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Capitalisme et santé au Sud : la finance mixte au cœur de la financiarisation de l’aide au développement

Capitalism and Health in the South: blended finance in the heart of development aid financialization
Bruno Boidin et Mathias Chavassieux

Résumés

Cet article examine le processus de financiarisation dans le domaine de l’aide à la santé. Avec les exigences de financement des objectifs de développement durable (ODD) un nouveau modèle financier à vocation d’effet de levier de capitaux privés s’instaure progressivement et renouvelle les modalités de distribution de l’aide. Il participe à la financiarisation de l’aide à la santé en promulguant la rentabilité comme nouvel impératif des projets de développement. Ce phénomène illustre un mouvement plus large de libéralisation lié à la montée en puissance de la notion ambigüe de bien public mondial. L’article propose une perspective critique de l’utilisation du mixage financier en examinant les risques et menaces engendrés par celui-ci. Il explore également deux dynamiques sous-jacentes de ce processus de financiarisation : une extension progressive du domaine marchand dans les systèmes de santé du sud, une politique de délégation croissante de responsabilité au secteur privé concernant la distribution de l’aide publique au développement.

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Texte intégral

Introduction

1La financiarisation de l’aide au développement, entendue comme la mobilisation de logiques et d’outils financiers dans le champ de l’aide internationale, est aujourd’hui considérée comme une réalité. Cependant elle demeure peu explorée par les chercheurs, même si certains travaux ont posé ses enjeux (Gabas et al. 2014, Hugon, 2016, Chiapello, 2017). La financiarisation dans le domaine du développement pose d’emblée la question de ses limites voire de ses contradictions avec les enjeux du développement. En effet, le processus de développement ne peut être appréhendé qu’à long terme, indépendamment des « effets de levier » attendus par les acteurs de la finance ; il ne peut être considéré que de façon multi dimensionnelle, tandis que les critères financiers se focalisent sur un retour sur investissement.

2Cet article questionne les contradictions logiques et les angles morts de la financiarisation de l’aide au développement, avec un focus particulier sur le domaine de l’aide à la santé. En effet, les travaux sur la financiarisation de l’aide ont très peu abordé cette tendance dans le secteur des services sociaux. Nous interrogeons également le processus sous-jacent à cette financiarisation qui consisterait en une extension progressive du domaine marchand aux secteurs de la santé des pays du Sud.

3L’article se fonde sur une revue de littérature et sur une revue documentaire des travaux consacrés à la financiarisation de l’aide. Nous présentons dans un premier temps (section 1) les jalons théoriques et le contexte institutionnel dans lesquels la financiarisation s’inscrit. La financiarisation est ici considérée comme une étape supplémentaire du capitalisme sanitaire, dans le prolongement de la montée en puissance de la notion de santé comme bien public mondial et des ambiguïtés que recèle cette notion. Dans un deuxième temps (section 2), sont examinées les tendances de la financiarisation dans le domaine de l’aide à la santé, au sein desquelles la finance mixte joue un rôle majeur. Enfin nous proposons (section 3) une perspective critique du processus de financiarisation.

1. Jalons théoriques et contexte institutionnel de la santé comme objet de financiarisation

4Cette première partie permet de contextualiser la financiarisation au sein des objectifs de développement durable (1.1) et de montrer comment l’instauration de ce nouveau modèle de financement du développement s’inscrit (1.2) dans la conceptualisation de la santé comme bien public mondial et de sa référence croissante au marché ainsi que (1.3) dans la poursuite de l’intégration des acteurs privés et du new public management dans l’aide à la santé. La financiarisation découle de ces évolutions dans les paradigmes dominants. En effet, la montée de la financiarisation s’inscrit dans le contexte de promotion du critère de performance au sein de l’aide (1.4), critère qui tend à renforcer la mise en œuvre de programmes clé en main pour la santé, malgré les limites de ces programmes face au besoin d’approches beaucoup plus intégrées (1.5).

1.1. Les objectifs de développement durable et la multiplication tendancielle des sources de financement

  • 1 « blended finance » ou « blending » en anglais

5Le lancement des objectifs de développement durable (ODD) en 2015 a fixé un nouveau cadre de convergence mondiale. L’un des enjeux majeurs des ODD est la mobilisation des ressources financières. Selon le Comité intergouvernemental d’experts sur le financement du développement durable, l’éradication de l’extrême pauvreté nécessite entre 135 et 195 milliards de dollars par an, les besoins d’investissement dans les infrastructures 5 à 7 trillions, et le développement des PME 2,5 à 3,5 trillions (ONU, 2014). L’aide publique au développement a atteint 147 milliards de dollars en 2017 et ne semble donc pas en mesure de répondre aux attentes. Cependant le financement des ODD n’est en réalité pas un problème de disponibilité des ressources financières mais d’allocation de celles-ci. En effet, l’épargne publique et privée s’élèvent à 22 trillions de dollars et les actifs financiers à 218 trillions en 2014 (ONU, 2014). Les fonds des investisseurs institutionnels sont estimés entre 80 et 90 trillions d’actifs financiers et pourraient donc être à la hauteur des besoins de ODD (Hugon, 2016). De nombreux enjeux apparaissent alors sur la méthode à utiliser afin d’orienter l’épargne mondiale vers des investissements de long terme dans le développement. Pour tenter d’atteindre les ODD, le financement de l’aide publique au développement (APD) va inexorablement se complexifier avec l’arrivée de nouveaux acteurs et la multiplication des sources de financement (Gabas et al., 2014). Dans ce sens, le paysage du financement du développement évolue déjà rapidement avec les flux privés, les investissements directs étrangers et les financements philanthropiques. Alors que l’APD est traditionnellement considérée comme un levier central du développement, son utilisation pourrait donc évoluer vers un objectif de catalyseur et d’effet de levier de l’investissement privé. Cette nouvelle modalité de distribution de l’aide est couramment appelée finance mixte1.

6Alors que le secteur de la santé est devenu une des priorités de l’APD avec les OMD (objectifs du millénaire pour le développement) et que les engagements ont fortement augmenté durant les dernières décennies, la tendance s’est inversée ces dernières années. L’aide à la santé mondiale est rentrée dans un contexte de réduction, liée probablement à la forte concurrence entre les différents secteurs pour figurer en bonne place dans les priorités de financement (Kerouedan 2015). On observe en revanche une croissance continue des dons provenant du secteur privé et notamment la fondation Gates (cf. section 2 infra). Cette réaffectation des canaux de l’aide à la santé n’est pas indépendante de la montée en puissance de la notion de santé comme bien public mondial. En effet cette dernière a fait entrer les acteurs privés dans des domaines jusqu’alors essentiellement pris en charge par le secteur public.

