grande maitrise de l’engendrement. En France, avec la légalisation de la contraception (1967) et la diffusion de formes de contraception plus efficaces (à partir de 1970) puis la légalisation de l’avortement (1975), les femmes en premier lieu, mais aussi les hommes et les couples, se voient ouvrir la possibilité de mieux contrôler le fait, le nombre et le moment d’avoir des enfants. L’infécondabilité devient un état naturel (Regnier-Loilier, 2002 ; Régnier-Loilier et al., 2010) auquel répond un engendrement devant normativement exprimer un choix et un projet. Le modèle de cet engendrement par projet (Boltanski, 2004) présente en cela un caractère balistique : il relie le point de départ (l’expression d’un désir d’enfant, un projet ou un choix), la sortie (choisie) de l’état contraceptif, la réussite d’une conception au point d’arrivée que constitue la naissance d’un enfant d’autant plus singularisé qu’il a été « voulu ». Pensée comme un programme efficace et à partir de ses effets, la contraception fait l’objet d’une lecture homogénéisante des pratiques et usages de la contraception ce qui fait que les « ratés » contraceptifs ne s’identifient jamais qu’à des « échecs » (Bajos et al., 2006b ; Thomé, 2016). Conditions de l’engendrement, le « choix » et le « projet » y ont aussi un caractère amorphe et indifférencié en raison d’un prisme individualisant qui laisse finalement peu de place à la dimension sociale et conjugale de l’engendrement. Le projet s’y réduit ainsi à l’évidence d’un constat disjonctif qu’il y a, ou qu’il n’y a pas, projet : la manière dont il vient aux femmes et aux couples et ses formulations y sont peu interrogées. Dans ce modèle idéal1, il n’y a aucune place pour un devenir parent qui, pris comme allant de soi, est déjà-là et considéré de façon univoque à partir de la conception.
- 2 Si elle reprend certains éléments de l’analyse de l’engendrement proposée par Boltanski (2004), la (...)
5Partant de ces interrogations sur les formes de l’engendrement contemporain, l’article voudrait s’intéresser au comment du projet et du devenir parent à l’articulation, d’une part, d’une socio-histoire de la transformation dans les années 1970 des modèles d’engendrement, mais aussi de la vie et, d’autre part, d’une sociologie des transactions conjugales autour de l’engendrement2.
6Autour du meilleur contrôle du fait et du moment d’avoir des enfants que vont permettre la diffusion d’une contraception plus efficace et la légalisation de l’avortement dans les années 1970, une redéfinition des manières d’être et vivre seul(e), en couple ou en famille, et parallèlement du modèle d’accomplissement féminin se mettent en place. À côté de la maternité, d’autres formes d’accomplissement s’offrent aux femmes et, sans être à l’identique de ce qu’ils sont pour les hommes, la jeunesse, l’école, l’emploi, les projets viennent se placer dans leurs vies et existences comme d’autres accomplissements possibles, entre lesquels il va falloir transiger ou qu’il faudra concilier. En un sens, les couples eux-mêmes n’échappent pas à cette transformation qui éloigne le risque des conceptions non voulues et les constitue en instance propre de vie n’ayant plus nécessairement pour finalité d’avoir des enfants (Thomé et al., 2017). De ce fait, la maternité ne ressort plus d’un destin relativement imposé (Bessin et al., 2012), mais devient le lieu d’expression d’un choix (relatif) et une forme d’accomplissement parmi d’autres.
7Il reste que cette ouverture relative des possibles qui s’offrent aux femmes, aux couples et aux hommes ne se fait pas sans nouvelles contraintes (Régnier-Loilier et al., 2010). En un sens, elle les augmente même, à hauteur des possibilités qui s’offrent dans des vies qui sont moins fortement réglées par les institutions. Ainsi, la liberté plus grande du fait, du moment et de la place (nombre) d’enfants dans sa vie a pour corollaire une nécessité de choisir et de programmer qui renvoie aux femmes et, à un degré moindre et sous une forme différente, aux hommes, la responsabilité de la contraception, mais aussi de la conduite de leur vie et d’un passage à la famille qui leur incombent plutôt qu’il ne leur est imposé de l’extérieur (par l’État, un créateur ou la nature : Boltanski, 2004). Il s’ajoute à cette exigence et contrainte normative celle d’une norme procréative (Bajos et al., 2006a) faisant du couple le cadre idéal de l’engendrement ce qui suppose, dès lors, de s’accorder entre parties prenantes tant sur le caractère partagé du « désir » d’enfant que sur le « bon moment » pour devenir parent, ou parfois la « possibilité » même du projet (difficulté à concevoir). Le couple et la famille connaissent à cette période une transformation majeure de leur logique. Au centre de celle-ci, la relation vient ainsi définir un couple qui tient moins par l’institution (juridique ou « la société ») que par la qualité d’un attachement qui doit être performé au quotidien tout en respectant l’autonomie des parties prenantes. La famille ne se définit plus tant par l’institution juridique (le sang et le nom : Weber, 2005) que par le quotidien et une performation continue des attachements entre les êtres (une mère, un père, un enfant) qui est propre à faire la chose (la famille). Ce cadre fortement normatif déploie une modalité nouvelle d’un passage à la famille qui devient relativement moins évidente au sens où, son fait et son moment ne relèvent plus d’une volonté ou d’une force extérieures, mais bien de la formulation d’un projet conjugal impliquant, idéalement, que chacun des parents veuille devenir, qu’ils le veuillent ensemble et au même moment, et s’engagent dans ce projet. Dans des vies aux attachements multiples et où l’engendrement n’est plus l’horizon imposé du couple et la conception un risque de toute relation (sexuelle ou non), l’engendrement a aussi pour condition la transmutation d’un ou une partenaire en parent.
8Dans ce cadre, la question des temporalités devient essentielle dans un engendrement qui est susceptible d’être concurrencé par d’autres possibles et qui est bien moins réglé qu’auparavant par des normes strictes et un alignement des projets et devenirs inscrits dans la définition des institutions. De ce fait, l’engendrement comme le devenir parent vont prendre d’autant plus de temps que les vies répondent à de nouvelles normes : celle de la jeunesse qui devient un âge d’expérimentation, celle de l’accomplissement et de la réussite de sa vie (professionnelle ou non), celle d’un projet parental qui soit idéalement conjugal et responsable, etc.
- 3 Ce terme repris de Dewey est préféré à celui de négociation, utilisé dans des travaux antérieurs en (...)
