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Économie et institutions, numéro spécial : Crises économiques et restructurations politiques en Europe

Coordinateurs : Léo Malherbe, Lionel Cordier, Léo Charles, Adriano do Vale

Ce numéro spécial propose d’explorer les relations entre les crises économiques qui ont frappé le continent européen et les transformations politiques qu’ont connu les pays qui le constituent. Les crises économiques ont été nombreuses depuis les années 1980, marquées par la financiarisation des économies et l’ouverture progressive des ex pays soviétiques au modèle libéral. En particulier, on ne compte pas moins de trois crises économiques majeures au cours des deux dernières décennies, de la récente crise pandémique en passant par la crise des dettes souveraines et la crise financière globale de 2008.

Parallèlement, des transformations politiques notables ont aussi été observées, qu’il s’agisse de la social-démocratie (Escalona, 2018), des partis conservateurs (Gougou & Tiberj, 2015), ou de l’émergence de nouvelles formations politiques remettant en question la domination des partis traditionnels (Kriesi, 2014 ; Martin, 2018). Il apparaît que dynamiques électorales et dynamiques macroéconomiques semblent liées. La nature de ce lien reste cependant sujette à débat et à des approches diversifiées parmi les sciences sociales.

  • 1 La littérature des cycles politico-économiques dépasse le cadre du Public Choice, ayant été dévelop (...)
  • 2 Le gouvernement, cherchant à assurer sa réélection, recourt à une politique économique expansionnis (...)
  • 3 Schématiquement, le décideur de gauche favorise la stabilisation de l’emploi et le celui de droite (...)

Ainsi, dans le champ de la science économique, la théorie du choix public (Public Choice) et plus généralement la littérature des cycles politico-économiques (Political Business Cycle)1 suggère que l’économie, intrinsèquement stable, peut être déstabilisée par des décisions politiques. Les décideurs politiques ne sont plus considérés comme des acteurs bienveillants maximisant l’utilité sociale mais comme des agents intéressés, guidés par la maximisation de leur propre utilité propre (Dubois, 2016). Ils peuvent ainsi être à l’origine de déstabilisations macroéconomiques, soit parce qu’ils mobilisent la politique économique pour satisfaire l’électeur médian et assurer leur réélection (cycle opportuniste)2, soit parce que leur action est guidée par une logique partisane et cherche à satisfaire un électorat en particulier (cycle partisan)3. Dans cette conception, les cycles des affaires sont le produit des cycles électoraux.

Dans le champ des sciences politiques, la théorie du vote économique (Economic Voting) considère quant à elle que les électeurs récompensent les partis en place après une période de croissance et les punissent en cas de récession (soit en votant pour l’opposition soit en votant pour de nouveaux partis). Dans cette approche, ce sont donc à l’inverse les équilibres politiques préexistants qui sont déstabilisés par des perturbations venant de la sphère économique. Les perturbations seraient d’autant plus fortes que le ralentissement économique est puissant (Lewis-Beck, Lobo, 2017).

Dans les deux cas, ces théories font le lien entre l’économie (toutefois limitée à la conjoncture économique) et le politique (toutefois limité aux comportements électoraux). Il serait toutefois hasardeux de postuler un lien mécanique et univoque entre crise économique et restructurations politiques, dans la mesure où la recherche pluridisciplinaire actuelle insiste, à l’aide de nouveaux jeux de données dans le temps long, sur l’existence d’autres déterminants, plus structurels, comme les déterminants géo-sociaux (Cagé, Piketty, 2023). La multitude des facteurs à prendre en compte peut être une piste permettant d’expliquer les nombreux contre-exemples où l’environnement macroéconomique ne semble pas déterminer les comportements politiques.

On peut penser notamment à la situation actuelle en Turquie où, malgré une crise monétaire aux conséquences économiques désastreuses, le Président Erdogan a été réélu, ou encore à des pays comme l’Iran ou la Corée du Nord ayant fait l’objet de sanctions internationales imposant de fortes contraintes sur le développement économique et où le pouvoir politique s’est vu, de fait, durablement renforcé. De manière symétrique, les bonnes performances macroéconomiques ne garantissent pas la stabilité politique. En Espagne, la coalition de gauche a connu de grandes difficultés à se maintenir au pouvoir, n’obtenant pas de majorité absolue lors des élections générales et perdant largement les élections municipales. Pourtant, l’Espagne a les meilleures prévisions de croissance pour l’année à venir parmi les pays développés selon le FMI4.

Dans une perspective institutionnaliste et régulationniste, les crises économiques donnent à voir au grand jour les contradictions des régimes de croissance (Boyer, 2015). En ce sens, les crises économiques alertent sur le fait que le changement institutionnel, c’est-à-dire l’établissement dans la sphère politique de nouveaux compromis institutionnels, est nécessaire pour permettre de maintenir une trajectoire d’expansion économique. Pour autant, rien ne garantit que les conditions de possibilité politiques d’un tel changement institutionnel soient réunies et un régime de croissance dysfonctionnel peut perdurer.