1.2. La santé comme bien public mondial : un paradigme ambigu entre projet global et marchandisation

7Cette nécessaire croissance des financements privés est le symbole d’une tendance plus générale de l’aide à la santé : la remise en cause des modalités traditionnelles d’aide qui étaient axées sur l’intervention publique. La montée en puissance des acteurs privés s’accompagne d’une augmentation de la part de l’aide privée (cf. section 2 infra). La toile de fond de cette tendance est la remise en cause des politiques nationales publiques depuis les plans d’ajustement structurel, même si ces derniers ont été ensuite largement critiqués. Concomitamment, la promotion des biens publics mondiaux à partir de la fin des années 1990 marque la prise de conscience des acteurs internationaux autour de priorités humaines à traiter à une échelle globale. La santé occupe une place importante dans les biens publics mondiaux (Kaul, Grunberg et Stern, 2002). Cette étape semble relancer l’aide au développement dans des domaines fondamentaux. La santé comme bien public mondial sous-entend une coopération renforcée entre tous les acteurs à différentes échelles. Pourtant la notion de bien public mondial recèle une ambiguïté fondamentale en ce qu’elle recouvre trois motivations de l’action collective. La première motivation est l’éthique des droits humains, dans la tradition humaniste dont la Déclaration universelle des droits de l’homme constitue un exemple emblématique. La deuxième est la recherche du bien commun (ou des biens communs), elle est plus large que la première tout en la recouvrant, dans la mesure où les biens communs ne relèvent pas uniquement du destin de l’espèce humaine mais également de l’environnement (Ostrom, 1990). La troisième est la motivation économique des biens publics issus de la théorie économique standard (Samuelson, 1954). Elle se distingue des deux premières en considérant les biens publics moins comme des objectifs en soi que comme des biens spécifiques à des fins de performance économique.

8Dans les années 1990, la notion de bien public est intégrée dans les réflexions des organisations internationales. Dans leur ouvrage de référence sur la notion de bien public mondial, Kaul et al. (2002, p. 36-38) retiennent trois critères permettant de définir ce concept : les biens publics mondiaux ne concernent pas seulement un groupe de pays (leurs effets dépassent par exemple les blocs commerciaux ou les pays de même niveau de richesse) ; leurs effets atteignent non seulement un large spectre de pays, mais également un large spectre de la population mondiale ; enfin, leurs effets concernent les générations futures.

9Les analyses de la notion de biens publics mondiaux donnent généralement une place centrale à la santé, en insistant sur les externalités observées dans ce domaine. La santé est alors considérée comme un bien public mondial sous deux formes (Kaul et al., 2002, p. 40 et p. 200) : elle est un bien public mondial final, l’état de santé des uns jouant, positivement ou négativement, sur celui des autres : l’externalité se traduit alors par des effets en chaîne, vertueux (campagnes de vaccination, prévention, etc.) ou vicieux (épidémies, etc.) ; elle peut également être conçue comme un bien public mondial intermédiaire, par exemple à travers les réglementations relatives à l’accès aux médicaments, ou à travers les médicaments eux-mêmes.

10Cette approche est souvent utilisée pour justifier le statut spécifique de la santé parmi les différentes activités économiques. Mais elle ne rompt pas fondamentalement avec la notion de bien public, et continue en particulier de considérer que la gestion « hors marché » est une solution complémentaire permettant de compenser les défaillances du marché. Cette conception se trouvait déjà dans le rapport 2004 de la Banque mondiale sur le développement, consacré à l’accès aux services essentiels dans les pays pauvres après deux décennies d’ajustement structurel. La Banque mondiale y propose une conception standard étendue des services essentiels, mise en œuvre par des dispositifs de quasi-marché tels que la contractualisation, la mise en concurrence et le prépaiement. On ne s’éloigne guère de l’approche par les biens publics, technico-économique et fondée sur la substitution mécanique entre marché et État.

1.3. Des biens publics mondiaux à la promotion des partenariats multi-acteurs : vers une intégration progressive des normes du new public management

11Les approches contractuelles (au sens de l’établissement de contrats volontaires entre des parties prenantes) se sont concrétisées à travers les partenariats multipartites pour la santé et ont été considérées comme des modalités concrètes d’application des biens publics mondiaux. L'ère des OMD puis celle des ODD s'est caractérisée par la promotion croissante de ces dispositifs, englobant la participation des entreprises à la prise de décision publique mondiale dans le cadre d'initiatives de responsabilité d'entreprise et la passation de contrats avec des organisations privées pour fournir des services publics (Richter, 2004). Le développement des partenariats multipartites a ainsi accéléré la légitimation institutionnelle du secteur privé en l’intégrant au processus décisionnaire de l’aide. Ces nouvelles initiatives ont acquis une position dominante au sein des réseaux mondiaux de politique de la santé, contestant l’autorité de l’OMS en tant que leader mondial de la santé (Storeng, 2014).

12Ces partenariats, vus favorablement par l’OMS (Buse et Waxman, 2001), s’insèrent dans une mouvance qui considère l’intérêt de la notion de « responsabilité sociale de l’entreprise » (RSE) pour corriger les effets pervers du capitalisme. Une partie importante des réflexions sur la RSE envisage celle-ci comme un engagement volontaire, à partir de l’idée que l’on peut faire confiance au marché pour réguler ces démarches volontaires. On trouve cette filiation dans les partenariats multi-acteurs préconisés par les institutions internationales. Elle se décline à travers les « parties prenantes » (Freeman, 1984) de l’organisation et l’argumentaire « gagnant-gagnant » (chaque acteur aurait intérêt à coopérer), conception devenue dominante pour appréhender les responsabilités des firmes. L’approche « gagnant-gagnant » jouit d’une faveur certaine dans le monde de l’entreprise mais, en dehors des monographies menées sur des cas précis, ne s’appuie pas sur des vérifications empiriques larges (voir Boidin, Ballet, 2020, Boidin, Sall, 2019, pour des éléments critiques sur le cas africain). En outre elle présente une vision non conflictuelle des relations entre les entreprises et leurs « parties prenantes », vision qui se heurte à une réalité qui, au contraire, fait apparaître des rapports de force déséquilibrés. À titre d’exemple, pour le domaine de la cession des brevets pharmaceutiques en faveur des pays pauvres, Cassier et Coriat (2008, p. 207) évoquent les réserves des économistes concernant la compatibilité des logiques industrielles (dont l’objectif est l’appropriation d’une rente au profit des investisseurs) et des logiques académiques (œuvrant pour la divulgation des connaissances au profit de la santé des populations). Malgré ces réserves, la promotion de la RSE a contribué à initier des logiques coopératives entre les firmes et les acteurs non marchands de la santé.