9Cette dynamique nouvelle des vies et existences n’est pas sans conséquence sur des calendriers conjugaux et familiaux qui se brouillent à hauteur de la redéfinition que connaissent des institutions qui tendent à se définir, de l’intérieur, en termes de relation et de projet. Chez les couples « jeunes », la stabilisation d’une relation et sa cristallisation comme couple se fait autour de la formulation plus ou moins nette d’un projet d’enfant (Santelli et al., 2018), celui-ci devenant un « indicateur » (id.) du sérieux de la relation et de la qualité d’un·e partenaire. Dans le cadre de ces vies moins réglées a priori qu’auparavant, autant qu’il est un critère, l’âge va servir de repère (Levilain, 2020) élastique pour les individus et les couples qui le mobilisent pour (se) situer dans le cours de l’existence ; accélérer ou se donner le temps pour se mettre en couple, stabiliser celui-ci, formuler et poser un projet d’enfant ou commencer à devenir parent. Dans la plupart des cas et en particulier dans les couples « jeunes » qui ont plus de temps, l’accord des parties prenantes tant sur le fait que sur le moment ne fait pas problème, dans la mesure où la question des enfants reste un horizon possible du couple amoureux et un idéal de l’existence. Mais, cet accord a priori n’exclut pas la nécessité de s’accorder dans le jeu de transactions3 conjugales, formelles aussi bien que sexuelles, verbales aussi bien que corporelles qui vont ainsi performer le devenir parent. Si ces configurations se rapprochent d’un modèle balistique d’une trajectoire reliant deux points (Levilain, 2020), elles font aussi apparaitre une nouvelle nécessité : celle de s’assurer d’un alignement (id.) des projets et devenirs que l’institution ne garantit plus a priori.
- 4 Chez Austin, la performance désigne la capacité qu’ont les actes de langage de faire advenir la réa (...)
- 5 Alors que le devenir parent est une relation singularisée entre un je-père ou mère qui doit s’attac (...)
10L’analyse proposée dans cet article s’attachera à décrire les manières dont le devenir parent et le projet viennent s’inscrire à l’horizon des vies et existences des individus et des couples ainsi qu’aux transactions dont ils sont le lieu et dont l’issue performe4 l’engendrement contemporain. Loin de supposer que ce devenir parent et ce projet seraient toujours déjà-là et donnés de manière évidente dans des séquences disposées et bien ordonnées dans des vies et existences, il pose que ceux-ci se jouent dans des transactions aux formats variés (accord discret ou ostensible, dispute, fuite) qui se mettent en place autour d’événements parfois mal ou non prévus (annonce d’une conception, formulation d’un désir d’enfant, etc.), échappant au cadre d’un modèle parfaitement balistique. De ce point de vue, l’intérêt porté dans cet article aux contingences se retrouve tout autant dans l’analyse conjointe du projet conjugal et du devenir parent comme performations : à rabattre l’engendrement sur la question du projet, il échappe à l’analyse sa dimension « subjective » la plus ténue, et plus encore, les reconfigurations qui vont amener à devenir parent autrement (comme mère seule) que ce que l’on avait pensé au départ, sans changer pour autant tout à fait de projet. Dans la perspective développée ici, le projet a partie liée avec la définition de la relation conjugale (« que faisons-nous ensemble ? ») alors que le devenir parent met en jeu une famille qu’il va performer comme une rencontre singulière et des attachements qui font, en miroir, le devenir parent et le devenir enfant5. En cela, le projet conjugal et le devenir parent sont bien deux mises en forme différentes et liées du passage contemporain du couple à la famille.
- 6 L’analyse proposée ici reprend les principaux éléments de différentes publications (Bessin et al., (...)
11Pour dégager la diversité de ces transactions qui performent l’engendrement contemporain, l’article partira d’une sociologie de la parentalité tardive avant d’en étendre le propos à ses formes plus ordinaires. Au regard de son caractère fortement temporel, la parentalité tardive est un bon analyseur de l’engendrement contemporain. Définie comme le fait pour une femme, un homme, un couple d’avoir un enfant à un âge considéré comme « limite » (au regard des normes d’âge) ou « avancé » (au regard du moment dans l’existence), c’est-à-dire au-delà de 40 ans pour une femme et de 45 ans pour un homme (Bessin et al., 2005b ; 2012), la parentalité tardive est un phénomène qui éclaire tout à la fois les transformations qui se sont opérées du couple et de la famille depuis le début du 20e siècle ainsi que les dynamiques du devenir parent contemporain. Au centre de cette lecture6, la parentalité tardive sera prise comme un analyseur de dynamiques historiques et de logiques situées et non comme un phénomène relevant d’une explication circonstancielle en termes d’affaiblissement des normes d’âge, d’oubli de l’horloge biologique ou même d’égoïsme.
12Dans un premier temps, l’article reviendra à grands traits sur l’évolution démographique en France du phénomène de la parentalité tardive au prisme des maternités tardives. Si ce phénomène peut être qualifié de « nouveau », il l’est moins du point de vue de son niveau (les maternités tardives étaient relativement fréquentes au début du 20e siècle) que de sa structure. Alors qu’elles ont longtemps été le fait des familles nombreuses, les maternités tardives s’observent aujourd’hui dans des configurations familiales variées : familles nombreuses (en particulier chez les mères d’origine immigrée : Daguet, 2022), naissance tardive d’un premier enfant pour un couple ancien ou une mère seule (monoparentalité), recomposition familiale (sans ou avec des enfants nés d’une précédente union chez l’un ou les deux conjoints), engendrement par conception (avec Procréation Médicalement Assistée (PMA) ou sans) ou adoption, etc. De nos jours, les pères tardifs contribuent plus fortement qu’auparavant au phénomène. En cela, la parentalité tardive, laquelle inclut les paternités aussi bien que les maternités tardives, met bien en exergue la diversification qui s’est opérée des formes de famille et du devenir parent contemporain.
13Après avoir décrit l’évolution du phénomène, l’analyse s’intéressera aux logiques temporelles constitutives d’un projet et d’un devenir parent tardif. En tant qu’elle est une parentalité « en retard », car ayant pris « plus de temps » (Bessin et al., 2012), la parentalité tardive est un bon analyseur des contraintes et exigences nouvelles qui pèsent sur l’engendrement contemporain. Puisqu’elle se réalise « sur le tard », elle est une parentalité qui, sous la pression de l’urgence de « l’horloge biologique », ne laisse plus guère de temps pour devenir parent. Comme possible dernière chance, la parentalité tardive est un devenir parent qui se décide sous forte pression temporelle. Sous une forme exacerbée, elle met au jour des transactions qui sont ordinairement diluées dans un temps qui, passant sans urgence, laisse la possibilité de voir venir et plus de temps au projet et au devenir pour se forger.
- 7 Dans les travaux mobilisés ici, les critères retenus pour définir ces bornes s’appuyaient sur l’Enq (...)
14Plus que l’engendrement non tardif, l’engendrement tardif présente de nombreux traits d’une logique de parcours. L’incertitude entourant les conceptions (non prévues ou plus risquées), l’aspect souvent tranché des transactions, les bifurcations qu’elle peut induire, l’introjection de ces difficultés comme grandeur de l’engendrement, le caractère en un sens improbable d’une parentalité à la limite de l’âge normal7 dessinent un cheminement difficilement réductible à un modèle balistique linéaire, dans la mesure où le projet n’est évidemment pas inscrit à l’horizon et ne l’est qu’au prix d’une activité d’alignement des projets et devenirs des parties prenantes.
