- 1 Dans le souci d’alléger l’écriture et d’éviter de trop nombreuses répétitions, seront considérées c (...)
1Le champ des loisirs sportifs connait actuellement un engouement important autour du développement des pratiques d’auto-quantification1. En effet, le phénomène de « self-tracking », qui consiste à quantifier l’évolution, en temps réel, de ses performances mais aussi de ses variables biologiques (comme la fréquence cardiaque) ou mécaniques (la vitesse instantanée par exemple) au moyen d’un dispositif numérique portatif, tend à se généraliser chez les sportifs amateurs (Lupton, 2014 ; Quidu, 2019). En effet, alors que la mise en chiffres de la performance, en lien avec l’enregistrement de ses corrélats physiologiques, était préalablement réservée à l’entraînement des athlètes de haut-niveau (Delalandre, 2009), elle tend aujourd’hui à s’étendre aux pratiquants amateurs. Pharabod et al. (2013, p. 103) évoquent, à cet égard, un « transfert des outils détenus par des experts ou des professionnels vers le grand public ». La « banalisation de la pratique de la quantification à usage privé » s’est opérée sous le triple effet de la miniaturisation des dispositifs, de la réduction de leurs coûts d’acquisition et de la diffusion de l’idéologie de l’auto-optimisation (Dagiral, 2019).
2Qu’il s’agisse de montres et de bracelets connectés (Fitbit ou Apple Watch par exemple) ou d’applications mobiles (Runkeeper ou Strava par exemple), ces dispositifs permettent de constituer des données chiffrées, dites en « troisième personne » (Vermersch, 2010) : celles-ci correspondent à une objectivation extrinsèque du « corps vivant » (Andrieu, 2011), indépendamment de ce que ressent l’acteur. Ce faisant, elles rendent visibles certains processus infra-conscients et documentent le volet comportemental des conduites. Ces matériaux en troisième personne sont à différencier des données dites en « première personne » (également qualifiées de « phénoménologiques ») qui renseignent, quant à elles, la facette intime et ressentie des actions. Elles décrivent l’expérience telle qu’elle est effectivement et singulièrement éprouvée par l’acteur lui-même, depuis son propre point de vue. En ce sens, elles permettent d’accéder au « corps vécu » (Andrieu, 2011) de l’élève et à ce qui fait réellement sens pour lui.
- 2 Nous nous appuyons ici sur la nomenclature fournie par les programmes du lycée général et technolog (...)
3L’Éducation Physique et Sportive (EPS) ne s’est pas montrée indifférente à la démocratisation de telles pratiques sociales. De nombreux enseignants, principalement issus de la culture anglo-saxonne dans un premier temps puis de plus en plus en France, commencent ainsi à intégrer, dans leurs leçons, des séquences pédagogiques impliquant l’utilisation, par les élèves, de dispositifs d’auto-quantification (Casey et al., 2017 ; Lupton, 2015). Le spectre des Activités Physiques, Sportives et Artistiques (APSA) potentiellement concernées par l’automesure en EPS s’avère extrêmement large : en effet, des activités comme la course en durée ou le step, au sein du Champ d’apprentissage n° 52, apparaissent tout d’abord comme particulièrement propices à la « mise en chiffres de soi » (Pharabod et al., 2013) ; il en va désormais de même pour la natation (au sein des Champs n° 5 ou n° 1), avec le progrès de l’étanchéité des outils. La musculation s’y prête également, en lien avec des recueils de performances quantifiées, manuels (carnet d’entraînement) ou digitaux. Nous pourrions encore élargir les possibilités de la quantification à la course d’orientation (avec le développement des bracelets GPS) au sein du Champ d’apprentissage n° 2.
4S’appuyant sur quelques-unes de ces activités-supports, notamment au sein du Champ n° 5, les propositions pédagogiques disponibles dans la littérature professionnelle mettent en lumière de nombreux intérêts éducatifs associés à ces outils : leviers motivationnels et outils de captation de l’attention (Tomaszower, 2018), tremplins pour construire des communautés d’utilisateurs et renforcer l’apprentissage de la coopération (Bodsworth & Goodyear, 2017), moyens de ludification (Whitson, 2013) ou encore d’augmentation du plaisir perçu des élèves (Williamson, 2017). Pour autant, plusieurs études démontrent que, suite à une première phase d’engouement lié à la nouveauté – source de « dissonance cognitive » selon Berlyne (1970) –, certains élèves manifestent rapidement des attitudes de résistance voire de désengagement (Esmonde, 2018), non seulement vis-à-vis de l’outil, mais aussi, de manière plus préoccupante, vis-à-vis des activités au sein desquelles ces dispositifs étaient utilisés. Ce délaissement du dispositif, et par contagion, de la pratique physique pourrait résulter de causalités diverses dont la survenue d’une sensation d’ennui (Williamson, 2017) ou d’une impression d’inutilité de l’outil (Lupton, 2015) ; certains élèves tendraient également à interpréter l’automesure comme une généralisation de la surveillance par l’enseignant, et par extension l’École, et le vivraient comme une oppression inconfortable (Goodyear et al., 2017). La comparaison systématique avec des pairs plus performants pourrait également conduire à une dégradation de l’estime de soi (Esmonde, 2018), tout comme l’incapacité répétée à atteindre, sous le regard d’autrui, des objectifs chiffrés préalablement fixés ; s’ensuivraient des sentiments de honte, de culpabilité voire de résignation (Esmonde, 2019). Au final, la conjonction de ces diverses configurations peut expliquer un certain scepticisme voire une résistance – de la part des élèves comme des enseignants – à l’intégration de ces technologies digitales en EPS. Des constats homologues ont pu être effectués aussi bien chez les sportifs amateurs (Lupton, 2020) que chez les personnes malades et/ou âgées (Favier-Ambrosini, 2020 ; Tulle, 2018). S’y manifestent des taux finalement très élevés d’abandon du dispositif d’automesure, après des périodes d’utilisation relativement restreintes. À titre illustratif, Clawson et al. (2015) soulignent qu’un tiers des consommateurs américains ayant possédé un dispositif portatif a cessé de l’utiliser dans les six mois consécutifs à son acquisition ; par ailleurs, la moitié de ces possesseurs ne l’utilise plus du tout.
5Tentant de comprendre les mécanismes spécifiques sous-tendant un tel phénomène d’abandon massif, Quidu (2019) émet l’hypothèse suivant laquelle les utilisateurs de dispositifs numériques de self-tracking en viennent à les abandonner parce qu’ils tendent à dégrader substantiellement l’expérience corporelle et émotionnelle qu’ils éprouvent durant leur pratique sportive. Est ainsi soutenue l’idée selon laquelle ce rejet constituerait une forme de « sagesse pratique » (Lefebvre & Tordesillas, 2009) des individus dans le but de préserver leur qualité de vie détériorée par l’utilisation prolongée de l’auto-quantification. Plus précisément, l’auteur formalise trois mécanismes explicatifs à l’origine d’une telle altération de la qualité de l’expérience sportive vécue : tout d’abord, la mise en chiffres de soi, parce qu’elle rendrait visibles et tangibles, de façon univoque et difficilement contestable, les (contre-)performances, catalyserait une modification de la dynamique motivationnelle des pratiquants vers des motifs de comparaison sociale et de compétition. Or, ceux-ci sont positivement corrélés à une augmentation du stress et de l’anxiété ressentis, à une diminution du plaisir éprouvé et à un effondrement de la motivation intrinsèque, notamment chez les sujets possédant un faible niveau de compétence perçue (Curry, 2004). Par ailleurs, en référence à la théorie de « l’auto-détermination » (Deci & Ryan, 2000), la quantification favoriserait la bascule d’une finalisation intrinsèque de la pratique (par exemple, courir pour le simple plaisir de courir) à une motivation purement extrinsèque, laquelle constitue un excellent prédicteur de l’abandon de la pratique physique. En effet, dès lors qu’ils quantifient leurs performances, les sportifs tendent à se focaliser davantage sur le produit final de la tâche (c’est-à-dire sur l’issue de l’action) et, ce faisant, à se détourner du processus même de l’activité ainsi que des sensations et émotions qui y sont associées (Etkin, 2016). À un deuxième niveau, le self-tracking générerait un « conflit de buts » chez le pratiquant, tiraillé entre, d’une part, la recherche immédiate d’émotions (dont le plaisir) et, d’autre part, l’objectif différé de produire une performance. Or, l’émergence concomitante de telles préoccupations concurrentes, qui délimite un « dilemme », est associée à une expérience déplaisante et inconfortable (comme ont pu le montrer Ria et al. (2001) chez les enseignants-débutants), notamment en lien avec le sentiment anxiogène d’urgence temporelle (Etkin et al., 2015). Enfin, à un troisième niveau, la quantification de soi contribuerait à dégrader la qualité du vécu en cours d’action par un effet de « distraction attentionnelle » et de « surcharge cognitive » (Kristensen & Ruckenstein, 2018), conduisant le pratiquant à se disperser sur des aspects de l’activité très nombreux et non nécessairement pertinents, l’empêchant d’être pleinement présent à l’ici-et-maintenant de son expérience.
