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Symposium on Mathias Girel’s L’esprit en acte

Nuances, ambiguïtés et ambivalences des pragmatistes

Olivier Tinland

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11. Dans la belle série d’études proposée par Mathias Girel, trois mots, qui apparaissent régulièrement tout au long du volume, retiennent l’attention du lecteur: celui de “nuance,” celui d’“ambiguïté” et celui d’“ambivalence.” De fait, l’histoire de la philosophie telle que la pratique Girel est avant tout un art de la nuance et de l’ambiguïté: on ne trouvera pas ici de jugements à l’emporte-pièce, et encore moins les amalgames stratégiques si chers à ces adeptes du “name-dropping” que sont Richard Rorty et Robert Brandom. Prenant au mot la boutade précoce d’Arthur Lovejoy sur les “Thirteen Pragmatisms” (Girel 2021: 167), l’auteur nous propose un véritable nuancier du pragmatisme, faisant varier les angles de vue, les tonalités et les contrastes chromatiques afin de se doter d’une critériologie souple et évolutive: comme chez Bergson (dont la célèbre métaphore est reprise p. 158), il s’agit moins de proposer un “prêt-à-porter” conceptuel que de “coudre sur mesure” en épousant les contours singuliers et mouvants des pensées de Peirce et James (et dans une moindre mesure Dewey). De manière révélatrice, le sous-titre du livre évoque “les pragmatistes” et non “le pragmatisme”: de Rorty (avec qui l’auteur a décidément si peu en commun), on ne retiendra finalement ici qu’un subtil alliage de nominalisme et de sens historique, qui n’est pas seulement l’apanage de l’ironiste libéral à l’âge de la sécularisation accomplie des sociétés démocratiques occidentales, mais aussi, et avant tout, celui de l’historien de la philosophie qui sait résister à la “soif de généralité” au nom de son indéfectible “attachement au particulier” (Wittgenstein).

22. L’esprit de finesse et de nuance l’emporte ici sur celui de géométrie et de système, et le lecteur en quête de certitudes trop massives sera invité à renouer avec “l’étonnement initial” (17) qui préside à cette série d’enquêtes minutieuses et informées: chacune des neufs études ici rassemblées est l’occasion de renverser un “préjugé persistant” (17), par exemple celui de James “passant” de la psychologie à la philosophie (ch. I) ou fondant officiellement le pragmatisme en 1898 après avoir fait subir aux premiers articles de Peirce un “tournant pratique” aussi brutal que discutable (ch. II). Les “mythologies” (21) dont il est question dans cet ouvrage ne sont pas seulement celles des philosophes que les pragmatistes prennent pour cible (par exemple la mythologie de la correspondance comme ajustement passif chez Spencer), mais aussi celles que nous a léguées une histoire des idées cédant trop facilement à l’anachronisme ou à la généralisation hâtive. La nuance s’impose dès qu’il s’agit de statuer, par exemple, sur le rapport “ambivalent” de James à la psychologie expérimentale (37): s’il convient de promouvoir le recours à l’expérimentation contre les abstractions de la psychologie rationnelle, il importe tout autant de se défier d’un usage trop étroit et aveugle de l’expérimentation. De même, s’il convient de renvoyer le darwinisme caricatural de Spencer aux impasses d’une pure adaptation passive de l’intelligence à son environnement, il importe tout autant de ne pas céder aux sirènes du néokantisme (Renouvier), ce qui suppose, pour rendre compte de la normativité implicite dans toute relation de correspondance, d’opérer la naturalisation du concept kantien d’intérêt “sans impliquer pour autant un retour strict à la lettre kantienne,” en particulier à une conception métaphysique de l’a priori (61). Il est donc urgent de ne pas choisir: l’auteur des Principles of Psychology n’est pas psychologue ou philosophe (ni psychologue puis philosophe), pas plus qu’il n’est darwinien ou kantien. Le rejet des alternatives tranchées, en lequel Dewey verra une part importante de son “permanent Hegelian deposit,” constitue une maxime précieuse de la méthodologie de lecture ici mise en œuvre.