15Pour autant que ces configurations d’engendrement tardif procèdent plus souvent d’une logique de parcours n’implique que celles non tardives puissent être identifiées, sans discussion, à une logique de trajectoire balistique. Notre lecture est différente puisqu’elle avance que l’engendrement contemporain, même sous ses apparences les plus balistiques, relève pour une part d’une logique de parcours. Ainsi, l’importance moindre des transactions dans les couples plus jeunes peut se lire comme relevant d’un alignement plus immédiat des projets et devenirs sur un engendrement qui est inscrit à l’horizon, ce qui n’exclut pas la nécessité des transactions conjugales. Même faibles et peu visibles, celles-ci sont bien présentes et n’ont d’autre objet que de vérifier le caractère partagé du projet et la disponibilité au devenir parent, c’est-à-dire l’alignement des vies.
16En cela, on peut dire que l’engendrement contemporain relève d’un cadre historique d’organisation des vies humaines qui, relativement différent de celui propre à l’État fordiste ou au monde industriel (Mayer et al., 1989 ; Mayer, 2004), constitue l’objet spécifique d’une sociologie du parcours.
17Du début du 20e siècle à aujourd’hui, l’évolution démographique de la parentalité tardive correspond au modèle d’une « courbe en U » : relativement élevée au début du 20e, celle-ci a ensuite connu une diminution continue jusqu’au milieu des années 1970, période depuis laquelle elle n’a cessé d’augmenter de manière régulière. Si au regard de cette observation, le phénomène peut être décrit comme ancien, il n’en reste pas moins que, du point de vue de sa structure, la parentalité tardive contemporaine diffère fortement de celle du début du 20e siècle (Bessin et al., 2012 ; Beaujouan et al., 2019 ; Daguet, 2022).
18Au début du 20e, la parentalité tardive est le fait des familles nombreuses. Dans ces configurations, le nombre élevé des enfants augmente la probabilité d’en avoir un à un âge avancé, d’autant que la contraception est faible à l’époque (retrait, abstinence, et dans les années 1930, « méthode des calendriers » ou Ogino-Knauss) et que la vigilance contraceptive baisse souvent à l’approche de la quarantaine et de la ménopause (Bessin et al., 2012). Deux grandes figures ressortent de ces situations : celle du redo, « petit dernier » et enfant du retour d’âge qu’un écart important sépare du reste de la fratrie (refondation) et celle du dernier enfant qui prend place dans une longue descendance où les enfants se succèdent avec un faible écart d’âge (répétition) jusqu’à l’épuisement de la fécondité (id.).
19Dans ces configurations du début du 20e siècle, la parentalité tardive se confond avec la maternité tardive. Le contrôle de la conception y est « l’affaire des femmes » de même que l’éducation des enfants et la tenue de la maison dans une division des mondes et une séparation des vies masculines et féminines relativement poussées. La maternité y a aussi la dimension d’un fait « naturel » et « évident » au sens où la stabilité de l’union et l’aléa d’une contraception « naturelle » se conjuguent pour faire de ces maternités un fait qui s’impose par lui-même ; avec lequel il faut faire et parfois même, se sacrifier. Dans ces familles nombreuses du début du 20e siècle, l’engendrement répond à un calendrier imposé de l’extérieur, par un créateur (Boltanski, 2004) manifestant sa volonté ou par la nature (id.) qui devient une figure du destin féminin (« les femmes sont faites pour avoir des enfants ») ou, plus singulièrement, la puissance d’une féminité outrepassant les précautions, mais aussi les barrières de l’âge pour les maternités tardives (Bessin et al., 2012).
20Avec la raréfaction des familles nombreuses, la parentalité tardive va connaitre une diminution continue jusqu’aux années 1970, période à partir de laquelle, elle va remonter de manière régulière et dépasse au début des années 2000 son niveau du début du 20e siècle (id. ; Daguet, 2022). Les familles nombreuses sont aujourd’hui plus rares et contribuent moins qu’auparavant au phénomène. Elles concernent principalement des familles immigrées relativement récemment. En dehors de ces configurations, la parentalité tardive contemporaine est liée à la diversification des formes de famille : elle s’observe dans des couples stables qui ont tardivement leur premier enfant, dans des familles recomposées (la maternité résultant d’une nouvelle union) ou monoparentales (la maternité ayant lieu hors union).
21Cette grande diversité des configurations familiales et des formes d’union montre que la parentalité tardive n’est pas réductible à un ajournement, à un affaiblissement des normes d’âge ou à un oubli de l’horloge biologique, mais qu’elle est davantage le produit de la transformation qui s’opère depuis le milieu du 20e siècle du couple, de la famille et des modalités du passage de l’un à l’autre. Autrement dit, il s’agit de prendre ce phénomène moins comme une conséquence d’un décalage (ajournement) d’une question qui serait nécessairement déjà-là que comme un effet dérivé d’une transformation plus large des vies et des modèles d’accomplissement dans laquelle le devenir parent (pour chacun) et le projet parental (pour le couple) viennent se placer au centre d’un passage à la famille qui se fait de manière plus contrôlée, c’est-à-dire de manière moins « naturelle », évidente et immédiate.
22À partir du milieu du 20e siècle, un nouveau modèle du couple et de la famille émerge, qui les conçoit moins comme des institutions, tenant par la force du droit et des statuts et prescriptions intériorisées que par des attachements et engagements. Ces institutions présentent un caractère paradoxal : elles se veulent moins déterminées (instituées) de l’extérieur qu’auto-instituantes. Elles tiennent par une force particulière – celle de l’engagement des personnes qui les constituent plutôt que celle juridique et sociale – et par le sentiment qu’elles sont le lieu d’un choix et d’une liberté nouvelle pour des individus qui peuvent se dire « libres ensembles » ou « autonomes dans la dépendance » (de Singly, 1996 ; 2003). Si la réalité du faire famille ne s’y réduit pas (Déchaux et al., 2021), ce modèle normatif reste largement prédominant dans les médias et productions culturelles (séries, télévision, livres, etc.) ainsi que dans les dispositifs d’étayage de la parentalité (Martin, 2014).
23Dans ce modèle « relationnel », le couple relève moins d’un état fixe et pérenne que d’une forme instable (Hippert, 2022), tenant par la force d’un lien devant être exprimé et affirmé de manière régulière (comme amour) et le souci d’une relation singulière dont il faut prendre soin. L’attention portée à l’autre jusqu’au respect de son autonomie et l’exercice de la sexualité et d’autres activités communes (loisirs, voyages) selon une économie conjugale propre sont autant de lieux de la performation de cette institution paradoxale en ce qu’elle ne tient que par sa propre force et doit se vérifier en continu. Loin du modèle du « couple stable et à vie », l’épuisement de la relation constitue une limite à partir de laquelle s’ouvre la possibilité de la séparation ou du divorce (loi de 1975 sur le divorce par consentement mutuel). Le couple est une forme de vie, un lieu possible et toujours à performer d’accomplissement de la vie comme existence.
24Du côté de la famille, le modèle qui émerge dans les années 1970 n’est pas très différent. En rupture avec son modèle institutionnel (largement dérivé en France du Code civil napoléonien), la « famille relationnelle » (de Singly, 1996) accorde le primat aux relations affectives plutôt qu’aux statuts et remplit une fonction de socialisation « par frottement » et de production identitaire (id.). Paraphrasant Ariès, on peut dire qu’un « sentiment de la famille » se fait jour autour de l’engagement dans un projet éducatif idéalement partagé.