6Au final, par la combinaison de ces trois mécanismes, l’auto-quantification numériquement assistée pourrait constituer une entrave à la possibilité, pour le sportif, de vivre des expériences résonantes. Rosa (2018) définit la « résonance » comme une qualité de la relation qu’un sujet peut nouer avec soi-même, son corps, l’environnement physique ou autrui et qui lui fera ressentir un état optimal de disponibilité, de plénitude et d’ouverture sensorielles. L’abandon de la pratique du self-tracking pourrait alors apparaître comme une réaction d’auto-défense de la part de pratiquants désireux de retrouver cette relation résonante que l’auto-quantification aurait contribué à altérer.
- 3 La « catastrophe » consiste, non pas dans l’abandon du dispositif, mais dans la dégradation de la q (...)
7La survenue d’un tel « scénario-catastrophe3 » constitue-t-elle, pour autant, une fatalité inéluctable qui devrait inciter l’enseignant d’EPS à exclure, en bloc, l’automesure digitalement assistée de ses pratiques professionnelles ? Ce faisant, ne risquerait-il pas de se priver d’une ressource pédagogique susceptible de diversifier l’expérience motrice des élèves, d’enrichir leurs savoir-faire perceptifs et de les préparer à la gestion de leur vie physique future ? Nous soutiendrons l’idée que la spirale conduisant à l’abandon de l’outil et, plus fondamentalement, de l’activité physique, telle que formalisée par Quidu (2019), aura d’autant plus de risques de se produire que les élèves n’auront pas appris à différencier individuellement les usages bénéfiques versus destructeurs, pour eux-mêmes, des pratiques de quantification de soi. Celles-ci n’ont, en elles-mêmes, aucun caractère inéluctablement néfaste ou profitable ; elles ne sont, dans l’absolu, ni aliénantes ni émancipatrices. En effet, ce dont il sera ici fondamentalement question n’est pas la valeur intrinsèque de l’outil technologique, mais bien la façon de l’utiliser et de l’intégrer dans ses pratiques. Sur cette base, nous développerons une approche pédagogique résolument non normative : en effet, il ne s’agira pas d’enseigner aux élèves, de façon uniforme, des supposées « bonnes pratiques » de la quantification, en stigmatisant d’emblées celles que nous aurions étiquetées comme « nuisibles ». À l’inverse, suivant une posture plus pragmatique, nous les inciterons à explorer, expérimenter et comparer diverses utilisations des outils d’automesure ainsi qu’à en apprécier les bénéfices, comme les méfaits, respectifs sur la qualité de leurs expériences vécues. Au final, qu’ils décident d’utiliser (suivant des modalités variables qui restent à définir) ou de se passer des dispositifs de self-tracking, les élèves doivent pouvoir faire ce choix, pour maintenant et pour plus tard, en connaissance de cause, de manière « éclairée » (Programme d’EPS du lycée général et technologique, 2019). Dit autrement, il est de notre responsabilité, en tant qu’enseignants d’EPS, de « créer les conditions de la liberté réelle des choix » (Davisse, 2010, p. 88).
8Cet enjeu éducatif nous semble d’autant plus impérieux que la logique de l’automesure tend aujourd’hui à affecter, au-delà des pratiques sportives, des sphères de plus en plus nombreuses de la vie professionnelle, sanitaire, familiale, intime ou de loisirs (Cahour & Licoppe, 2010) si bien que l’individu contemporain est confronté presque quotidiennement à l’enregistrement et à l’interprétation de sa propre activité (Zouinar, 2019). Or, la maîtrise de compétences dans l’usage de l’auto-quantification, afin qu’elle n’ait pas d’effets délétères sur la qualité de vie des individus, n’est pas innée ; ces compétences doivent se développer et pourraient l’être dans le contexte sécurisant de l’EPS.
9C’est dans une telle perspective que nous allons détailler deux propositions pédagogiques visant à éduquer les élèves en EPS et par l’EPS à l’auto-quantification. Ces propositions ont été expérimentées à titre exploratoire par l’un des co-auteurs du présent article, professeur agrégé d’EPS dans l’enseignement supérieur, auprès d’étudiants volontaires, dans le cadre d’un créneau annuel de musculation/cardio-training. La présente réflexion systématise et formalise cette stratégie d’intervention qui n’a toutefois pas fait l’objet de recueils empiriques précis ni d’analyses systématiques. Dès lors, il appartient à chaque enseignant de se les approprier, de les opérationnaliser et de les spécifier en fonction de la singularité de son contexte d’exercice. Les propositions présentées n’ont pas pour but ultime de faire adhérer, à tout prix, les élèves à l’automesure. Nous n’avons personnellement aucun intérêt économique dans le marché des outils de self-tracking, qui aurait pu nous inciter à encourager les élèves à utiliser, abandonner ou renouveler un quelconque dispositif. Par ailleurs, nous ne sommes a priori ni technophiles fascinés, ni technophobes par principe. En tant qu’éducateurs, nous revendiquons, au titre de finalité de notre intervention, d’accompagner chaque élève dans la construction d’une relation de qualité à la pratique des activités physiques et sportives. À cette fin, nous sommes attentifs à toutes les ressources susceptibles de diversifier leurs expériences motrices et d’affiner leurs ressentis ; parmi celles-ci figurent les dispositifs d’auto-quantification. À quelles conditions l’apprentissage de certains usages du self-tracking pourrait-il contribuer à optimiser les performances et les apprentissages des élèves, notamment perceptifs, tout en les préparant aux nombreuses situations de quantification auxquelles ils seront très vraisemblablement confrontés ?
10L’enjeu de cette première proposition réside dans le fait d’accompagner les élèves dans la mise en œuvre d’une posture expérimentale, consistant à tester divers usages de l’auto-quantification et à en comparer les conséquences différentielles sur leurs performances, leurs ressentis, leurs motivations ainsi que leurs niveaux de plaisir versus déplaisir. Par tâtonnements, chaque élève pourrait être ainsi en mesure d’identifier les utilisations spécifiques qui lui seraient, individuellement, le plus bénéfiques, notamment du point de vue de la qualité de son vécu dans l’activité. Nous envisagerons successivement les conditions de la construction de cette attitude exploratoire à l’échelle d’une session de pratique, puis d’une séquence d’EPS, avant de souligner que celle-ci devra nécessairement s’accompagner de l’intégration d’une relation de bienveillance envers soi-même.