13Comme l’a souligné Barry (2012), la montée en puissance des partenariats pour la santé (comme dans d’autres domaines) est largement fondée sur la « gestion axée sur les résultats ». Cette dernière expression est omniprésente dans les déclarations des principaux bailleurs de fonds à partir des années 2000 et elle se traduit par l’instauration d’un ordre du « new public management » dans le champ de la santé. Elle est en particulier considérée comme le nouveau modèle pertinent de gestion de l’aide à partir de la Déclaration de Paris des pays membres du Comité d’aide au développement de l’OCDE (2005). Le consensus qui prévaut alors dans une grande partie des communautés mondiales de la santé et du développement est que la commercialisation des soins de santé et l'application de méthodes commerciales sont à la fois inévitables et plus efficaces (Mackintosh et Koivusalo, 2005).

14Les partenariats multipartites et la gestion axée sur les résultats constituent ainsi le point de départ d’une financiarisation de l’aide à la santé depuis les années 2000. La conception en termes de parties prenantes (Freeman, 1984) apporte à cette tendance un cadre théorique fondé sur l’hypothèse que les conflits d’intérêt entre les acteurs peuvent être réglés par la simple recherche rationnelle de l’intérêt de chacun. Dans la mesure où les agents sont supposés mus par la recherche de gains mutuels, tout serait mis en œuvre pour que chacun trouve son compte dans le partenariat. La gestion basée sur les résultats explique, quant à elle, de quelle façon il est possible de définir des objectifs de façon rationnelle. Or ce paradigme objectiviste (Barry, 2013, p. 350) prend peu en compte la diversité des valeurs et des interprétations que les différents acteurs portent sur la santé mondiale. Au total, le paradigme de la santé comme bien public mondial constitue un sous-bassement important des approches qui considèrent l’aide à la santé comme un ensemble de contrats volontaires entre des acteurs non hiérarchisés dont les statuts sont variés (public, privé, marchand, non marchand).

1.4. L’introduction de la performance, jalon de la financiarisation de l’aide à la santé

15La financiarisation de l’aide à la santé peut être comprise comme une étape supplémentaire d’un processus plus long, celui d’une succession de politiques de développement largement impulsées de l’extérieur (les bailleurs de fonds et les acteurs de l’aide internationale), passant depuis les années 1980 par une puissante influence du libéralisme dans les politiques de santé au Sud. Cette évolution se traduit notamment par la promotion des partenariats multipartites et des critères de performance.

Des politiques de santé impulsées de l’extérieur

  • 2 Première participation à la conférence mondiale de l’OMS, à Jakarta, sur la "Promotion de la santé (...)

16Ainsi, les progrès insuffisants de la santé dans les pays en développement depuis les années 1950 ont d’abord abouti à la formulation en 1981 d'une nouvelle stratégie, baptisée « Santé pour tous en l’an 2000 », par l’OMS et l’UNICEF (OMS, 1981). La promotion de la santé passait alors désormais par la décentralisation des soins (lancement des soins de santé primaires au plus près des populations), la prévention, la participation des communautés, la gratuité. L’engouement pour ce programme ambitieux fut important. Mais les difficultés de financement dues à la crise économique et à ses effets sur l’aide au développement ont conduit les pays à déchanter. La contre-révolution néolibérale et la quasi-hégémonie de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international au sein des acteurs de l’aide à partir des années 1980 vont engendrer une réorientation structurelle des politiques de santé. Pourtant, l’Initiative de Bamako (IB), en 1987, cherche à donner un nouveau souffle à la promotion de la santé, dans le prolongement de la Charte d’Ottawa lancée un an auparavant, en prenant en compte les difficultés financières et en donnant une place centrale aux communautés. Le partage des responsabilités entre les populations et les professionnels de santé est un point fort de l’IB, qui ne sera pas remis en cause par les politiques ultérieures. Mais l’IB a finalement été réduite à son objectif d’efficience au détriment de celui d’équité (Ridde, Meessen, Kouanda, 2011), sous l’impulsion de la Banque mondiale. La participation communautaire, qui était considérée comme un puissant levier de l’extension progressive de la couverture maladie, a été finalement limitée à la constitution de comités de gestion qui s’occupaient principalement des questions financières. L’esprit participatif s’est amenuisé. Le premier enseignement à tirer est que l’échec de l’IB et des soins primaires est lié à l’affaiblissement des pouvoirs publics, dans un contexte de montée du néolibéralisme. L’initiative de Bamako a été mise en œuvre de façon parcellaire, alors qu’elle était fondée sur une approche transversale et intersectorielle. Aujourd’hui, malgré l’implication progressive des Etats africains à partir de 19972, peu d’avancées ont été réalisées.

17De façon concomitante à l’affaiblissement des Pouvoirs publics, on assiste à une poussée des initiatives faisant une plus grande place au marché et aux financements privés. On peut l’observer à travers deux grands dispositifs mobilisés de façon croissante depuis les années 2000 dans les politiques de santé des pays pauvres : les partenariats multipartites (dont les partenariats public-privé) et le paiement à la performance.

Les partenariats multipartites

18Les partenariats multipartites (PMP) pour la santé consistent à réunir des acteurs de différentes natures (publique, privée, marchande, non marchande) qui souhaitent coopérer en vue d’atteindre un objectif commun de santé publique. On y trouve des partenariats public-privé (PPP) classiques, mais également des formes beaucoup plus complexes, avec des partenaires comme les ONG, les collectivités territoriales, les Etats, les organisations internationales, etc. Les Objectifs du développement durable (objectif 17) énoncent que les partenariats constituent désormais un levier central.

19Les PMP sont le plus souvent parés de nombreuses vertus (Utting, 2002). Ils permettraient de combiner les avantages du secteur public (objectifs d’intérêt général, pérennité institutionnelle) et du secteur privé (innovation, esprit d’entreprise). Pourtant, la littérature académique montre que ce modèle n’apporte pas toutes les garanties nécessaires pour une approche globale de la santé. La revue de littérature réalisée par Roehrich, Lewis et George (2014) identifie plusieurs difficultés : les effets d’asymétrie de pouvoir (en défaveur des organisations publiques), les divergences de valeur (les partenaires privés seraient principalement motivés par les opportunités financières) et les conflits d’objectifs, qui font que les PMP ne favorisent pas une véritable collaboration entre des acteurs divers.