- 8 En France, la légalisation de la contraception est acquise en 1967 (et le remboursement de la contr (...)
25Dans ce cadre, le passage du couple (sans enfant) à la famille va d’autant moins de soi que la diffusion d’une contraception plus efficace (Dispositif Intra Utérin (DIU) dit aussi stérilet, pilule) permet d’en contrôler relativement la possibilité et le moment8. Le slogan des années 1970 le formule ainsi : « un enfant si je veux, quand je veux ». La maternité s’exprime comme un choix, ouvert parmi d’autres aux femmes, et qui prend place dans le cadre d’une transformation plus large du modèle d’accomplissement féminin. Face au modèle masculin d’accomplissement exclusif par le travail, qui renvoie les hommes à un rôle instrumental (Parsons) et une position de pourvoyeurs du « male breadwinner » (Jenson, 1997), le modèle d’accomplissement féminin a longtemps été indexé sur la maternité, identifié à un rôle expressif (Parsons) et une position de dépendance et de faible autonomie, inscrite dans le Droit. Après la guerre de 1914-1918, ce modèle va connaitre une évolution sensible qui va aller s’accélérant et rapprocher peu à peu le modèle d’accomplissement féminin de celui masculin. Un meilleur contrôle de la conception, l’effet propre de la scolarisation, l’accès plus important au salariat : les transformations sont nombreuses qui viennent ouvrir aux femmes d’autres perspectives que celle de la maternité et offrir des voies alternatives ou complémentaires d’accomplissement dans l’existence. Si l’on peut parler d’une indépendance, d’une autonomie (relative) et d’une liberté plus grandes qui créent les conditions d’un choix plus affirmé, il ne s’opère pas sans contrainte.
- 9 Chez Boltanski (2004), l’engendrement par l’État identifie plutôt un engendrement programmé et cont (...)
26La liberté plus grande du choix d’avoir un enfant, de son moment et de leur nombre n’exclut pas le maintien d’une norme conjugale dans la procréation (Bajos et al., 2006a) : elle suppose, dans l’idéal, la présence d’un conjoint, la stabilité de la relation et l’engagement dans un projet partagé de devenir parent pour faire famille. Au regard des autres modes d’engendrement (par la nature, par un créateur, par l’institution ou par l’État)9, cette contrainte pèse plus fortement sur l’engendrement par projet, car le passage à la famille, du « je » au « nous » y est moins immédiatement et évidemment acquis (surtout s’agissant du premier enfant) dans la mesure où elle implique que les conjoints soient l’un et l’autre disposés à devenir parent et, qui plus est, au même moment.
27Ce qui était auparavant réglé par l’institution (laquelle disait ce qu’il en est de la famille, du couple, de l’âge ou de la vie) et par un calendrier s’imposant en quelque sorte de lui-même ou de l’extérieur doit désormais faire l’objet d’arrangements et de transactions plus explicites pour synchroniser les calendriers des conjoints et inscrire le projet dans leurs biographies (Levilain, 2008), et pour pouvoir « être prêts ensemble » (Mazuy, 2009) en alignant leurs vies dans un projet commun.
- 10 Selon Regnier-Lollier (2002), la généralisation de la contraception place les femmes, durant leur v (...)
28La forte diffusion à partir de la fin des années 1960 de la contraception féminine (en particulier, celle orale) fait de l’infécondabilité un état naturel10 (Regnier-Loilier, 2002 ; Régnier-Loilier et al., 2010) dont la sortie suppose l’exercice d’un choix quant au fait et à son moment. Idéalement conjugal au regard de la norme conjugale qui pèse sur l’engendrement (Bajos et al., 2006a), ce choix et la décision lui correspondant constituent un point d’entrée possible dans un projet d’engendrement dont le caractère est relativement incertain.
29Si l’on peut avancer que l’arrêt de la contraception n’a généralement rien de surprenant au sens où, dans un cadre conjugal, la question des enfants est inscrite à un horizon plus ou moins bien défini (Santelli et al., 2018), il reste que la sortie de l’état d’infécondabilité doit être formulée et posée par l’un des conjoints et validée par l’autre. L’entrée dans le projet d’engendrement procède bien d’une transaction : la formulation d’un souhait d’arrêter la contraception (ou de programmer son arrêt) et sa validation par le conjoint vérifient toutes les conditions d’un projet partagé et de devenir parents symétriques. Lorsque les deux conditions sont synchrones et immédiatement vérifiées, la transaction est faible et le projet d’engendrement est coextensif à l’arrêt de la contraception. À l’inverse, la non-validation immédiate ou les atermoiements d’un conjoint ou d’une conjointe sont susceptibles de faire entrer dans d’autres formes de transactions, à la limite d’une épreuve. Contre l’évidence, il faut rappeler que le fait de poser le choix d’arrêter la contraception ou, ce qui revient au même, de formuler un désir d’avoir un enfant ne va pas toujours de soi au sens où il n’est pas toujours et immédiatement partagé. Il n’y a de devenir parent que parce que celui-ci n’est pas donné par le seul fait de la conception et qu’il se façonne à l’articulation de plusieurs séquences qui, de l’arrêt de la contraception à la conception puis la naissance mettant en jeu différents cadres et régimes de décision (Nizard, 2009).
30Dans la configuration idéale de la programmation, le projet d’engendrement est coextensif à l’arrêt de la contraception. Les transactions se déploient autour de celle-ci et peuvent porter aussi bien sur le fait que sur le moment de cet arrêt : l’accord entre les conjoints fait entrer dans le projet d’engendrer. Dans sa réalisation, celui-ci peut rencontrer des difficultés. Le passage de l’arrêt de la contraception à la conception peut prendre du temps, au-delà de sa mesure médicale et biologique. À mesure que le temps passe, sans résultat, un cadre d’épreuve individuel et conjugal se forme. La mise en échec de la conception vient interroger la capacité des conjoints à concevoir, ensemble ou séparément, avec souvent le recours à une expertise médicale. Cette épreuve a un caractère temporel marqué. La première réponse généralement apportée par la médecine est la patience et la nécessité de réitérer les tentatives. Comme facteur de risque, l’âge des conjoints, et plus particulièrement celui de la future mère, constitue un élément central de cette expertise médicale, car il est à la fois un facteur possible d’explication de l’échec (du diagnostic) et un élément clé du calendrier de résolution du « problème » (du pronostic) dans la mesure où au fil du temps et de l’avancement en âge, les chances de réussite s’amenuisent.
31Le temps passant sans que la difficulté soit résolue et la pression de l’âge se faisant plus pressante confèrent à la situation le caractère d’une épreuve de plus en plus marquée : la qualité des êtres et de la relation, la consistance du projet, son maintien, son abandon ou sa reformulation sont le lieu de nombreuses transactions qui réagencent le devenir parent. Cette difficulté de conception peut ainsi amener à une bifurcation (Bessin et al., 2009) faisant entrer (ou non) dans un parcours conjoint de PMA ou d’adoption qui va produire ses effets propres (Rozée et al., 2012 ; Vialle, 2018). Souvent vécu comme un « parcours du combattant », celui-ci va déployer le cadre d’une épreuve individuelle et conjugale sous l’effet d’un passage obligé par des formats administratifs (agrément, demande, requête, etc.) et médicaux-légaux (entretiens, opérations techniques, consentement et délai, etc.) qui vont venir éprouver la force du désir et de la relation. Au crible de ses formats, le projet d’engendrement peut perdre de sa consistance, conduisant à son abandon ou à une séparation où chaque conjoint repart « vivre sa vie ».