11La démarche dont nous visons l’incorporation par les élèves sera dite « expérimentale », non seulement parce qu’elle procède par une série d’essais-erreurs, mais surtout parce qu’elle invite l’élève à manipuler diverses « variables indépendantes » (VI) dont il s’agira d’apprécier l’impact sur plusieurs « variables dépendantes » (VD). Concernant les VI, les élèves seront incités à tester divers moments et fréquences de consultation du dispositif d’automesure, aussi bien sur un temps court (à l’échelle d’une session de pratique) que sur une période plus longue (à l’échelle d’une séquence d’enseignement). Il conviendra alors pour l’élève de mesurer l’influence de plusieurs conditions d’enregistrement sur quatre VD en particulier, lesquelles concourent conjointement à la constitution d’une expérience vécue de qualité : le niveau de performances perçu, la nature des ressentis sensoriels, l’intensité de la motivation et le degré de plaisir éprouvé. Chaque élève, individuellement, devra déterminer les fréquences ainsi que les moments « optimaux » de consultation de sa montre connectée, c’est-à-dire qui lui permettent d’améliorer chacune de ces VD.
12Illustrons cette proposition au sein d’une séquence de demi-fond (Champ d’apprentissage n° 1), visant à préparer l’épreuve du 800 mètres du baccalauréat (BO n° 36 du 3 octobre 2019). Durant les différentes sessions d’entraînement, les élèves devront consulter leur montre connectée (indiquant notamment le temps de passage, la vitesse instantanée et la fréquence cardiaque) à des moments bien distincts : « au début et à l’issue d’une course » ; « uniquement au début » ; « uniquement à la fin » ; « dans les moments jugés difficiles » ; « dans les moments jugés faciles ». Ils expérimenteront également diverses fréquences de consultation du dispositif durant la course : « très souvent » (par exemple toutes les dix secondes) ; « moyennement souvent » (quatre fois maximum durant la course) ; « peu souvent » (deux consultations tout au plus) ; « jamais ». À l’issue de la réalisation de chacune de ces conditions, puis après les avoir toutes testées, chaque élève sera incité à comparer, sur lui-même, les effets (en termes de VD) des différents moments et fréquences de consultation (VI), et ce, tout d’abord sur sa performance chronométrique.
13Effets sur la performance objective : en comparant leurs résultats bruts dans ces différentes conditions, les élèves sont-ils en mesure d’identifier, individuellement, des fréquences de consultation ayant favorisé leurs performances chronométriques ? Par ailleurs, certains moments spécifiques de visionnage des données, en temps réel, leur ont-ils permis d’ajuster leur allure (accélérer, ralentir, maintenir la vitesse) afin d’atteindre une performance optimale ?
- 4 Voir Ménagé (2014) pour une illustration professionnelle en EPS. Pour une proposition institutionne (...)
- 5 Pour “Rating of Perceived Exertion” (littéralement, « la mesure de la perception de l’effort »).
- 6 La formulation « réfléchir son propre vécu » renvoie à l’explicitation psycho-phénoménologique et à (...)
14Effets sur les ressentis en course : au-delà de la performance objectivable, c’est aux ressentis de chacune des courses que nous demandons aux élèves d’être attentifs : sont-ils en mesure de repérer des moments de consultation qui ont nui, de leur point de vue singulier, à leur aisance en course ou encore à la qualité de leur technique ? L’enseignant veillera ici à ancrer l’effort d’explicitation des élèves sur des outils favorisant la re-évocation, à l’instar des « échelles de ressentis »4, comme la RPE Scale5 de Borg (1973). Selon nous, l’utilisation de ces échelles sera d’autant plus accessible aux élèves qu’elles différencieront plusieurs catégories de ressentis (par exemple respiratoires, musculaires, cardiaques et psychiques) et ordonneront, au sein de chacune d’entre elles, l’intensité des sensations éprouvées, soit par un code couleur, une échelle numérique ou un gradient de difficulté. À la suite de Paintendre et al. (2019), il nous semble par ailleurs que l’explicitation sera d’autant plus favorisée qu’elle s’appuiera sur des outils, non pas standardisés et préexistants à l’activité des élèves, mais construits de façon individualisée et singulière par chacun d’entre eux. Notons enfin, à la suite de Guérin et al. (2004), que les élèves risqueront spontanément d’adopter, vis-à-vis de leur propre expérience, une posture normative consistant soit à juger leurs actions (« ce choix n’était pas pertinent »), soit à les justifier (« j’ai fait cela car… »), soit encore à indiquer ce qu’il aurait fallu faire (« j’aurais dû accélérer »). À l’inverse, apprendre à réfléchir (sur)6 son propre vécu supposera de construire une posture non normative, faite d’accueil de ce qui émerge, et descriptive, en relatant « ce qu’ils ont effectivement réalisé », indépendamment de « ce qu’ils auraient dû accomplir ».
15Effets sur la motivation : à un troisième niveau, chaque élève sera invité à se questionner sur les conséquences motivationnelles de la consultation de son dispositif d’automesure : certaines fréquences et/ou certains moments leur ont-ils donné envie d’arrêter de courir ou, au contraire, de redoubler d’effort ? Sur le terrain des courses de montagne, Rochat (2017) a par exemple pu montrer que consulter sa montre durant une phase difficile (et ce, notamment si les données sont perçues comme négatives) pouvait s’avérer démoralisant ; pour d’autres pratiquants, notamment ceux animés par un « but d’approche de la performance » (Curry, 2004), consulter sa montre dans un moment difficile pourra produire un effet redynamisant. Il ne s’agit donc pas pour nous, en tant qu’enseignants, de décréter la fréquence et le moment idéaux de consultation, mais d’encourager chaque élève à identifier, par tâtonnements, sa temporalité « optimale », c’est-à-dire optimale de son propre point de vue, en référence à sa propre singularité. Bien qu’il soit ici question de favoriser l’accès de l’élève à son « monde propre » de significations et de motivations, il ne s’agit en aucun cas de considérer cette activité d’explicitation (et plus généralement l’éducation au self-tracking) comme relevant d’un pur solipsisme introspectif ; l’élève n’est pas condamné à demeurer seul face à la subjectivité de son expérience. En effet, la médiation d’un tiers – qu’il s’agisse de l’enseignant ou d’un pair – s’avèrera souvent facilitatrice ; cela suppose toutefois qu’une relation de confiance et de complicité s’instaure entre les protagonistes (Vors et al., 2017), que ces derniers co-construisent un code communicationnel et linguistique partagé et que le médiateur soit formé afin de s’abstenir formellement de tout jugement normatif (« ce n’est pas comme cela que tu aurais dû faire ») et déontique (« il faudrait procéder ainsi »). Les techniques de questionnement de l’élève-médiateur pourront, à cet égard, s’inspirer de celles mises en œuvre dans l’entretien d’explicitation et/ou d’auto-confrontation : en effet, au-delà de leurs spécificités, ces dernières convergent pour proscrire du questionnement le registre du pourquoi (« pourquoi as-tu accéléré ici ? ») et lui préférer celui du comment (« comment te sentais-tu au moment où tu as accéléré » ?).
16Effets sur les émotions : suivant la même logique d’enquête comparative, les élèves seront amenés à interroger les conséquences sur leur vécu émotionnel singulier, en termes de plaisir versus déplaisir et de confort versus inconfort, de différents moments et fréquences de consultation ; il est ici conseillé d’utiliser une « échelle des états affectifs » telle que proposée par Ria et al. (2001) dans le cadre de l’étude de l’expérience émotionnelle des enseignants. Dans ce cadre, certains élèves pourront manifester, par exemple, un haut niveau de stress à ne jamais consulter leur dispositif, malgré une forte tentation de le faire, et donc à évoluer « à l’aveugle », en l’absence de feedback ; tandis que d’autres se sentiront peut-être, à l’inverse, oppressés par l’idée de devoir respecter, en permanence, des fourchettes préétablies de mesures chiffrées.