Le paiement à la performance

20Le paiement à la performance consiste à lier le financement des services de santé à des objectifs prédéfinis. Ses défenseurs (Soeters, Habineza, Peerenboom, 2006) le considèrent comme une solution pertinente aux problèmes d’efficacité et de qualité des services de santé. D’autres auteurs sont plus réservés, mettant en évidence l’absence de véritable preuve de son efficacité (Fretheim, Witter, Lindahl, Olsend, 2012) ou ses effets négatifs en termes d’équité et de couverture totale des besoins de santé (Ireland, Paul, Dujardin, 2011).

21Les limites du paiement à la performance illustrent la nécessité d’insérer ce type de dispositifs dans une véritable stratégie de renforcement des services de santé et d’amélioration de l’équité. Ainsi, au Burkina Faso, un écart important est observé entre les principes théoriques du paiement à la performance et ses adaptations par les acteurs de terrain (Ridde et alii, 2017). Dans ce cas burkinabé, les acteurs publics et bailleurs de fonds ne sont pas en mesure d'en contrôler la mise en œuvre concrète. Les populations et les chefs communautaires ne sont pas toujours informés par les praticiens de l’existence de primes à la performance. Les primes aux prestataires de santé sont souvent versées avec des délais de paiement importants, et leur efficience en termes de résultats n’est pas démontrée. Le paiement à la performance ne peut donc pas être appliqué sans une analyse globale des relations asymétriques et complexes entre les acteurs de la santé, les usagers et les décideurs politiques.

1.5. Les écueils des solutions clé en main face à la nécessité d’approches intégrées de la santé

22Le paiement à la performance et les PPP apparaissent comme des dispositifs clés en main, impulsés par les acteurs de l’aide, en contradiction avec deux principes mis en avant dans la déclaration des ODD. Le premier n’est pas nouveau : les acteurs locaux doivent être au cœur de l’effort engagé. Le deuxième est la reconnaissance de la diversité des approches et des outils possibles pour parvenir aux objectifs. La réalité des pays africains semble pourtant peu propice à la mise en œuvre de tels principes. Même si les sociétés civiles y sont actives, même si les processus de décentralisation et de responsabilisation des gouvernements sont indéniablement en marche dans plusieurs pays, un obstacle majeur doit être surmonté : la juxtaposition de programmes de santé s'effectue sans cohérence d’ensemble, sous l’impulsion des bailleurs de fonds et des acteurs de l’aide (cf. section 1.4 supra). La nécessité de promouvoir une approche multisectorielle (Boidin, 2018) se heurte à la dissémination des moyens mobilisés entre différents leviers et dispositifs, par ailleurs souvent limités au seul secteur de la santé : gratuité ciblée, paiement à la performance, promotion des mutuelles communautaires, décentralisation, partenariats public-privé etc. Même si ces différents dispositifs peuvent avoir, chacun pris isolément, leur pertinence, ils ne constituent pas une véritable politique globale. Cette juxtaposition résulte d'un transfert « clés en mains » de solutions importées de l’extérieur. Or, comme cherchent à le montrer certains travaux régulationnistes (Boyer, 2007), les complémentarités institutionnelles sont essentielles pour une action publique efficace. La complémentarité implique que l'amélioration du service offert par une administration accroît la contribution des autres administrations. Par exemple, une politique d’accès des femmes à l’éducation ou à l’emploi renforce les effets d’une politique de soins primaires ou d’extension de la couverture maladie. Dans le champ de la santé, il n’existe pas un « one best way », mais une diversité de politiques cohérentes et globales qui relient les différents acteurs.

23Paradoxalement, la Couverture santé universelle (CSU) est proclamée par les institutions internationales (l'OMS notamment) et les autorités politiques des pays pauvres comme un objectif majeur (WHO, 2010). La CSU est entendue au sens large comme la généralisation de l’accès à des soins de qualité, adaptés aux besoins des populations et bénéficiant d’une couverture financière. Dans ce cadre, les volets de partenariats multipartites et de paiement à la performance sont des leviers indirects de cet objectif tandis que la gratuité et la mobilisation des mutuelles sont des leviers directs. Or ces différents volets se caractérisent par leurs faibles interconnexions et le placage de recettes « clés en main ». La financiarisation de l’aide, dernier avatar du capitalisme sanitaire, tend à renforcer cette faible cohérence entre les programmes, en insistant au contraire sur le critère de performance financière de chaque programme plutôt que celui d’atteinte d’objectifs finaux de long terme. Les sections suivantes examinent plus en détail cette hypothèse.

2. La finance mixte dans le domaine de la santé

24Alors que les OMD ont instauré progressivement les PPP, et à travers eux le financement basé sur la performance, la promulgation des ODD en 2015 vient instituer un nouveau paradigme du développement et de son financement, favorable à la mobilisation des financements privés. Cependant, il faut replacer ces tendances dans un mouvement plus ancien de montée en puissance des financements privés dans l’aide au développement en général et l’aide à la santé en particulier. Ce mouvement de fond est présenté dans un premier temps (2.1), avant de cibler plus spécifiquement la période de financiarisation, relevant largement de l’impulsion donnée par certains acteurs dominants de l’aide (2.2). Dans ce contexte, la financiarisation de l’aide à la santé est un phénomène visible même s’il demeure difficile de le quantifier avec précision (2.3).

2.1. La montée en puissance du financement privé de l’aide à la santé depuis les années 1990

25L’évolution de l’aide à la santé depuis les années 1990 permet de distinguer trois grandes périodes (tableau 1). Au cours des années 1990, une première augmentation de l’aide à la santé, tant en valeur absolue que relative dans l’aide totale, s’explique notamment par l’effort fourni pour la lutte contre le VIH. Dans les années 2000, l’aide à la santé connaît une ascension encore plus rapide sous l’impulsion des grandes initiatives internationales (promotion de la santé comme « bien public mondial », création du Fonds mondial de lutte contre le VIH, le paludisme et la tuberculose, lancement des OMD). Dans les années 2010 au contraire, on observe un ralentissement de la croissance de l’aide à la santé, croissance qui devient inférieure à celle des années 1990.

Tableau 1 : Aide au développement consacrée à la santé (croissance par périodes de 5 ans).