32Face au modèle idéal d’un engendrement conjugal, programmé et planifié à partir d’une décision d’arrêt de la contraception, les difficultés à concevoir dessinent d’autres formes du « devenir parent » (ou d’autres parcours) par adoption, procréation médicalement assistée (PMA), etc. Les couples peuvent se défaire. L’un des conjoints (a priori une femme) peut faire le choix de devenir parent par adoption ou recours à une PMA, après une séparation ou non. Ces différentes situations relèvent d’un même cadre : celui d’un devenir parent s’opérant par une conception programmée (médicalement ou non). Toutes les formes du « devenir parent » ne répondent pourtant pas à cette forme idéale. Même efficace, la contraception n’exclut pas des « échecs », lesquels vont se traduire par une conception non prévue (Ferrand et al., 2003) à partir de laquelle la question de l’engendrement peut se voir posée et discutée de manière inversée.
- 11 Cette qualité événementielle de la conception n’est pas propre aux conceptions tardives : on la ret (...)
- 12 En France, le délai légal est de cinq jours pour la contraception hormonale d’urgence (pilule du le (...)
33Pour un certain nombre de situations de parentalité tardive (Bessin et al., 2012), on trouve souvent « au départ » une conception non prévue. La question qui se pose alors n’est plus celle du fait d’arrêter la contraception et de sa programmation (son moment), mais celle du fait de la conception et de la suite. D’une certaine manière, l’engendrement y a moins la dimension d’un projet dont la réalisation est incertaine que celle d’un événement11 qui surgit en faisant rupture et qui porte, en puissance, un changement qui implique de se positionner vite et sans équivoque. Dans ces situations, l’engendrement se formule moins comme un projet que comme un engagement, dans le cadre d’une épreuve au caractère temporel marqué puisqu’au centre, se trouve la question de l’IVG12. Au centre, l’expertise de l’événement fait l’objet de nombreuses transactions : s’agit-il d’un « échec contraceptif » ? D’un « acte manqué » ? Ou même d’une « erreur technique » exprimant un « désir refoulé » ? (id.) Une performation du projet et des devenirs parents se joue au centre de ces interprétations et des transactions autour de la définition partagée de la situation. Ces transactions visent à lever l’indétermination de l’événement, à statuer dessus pour fonder idéalement une décision partagée. Ces transactions peuvent être conjugales et individuelles : c’est le cas des femmes faisant le choix a priori de ne pas en parler à leurs conjoints. Elles sont d’autant plus évolutives que l’événement est inattendu et instable, qu’il fait surgir des positionnements qui peuvent surprendre, qu’il oblige à reformuler des engagements et qu’au fond, il constitue une mise à l’épreuve de la relation. Même si ce cadre de transactions est conjugal au départ, la décision n’est pas toujours ni nécessairement « conjugale ». Les transactions peuvent révéler, peu à peu, une épreuve de force, où l’un des conjoints impose son point de vue, s’éloignant du modèle idéal d’une relation entre égaux. Le conjoint peut aussi fuir, refusant de devenir père et des femmes peuvent préférer devenir mères dans le cadre d’une séparation avec leur conjoint.
34Entre une difficulté à concevoir qui va amener à réévaluer et reformuler un projet d’engendrement après l’arrêt de la contraception et un engendrement qui doit se décider autour d’une conception imprévue et déjà-là dans le cadre temporel fortement contraint de l’IVG, l’engendrement par projet ne répond pas toujours à l’idéal d’une programmation, librement décidée par les conjoints. Les transactions y sont nombreuses, autour du fait et du moment, mais aussi de ce qui a parfois statut d’événement. Dans certaines situations, si l’expression d’un désir ou d’une conception a quelque chose de l’ordre d’un fait attendu, inscrit à l’horizon d’attente de chacun des conjoints, elles relèvent parfois d’un événement de ce qui surprend et qui, comme le dit Ricœur (1991), « fait coupure et fait origine ». Dans le jeu des expertises et des transactions entre conjoints se façonnent et se décident le projet et le devenir parent dans le jeu de différents cadrages temporels qui peuvent être fermés par le droit (IVG, accès à la PMA) aussi bien que relativement ouverts (programmation).
35Comme plus généralement un grand nombre de formes de vie, les vies et existences humaines sont aujourd’hui fortement cadrées par les bureaucraties (au sens wébérien). Ainsi, les critères d’accès à l’IVG donnent le tempo des transactions autour de l’événement que constitue une conception non prévue ou inattendue. Ce cadrage temporel bureaucratique (Levilain, 2017) s’observe également dans les situations d’adoption ou de procréation médicalement assistée (PMA), où les délais administratifs pour adopter ou accéder à des gamètes et les délais de réflexion obligatoires s’ajoutent aux effets d’un âge qui est souvent au premier plan des expertises médicales et sociales de ce qui fonde le projet et justifie sa réalisation, entre deux limites : être trop jeune/être trop vieux. Le devenir parent se façonne ici à l’intérieur d’un cadrage bureaucratique qui impose ses propres formats à l’épreuve, et en particulier ceux temporels (délais de réflexion ou d’attente, durée du processus, etc.).
36À côté de ces formats bureaucratiques, les temporalités du devenir parent sont celles que se donnent et négocient les couples et individus, en regard de l’expertise plus générale qu’ils font de la situation, du moment où ils en sont dans leur vie, de l’âge de chacun des protagonistes. Plus qu’elles ne s’inscrivent dans un cadre temporel, les transactions peuvent être pensées comme des temporalisations du devenir parent qui, entre les ponctuations attendues d’une balistique presque régulière et l’événement surprenant qui fait bifurquer un parcours, va prendre forme biographique dans ces moments clés d’un devenir qui advient.
- 13 La description est indexée sur les configurations conjugales hétérosexuelles mais on peut effet ava (...)
37Cette temporalisation est particulièrement visible dans certaines situations de parentalité tardive où des couples stables qui s’étaient accordés sur l’idée qu’ils n’auraient pas d’enfant voient ensuite ressurgir cette question (Bessin et al., 2012). Celle-ci a alors le caractère d’un événement : elle fait coupure et origine (Ricœur, 1991) en venant réinscrire à l’horizon des possibles ce qui avait été évacué si ce n’est barré, en lui conférant le caractère d’une dernière chance. Dans certaines de ces situations, l’événement prend la forme d’une conception non prévue : les transactions conjugales se font alors dans un cadre temporel marqué par les délais bureaucratiques de l’IVG13. Dans d’autres situations, l’événement ressort d’une expression nouvelle d’un désir par un des conjoints. Les transactions conjugales se font alors dans un cadre temporel marqué, lié à l’urgence du temps qui passe et même accélère à l’approche d’une borne d’âge irrévocable, mais aussi du temps nécessaire au projet et à la conception. Dans certaines de ces situations, l’urgence peut conduire à faire de la transaction une épreuve de force par exemple, sous la forme d’un ultimatum adressé à un conjoint qui donne l’impression de différer son engagement (Bessin et al., 2012).