17Il nous semble pertinent de transposer cette démarche expérimentale et comparative sur un temps plus long, à l’échelle d’une séquence de douze leçons par exemple, en course en durée (champ d’apprentissage n° 5) : les élèves auraient pour consigne de s’enregistrer lors de chacune des quatre premières séances ; puis, ils n’utiliseront pas leur dispositif durant les trois séances suivantes ; enfin, ils n’enregistreront leur activité qu’aux 8ème et à 11ème séances. À l’issue de chaque leçon et à la fin de la séquence, les élèves seront invités à se questionner sur les conséquences de ces diverses conditions d’enregistrement sur leurs performances (il s’avèrera toutefois difficile de neutraliser les effets de l’entraînement), leur niveau de motivation et leurs émotions.
18Effets sur la motivation : d’un point de vue motivationnel, les élèves compareront leur détermination à réaliser la séance programmée, avec versus sans enregistrement : le fait de ne pas se savoir mesuré diminue-t-il l’intensité de leur investissement ? Un tel questionnement permet de renseigner l’élève sur son niveau de motivation intrinsèque : parvient-il encore à trouver de l’intérêt lorsque sa session de course n’est pas objectivée ? C’est aussi son degré de dépendance aux systèmes d’automesure qu’il s’agit, pour l’élève, de conscientiser : comment vit-il le fait de se passer de sa montre connectée sur certaines sessions ? Parvient-il à ne pas la consulter même si elle est à son poignet ? L’élève sera par ailleurs invité à se questionner, notamment à l’aide d’un pair-médiateur, sur les significations que revêt, depuis son point de vue singulier, l’automesure : y a-t-il recours pour se rassurer (en visualisant des courbes ascendantes de progression) ? ; pour progresser exclusivement ? ; pour mieux se connaître ? ; pour se souvenir de chacune de ses séances ? Si chaque élève est incité à répondre individuellement à de telles interrogations, il pourrait néanmoins s’avérer bénéfique pour lui de comparer, au sein d’un groupe de pairs, les effets potentiellement différenciés que suscite l’auto-quantification sur chacun d’entre eux. L’enjeu consisterait alors à susciter, entre les élèves, une confrontation des points de vue (Auvray, 2010 ; Gréhaigne et al., 2015), ou plus exactement de leurs ressentis et mobiles. Le risque serait alors l’écueil du conformisme, qui reviendrait, pour l’élève, à adopter un usage donné de l’outil, par mimétisme avec un camarade, en niant, par là même, la singularité de ses besoins propres.
19Effets sur les émotions et le degré d’immersion dans la situation : en ce qui concerne l’aspect émotionnel, nous encouragerons l’élève à questionner, suivant les conditions d’automesure, son niveau de présence, de disponibilité et d’ouverture à l’environnement extérieur, éventuellement naturel (comme en course d’orientation), dans lequel il évolue : la présence de la montre tend-elle, par exemple, à générer une déconnexion vis-à-vis de son milieu (Young et al., 2016) ? Une fréquence de consultation trop élevée n’a-t-elle pas pour conséquence de se couper de l’ici-et-maintenant de ses sensations ? Notons, à cet égard, que la préoccupation d’une immersion pleine et d’un contact non perturbé à la nature (Bogner, 1998) prend une place centrale dans les programmes d’EPS du monde entier (Gadais et al., 2018). S’il apparaît difficile de qualifier dans l’absolu son « degré d’immersion » dans l’action, il nous semble plus abordable, pour des élèves d’âge scolaire, de repérer des « différences relatives de degrés d’immersion », dans deux conditions fortement contrastées, d’où l’intérêt selon nous d’une approche de type comparatif.
20Encourager les élèves à mesurer l’influence de diverses conditions d’enregistrement et de consultation de leur montre connectée, notamment en termes de résultats bruts, ne manquera pas de les interroger sur le sens et le statut mêmes de la performance dans nos sociétés : doit-on et peut-on battre son record à chaque nouvelle session ?
- 7 “A strategy to distance themselves from their data, emphasizing that they are human – not machines (...)
21À un premier niveau, l’entraînement à l’automesure pourrait permettre aux élèves de prendre conscience que le simple fait de traduire un phénomène en nombres, pour l’évaluer dans le temps, s’inscrit dans une « idéologie de la performance » et dans un « mythe de la perfectibilité infinie » (Queval, 2012) : l’individu est ainsi incité à « se dépasser en permanence » (Ehrenberg, 1998). L’enseignant encouragera les élèves, dans une optique de construction de leur esprit critique, à réfléchir au degré de violence (en l’occurrence contre soi-même) d’une telle injonction au dépassement permanent de ses propres limites. Sans bien sûr légitimer la « stratégie du moindre effort » puisqu’il n’est en aucun cas question pour nous de renoncer à la visée de performance, a minima autoréférencée, il nous semble indispensable d’aider l’élève à construire, vis-à-vis de lui-même, un rapport « bienveillant » (Terraz & Denimal, 2018), c’est-à-dire respectueux de son intégrité affective et de sa qualité de vie. De façon concrète, cette bienveillance envers soi-même inclura une possibilité de « relâchement temporaire » – plus ou moins prolongée suivant les sensibilités de chacun – pouvant se traduire, notamment, par un « droit à ne pas se mesurer ». Esmonde (2019, p. 10) montre, à cet égard, que le choix de ne pas quantifier certaines sessions apparaît, chez des coureuses amateures, comme une « stratégie pour se distancier de leurs données, en insistant sur le fait qu’elles sont des humaines, non des machines, et ne peuvent être parfaites chaque jour »7.
22Les élèves seront également invités à réfléchir au statut à accorder à ce qu’ils seraient spontanément amenés à interpréter comme une « contre-performance ». Or, réaliser une performance inférieure à son record personnel ne constitue pas ipso facto une contre-performance. Elle ne revêt, de façon mécanique, ce statut que pour celui qui est persuadé de la possibilité d’une progression linéaire (voire exponentielle), régulière et indéfinie des performances. Or, cette croyance relève davantage du mythe que de la réalité physiologique. Les athlètes de haut-niveau, eux-mêmes, ne battent pas leur record à chaque sortie ; ils se situent la plupart de la saison bien en-dessous de leurs performances maximales, leur préparation ciblant l’atteinte d’un pic de forme au moment de l’échéance prioritaire de leur saison (Broussal-Derval & Bolliet, 2010). Par ailleurs, les vitesses de progression dépendent fortement du degré d’expertise : ainsi, dans les stades initiaux de l’apprentissage, les progrès peuvent s’avérer rapides et substantiels ; ils deviendront, à mesure que l’expertise avance, de plus en plus lents, incertains et difficiles à conquérir ; des pics de progression alterneront avec des plateaux de stagnation et des phases de régression. Ce fonctionnement cyclique et non linéaire n’a en lui-même rien de pathologique ni de spécifique aux élèves. Ces derniers devront toutefois en prendre conscience et ce, d’autant plus que, bien qu’inatteignable, cette auto-injonction de battre chaque jour son record est implicitement entretenue par la quantification.