33. Dès l’introduction, Mathias Girel circonscrit le domaine du pragmatisme classique en isolant “trois thèses centrales” (9-10, puis 167-9): 1) une thèse épistémologique sur l’homogénéité des recherches théoriques et des enquêtes pratiques, 2) une thèse de philosophie de l’esprit sur le lien entre croyances et conduites, 3) une thèse sémantique et méthodologique sur l’importance des conséquences pratiques pour la clarification des concepts. Le parti-pris de l’auteur – ce qu’il nomme son “pari interprétatif” (245) – est de s’intéresser en priorité à la “thèse médiane,” celle qui concerne le rapport entre l’esprit et la conduite, qui donne à l’ouvrage son titre faussement aristotélicien (“l’esprit en acte”) et donne lieu à des analyses très riches sur le thème de la “conduite de la vie” (ch. VII et VIII). L’insistance sur cette thèse doit permettre de dépasser une vision trop sommairement contrastée des différentes formes de pragmatisme (présentée par l’auteur, à la suite de Howard Mounce, comme la thèse des “deux pragmatismes,” dont la polémique entre Putnam et Rorty constituerait le point d’aboutissement), qui tend à opposer un pragmatisme “scientifique,” réaliste et rationaliste, à un pragmatisme plus “littéraire” et existentiel, soupçonné de tendre vers le relativisme, au profit d’une attention renouvelée aux controverses plus précises qui ont émaillé l’histoire de ce mouvement (12). Ce rejet d’un “dualisme abstrait” entre deux formes de pragmatisme, au profit de la mise en évidence de “convergences locales” et d’“intérêts partagés” (245), est lui-même un procédé typiquement pragmatiste dont la fécondité en histoire de la philosophie n’est plus à démontrer. Cependant, le lecteur en quête de justification méthodologique de ce privilège accordé à la philosophie de l’esprit restera quelque peu sur sa faim: le seul argument donné en faveur de ce choix de lecture est que les deux autres thèses ont déjà été abondamment explorées par d’autres philosophes ou commentateurs (10), ce qui, on en conviendra, est un peu court en guise de discours de la méthode. Pour le reste, il faudra laisser Girel prouver le mouvement en marchant et mettre cette option interprétative à l’épreuve des résultats effectifs de l’enquête: si de tels résultats sont de fait loin d’être négligeables, il revenait à la conclusion de l’ouvrage (malheureusement inexistante) d’en souligner toute la portée. En outre, Girel s’ingénie avec une probité remarquable à fragiliser son propre dispositif herméneutique, par exemple en soulignant dans l’un des chapitres les plus passionnants de l’ouvrage (ch. VI, “La pratique introuvable”) qu’en dépit des apparences, la thèse “médiane” que l’on trouve chez Peirce (la conception dispositionnaliste de la croyance) ne permet pas de “tempérer” (171) la tension initiale entre ses thèses épistémologique (théorie de la croyance inhérente à la conception de l’enquête) et sémiotique (théorie de la signification adossée à la maxime pragmatiste). L’insistance sur le lien entre l’esprit et l’action – c’est l’une des thèses les plus importantes du livre – semble décidément apporter plus de problèmes que de solutions (14), pour peu que l’on n’en fasse pas trop vite le mantra de nos incantations pragmatistes. Il serait donc opportun que l’auteur nous en dise davantage sur cette stratégie de lecture du pragmatisme classique: n’est-elle qu’une stratégie parmi d’autres (à ce titre ni plus ni moins pertinente que les autres) ou présente-t-elle un véritable avantage méthodologique par rapport aux approches rivales? Que gagne-t-on au juste à gravir le massif pragmatiste par son versant psychologique? Pour le dire à la manière de James: en quoi passer par l’esprit (dans son rapport à l’action) fait-il vraiment “une différence” (245) par rapport aux voies épistémologique et sémantique privilégiées par d’autres (Rorty, Brandom, Price)?