- 14 Un « couple plus jeune » n’est pas un couple dont l’âge moyen (au sens arithmétique) serait plus fa (...)
38A la différence des « couples plus jeunes »14, les couples confrontés à la question du devenir parent à un âge avancé ou « tardif » sont sous forte pression temporelle. Précipitant les enjeux, elle ne permet plus de surseoir à l’inverse des couples plus jeunes qui peuvent se donner le temps pour arrêter leur décision de sortir de la contraception. Ce devenir parent sous pression temporelle dessine la distance à la contrainte temporelle des personnes et des couples plus jeunes qui peuvent le remettre à plus tard, et se donner le temps de vivre avant de devenir parent et faire famille. La question de la temporalisation est bien présente, même si moins visible et dans des termes différents et inverses. Alors que les couples (et individus) « plus âgés » et à la limite d’être « trop âgés » sont soumis à une pression d’aller vite s’ils ne veulent pas perdre toute chance de devenir parent, les couples (et individus) « plus jeunes » et à la limite d’être « trop jeunes » sont, quant à eux, soumis à la pression inverse d’aller moins vite s’ils ne veulent pas perdre toute chance de vivre leur jeunesse et trouver leur voie. L’âge a une forte dimension normative. Son poids ne procède pas d’un caractère impératif : il ne dicte pas (ni ne discipline, au sens de Foucault) les conduites, mais il les cadre en les réinscrivant dans le cadre plus large d’un impératif nouveau, celui d’accomplir sa vie. Autant qu’un critère, l’âge y devient un repère pour s’orienter et y agir.
39Au centre de cette temporalisation des vies et existences contemporaines, l’âge continue à occuper une position centrale, mais son efficace est différente de celle qu’il pouvait avoir dans les sociétés industrielles ou fordistes (Mayer, 2004). Dans celles-ci, l’ordonnancement des vies et existences repose sur une police des âges (Percheron et al., 1991), articulant trois logiques : la chronologisation, l’institutionnalisation et la standardisation (Kohli, 1989 ; 2007). L’âge organise le passage (l’entrée et la sortie) dans des institutions fixes et bien définies (l’école, l’emploi/la famille, la retraite) qui ordonnent l’avancement en âge. Dans ce cadre, les vies normales se pensent comme une suite de séquences, non réversibles, chronologisées et auxquelles sont attachés des statuts, que les individus vont successivement occuper. Les cohortes avancent ensemble et au même rythme dans des vies qui ont le caractère d’un standard, ce qui n’exclut pas leur différenciation relative au regard du genre. L’efficace de l’âge chronologique – celui fixé par l’état civil – est de l’ordre du critère : c’est d’abord parce qu’il détermine la distribution dans ces institutions qu’il est un ordonnateur des vies et existences.
40Si l’âge chronologique n’a pas disparu dans les sociétés contemporaines, son efficace est différente puisqu’elle relève autant du repère que du critère. Dans des vies qui sont devenues moins standard (linéaire et faite de séquences ordonnées), où les possibles se sont ouverts et les accomplissements relativement diversifiés, où les institutions tiennent moins par la force du droit que par l’engagement des individus, l’âge devient un repère pour se situer et s’engager dans les possibles de l’existence. Si l’on peut dire qu’il ouvre et ferme des droits (PMA, adoption), il conserve un caractère critériel, qui peut se lire comme un seuil ou une limite que les individus (ou les couples) vont calculer en regard des projets et des devenirs possibles.
41Ainsi, l’âge chronologique est central dans le discours médical et médiatique sur « l’horloge biologique » et les « calendriers de fécondité », mais il y a l’efficace d’une force de rappel à la réalité de l’âge et à la préoccupation que les femmes devraient en avoir. Sur le registre de l’existence ou sur celui de la carrière, l’âge est bien présent sous une forme particulière : celle du calcul de la distance par rapport aux bornes et caps de l’existence (le cap de la ménopause, la crise existentielle de la quarantaine, le tournant des cinquante ans dans une carrière de cadre). L’âge n’est pas seulement la variable idéale, rêvée de tous les statisticiens en ce qu’elle leur permet tous les calculs (Thévenot, 1979) : l’âge est une variable dans les calculs ordinaires des vies contemporaines comme temps restant avant la retraite, limite pour l’accès à la PMA, distance à un cap que l’anniversaire va venir sanctionner, de manière de plus en plus négative au fil de l’avancement en âge. De ce fait, en tant qu’il participe du calcul du moment où on en est dans la vie, l’âge est un élément constitutif des prises que l’on peut avoir sur celle-ci. Il participe à une temporalisation de l’existence, d’une temporalité introjetée, expertisée (mesurée et qualifiée) et qui agit dans le jeu des transactions conjugales.
42Dans ces transactions, l’âge chronologique est central puisqu’il fixe le point d’origine de l’existence (la naissance), identifie à grands traits leurs séquences, permet le calcul du temps que l’on peut espérer vivre et se rappelle aux individus par le rituel de l’anniversaire. En cela, l’âge donné par l’État civil reste le mètre étalon des vies contemporaines. Ceci n’implique pas que son efficace soit univoque et qu’il soit la seule métrique des vies et existences contemporaines. Dans les transactions conjugales, l’âge peut être pondéré par la qualité individuelle des individus (« faire plus ou moins que son âge ») ou leur qualité conjugale (« l’âge ne compte pas pour moi »). Le sens de l’âge peut être plus largement qualifié ou pondéré (« on n’est plus vieux/vieille aujourd’hui à 60 ans »). Sans cesse mesuré et qualifié, changeant de métrique, l’âge est un élément clé dans ces transactions conjugales autour du projet et du devenir parent. Un conjoint qui se vieillit en mettant en avant son âge, la fatigue, le fait qu’il ou elle ne se sente pas prêt à (re)devenir parent peut se voir opposer qu’il ou elle ne l’est pas. Se dire « trop vieux » ou « trop vieille » pour vouloir devenir parent est aussi vieillir ce qui n’est pas sans conséquence sur le devenir conjugal. Inversement, se voir qualifié d’encore jeune impose de devoir se situer à hauteur de cette qualité attribuée, nonobstant le poids parfois des ans.