23Il est donc crucial pour l’enseignant de déconstruire ce fantasme afin que l’élève puisse développer une attitude mature, sereine et constructive vis-à-vis de ses données personnelles. À cet égard, Cury (2004) a démontré que les sujets animés par un « but d’évitement de la contre-performance » manifestaient un haut niveau d’anxiété et un faible plaisir perçu : en effet, tant que l’élève sera convaincu que toute performance peut, voire doit, être nécessairement battue à chaque nouvel enregistrement, il ne pourra vivre la baisse momentanée de ses résultats que sur le mode de la menace pour son estime personnelle. À l’inverse, l’élève sera « flatté » par une courbe qui progresse ; son ego s’en trouvera regonflé ; le chiffre joue alors une fonction de « réassurance narcissique ». Néanmoins, les automesures se chargeront tôt ou tard – le plus souvent tôt – de saper ce fantasme ; elles le feront de façon impitoyable (« les chiffres ne mentent pas » se plaisent à dire les membres du Quantified Self), infligeant à l’élève une blessure psychique qui le conduira souvent à l’adoption de comportements non adaptatifs vis-à-vis de l’apprentissage (stratégies d’auto-handicap, réduction ostensible d’effort, détournement des tâches, etc.), pouvant aller jusqu’à l’abandon du self-tracking, voire de toute activité physique, afin de sauvegarder son estime personnelle. Selon Pharabod et al. (2013, p. 115), « c’est cet aspect fortement affectif des chiffres qui explique les comportements parfois observés comme l’effacement ou le non-enregistrement des données quand on sait qu’elles perturbent la série ». Il est donc préférable, pour l’enseignant, de prendre en charge, de façon anticipée, cette déconstruction afin qu’elle s’avère moins douloureuse pour les élèves lorsqu’ils y seront confrontés. En plus d’accepter, sans la vivre comme une offense affective personnelle, cette baisse momentanée des performances (qui ne relève pas, en soi, automatiquement de la contre-performance), l’élève pourra éventuellement lui donner du sens : en effet, il pourra s’agir d’une alerte, d’un symptôme, d’un signe avant-coureur potentiellement révélateur d’un surentraînement, qu’il conviendra d’enrayer par une adaptation des charges de travail.
24Il nous semble ensuite pertinent de prendre appui sur la prise de conscience, permise par la pratique prolongée du self-tracking, de cette impossibilité biologique de faire progresser indéfiniment ses données chiffrées, pour ouvrir culturellement les élèves aux pratiques modernes d’entraînement. Celles-ci se caractérisent en effet par une conception non linéaire de la programmation, organisée en « cycles » ou en « vagues » ; des phases de travail intense et modéré se succèdent (Schoenfeld, 2018), afin de prévenir la survenue de la « stagnation des performances ». Lorsque celle-ci survient, seront mises en œuvre des « stratégies anti-stagnation » : face à l’atteinte d’un plafond – voire d’une régression – des performances, Lafay (2014) suggère par exemple de « contourner » le problème, plutôt que de l’« affronter », en évoluant avec des charges de travail inférieures ou à des vitesses ralenties. Sans développer davantage, il nous semble important, dans l’optique de permettre à l’élève de « construire durablement sa santé » et d’« accéder au patrimoine culturel » (Programme d’EPS du lycée général et technologique, 2019), de le sensibiliser à ces méthodes modernes – cycliques et non linéaires – de préparation physique ainsi qu’aux stratégies anti-stagnation qu’elles proposent.
- 8 Littéralement « l’effet gros poisson dans la petite mare ».
25La construction d’une relation bienveillante envers soi-même dans le contexte de l’auto-quantification pourrait enfin être travaillée en invitant l’élève à réfléchir à la problématique de la « norme » en référence à laquelle il a l’habitude d’effectuer l’(auto-)évaluation de ses propres performances chiffrées : s’appuie-t-il sur une référence personnelle (dans ce cas, le sujet se compare temporellement à lui-même et plus précisément à des performances passées), une référence sociale (le sujet se compare aux performances réalisées par des pairs) ou une norme extrinsèque absolue (le sujet essaie de dépasser une performance chiffrée préalablement fixée) ? Il s’agit, selon nous, de sensibiliser les élèves aux écueils potentiels de chacune de ces stratégies comparatives. Par exemple, peut-on raisonnablement se comparer à soi-même dans le temps, toutes choses égales par ailleurs, en s’assurant que les conditions de la performance soient réellement homologues ? Concernant la comparaison à autrui, l’élève devrait être averti du “big-fish–little-pond effect”8 (Chanal et al., 2005) suivant lequel l’impact d’une évaluation sociale par l’individu sur son estime personnelle dépend fondamentalement du niveau de compétences des pairs avec lesquels il se compare : dit autrement, à compétence équivalente, deux sportifs qui se compareraient respectivement avec des pairs extrêmement versus faiblement performants auraient tendance à développer une faible versus une haute estime d’eux-mêmes. Concernant enfin la tentation de se comparer à des références kilométriques « absolues », Pharabod et al. (2013, p. 119) ont démontré le caractère parfois cocasse du questionnement de certains athlètes s’interrogeant, sur un forum en ligne de course à pied : « à partir de quand peut-on dire qu’on est très très bon sur 10 km ? ». Se pose ici de façon aigüe la question du sens même de l’acte de se comparer et de confronter des performances produites par des individus, génétiquement différents, d’âge et de niveau d’entraînement distincts, etc. Il n’est pas ici question d’enseigner aux élèves que doit absolument prévaloir, dans leur procédure d’évaluation de leurs performances quantitatives, une « privatisation des repères » ou, à l’inverse, une recherche d’alignement sur des « valeurs collectives de références » mais plutôt de les sensibiliser à la problématique de l’évaluation, de sa signification, de ses difficultés et de ses limites. Au-delà d’une attitude « judicatoire » envers soi-même (consistant à se juger soi-même et à assumer de fait, seul, la sanction du jugement, avec le risque associé de culpabilité), l’élève ne pourrait-il pas plutôt chercher à développer une attitude compréhensive envers lui-même visant à comprendre les configurations qui sont, chez lui, favorables à la production d’une bonne performance ou, à l’inverse, à identifier les contextes générateurs de contre-performances ?
26À partir d’une approche auto-expérimentale et comparative, chaque élève est censé avoir pu construire un usage personnalisé de l’automesure, optimal de son propre point de vue, et ne nuisant pas à la qualité de son expérience dans l’activité sportive. L’altération du vécu (du point de vue de la motivation, des affects et des sensations) aurait eu pour conséquence probable l’abandon du self-tracking, privant ainsi l’élève de ses bénéfices potentiels voire, pire, une démotivation plus générale vis-à-vis de l’activité physique. Il convient désormais de questionner l’exploitation que les élèves pourraient faire des données chiffrées ainsi produites par l’auto-objectivation. Avant de démontrer les bénéfices potentiels, pour les élèves, d’une confrontation systématique de leurs données en première et troisième personnes produites sur une même session d’activité, nous envisagerons les modalités possibles d’analyse de leurs données quantitatives.
27Les travaux sociologiques documentant les procédures effectives de traitement des données quantitatives mises en œuvre par les adeptes du self-tracking démontrent que ces derniers « effectuent finalement peu d’opérations statistiques sur leurs données » et « sous-emploient les représentations graphiques proposées par les outils » (Pharabod et al., 2013, p. 114). Selon nous, deux types principaux d’obstacles permettent d’expliquer cette difficulté répandue à donner du sens aux données numériques issues de l’automesure :
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à un premier niveau, le volume même, potentiellement colossal, de données quantitatives recueillies peut constituer un frein à leur exploitation ultérieure. Avant même d’envisager le moindre traitement statistique des données, il convient d’en limiter le volume total et ce, en adoptant à leur égard, une attitude sélective. En effet, à rebours du recueil opportuniste consistant à ne mesurer un paramètre que parce que nous disposons de la technologie permettant de le faire, il sera crucial d’inscrire la mise en chiffres de soi dans un projet réfléchi d’auto-quantification : ainsi, une variable ne sera enregistrée, de façon ciblée et intentionnelle, que si elle est jugée pertinente, par le sujet lui-même, pour éclairer un problème clairement circonscrit. Une fois la variable sélectionnée, il conviendra de minimiser la quantité totale de valeurs enregistrées : comme évoqué dans notre première proposition, il n’est peut-être pas souhaitable de lancer une automesure à chaque séance ; en outre, au sein d’une session donnée, de douze minutes en step par exemple, il n’est peut-être pas utile d’enregistrer le paramètre toutes les dix secondes ; il sera en effet plus difficile de dégager des grandes tendances d’évolution dans le cas d’une fréquence de recueil trop resserrée. Ainsi, s’il est indispensable que chaque élève puisse déterminer, sur un mode pragmatique, la fréquence de mesure la plus adaptée pour lui, afin de préserver la qualité de son expérience vécue, il sera également déterminant d’intégrer, dans la définition de cette fréquence, les possibilités d’exploitation ultérieure des données.