Période

1990-1995

1995-2000

2000-2005

2005-2010

2010-2015

2015-2020

Croissance

+34,1 %

+18 %

+76,5 %

+61,4 %

+7,6 %

+7 %

Source : calculs de l’auteur d’après IHME, 2020 (p. 168)

26Au-delà de ces tendances générales, la progression des financements privés dans le total de l’aide pour la santé est une tendance de fond durant toute cette période. Si l’on s’intéresse d’abord aux financements issus de la philanthropie privée (tableau 2), on constate une augmentation continue depuis 1990, corollaire d’une diminution relative des contributions publiques nationales (à l’exception de l’année 2020 qui est exceptionnelle au regard des financements publics engendrés par la réaction à la pandémie Covid 19 - nous avons donc pris également en considération l’année 2019).

Tableau 2 : évolution de la part de l’aide à la santé par source de financement (1990-2020)

1990

2000

2010

2019

2020

Contributions nationales (pays)

83,2 %

68,7 %

70 %

65,3 %

67,8 %

Philanthropie privée*

7,8 %

16,4 %

18,5 %

20 %

17,89 %

Autres

9,6 %

15,2 %

10,8 %

11,9 %

14,2 %

* La part que représente la fondation Gates dans cette catégorie est croissante : 21 % en 2000, 33 % en 2010 et 46 % en 2019

Source : calculs de l’auteur d’après IHME, 2020 (p. 168), IHME, 2021 (p. 121).

27Par ailleurs, on constate une augmentation tendancielle de la part des PPP dans l’aide à la santé depuis les années 2000 (tableau 3).

Tableau 3 : évolution de la part de l’aide à la santé par le canal des PPP (2000-2020)

1990

2000

2005

2010

2015

2019

Part des PPP dans l’aide pour la santé

0 %

0,023 %

8 %

12,7 %

13,5 %

13,3 %

Source : IHME, 2020 (p. 169)

28Les PPP étant les outils généralement mobilisés par la finance mixte, on peut alors considérer que ce contexte est favorable à la financiarisation de l’aide à la santé. La finance mixte est alors présentée comme « une approche du financement du développement qui défend l’utilisation stratégique du financement du développement et des fonds philanthropiques pour mobiliser des flux de capitaux privés vers les marchés émergents et frontaliers… » (OCDE, 2018a).

29L’initiative la plus emblématique et motrice dans ce mouvement de financiarisation est la Facilité Financière Internationale pour la Vaccination (Iffim), une des expériences précurseures de la finance mixte lancée en 2000. Alors qu’elle pesait moins de 0,03 % de l’aide totale à la santé lors de son lancement en 2000, cette initiative représente 4,3 % de celle-ci en 2019.

30L’Iffim a pour objectif le financement de l’Alliance du vaccin GAVI (Global Alliance for Vaccine and Immunization), un partenariat public-privé, par l’émission d’obligations garanties par les engagements futurs des donateurs. Le principe stratégique défendu est un coût financier des emprunts sur les marchés de capitaux inférieur aux bénéfices liés à l’obtention de la totalité des montants promis en début de période et à la déductibilité de l’aide (Barder et Yeh, 2006). Le risque est ainsi supporté par le secteur public et s’appuie sur la solvabilité des Etats-donateurs, garantissant généralement une titrisation rassurante pour les investisseurs. Les recettes des obligations émises permettent ainsi d’assurer à GAVI un financement prévisible et une multiplication des dépenses en faveur des programmes de vaccination. D’autres initiatives de santé fondées sur la financiarisation voient ensuite le jour dans les années 2010, témoignant de la dynamique de financiarisation. Elles ne seront pas examinées ici mais les plus emblématiques peuvent être évoquées : l’Abraaj Growth Markets Health Fund (un fonds d’investissement spécialisé dans la santé et disposant du plus important capital en 2016 - Forum économique mondial, 2016) ; l’investissement en 2018 de Proparco (IFD de l’Agence française du développement) et du fonds d’investissement privé Quadria Capital dans la société Lablink (une chaîne de laboratoire d’analyse médicales malaisienne) ; l’émission d’obligations pour la construction d’hôpitaux sur le campus de santé Elazig en Turquie, avec des investisseurs tels que Mitsubishi UFJ Groupe financier (MUFG), Intesa Sanpaolo, Siemens Services financiers, Proparco, FMO et la Banque industrielle et commerciale de Chine ; l’émission d’obligations en 2017 par la Banque mondiale pour la lutte contre les épidémies de maladies émergentes, à travers une facilité de financement (Pandemic Emergency Financing Facility).

31Ces différentes expériences illustrent la façon dont les acteurs de l’APD peuvent désormais s’associer à des fonds privés variés (fonds philanthropiques, fonds d’investissements, entreprises privés, épargnes individuelles) à travers des outils financiers qualifiés d’innovants (mais au fond assez classiques). Ces évolutions résultent d’une institutionnalisation de la financiarisation, appuyée sur des évolutions techniques abordées dans le point suivant.

2.2. La financiarisation, une institutionnalisation de l’effet de levier

32La promotion des flux de capitaux privés dans le cadre des activités d'aide au développement n'est pas nouvelle mais elle est devenue beaucoup plus centrale à l'ère des ODD (Van Waeyenberge, 2015). Cet objectif est désormais intégré aux politiques publiques de développement qui sont invitées à faire « effet de levier » sur ces nouveaux financements. L’APD poursuit alors une politique d’incitation, son rôle étant de réduire les risques financiers des projets pour les investisseurs privés afin d’améliorer leur potentielle rentabilité aux yeux de ces derniers.

33Afin de mettre en place cette politique, est développée une large palette d’outils financiers généralement regroupés sous l’appellation « instruments du secteur privé » (ISP). On retrouve des mécanismes de garanties, des fonds et facilités de financement, des prises de participation en entreprise, ou encore des obligations à impact social. Le fonctionnement propre à chacun de ces outils permet de répondre au critère d’effet de levier par la réduction du risque et élargit ainsi le champ des possibles pour les contributeurs publics (Boidin et Chavassieux, à paraître).

  • 3 Voir Ducastel 2019 pour une illustration concernant Proparco, la filiale de l’Agence française de d (...)

34Peu accoutumées aux normes et méthodes des milieux financiers, les agences nationales de développement délèguent le déploiement du mixage à des institutions de financement du développement (IFD). Ces filiales spécialisées d’agences de développement sont historiquement dédiées à la promotion du secteur privé et déjà intégrées aux marchés financiers mondiaux. Les IFD sont généralement des sociétés-mixtes associant des capitaux privés et publics et présentant des objectifs de retour sur investissement.3 Les banques multilatérales de développement (Banque Mondiale via ses filiales la Société Financière Internationale et l’Agence Multilatérale de Garantie des Investissements - MIGA, European Investment Bank, Banque Africaine de Développement, etc..), plus habituées à ces complexités financières, mettent directement en place ce nouveau modèle d’acheminement de l’aide.