43Il reste que ces pondérations de l’âge et les variations de ces métriques de l’existence qui s’observent dans les transactions conjugales ne sont pas sans limite en particulier au regard de la question de l’horloge biologique. Réalité ou construction sociale normative ? Dans les faits, les calendriers de fécondité féminins et masculins ont un caractère fortement asymétrique, ce qui fait que pour les femmes plus que pour les hommes, l’horloge biologique a les traits d’un fait naturel, évident et pressant que redouble l’effet d’un vieillissement différentiel selon le genre. Vieillissant sociobiologiquement moins vite, les hommes ont plus de temps que les femmes pour avoir des enfants (Bessin et al., 2012). L’entrée dans la parentalité est indexée sur un calendrier féminin resserré, ce qui fait que, pour les femmes, un sentiment d’urgence peut se faire jour et accélérer avec leur avancement en âge. Pour les hommes exprimant un désir de devenir pères, cette indexation sur le calendrier féminin peut conduire à exercer sur leur conjointe une pression croissante au fil du temps. Se combinant avec ces calendriers de fécondité, la différenciation des modèles d’accomplissement masculins et féminins conduit à mettre les femmes sous une forte pression temporelle dans la mesure où leur affectation au care et à un régime d’attention au monde défini par la présence proche (Bessin, 2014) les oblige à penser plus que les hommes, en matière de choix de vie, d’arbitrage ou de conciliation, l’accomplissement par la maternité et/ou la carrière. À l’inverse, le calendrier masculin offre aux hommes plus de latitude dans la détermination du moment et des circonstances de l’entrée dans une paternité : s’ajoutant au sens d’une responsabilité moindre (ils peuvent fuir une conception non souhaitée [au contraire des femmes qui ne peuvent que l’interrompre] et sont moins renvoyés à l’impératif d’être présents) les hommes sont rendus plus disponibles pour leur carrière.
44À mesure que le temps passe, les transactions qui organisent l’engendrement sont investies différemment par les hommes et par les femmes. Les hommes, qui disposent de plus de temps, tendent souvent à temporiser, contrairement aux femmes qui tendent à précipiter les enjeux pour accélérer le tempo de la décision lorsque « l’horloge tourne ». S’il y a bien une temporalisation des vies au sens d’un rapport actif aux temporalités, celui-ci n’est pas non plus sans inclure la question du genre. Les écarts d’espérance de vie entre les hommes et les femmes, les écarts des modèles d’accomplissement masculin et féminin, les variations de l’âge « biologique » (calendrier de fécondité) et « social », et la différenciation des fonctions et rôles de « père » et de « mère » ne sont pas tant en-dehors des situations, qu’au centre de celles-ci dans les expertises et transactions individuelles et conjugales. Même s’il relève idéalement d’un engagement commun, le devenir parent procède en cela d’une performation du genre, d’une distinction en puissance dans le devenir parent du devenir père et du devenir mère.
45L’article s’est attaché à montrer les enjeux d’une lecture de l’engendrement contemporain au prisme d’une sociologie de la parentalité tardive. Définie comme le fait pour une femme et/ou un homme et/ou un couple d’avoir un enfant à un âge qualifié d’avancé, elle est souvent décrite comme un phénomène récent, ce que l’analyse de son évolution démographique sur plus d’un siècle dément. Liées aux familles nombreuses, dans un contexte de contrôle moindre de la conception, les maternités tardives étaient relativement fréquentes au début du 20e siècle. Après avoir baissé de manière continue jusque dans les années 1970, elles ne cessent depuis de remonter et relèvent de nos jours de configurations familiales variées, au-delà des seules familles nombreuses (Bessin et al., 2005b). Si, sur le plan de leur évolution, les maternités tardives sont un bon révélateur de la transformation des institutions conjugales et familiales qui s’opère depuis le milieu du 20e siècle, elles le sont au regard de leur dynamique et des modalités nouvelles d’un passage à la famille qui s’organise aujourd’hui autour d’un projet conjugal et d’un devenir parent dont l’article s’est efforcé de décrire les modalités et conditions.
46À partir de la fin des années 1960, la diffusion d’une contraception plus efficace puis la légalisation de l’avortement vont donner aux femmes (mais aussi aux hommes et aux couples) un meilleur contrôle du fait et du moment pour avoir un ou des enfants. Plutôt qu’elle n’est un destin imposé de l’extérieur par « la nature » ou « un créateur » (Boltanski, 2004 ; Bessin et al., 2012) ou même « l’État » ou « l’institution », la maternité va se formuler idéalement comme un choix et un projet dans une existence qui s’ouvre à d’autres accomplissements. Entre conciliation et expression d’un choix bien pesé, la maternité prend place avec la scolarisation, le salariat (et des possibilités de carrière) ou les projets d’être soi comme un accomplissement possible dans l’existence. Dans ce cadre, le passage du couple à la famille se pense désormais comme un projet et un devenir parent idéalement partagé qui concerne au premier chef les femmes mais implique aussi, bien que différemment les hommes et, plus largement le couple.
47Condition nécessaire de ce nouveau mode de passage à la famille, la forte diffusion de la contraception (en France, principalement celle orale) fait de l’infécondabilité (Regnier-Loilier, 2002) un état normal de la vie de couple (ou de « la jeunesse ») dont la sortie peut et doit être programmée et décidée à l’heure (Compans, 2021), c’est-à-dire à l’âge de devenir et d’en poser le projet. De ce point de vue, la prédominance dans ce modèle d’engendrement des formats subjectifs (le désir, le projet, le devenir) n’exclut pas de nombreuses contraintes et le poids d’une temporalisation qui se renforce des vies et existences et qui va peser de manière différente entre les hommes et les femmes. L’engendrement par projet s’inscrit dans le cadre d’une transformation plus générale des vies et existences où la relative diversité des accomplissements possibles implique de les calculer et prioriser ou, du moins de les concilier. La pression qui pèse sur les femmes est redoublée en matière de maternité (Debest, 2012). Dans ce modèle d’un engendrement choisi plutôt qu’imposé par une force extérieure, il s’agit désormais non seulement d’éviter d’avoir des enfants « tardivement », mais de faire le choix d’en avoir avant qu’il ne soit « trop tard ».
48De ce point de vue, l’image souvent convoquée dans les discours médiatiques sur la maternité tardive de « l’horloge biologique » est fondamentale : elle participe en effet d’un nouveau cadre normatif de la maternité et, plus largement, du devenir parent contemporain. En effet, dans la mesure où la parentalité est pensée aujourd’hui comme choisie, l’expression d’un désir et un engagement dans un projet, elle ne peut que procéder par un travail du sujet devant composer avec lui-même (ses désirs) et les normes et contraintes de la réalité. En cela, comme figure du temps qui passe, l’horloge biologique procède bien d’un cadrage normatif des vies contemporaines mais dont l’efficace est moins celle d’une norme impérative en surplomb (une normation au sens de Foucault (2004)) que celle d’un rappel d’une éthique de l’existence supposant de bien conduire sa vie (une normalisation (id.)).
49Dans la mesure où la norme procréative (Bajos et al., 2006a) n’ayant pas disparu fait du couple stable une condition presque nécessaire pour avoir un enfant, la détermination du bon moment pour faire famille reste une question conjugale. Or, ce passage à la famille qui allait relativement de soi pour chacun·e dans un couple institué et un engendrement presque imposé par une force extérieure devient plus incertain dans le cadre du couple contemporain pour lequel il s’agit désormais d’accorder des désirs, de concilier des projets à concilier, de programmer ensemble le moment opportun pour chacun·e. Il suppose (idéalement) d’être en couple, de l’être avec un·e conjoint·e qui convient, de s’ajuster sur le projet et son moment (Levilain, 2008), mais aussi de concilier ou arbitrer entre différents possibles. L’engendrement par projet n’est pas sans contrainte et présente un caractère temporel marqué que la parentalité tardive permet d’éclairer.