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à un second niveau, se posera la question du type d’analyses susceptibles d’être appliquées aux données chiffrées ainsi obtenues. Lorsque l’élève enregistre l’évolution dans le temps (à l’échelle d’une session donnée ou d’une séquence) d’une variable (fréquence cardiaque, vitesse instantanée, etc.), il va constituer ce que l’on appelle, dans le domaine de l’« analyse du signal », une « série temporelle » (Quidu, 2016), dont l’examen statistique s’avère extrêmement complexe (Delignières & Torre, 2009) et inenvisageable dans le cadre scolaire.
28En résumé, la masse potentiellement colossale de données quantitatives recueillies, pour être pleinement exploitée, exigerait d’être soumise à des analyses de séries temporelles qui sont hors de portée des compétences statistiques des élèves. Doit-on pour autant renoncer à toute analyse instructive des matériaux en troisième personne produits par les dispositifs d’automesure ? L’élève est-il condamné à ne s’en remettre qu’au jugement (arbitraire ?) d’« applications mobiles persuasives » (Quidu, 2019) dont le système de « sanctions-récompenses » est généré par des algorithmes demeurant opaques et cantonnant le pratiquant au rôle d’« automate passif » (Till, 2019) ? Doit-on se satisfaire par ailleurs d’un élève qui se contenterait d’apprécier visuellement, voire esthétiquement, des courbes qui « montent » ou qui « descendent » ? En définitive, comment l’enseignant peut-il guider, de manière réaliste, ses élèves afin qu’ils puissent donner du sens à leurs données personnelles ?
29En premier lieu, il est crucial de faire comprendre aux élèves que la valeur absolue d’un paramètre importe moins que l’évolution même des valeurs prises par une même variable. Ainsi, en tant que médiateur entre l’élève et ses données personnelles, l’enseignant incitera ce premier à se focaliser sur la dynamique du paramètre, c’est-à-dire à repérer, au sein de la courbe, des moments de bascule ou d’inversion de tendances, des ruptures de pentes, des pics ou des effondrements.
30La deuxième stratégie visant à donner du sens aux données quantitatives part de l’idée que les découvertes émergent plus facilement du contraste que de l’analyse. Dit autrement, plutôt que de se concentrer sur l’étude d’une série temporelle isolée, il sera souvent plus « parlant », pour l’élève, de comparer deux séries homologues, c’est-à-dire portant sur la dynamique d’une même variable, mais enregistrées à deux moments différents voire, idéalement, dans deux conditions distinctes. Dans ce dernier cas de figure, l’élève pourra apprécier l’effet différentiel, par exemple sur la dynamique de sa fréquence cardiaque (VD), de la manipulation d’une VI : quelles conséquences, en course en durée, de partir vite vs lentement ou d’un step haut vs bas ?
31Il convient enfin d’aborder la question des analyses sauvages réalisées par l’élève, dans le temps même de son activité motrice. Notre première proposition visait à le mettre en garde contre un visionnage trop fréquent, susceptible de devenir « compulsif » (Attig & Franke, 2019), de sa montre connectée. Rappelons que le simple fait de porter un instrument de mesure incite le sujet à le consulter très régulièrement. Même si la consultation peut, à court-terme, augmenter la productivité (Etkin, 2016), elle risque, à plus long terme, de générer, chez l’élève, un sentiment anxiogène d’urgence temporelle et surtout une surcharge cognitive. Afin de limiter ce dernier écueil, nous proposerons à l’élève, amené à réaliser plusieurs fois le même parcours (en course en durée) ou la même chorégraphie (en step) à ne consulter sa montre, en temps réel, qu’à des moments (par exemple, systématiquement au bout de 6 minutes d’effort) et/ou des endroits (toujours le même lieu dans le parcours ou la même partie dans l’enchaînement), réguliers et déterminés à l’avance. Il pourrait ainsi comparer, en temps réel, l’état de sa performance actuelle (vitesse instantanée, fréquence cardiaque, durée d’effort), à celles antérieurement réalisées. L’enjeu d’une telle rationalisation programmée des consultations consiste à en simplifier l’analyse et l’interprétation par l’élève. En effet, idéalement, celui-ci pourra en tirer des conclusions immédiates et instantanées, sans procéder à des calculs supplémentaires coûteux et distracteurs. Rappelons ici que ces opérations mentales additionnelles introduiraient une situation de « double-tâche » (Schneider & Shiffrin, 1977), puisqu’il s’agirait de calculer tout en continuant sa course ou son enchaînement. Or, en plus d’être éprouvante d’un point de vue attentionnel et de s’accompagner d’une perte d’efficience cognitive, celle-ci risque de conduire à une dégradation de la qualité de l’expérience en précipitant la coupure vis-à-vis des sensations éprouvées dans l’ici-et-maintenant de l’effort.
32Quels pourraient être les bénéfices potentiels, pour l’élève, d’une confrontation systématique entre les données phénoménologiques et objectivées ?
- 9 “The technology appears to take control over their users, rather than the users controlling the tec (...)
33Il pourrait s’avérer dommageable qu’un élève demeure prisonnier d’un type exclusif de données : dans un premier cas de figure, nous aurions affaire à un élève absolument réticent à l’auto-quantification, soit par technophobie, soit par crainte d’une mise sous (auto-)surveillance (Goodyear et al., 2017). Quant à une seconde configuration, elle correspondrait à un élève devenu dépendant aux données d’objectivation et s’empêchant, par là même, de développer des savoir-faire perceptifs ; anesthésié sensoriellement, il serait incapable de ressentir, par lui-même, son « corps vécu », se reposant exclusivement sur l’objectivation extrinsèque de son « corps vivant » par le dispositif qui le met en chiffres (Paintendre & Andrieu, 2015). Pire encore, chez cet élève, la motivation intrinsèque à la pratique sportive pourrait avoir été sapée par une finalisation exclusive de l’activité par l’automesure. Ainsi Pharabod et al. (2013, p. 110) soulignent-ils que, chez certains self-trackers intenses, « le chiffre devient si important que l’enregistrement de l’activité en vient parfois à se confondre avec l’activité elle-même : certains joggeurs n’envisagent par exemple plus de courir sans mesurer leur course et en viennent à considérer comme inutile et ennuyeuse une sortie au cours de laquelle leur dispositif de self-tracking aurait cessé de fonctionner convenablement ». De leur côté, Togstad & Alsos (2018, p. 7) rapportent que, parfois, « la technologie semble prendre le contrôle de son utilisateur, plutôt que l’inverse : les utilisateurs de la technologie eHealth ont déclaré ne se sentir reposés que s’ils ont enregistré huit cycles REM sur leur application »9.
- 10 Mais pas seulement : le développement d’une acuité perceptive sur ses propres ressentis n’est pas r (...)