44. Par ailleurs, on est en droit de se demander s’il ne faudrait pas faire droit (au moins) à une quatrième voie, la voie métaphysique, pour rendre compte de la naissance et des évolutions du mouvement pragmatiste. À lire les deux chapitres importants de la deuxième partie (“Logique et métaphysique de l’esprit”), on pressent que l’auteur n’est pas loin de le penser lui-même. Non seulement les controverses entre Peirce et James sur l’esprit (voir le ch. IV: “Métaphysique et logique de la psychologie”) sont inséparables d’une métaphysique “clandestine” (92) qu’il s’agit de débusquer pour en discuter les présupposés, mais la position critique de Peirce à l’égard de James, et plus largement à l’égard de l’ensemble de la tradition philosophique (voir le ch. V: “L’ordre des relations”), s’adosse à une théorie métaphysique des catégories qui n’a rien d’une “part facultative” (133) de son positionnement pragmatiste, mais en constitue la “colonne vertébrale” (134). Compte tenu de l’importance décisive du motif métaphysique dans l’œuvre de Peirce, mais aussi dans celles de James (Un univers pluraliste), de Royce (passim) et de Dewey (Expérience et nature), et compte tenu du retour en vogue de ce motif, sous la forme d’une métaphysique “reconstructrice” ou “expressive,” jusque dans l’œuvre récente de Brandom (2002, 2019), la question d’un “fil rouge” métaphysique de l’histoire du pragmatisme brille – au grand étonnement du lecteur – par son absence dans les considérations introductives de cet ouvrage. Si chez Peirce, l’ensemble des systèmes philosophiques peut faire l’objet d’un “classement” fondé sur les trois catégories universelles (donc sur des critères d’ordre métaphysique), le rapport de ses successeurs à la métaphysique est loin de se réduire, comme on l’a trop souvent cru, à un positionnement strictement anti-métaphysique, si tant est, comme l’a opportunément souligné Vincent Descombes, que l’“on ne peut pas parler de la métaphysique sans en faire” (2000: 11). Nourri des discussions animées du Metaphysical Club (dont Girel rappelle opportunément mais trop ponctuellement l’importance p. 89 et 99), puis des débats enflammés avec les représentants de l’idéalisme britannique (Green, Bradley) et américain (Royce), le pragmatisme classique s’avère surdéterminé par des enjeux métaphysiques (sur le réalisme et l’idéalisme, les relations externes et internes, le monisme et le pluralisme, le déterminisme et la liberté) qui ne sauraient être considérées sans autre forme de procès comme solubles dans les autres “thèses” (épistémologique et sémantique) mentionnées par Girel. La métaphysique “clandestine” repérée par Peirce dans la psychologie jamesienne n’est à cet égard que la partie émergée d’un iceberg métaphysique qui mériterait une prise en compte plus explicite de la part de l’historien de la philosophie (ce que Girel a d’ailleurs fait en d’autres circonstances), y compris quand il entend se cantonner au seul terrain de la philosophy of mind. C’est alors, peut-être, un tout autre visage du pragmatisme (ou “des pragmatistes”) qui se dessinerait à la faveur des controverses portant sur la perception, la cognition, l’habitude, la croyance ou la conduite de vie. On se permettra d’interroger l’auteur sur ce point (qu’en bon “peircien,” il ne saurait considérer comme secondaire): la dimension métaphysique du pragmatisme est-elle soluble dans ses dimensions épistémologique, psychologique et sémantique, ou ne convient-il pas de lui ménager une place (et une importance) distincte?

55. Pour finir cette trop brève évocation d’un ouvrage appelé à faire date dans les études pragmatistes francophones, j’aimerais revenir sur la question de l’unité du mouvement pragmatiste. Girel remarque – de façon somme toute assez convenue – que “l’idée même de pragmatisme s’est révélée très confuse, et pendant longtemps, ce qui est paradoxal pour un mouvement qui souhaitait éclaircir les significations et mettre un terme aux interminables querelles métaphysiques” (167). Si l’ensemble des études ici réunies constitue une illustration frappante de ce paradoxe, on aurait apprécié que l’auteur s’engage davantage dans une mise en perspective de ce qui n’a ici qu’une valeur de constat rétrospectif. À cet égard, on peut citer l’introduction d’un petit livre consacré au pragmatisme, dont les auteurs nous invitent opportunément à banaliser ce paradoxe:

L’absence de définition du pragmatisme ne résulte pas d’un quelconque manque de précision de la part des philosophes pragmatistes; elle est plutôt la conséquence du fait que le pragmatisme est comparativement un phénomène nouveau sur la scène philosophique. Cela fait seulement un peu plus de cent ans que le terme a été utilisé à l’écrit pour la première fois dans un contexte philosophique. Dans l’histoire de la philosophie, un siècle n’est guère suffisant pour permettre à une philosophie de se constituer en un programme intellectuel unifié. Par conséquent, il nous serait difficile d’énoncer avec précision la signification des termes utilisés pour désigner les philosophies qui sont apparues au xxe siècle: des termes tels qu’existentialisme, phénoménologie ou philosophie analytique comportent une ambiguïté analogue. Nous pouvons bien repérer des individus, des textes et des arguments qui caractérisent plus ou moins chacun de ces termes, mais nous ne pouvons en dire davantage. Il est possible qu’à un siècle ultérieur nous soyons capables de délimiter plus précisément la signification du pragmatisme, ainsi que nous le faisons pour identifier comme des programmes philosophiques spécifiques l’idéalisme absolu, l’empirisme britannique ou le rationalisme cartésien. Mais au point où nous en sommes, cette ambiguïté ne saurait être dissipée. Une telle situation n’a rien de déplorable. La résistance du pragmatisme à toute définition précise est un signe de sa vitalité, qui indique qu’il s’agit d’une philosophie vivante et non d’une relique historique. (Talisse & Aikin 2008: 3)