50Comme parentalité « en retard », la parentalité tardive met au jour les contraintes qui amènent à prendre « du retard », au-delà d’un égoïsme, d’un oubli de l’horloge biologique ou des normes (Bessin et al., 2012). Comme parentalité « sur le tard », prise dans l’urgence du temps qui passe, elle met en évidence, sous une forme exacerbée (la dispute, l’ultimatum, le rapport de forces, la fuite), l’importance des transactions autour d’un passage à la famille qui, devenu moins évident, doit être choisi, c’est-à-dire négocié, assumé, même s’il est parfois aussi imposé (id.). On peut dire aussi que la parentalité tardive donne à voir les logiques sociales et temporelles de l’engendrement qui sont ordinairement moins visibles, car diluées dans le quotidien d’un calendrier sans urgence. Au point même que l’on peut supposer que les couples plus « jeunes » sont exposés à une autre exigence que ceux plus « âgés » : celle de prendre leur temps.
51Cette lecture du projet et du devenir parent (tardif ou non) fait apparaitre le cadre d’une temporalisation nouvelle des vies et existences, liées à une maitrise plus grande de la conception, à une individualisation et autonomie relative accrues (en particulier pour les femmes), à une internalisation des institutions conjugales et familiales, à une transformation relative des modèles d’accomplissement de la vie et de l’existence. Dans ce cadre, le devenir parent comme le désir ou le projet sont les nouveaux formats d’un passage à la famille qui se pense en termes subjectifs, mais reste soumis à de exigences et contraintes variées. Il faut insister sur la prégnance des normes : celle du désir et d’une conception maitrisée, celle du projet supposant un engagement à long terme sous le poids d’une norme éducative, celle d’un couple stable. Les contraintes sont nombreuses : le devenir parent exprime la dimension individuelle d’une disponibilité et d’un engagement qui peuvent ne pas être partagés, mais ayant aussi un caractère genré (id.), les biographies et projets des hommes et des femmes ne sont pas toujours immédiatement et évidemment accordés (Levilain, 2008). En cela, on peut parler d’une temporalisation plus forte des vies et existences qui, étant moins fortement réglées a priori et de l’extérieur, par des institutions fixes et un âge fonctionnant comme critère, nécessitent une activité plus importante de définition et synchronisation des projets, de trvail des devenirs, d’identification du bon moment.
52De manière plus générale, cette lecture du devenir parent peut se lire comme une contribution à une sociologie du parcours. Elle met au jour l’émergence d’un nouveau modèle de l’engendrement et des contraintes et exigences nouvelles qui s’y déploient, la transformation relative de l’accomplissement féminin, la redéfinition des institutions conjugales et familiales, la place nouvelle des transactions dans une vie à vivre pour des individus. Les choix sous contrainte et les bifurcations caractérisent ce modèle d’organisation des vies que l’on peut identifier à un parcours.
53Cette logique apparait de manière plus évidente s’agissant de la parentalité tardive dans la mesure où elle met en jeu des événements incertains (formulation d’un désir d’enfant, annonce d’une conception programmée ou non), car non, peu ou mal programmés et qui (re)surgissent avec un certain caractère d’urgence. Dans ces situations, les transactions ont un caractère chargé qui peut conduire à des positionnements marqués et des bifurcations fortes et non prévues. Enfin, le trajet lui-même (une adoption vécue comme un parcours du combattant ou la fuite d’un conjoint qui amène à devenir « mère solo ») n’est pas sans effet sur un devenir parent qu’il informe sans remettre en cause le projet.
54Même s’ils sont plus ténus, certaines situations d’engendrement « non-tardif » font aussi apparaitre des éléments d’une logique de parcours par exemple lorsque, après avoir servi « d’indicateur » du sérieux de la relation (Santelli et al., 2018) et avoir décidé de l’installation en couple, le projet d’enfant devient une réalité qui fait la famille (Diasio, 2009). Avec une moindre urgence et sous une forme faible et moins chargée, on y observe des transactions qui sont des mises à l’épreuve de la qualité de la relation et du partenaire, mais aussi des manières d’aligner les vies. De manière non contradictoire, on peut dire que ces situations d’engendrement non tardif conservent des éléments d’une trajectoire balistique au sens où, inscrit dans la logique même des institutions et dans les corps (et désirs), le projet d’enfant vient s’inscrire plus évidemment et immédiatement à l’horizon des couples et des individus.
55Toutes ces configurations se rapprochent dans leur inscription à un même modèle normatif d’engendrement et leur lecture à un même crible : celui des transactions comme performation du projet et du devenir parent. Il en ressort une lecture située de l’engendrement contemporain qui, ne correspondant ni à l’idéal d’un choix parfait ni au postulat d’une contrainte absolue, laisse toute sa place à l’agenceité, à la relative diversité des situations et des mises en forme des projets et devenirs.
56L’article éclaire la transformation majeure qui s’opère depuis la seconde moitié du 20e siècle dans l’organisation des vies humaines. Du 19e siècle aux années 60, dans le cadre de l’État social fordiste (Levilain, 2017), les vies et existences relèvent d’un ordonnancement relativement linéaire et univoque. Chronologisée (réglée par l’âge) et standard (mais différenciée selon le genre), elles sont linéaires et prévisibles, organisées autour de passages irréversibles dans des institutions fortes et fixes (le couple marié, la famille et l’emploi), conférant des statuts. Les vies et existences s’identifient à une trajectoire (Levilain, 2020), à une ligne fortement chronologisée où des séquences et statuts sont disposés que les individus vont successivement occuper de manière ordonnée, car réglés de l’extérieur (par l’institution ou même la nature). Face à ce modèle, les vies tendent à devenir plus flexibles (Bessin, 1994), moins linéaires et standards depuis le milieu du 20e siècle. L’âge sans avoir disparu, se brouille, les statuts sont plus incertains et les institutions tiennent moins par la croyance et la force de l’institution juridique que par le souci que les parties prenantes doivent avoir de la relation singulière qui les attache, leur respect réciproque des projets de chacun et leur engagement dans un projet partagé (si ce n’est commun) et assumé ensuite au quotidien. Ce nouveau principe d’organisation des vies se formule en termes de « faire famille », de « parentalité », de « projet » ou de « devenir parent ». En tension avec un modèle balistique des vies (dont l’efficace travaille, mais perdure : Levilain, 2020), ce modèle des vies est celui du parcours. Il décrit un cadre d’organisation des vies où elles sont moins fortement chronologisées et réglées a priori, où elles présentent un caractère (relativement) contingent et se formulent en termes de contraintes à négocier au bon moment (kairos) entre des individus ayant un souci éthique nouveau, de conduire et vivre leur vie.
57Le parcours est en cela en correspondance avec la flexibilité nouvelle des vies contemporaines et il y a un enjeu à en faire la sociologie, à décrire l’activité sociale (intime, privée et publique) qui performe les vies contemporaines.