34Notre souci d’encourager les élèves en EPS à confronter, de façon méthodique, les données en première et troisième personnes documentant une même session d’activité, vise à prévenir l’émergence de ces deux configurations extrêmes, qu’il s’agisse d’un rejet global de la mise en chiffres de soi ou d’une dépendance totale à l’objectivation digitale. Précisons toutefois que ces deux situations extrêmes ne sont pas également dramatiques : l’urgence pédagogique nous semble bien plus prononcée dans le second cas, où l’élève s’interdit l’accès à ses ressentis singuliers et se condamne, par la même, à « demeurer extérieur à son propre vécu, à ne plus vivre son corps qu’en troisième personne » (Verchère, 2016, p. 120). L’enjeu pédagogique consiste alors à travailler à la reconnexion de l’élève avec son propre vécu et au repositionnement des données d’auto-quantification comme simples ressources au service de l’affinement de la connaissance de soi. Dans la situation inverse d’un refus de la quantification, l’enseignant devra se montrer attentif à la diversité des justifications avancées par les élèves : s’adressant à un élève réticent à se mesurer par conviction éthique ou politique, l’enseignant le rassurera quant à la destination et la propriété des données, le droit à l’oubli numérique, etc. D’autres élèves feront, quant à eux, part de leur scepticisme quant à l’utilité de la mise en chiffre de soi. S’il s’agit d’élèves n’ayant jamais expérimenté l’automesure, il convient de les y initier, ne serait-ce que par souci d’ouverture culturelle et de préparation aux procédures de quantification auxquelles ils seront prochainement confrontés. Au contraire, si de tels doutes émanent d’un élève ayant régulièrement et consciencieusement pratiqué l’auto-quantification mais n’en éprouvant plus le besoin, alors il faudra peut-être admettre que cet élève aura su développer suffisamment de savoir-faire perceptifs lui permettant de ressentir son propre fonctionnement organique, de façon autonome. Ses savoir-faire perceptifs se sont peut-être aiguisés au contact du dispositif d’automesure10 qui aura, dès lors, travaillé « à sa propre inutilité ». Une telle situation n’a en elle-même rien de dramatique, elle représente plutôt l’aboutissement d’une interaction réussie avec la technologie dont le sujet est parvenu à s’approprier les fonctionnalités.
35Au-delà d’un tel cas de figure, finalement très rare, nous soutiendrons qu’accompagner les élèves dans la confrontation de données hétérogènes peut s’avérer profitable au service d’au moins deux finalités :
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dans le premier cas de figure, les données en troisième personne seront utilisées comme des ancrages permettant à l’élève d’affiner l’accès à son propre ressenti : les matériaux issus de l’automesure sont ici mis au service de l’affinement des données phénoménologiques. Concrètement, suivant le principe méthodologique proche d’un entretien de remise en situation, l’élève sera confronté aux traces, tangibles et numériques, de son activité passée (par exemple, une rupture de pente dans l’évolution de sa vitesse instantanée), ce qui est censé favoriser la ré-immersion dans la situation vécue, et a fortiori sa re-évocation.
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le point de départ du second cas de figure réside dans la difficulté, pour l’élève, à interpréter l’enregistrement de ses données quantitatives ; à titre illustratif, à un moment de son enchaînement en step, a priori anodin, sa fréquence cardiaque s’emballe, dépasse la zone-cible et l’élève ne parvient pas spontanément à identifier la cause de ce pic qui reste, en l’état, inexplicable. Ici, l’effort d’explicitation des expériences vécues, de façon synchrone, antérieure et/ou postérieure à la survenue de cette rupture de pente dans les données quantifiées, pourra permettre de donner du sens à cet événement objectivé : l’élève identifiera par exemple, dans la dynamique phénoménologique de ses ressentis, des signes avant-coureurs et diffus de ce décrochage cardiaque (une sensation saillante de compression thoracique par exemple), même si ce dernier survient brusquement, au niveau du graphe des données en troisième personne.
36Au final, la confrontation méthodique des données phénoménologiques et objectivées peut être finalisée tantôt par un affinement des savoir-faire perceptifs, tantôt par un besoin de compréhension de la dynamique d’une variable quantitative. Les données en première et troisième personnes apparaissent ainsi alternativement comme fins et moyens. En instaurant une telle confrontation, nous contribuons à prévenir l’enfermement aliénant de l’élève dans un type exclusif de données.
37De façon plus opérationnelle, la démarche d’articulation pourrait déboucher sur des résultats contrastés dont voici quelques configurations possibles :
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les données phénoménologiques et quantitatives apparaissent convenablement corrélées (soit de façon complètement synchrone, soit avec un léger décalage temporel) : conformément au principe de triangulation, suivant lequel un résultat serait d’autant plus solide qu’il demeure invariant dans deux conditions méthodologiques distinctes, cette corrélation permettrait de renforcer la fiabilité et la robustesse des deux types de données convergentes.
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une discordance pourrait, à l’inverse, apparaître entre les niveaux phénoménologique et physiologique : un élève se sentira, par exemple, épuisé en step alors que sa fréquence cardiaque demeurera modérée ; à l’inverse, un autre élève ressentira une très grande aisance en course en durée alors que sa vitesse instantanée connaît un pic remarquable. L’enjeu résidera alors, pour l’élève, à tenter de donner du sens à cette divergence : il s’agira peut-être de repérer des signes avant-coureurs, sur l’une ou l’autre des dynamiques, ou à l’inverse des conséquences différées originellement négligées. L’élève pourrait également être incité à formuler différentes hypothèses et à les mettre à l’épreuve : il ressent aujourd’hui une très grande difficulté à réaliser son enchaînement de step, enchaînement qu’il effectue habituellement avec une certaine facilité ; son ressenti est particulièrement désagréable, il a l’impression d’être en permanence en retard sur le tempo imposé ; ses jambes sont lourdes, il peine à respirer. Pourtant, sa courbe cardiaque ne révèle pas d’emballement significatif ; le sujet est alors incité à analyser plus en détails la dynamique de sa fonction cardiaque ; un élément significatif est alors identifié, une fréquence cardiaque de début d’effort inhabituellement élevée. L’élève reconnait alors qu’il était particulièrement stressé par le contexte d’évaluation et qu’il avait très mal dormi. Envisageons un second exemple d’« énigme » à résoudre pour l’élève : en course en durée, l’élève constate une vitesse de course qui diminue significativement cinq minutes après le départ ; corrélativement, il constate une fréquence cardiaque qui augmente inexorablement. En revenant sur ses ressentis mais aussi sur les intentions infra-conscientes qui l’animaient durant l’action, l’élève se rend compte après-coup que, depuis le début de la course, il s’était grandement désintéressé de sa technique de course, obsédé par l’ambition de « produire une grosse performance » : animé par l’intention de « partir vite », il prend sensoriellement conscience d’avoir négligé la synchronisation de sa ventilation sur le rythme de sa foulée ; la qualité de son appui s’est également dégradée ; crispé, il a perdu en relâchement ; il s’est par ailleurs désuni. Ici, l’intention de « faire une performance » s’est traduite par une dégradation significative de la technique et a fortiori une augmentation du coût énergétique ; celle-ci serait à l’origine, de façon légèrement différée, de la baisse de vitesse constatée (la rentabilité de la foulée s’est détériorée) et d’une augmentation corrélative de la fréquence cardiaque. Dans ce dernier exemple, une découverte sur un plan (par exemple, au niveau de la dynamique des données quantitatives) a suscité une découverte sur un autre plan (au niveau de la dynamique phénoménologique des ressentis et des intentions). En vue d’une prochaine session de course, l’élève serait incité à réorienter son intentionnalité, ayant désormais pris conscience que vouloir aller vite à tout prix, en négligeant sa technique de course, peut générer des effets physiologiques contre-productifs.
38La démarche de confrontation des matériaux phénoménologiques et objectivables peut s’opérer, comme nous venons de le voir, sur une session isolée d’activité ; mais elle peut également s’effectuer, en recourant au contraste, en comparant deux sessions homologues de pratique : par exemple, le même élève compare les enregistrements obtenus (dynamique cardiaque et évolution des ressentis), à cinq semaines d’intervalle, au cours de la réalisation du même enchaînement de step. Évoquons plusieurs cas de figure possibles. Dans la première configuration, les enregistrements physiologiques sont sensiblement identiques. Toutefois, du point de vue des ressentis, la chorégraphie réalisée lors de la séance n° 6 révèle un niveau d’aisance beaucoup plus marqué que lors la séance n° 1. Entre ces deux sessions, des adaptations cardiaques se sont peut-être réalisées (nous n’avons pas ici les moyens de le démontrer), mais ce qui semblerait plus probable, c’est que l’élève s’est adapté subjectivement à la spécificité de l’effort requis par l’enchaînement. Dans une autre configuration, les deux dynamiques (phénoménologique et cardiaque) sont plus basses en séance n° 6 qu’en séance n° 1 : cela suffit-il pour autant à conclure à des adaptations cardiaques et subjectives à l’effort ? Pas nécessairement si l’élève, attentif à ses ressentis, reconnaît avoir mis beaucoup moins d’intensité et de dynamisme dans la réalisation de son enchaînement.