  • 4 En réalité, le G77, qui regroupe les pays en développement, défendait la mise en place d’une fiscal (...)

35Le consensus politique affiché4 concernant le financement des ODD se retrouve chez les différentes institutions de l’aide et les acteurs privés. La Banque Mondiale défend cette approche (Banque Mondiale, 2016 ; SFI, 2018) et semble en être une des principales instigatrices. Sa nouvelle approche « Maximize Finance for Development », adoptée en 2015, cherche à attirer les financements vers les pays en développement à travers ses différentes filiales en améliorant l’environnement commercial, les conditions réglementaires et en réduisant les risques. Les agences nationales de développement rejoignent cette approche (AFD, 2018) tout comme les fondations philanthropiques (OCDE, 2018b ; Schuyt et al., 2017) et évidemment les investisseurs commerciaux (AVCA, 2018). Ces derniers n’ont pas de liens avec les systèmes de santé et investissent avec un unique objectif de retour sur investissement. Par exemple l’Africa Health Fund, fonds d’investissement dédié à la santé en Afrique, déclare cibler un taux de rentabilité interne minimum de 15 % (AVCA, 2018).

2.3. La financiarisation de la santé : une tendance visible mais encore difficile à quantifier avec précision

36L’estimation précise de la financiarisation de l’aide à la santé pose problème, aux delà des grandes tendances esquissées plus haut (cf. 2.1). En effet, il n’existe à ce jour aucune estimation cohérente du marché des financements mixtes (OCDE, 2018a) pour deux raisons principales, d’une part, l'absence de consensus autour de la définition et des frontières de la finance mixte, d’autre part, la difficulté d'obtenir des données auprès des financeurs privés. Il est difficile d’établir un panorama complet et réaliste du mixage dans ce contexte. Ainsi, dans les rapports de l’Institute for Health Metric and Evaluation (IHME, 2020, 2021), publiés chaque année par cet institut de référence en matière d’aide à la santé, aucune évaluation complète de la part occupée par la finance mixte n’est proposée, faute de données suffisantes. Cependant, nous cherchons ici à préciser de façon plus fine les grandes tendances en nous appuyant sur des études partielles mais récentes.

37En ce qui concerne l’évolution des flux financiers consacrés au mixage en général, l’étude la plus récente concernant la proportion d’APD distribuée par l’intermédiaire d’outils de mixage (Meeks et al., 2020) l’estime à 2,46 milliards de dollars en 2018, ce qui représente 2 % de l’APD globale. Pereira (2017) proposait de son côté une estimation 9,4 milliards de dollars sur la période 2005-2013. Si ces deux études considèrent que la part réelle, obscurcie par le flou comptable autour de ces instruments, est bien plus élevée, elles permettent cependant de constater une contribution croissante de l’APD au mixage financier.

38Toujours sur le plan général, les travaux consacrés aux montants du secteur privé mobilisés constatent également cette montée en puissance. Selon Benn et al. (2017), les fonds mobilisés sont en constante progression depuis 2012, passant de 15 milliards à 26,8 milliards de dollars mobilisés en 2015. Si l’ensemble des secteurs du développement sont touchés, ceux considérés comme les plus attrayants sont le secteur bancaire (33 %), l’énergie (25 %) et l’industrie (14 %).

39En ce qui concerne la santé, selon la même source, elle ne mobilise que 3 % du total des fonds (pour un montant de 2 milliards de dollars) ce qui en fait néanmoins le 7ème secteur de mobilisation. Une récente réactualisation des données indique une progression continue des fonds mobilisés avec 33,9 milliards de dollars en 2017, dont 4,5 milliards consacrés au secteur de la santé (OCDE, 2019). Le groupe de la Banque Mondiale est l’acteur majeur avec 31 % du total des fonds mobilisés via ses filiales la SFI et la MIGA.

40La santé ne représente donc encore qu’une faible part des montants du secteur privé mobilisés, même si entre 2014 et 2019, 14 % des transactions ciblaient l’ODD 3 (« permettre à tous de vivre en bonne santé et promouvoir le bien-être de tous à tout âge »). Ainsi les secteurs de la santé et de l'éducation réunis représentent moins de 10 % du marché du financement mixte (Convergence 2020). Cette disparité sectorielle ne semble cependant pas révélatrice d’un désintérêt du secteur privé pour la santé, bien au contraire. En effet, une analyse de la documentation des investisseurs commerciaux (Forum économique mondial, 2016) permet de mettre en évidence un intérêt élevé de la part des acteurs privés marchands. Il semblerait que la santé et l’éducation, généralement considérés comme des biens d’intérêt général, ont été longtemps préservés des logiques de marché. Par conséquent, les dispositifs financiers nécessaires à leur rentabilisation étaient embryonnaires et exigeaient un temps de mise en place, pouvant dans un premier temps freiner les transactions d’investisseurs peu enclins au risque. Les récentes prospectives de la plateforme dédiée au mixage financier Convergence (2020) viennent consolider cette analyse. Près de 19 % des opérations de financement actif visent, totalement ou en partie, le secteur de la santé, tandis que 18 % visent l'éducation. Cette tendance récente serait même favorisée par la crise de la COVID-19 : « les implications sanitaires du COVID-19 créant des pressions supplémentaires sur les services de santé dans les pays en développement, il existe une opportunité importante pour le financement mixte de jouer un plus grand rôle » (Convergence, 2020, p 21, traduit par les auteurs).

3. Le mixage financier, une nouvelle voie de privatisation ?

41Cette troisième partie propose une approche réflexive de la progression constante du mixage financier. Si ce dernier semble plébiscité par de nombreux acteurs, on observe que ses résultats finaux sur le développement font d’ores et déjà l’objet de nombreuses critiques (3.1). Il semblerait également que cette nouvelle modalité de distribution de l’aide vient étendre le domaine marchand dans le secteur de la santé (3.2). Enfin, nous examinons l’hypothèse que l’ensemble de cette dynamique s’inscrit dans la poursuite de l’intégration des normes du new public management au domaine de l’aide au développement (3.3).