En effet, l’approche néoréaliste (que l’on peut appréhender comme une extension critique de la théorie de la régulation), suggère qu’il n’y a pas nécessairement de cohérence globale du système social et que les sphères politique et économique fonctionnent selon une autonomie partielle, c’est-à-dire selon leur propre temporalité. Dans cette perspective, la situation économique a une influence sur les équilibres politiques, dans la mesure où les ralentissements peuvent avoir des effets sur le changement institutionnel, mais ils n’en sont pas les déterminants automatiques et exclusifs (Amable, Palombarini, 2023).

Dès lors, l’objectif de cet appel à communication est d’interroger, dans une perspective pluridisciplinaire et institutionnaliste, les liens entre crises économiques et restructurations politiques. Le numéro spécial visera à rassembler des travaux issus de différentes disciplines des sciences sociales et recourant à des méthodes et à des cas d’étude variés, afin d’apporter un éclairage à la question générale qui le structure. Les études de cas nationales sont particulièrement bienvenues car elles sont un moyen d’analyser finement les liens entre dynamiques macroéconomique et électorale. Le cadre géographique du présent appel se limite à l’Europe et à ses périphéries, avec l’idée de permettre au lecteur d’entrevoir aussi bien les spécificités que les similitudes entre les différents pays étudiés. Les articles recourant à des approches comparatives sont aussi encouragés, au même titre que les contributions qui s’intéressent au rôle des institutions européennes supranationales dans la gestion des crises et dans les transformations politiques observées au niveau national. Dans cette perspective d’ouverture à une diversité de méthodes et de courants de pensée, les revues de littérature ainsi que les propositions de contributions théoriques ou conceptuelles, notamment centrées sur le lien entre le politique et l’économique ou bien sur les rapports centre-périphérie en Europe, retiendront également notre attention.

Date limite de soumission des résumés : 29 février 2024
Date limite de soumission des articles : 31 mars 2024
Réception des soumissions : leo.malherbe@u-picardie.fr

Economic crises and political restructuring in Europe

This special issue explores the relationship between the economic crises that have hit the European continent and the political transformations that have taken place in these countries. There have been numerous economic crises since the 1980s, marked by the financialization of economies and the gradual opening up of former Soviet countries to the liberal model. In particular, there have been no less than three major economic crises in the last two decades, from the recent pandemic crisis to the sovereign debt crisis and the global financial crisis of 2008.

At the same time, significant political transformations have also been observed, whether in social democracy (Escalona, 2018), conservative parties (Gougou & Tiberj, 2015), or the emergence of new political formations challenging the dominance of traditional parties (Kriesi, 2014; Martin, 2018). It appears that electoral dynamics and macroeconomic dynamics are linked. The nature of this link, however, remains subject to debate and diversified approaches among the social sciences.

  • 5 The literature on political-economic cycles goes beyond the Public Choice framework, having been de (...)
  • 6 The government, seeking to ensure its re-election, implements an expansionary economic policy to re (...)
  • 7 Schematically, the decision-maker on the left favors stabilizing employment, while the decision-mak (...)

Thus, in the field of economics, Public Choice theory and, more generally, the Political Business Cycle literature5 suggest that the economy, intrinsically stable, can be destabilized by political decisions. Political decision-makers are no longer seen as benevolent actors maximizing social utility, but as self-interested agents guided by the maximization of their own individual utility (Dubois, 2016). They can thus be the cause of macroeconomic destabilization, either because they mobilize economic policy to satisfy the median voter and ensure their re-election (opportunistic cycle)6, or because their action is guided by a partisan logic and seeks to satisfy a particular electorate (partisan cycle)7. In this view, business cycles are the product of electoral cycles.

In the field of political science, the theory of Economic Voting considers that voters reward the parties in place after a period of growth, and punish them in the event of a recession (either by voting for the opposition, or by voting for new parties). In this approach, pre-existing political equilibria are destabilized by disturbances in the economic sphere. The more powerful the economic downturn, the greater the disruption (Lewis-Beck, Lobo, 2017).

In both cases, these theories draw the link between economics (albeit limited to short run economic cycles) and politics (albeit limited to electoral behavior). However, it would be risky to assume a mechanical and univocal link between economic crisis and political restructuring, insofar as current multidisciplinary research insists, with the help of new long-term data sets, on the existence of other determinants, such as geo-social determinants (Cagé, Piketty, 2023). The wide range of factors to be taken into account may be one way of explaining the many counter-examples where the macroeconomic environment does not seem to determine political behavior.

Examples include the current situation in Turkey, where President Erdogan has been re-elected despite a currency crisis with devastating economic consequences, or countries such as Iran and North Korea, where international sanctions have imposed severe constraints on economic development, and where political power has been consolidated for a long time. Symmetrically, good macroeconomic performance is no guarantee of political stability. In Spain, the left-wing coalition had great difficulty holding on to power, failing to win an absolute majority in the general election and losing the municipal elections by a large margin. And yet, according to the IMF, Spain has the best growth forecasts for the coming year among developed countries8.