6Parmi les acquis du livre de Mathias Girel, on retiendra celui selon lequel – pour paraphraser la boutade de Michel Henry à propos du marxisme – le pragmatisme n’est pas seulement l’ensemble des contresens que l’on a faits sur la pensée de Peirce (à commencer par ceux commis dès 1898 par William James dans “Philosophical Conceptions and Practical Results”), mais tout autant l’ensemble des contresens que l’on a faits sur la pensée de James, donc l’ensemble des contresens sur les rapports complexes qu’entretiennent, dès le début, ces deux pensées moins frontalement opposées qu’il n’y paraît. Mais s’exprimer ainsi reviendrait à s’en tenir au constat négatif d’une équivocité qui serait en soi regrettable et qu’il conviendrait de dissiper autant que possible, une fois les “préjugés” et raccourcis savamment mis en évidence par l’historien de la pensée pragmatiste. Il semble bien que tout en contribuant à ne pas nous faciliter la tâche d’homogénéisation du mouvement pragmatiste (et le lecteur lui en saura gré!), la démarche de Girel soit animée par un tel présupposé, qui serait une sorte de transposition de “l’hypothèse de convergence” de Peirce à l’échelle de l’histoire des idées. Pour peu que l’on troque les “verres convergents” de Peirce contre d’autres formes moins habituelles d’optique, par exemple les “verres divergents” de Rorty, le constat d’équivocité laissera la place à une métaphilosophie pragmatiste fort différente, valorisant les changements incessants des “règles du jeu” philosophique, la prolifération créatrice des “redescriptions” philosophiques, elle-même considérée comme un signe indéniable de la “vitalité” encore juvénile du pragmatisme, de sa propension à explorer de nouvelles voies, de son refus de se laisser enfermer trop tôt dans le carcan d’une “relique historique,” voire dans l’une des cases du savant classement peircien des systèmes métaphysiques (145). Dans cette perspective, la remarque de James sur la psychologie de son temps pourrait être étendue à l’histoire du mouvement pragmatiste lui-même: “ce dont on a le plus besoin, c’est de nouvelles idées” (37). Pour peu que l’historien de la philosophie daigne sortir de sa zone de confort (qui est tout aussi bien, soulignons-le, une “zone d’inconfort,” de remise en cause incessante des “préjugés” et des oppositions tranchées), qu’aura-t-il à dire de cette tension entre convergence doctrinale et créativité intellectuelle? Si tant est qu’une convergence des “pragmatistes” vers un noyau commun du “pragmatisme” soit possible (ce qui, de l’aveu unanime des commentateurs, est loin d’être évident), une telle convergence, d’un point de vue pragmatiste, serait-elle souhaitable? Faudra-t-il concéder à regret, comme le faisait James à propos de la scientificité présumée de la psychologie, que le pragmatisme n’est pas une philosophie, mais seulement “l’espoir” d’une philosophie (36), faute de se rassembler autour d’une doctrine unifiée? Nul doute que la réponse à une telle question conditionne pour une part la manière d’entrer dans les “controverses” décisives que nous présente ici Girel avec un art consommé de la miniature philosophique: il pourra voir dans une telle question une invitation à clarifier le lien entre son travail d’historien de la philosophie et des engagements philosophiques (ou, pourrait-on dire avec James, des “intérêts”) qui, sans pour autant déterminer les résultats d’un tel travail, en conditionnent incontestablement la mise en œuvre et l’orientation. L’étude des “controverses” pragmatistes gagnerait ainsi à se prolonger (comme Rorty nous y invite), sur le plan métaphilosophique, dans celle des controverses sur le sens et les enjeux de l’histoire (ou plutôt, faudrait-il dire, des histoires) de cette “philosophie vivante” rétive à “toute définition précise” qu’est le pragmatisme.

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Bibliography

Brandom Robert B., (2002), Tales of the Mighty Dead. Historical Essays in the Metaphysics of Intentionality, Cambridge, Mass., Harvard University Press.

Brandom Robert B., (2019), A Spirit of Trust. A Reading of Hegel’s Phenomenology, Cambridge, Mass., Harvard University Press.

Descombes Vincent, (2000), “Latences de la métaphysique,” in collectif, Un Siècle de philosophie. 1900-2000, Paris, Gallimard.

Talisse Robert & Scott Aikin, (2008), Pragmatism. A Guide for the Perplexed, Londres, Continuum.

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References

Electronic reference

Olivier Tinland, “Nuances, ambiguïtés et ambivalences des pragmatistes”European Journal of Pragmatism and American Philosophy [Online], XIV-2 | 2022, Online since 17 October 2022, connection on 27 March 2023. URL: http://journals.openedition.org/ejpap/3139; DOI: https://doi.org/10.4000/ejpap.3139

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Olivier Tinland

Université Paul Valéry – Montpellier III
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