3.1. Une promess e de nouveaux financements sans réponse aux besoins fondamentaux ?

42L’arrivée d’investisseurs commerciaux vient modifier la distribution classique de l’aide qui s’effectuait directement de l’institution à un projet. Désormais les montants sont alloués à des outils de mixage et les contributions publiques sont souvent minoritaires face aux capitaux privés (capital minoritaire dans une entreprise, un fonds, une facilité). La gouvernance de ces fonds est donc transférée aux financeurs privés, dont l’objectif premier est le retour sur investissement. Ce mécanisme délègue la responsabilité de l’allocation finale des fonds au secteur privé et entraîne une intermédiation entre le financeur public et le projet. Or un tel processus questionne l’efficience de la finance mixte en termes de résultats de développement. Plusieurs aspects peuvent être évoqués.

43En premier lieu, l’impact du financement mixte sur le développement est principalement évalué sur la base d’indicateurs financiers tels que le rendement du capital investi ou le rendement des fonds propres (OCDE 2018a), une approche déjà visible dans le secteur agricole (Ribier et Gabas, 2016). Privilégier le critère financier par rapport à une finalité de développement pose question, en particulier dans des secteurs tels que la santé ou l’éducation, où l’objectif final est l’amélioration du bien-être humain. Le secteur public n’étant pas tourné vers des objectifs de profit, l’introduction de critères de rentabilité favorise alors le secteur privé, sans garantie d’atteindre les objectifs de développement humain. Le Lesotho est un exemple emblématique des dangers de la recherche de performance financière (Marriott, 2014). Le remplacement de l’ancien hôpital principal du Lesotho par le Queen Mamohato Memorial Hospital, dans le cadre d’un PPP promu par la SFI et lancé en 2009, a entraîné une explosion de ses coûts de fonctionnement atteignant 51 % du budget de la santé du pays, tout en garantissant un retour sur investissement de 25 % au promoteur privé. Cet exemple illustre parfaitement le risque que la subvention publique pour les investissements dans les infrastructures finisse par garantir des rendements aux investisseurs privés, tandis que les frais facturés pour les services fournis pourraient augmenter fortement le reste à charge pour l’Etat afin de rester être abordables pour les citoyens.

44Ensuite, la multiplication des intermédiaires respectant des normes de gestion qui leurs sont propres rend particulièrement complexe le suivi-évaluation des projets. Le manque de transparence remet en cause la capacité de contrôle des projets par les pays donateurs. L’expérience du fonds Abraaj (cf. 2.1 supra) fournit un exemple très révélateur. En 2018, ce fonds est entaché d’un vaste scandale financier, son dirigeant étant accusé par ses quatre investisseurs (dont la fondation Gates et la SFI) d’avoir détourné quelques 230 millions de dollars qui devaient servir à bâtir des hôpitaux au Nigeria, au Pakistan, au Kenya ou en Inde (Tchounand, 2018).

45Enfin, il apparaît que le financement mixte touche beaucoup moins les pays pauvres que l’APD (Attridge et Engen, 2019) et tend à financer majoritairement les secteurs les plus rentables tels que l’industrie, la banque ou l’agriculture (cf partie 2.2. supra). Les investissements privés dans le domaine de la santé ont jusqu'à présent été principalement réalisés dans les grands pays à revenu intermédiaire où les pouvoirs publics ont libéralisé leur régime pour permettre l’exercice d’une activité privée lucrative (Hunter et Murray, 2019). Un risque important apparaît ici : un détournement de l’APD vers les pays à revenu intermédiaire disposant de meilleures perspectives de rendement.

46Les résultats mitigés du financement mixte font ainsi l’objet de nombreuses remises en question, d’autant plus que cette course au volume financier pourrait saper les principes d'efficacité de l'aide définis lors de la Conférence de Paris en 2005 tels que l'appropriation, l'harmonisation, l'alignement et la responsabilité mutuelle (Küblböck et Grohs, 2019).

3.2. L’aide publique au développement, un cheval de Troie du capitalisme sanitaire ?

47Si le mixage financier est discutable au regard des réserves émises à propos de ses résultats sur le développement (sa finalité première pour les bailleurs publics étant pourtant de répondre aux ODD), il semble au contraire peu remis en cause par les investisseurs commerciaux. Le programme des « milliards à trillions » (la recherche d’une accélération des volumes financiers dédiés au ODD) pourrait entraîner une nouvelle impulsion vers la privatisation des infrastructures dans les pays en développement et vers la mobilisation de l'APD comme source d’opportunités d'investissement (Mawdsley, 2018).

48En effet, la réduction des risques financiers recherchée à travers la finance mixte permet la transformation des soins de santé en actifs vendables et négociables pour les investisseurs privés (Hunter et Murray, 2019). Ces derniers, mus par un objectif de rentabilité, appréhendent désormais ce secteur comme un nouveau terrain d’investissement (Mawdsley, 2018). Par le biais du mixage, l'APD est utilisée pour transformer de nouveaux secteurs et régions en classes d'actifs favorables aux investisseurs.

49Comme le relèvent Hunter et Murray (2019), si cette nouvelle forme de financiarisation s’appuie sur les cycles précédents ayant permis l’intégration croissante des acteurs privés et de leurs normes (PPP, Financement Basé sur la Performance), elle s’en distingue par la création d’une nouvelle classe d’actifs à partir de secteur originellement étranger à ces logiques strictement financières. Dans le domaine de la santé, afin d’obtenir un retour sur investissement suffisant, deux modèles commerciaux sont généralement instaurés. Le premier modèle se caractérise par des frais d'utilisation élevés et vise à soutenir la consommation de soins de santé haut de gamme par les segments les plus aisés de la population nationale et mondiale, et à alimenter le développement d'un marché de l'assurance privée. Le second se concentre sur le « bas de la pyramide », un concept qui a émergé dans le monde des affaires au cours des années 2000 comme modèle pour générer des revenus en vendant des produits et des services bon marché aux groupes les plus pauvres de la société (Prahalad, 2004), en lieu et place des services publics gratuits.

50Alors qu’on déplore aujourd’hui la trop forte dépendance des systèmes de santé du Sud envers l’APD, le processus de financiarisation contribuerait à renforcer cette tendance en attribuant une place croissante au secteur privé, motivé par les préoccupations des actionnaires en termes de dividendes et de valeur actionnariale de l'entreprise. Par ailleurs les risques liés aux échecs de tels investissement ne sont pas négligeables, comme l’indiquent Küblböck et Grohs (2019). La caractéristique principale du financement mixte étant de prendre en charge les risques des opérations du secteur privé, cela signifie inévitablement que lorsqu'un projet échoue, les acteurs publics devront éventuellement intervenir en mobilisant les ressources des contribuables. On s’approche ainsi du mécanisme de privatisation des profits et de publicisation des pertes.