From an institutionalist and regulationist perspective, economic crises expose the contradictions of growth regimes (Boyer, 2015). In this sense, economic crises provide a warning that institutional change, i.e. the establishment in the political sphere of new institutional compromises, is necessary to enable a trajectory of economic expansion to be maintained. However, there is no guarantee that the political conditions for such institutional change will be met, and a dysfunctional growth regime may persist.

Indeed, the neorealist approach (which can be seen as a critical extension of regulation theory), suggests that there is not necessarily an overall coherence to the social system, and that the political and economic spheres operate according to a partial autonomy, i.e. according to their own temporality. From this perspective, the economic situation has an influence on political equilibria, insofar as downturns can have effects on institutional change, but they are not the automatic and exclusive determinants of it (Amable, Palombarini, 2023).

The aim of this call for papers is therefore to investigate, from a multi-disciplinary and institutionalist perspective, the links between economic crises and political restructuring. The special issue will bring together works from different social sciences using a variety of methods and case studies, in order to shed light on the general question that shapes it. National case studies are particularly welcome, as they provide a means of analyzing in detail the links between macroeconomic and electoral dynamics. The geographical scope of the present call is limited to Europe and its peripheries, with the idea of enabling the reader to perceive both the specificities and the similarities between the various countries studied. Comparative approaches are also encouraged, as are contributions focusing on the role of supranational European institutions in crisis management and political transformations at national level. As part of this openness to a diversity of methods and currents of thought, we also welcome literature reviews and proposals for theoretical or conceptual contributions, focusing in particular on the link between politics and economics, or on center-periphery relations in Europe.

Deadline for abstract submission: February 29, 2024
Paper submission deadline: March 31, 2024
Receipt of submissions: leo.malherbe@u-picardie.fr

Bibliographie

Amable, B., Palombarini, S. (2023), “Multidimensional social conflict and institutional change”, New Political Economy, 1-16

Boyer, R. (2015), Economie politique des capitalismes, La Découverte

Cagé, J., Piketty, T. (2023), Une histoire du conflit politique. Elections et inégalités sociales en France, 1789-2022, Seuil

do Vale, A. (2022), L’indépendance des banques centrales à l’aune de l’histoire de la pensée et des pratiques, Classiques Garnier

Dubois, E. (2016), “Political business cycles 40 years after Nordhaus”, Public Choice, 166, 235-259

Escalona, F. (2018), La reconversion partisane de la social-démocratie européenne: du régime social-démocrate keynésien au régime social-démocrate de marché, Dalloz

Gougou, F., Tiberj, V. (2015). “Tous les mêmes ? Les votes pour les partis de gouvernement en temps de crise”, Revue européenne des sciences sociales, 53(1), 95-120

Kriesi, H. (2014), “The Political Consequences of the Economic Crises in Europe: Electoral Punishment and Popular Protest”, in Bermeo, N., Bartels, L. (eds), Mass Politics in Tough Times: Opinions, Votes and Protest in the Great Recession, Oxford University Press, 297-333

Lewis-Beck, M. S., & Lobo, M. C. (2017). “The economic vote: ordinary vs. extraordinary times”, in Arzheimer, K. et al (eds), The Sage handbook of electoral behaviour, 606-629

Martin, P. (2018), Crise mondiale et systèmes partisans, Presses de Sciences Po

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Notes

1 La littérature des cycles politico-économiques dépasse le cadre du Public Choice, ayant été développée par des économistes qui se revendiquent d’une New Political Economy ou par des économistes nouveaux-keynésiens. Voir do Vale (2022, p.215).

2 Le gouvernement, cherchant à assurer sa réélection, recourt à une politique économique expansionniste pour réduire le chômage avant les élections. Après l’élection, les effets inflationnistes apparaissent et le cycle économique se retourne.

3 Schématiquement, le décideur de gauche favorise la stabilisation de l’emploi et le celui de droite favorise la stabilisation de l’inflation compte tenu des préférences supposées des électorats respectifs.

4 https://www.imf.org/en/Publications/WEO/Issues/2023/07/10/world-economic-outlook-update-july-2023

5 The literature on political-economic cycles goes beyond the Public Choice framework, having been developed by economists who claim to be part of a New Political Economy or by New Keynesian economists. See do Vale (2022, p.215).

6 The government, seeking to ensure its re-election, implements an expansionary economic policy to reduce unemployment before the election. After the election, inflationary effects appear and the economic cycle turns around.

7 Schematically, the decision-maker on the left favors stabilizing employment, while the decision-maker on the right favors stabilizing inflation, taking into account the alleged preferences of the respective electorates.

8 https://www.imf.org/en/Publications/WEO/Issues/2023/07/10/world-economic-outlook-update-july-2023

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