51Au total, sous l’impulsion du mixage financier, les systèmes de santé des pays du Sud sont repensés en tant que marchés enverslesquels les investisseurs peuvent s'engager. Les projets d'infrastructure sont structurés en packages, les plus lucratifs étant proposés aux investisseurs privés et au commerce mondial. Certains auteurs considèrent alors que ce phénomène constitue une « troisième vague de privatisation de l’aide » (Tricarico et Sol, 2016, p. 54) et suggèrent d’utiliser le terme de « subvention » (au secteur privé) plutôt que de mixage (Carter, 2015).

3.3. New public management, gestion axée sur les résultats et fin des politiques de santé ?

52Nous voulons ici mettre en évidence un continuum entre d’une part, la généralisation du new public management et de la gestion axée sur les résultats, d’autre part, la financiarisation des programmes d’aide à la santé. En effet Hunter et Murray (2019), en s’appuyant sur une étude de Davis et Kim (2015) montrent que la financiarisation représente un changement des institutions sociales vers les marchés en tant que principe d'organisation dominant. Les nouveaux modèles d'accumulation du capital, présentés dans cet article, sont en effet mis en place par les acteurs publics. Ce continuum interroge la possibilité de promouvoir de véritables politiques de santé locales.

53Un point commun essentiel entre le new public management et la financiarisation est la segmentation des rôles des différents acteurs en présence et l’instauration de dispositifs de spécialisation technique pour telle ou telle tâche. Naudet (2012) a mis en évidence que le new public management s’appuie sur une segmentation de la mise en œuvre des politiques publiques à travers l’attribution de tâches spécialisées à des unités techniques évaluées sur leurs résultats. Dans ces dispositifs, la compétition est de mise entre les acteurs, qu’ils soient publics ou privés. La réalisation des objectifs est organisée selon une logique verticale de délégation de pouvoirs, allant des acteurs publics (par exemple les agences nationales de développement) vers les acteurs privés. Les agences nationales délèguent à leurs sociétés financières le soin d’allouer les fonds, ces dernières sélectionnent des partenaires privés qui mettront en œuvre les programmes. Cette chaîne verticale de mise en œuvre multiplie les intermédiaires, comme nous l’avons mis en évidence plus haut. L’ensemble de ces architectures fonctionne sur la base de résultats à atteindre, associés à des indicateurs de performance.

54Ce qui est décrit par Naudet (2012) comme une nouvelle modalité d’aide au développement inspirée du new public management est le corollaire des modalités de financiarisation qui ont été exposées dans cet article (cf. section 2). Dans le domaine de la santé, Paul et Ridde (2018) ont déjà mis en évidence que le financement basé sur les résultats (récompenses attribuées aux structures et agents de santé sur la base de résultats à atteindre) est l’application de standards de gestion définis selon une logique de performance.

55L’évolution de l’architecture du financement de l’aide en faveur des fonds privés et de la finance mixte conduit donc à une fragmentation des acteurs, à un contrôle croissant sur les performances visibles au détriment des besoins des populations, à un éloignement entre les maillons de la chaîne et les résultats finaux (Doligez 2020). Selon ce dernier auteur, cette évolution semble bien s’inscrire dans la poursuite de l’expansion des normes du new public management, en soumettant désormais la distribution de l’aide à ce même paradigme. Si de sérieux doutes peuvent être émis concernant les résultats finaux d’une telle approche (cf. 3.1 supra), l’étude des outils de mixage et de la stratégie des acteurs de la santé mettent surtout en relief ses fondements : sous l’impulsion des Etats-donateurs, les décisions d’acheminement sont progressivement déléguées au marché via la mise en concurrence entre les différents acteurs privés. Or, cette dilution de la responsabilité par l’outil de la contractualisation entraîne le transfert au privé de la prise en charge d’enjeux publics internationaux tels que la santé (Nay, 2017). Une question s’impose alors : l’impératif de financement des ODD doit-il réduire l’APD à la mobilisation de fonds privés, au détriment de toute autre dimension politique ?

Conclusion

56Le capitalisme sanitaire dans une perspective mondiale, longtemps réservé aux multinationales de la santé (industries pharmaceutiques en particulier), s’est invité dans l’aide au développement. Le volet financier de ce phénomène a été étudié ici à travers l’utilisation croissante des outils de mixage comme méthode d’acheminement de l’aide. Nous avons cherché à mettre en évidence plusieurs tendances émergentes. D’abord, la finance mixte dans le domaine de la santé semble en cours d’institutionnalisation et elle bénéficie des lacunes de financements publics que les ODD ont voulu traiter en ouvrant la porte aux financements privés. Ensuite, la finance mixte s’appuie sur un argumentaire mis en avant par ses promoteurs, celui d’une opération « gagnant-gagnant » entre les intérêts économiques des investisseurs et les enjeux de développement humain. Or les failles de la finance mixte en la matière apparaissent au grand jour à travers la divergence entre les objectifs de performance financière rapide et le temps long des déterminants de la santé. A contrario, cette politique d’incitation par la diminution du risque permet une extension du domaine marchand pour les investisseurs commerciaux et intègre progressivement les systèmes de santé du Sud au capitalisme sanitaire. Cette dynamique semble s’inscrire dans la poursuite logique de l’intégration des normes du new public management au monde de l’aide en instituant la concurrence et la rentabilité comme nouvelles modalités de sa distribution.

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Notes

1 « blended finance » ou « blending » en anglais

2 Première participation à la conférence mondiale de l’OMS, à Jakarta, sur la "Promotion de la santé au XXIème siècle", adoption de la première Stratégie régionale africaine de la promotion de la santé en 2001, organisation de la 7ème conférence mondiale sur la promotion de la santé à Nairobi en 2009. Enfin, en 2010, les Etats africains du Bureau régional Afrique de l’OMS ont adopté une stratégie régionale d’action sur les déterminants sociaux de la santé, révisée en 2012 (WHO, 2010, 2012)

3 Voir Ducastel 2019 pour une illustration concernant Proparco, la filiale de l’Agence française de développement.

4 En réalité, le G77, qui regroupe les pays en développement, défendait la mise en place d’une fiscalité internationale, afin de lutter contre l’évasion fiscale et ainsi augmenter les budgets publics (Bolwijn, 2015).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bruno Boidin et Mathias Chavassieux, « Capitalisme et santé au Sud : la finance mixte au cœur de la financiarisation de l’aide au développement »Économie et institutions [En ligne], 30-31 | 2022, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 24 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/ei/7463 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ei.7463

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Auteurs

Bruno Boidin

Professeur d’économie, CLERSE, Université de Lille

Mathias Chavassieux

CLERSE, Université de Lille

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Droits d’auteur

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