39Un dernier point demeure à questionner. Etant entendu l’intérêt de la démarche de confrontation des données hétérogènes, la diversité des finalités qui y sont associées et la variété des résultats envisageables, il convient désormais de se demander à quel type de données l’élève doit se consacrer en premier, d’un point de vue chronologique : doit-il consulter sa montre connectée immédiatement après sa course, puis, dans un second temps, faire un effort de conscientisation de ses ressentis ? Ou, à l’inverse, doit-il se concentrer en priorité sur la compréhension de ses ressentis, puis, ultérieurement, visualiser ses enregistrements quantitatifs ? Conformément à notre posture non normative, expérimentale et comparative, il ne sera pas question de trancher, de façon a priori et catégorique, en faveur d’une option au détriment d’une autre. À l’inverse, l’élève devrait plutôt tester différents ordres de présentation entre données phénoménologiques et objectives afin d’en mesurer les bénéfices et inconvénients respectifs. En ne se focalisant que sur les méfaits potentiels de ces deux options, une présentation trop systématique des données en troisième personne antérieurement à l’effort d’explicitation de ses ressentis pourrait conduire l’élève à une « dépendance au feedback » (Schmidt, 1993). Si le choix est, à l’inverse, fait de rendre disponibles les données en troisième personne postérieurement, la phase d’accès aux ressentis ne risque-t-elle pas d’être biaisée par une volonté anticipée, de la part de l’élève, de se conformer à ce que pourront indiquer les données quantitatives ?
40Nos propositions d’une éducation à et par l’auto-quantification en EPS se situent à la croisée de deux dynamiques saillantes délimitant les enjeux actuels majeurs de la discipline : d’une part, l’utilisation pédagogique du numérique et la formation au numérique (Dauphas et al., 2018) ; d’autre part, le souci croissant de construire une « EPS du dedans » (Sève & Terré, 2016), c’est-à-dire attentive aux expériences effectivement vécues par les élèves, aux significations intimes qu’ils construisent, en un mot au « point de vue intrinsèque de l’élève ». Dans ce cadre, notre première proposition devait permettre à l’élève d’apprendre à utiliser des dispositifs numériques d’automesure sans nuire à la qualité de son expérience vécue dans l’activité sportive. Pour ce faire, ont été ébauchés les principes généraux d’une approche non normative et non prescriptive favorisant la construction, par l’élève, d’une attitude expérimentale et comparative l’incitant à tester divers usages de l’outil (en termes de fréquences et de moments de consultation notamment) et à en apprécier les conséquences différentielles sur ses performances, mais aussi ses ressentis sensoriels, sa motivation et sa dynamique émotionnelle. Ainsi chaque élève pourrait être en mesure de découvrir, de façon ascendante, le juste usage, pour lui, de l’auto-quantification, en fonction de ses propres normes, aspirations et mobiles d’agir. Désormais en mesure de minimiser les risques potentiels de nuisance, sur l’élève, de l’outil numérique, l’enseignant a pu, dans un second temps, inciter ce dernier à confronter, de façon systématique, des données objectivées avec ses propres ressentis singuliers. Ce faisant, il apparaît envisageable de contribuer à l’éducation sensorielle de l’élève : l’accès à son corps vécu pourrait en partie être facilité par une objectivation numériquement assistée de son corps vivant. Finalement, nous avons tenté de nous tenir à distance d’un double écueil qui aurait consisté, d’une part, en une fascination technophile béate et, d’autre part, en un rejet technophobe en bloc. En effet, nous sommes tout à la fois conscients des dérives possibles de l’auto-quantification et de ses potentialités éducatives.
- 11 Des applications se vantent aujourd’hui de pouvoir évaluer la quantité et la qualité du sommeil, ma (...)
41S’inscrivant à l’échelle de la situation, de la leçon voire de la séquence, nos deux propositions d’une éducation à et par l’auto-quantification n’apparaissent toutefois pas suffisantes, selon nous, dans l’optique de préparer les élèves à la multiplication exponentielle des situations de la vie sociale où ils seront prochainement amenés à se mettre en chiffres, de façon plus ou moins librement consentie, au nom du perfectionnement personnel (Dagiral, 2019 ; Pharabod et al., 2013). Il pourra en aller ainsi dans le domaine de la santé (Favier-Ambrosini & Delalandre, 2018 ; Nguyen-Vaillant, 2010), des pratiques corporelles entendues au sens large11, mais aussi de la vie psychique (quantification de l’évolution de son état d’humeur) et de la productivité au travail. Afin de préparer, par l’EPS, les élèves à la généralisation de telles pratiques d’automesure (dans un esprit à la fois critique et d’ouverture culturelle), il nous semble impératif d’élargir l’horizon temporel de notre intervention.
42Dans ce cadre, nous suggérons une dernière piste pédagogique qui pourrait s’inscrire de façon opportune dans le cadre de l’enseignement optionnel d’EPS en Terminale et plus particulièrement dans les thèmes d’étude liés à la « santé » et à la « prévention, protection des risques » (BO spécial n° 1 du 22 janvier 2019). Elle consiste à accompagner l’élève dans la conception et la mise en œuvre d’un « projet personnalisé d’auto-quantification » (PPAQ) conduit au long-cours. Par cette proposition, il ne s’agit plus seulement d’éduquer les élèves à l’auto-quantification en EPS, mais aussi par l’EPS. Plus concrètement, l’élève serait incité, sur la base d’un problème personnel difficile à résoudre, d’une question qui l’interroge individuellement ou d’un désir intime de changement (en un mot en lien avec une problématique qui fait sens pour lui) à sélectionner une ou deux variables quantifiables, jugées pertinentes de son point de vue, et en connexion directe avec le sport, la motricité ou les pratiques corporelles. Il s’agirait ensuite d’enregistrer sa ou ses dynamique(s) d’évolution sur une durée variable (fortement dépendante de la nature du construit mesuré). Enfin, il s’agirait pour l’élève d’analyser ses recueils, en identifiant certains moments-clés (plateaux, pics, effondrements) dans la dynamique du paramètre et/ou en mettant en lumière des corrélations soit entre deux variables quantitatives, soit entre une variable numérique et des ressentis phénoménologiques.
43Les thèmes retenus par les élèves dans le cadre de leurs projets respectifs d’auto-quantification pourraient s’avérer extrêmement variés ; ils le seront en effet autant que leurs singularités inter-individuelles. À titre purement illustratif et sans aucune ambition d’exhaustivité, peuvent être imaginées quelques thématiques potentielles (dont certaines devraient faire l’objet d’une attention particulière ; voir ci-après) : il pourrait, par exemple, s’agir d’enregistrer l’évolution dans le temps du nombre de calories ingérées quotidiennement, de paramètres biologiques (comme la fréquence cardiaque au lever, la pression artérielle, la glycémie), de mesures staturopondérales (poids, périmètre du biceps, taux de masse grasse) ou encore des temps de sommeil et de sédentarité (durée cumulée en station assise), des performances dans une activité sportive ou un exercice de musculation, d’un construit psychologique (par exemple, l’auto-évaluation de l’estime de soi physique). Plus précisément, un élève pourrait chercher à apprécier l’influence du temps de sommeil sur ses performances sportives quand son camarade s’interrogerait sur la relation éventuelle entre la quantité de sucres ingérés quotidiennement et son état d’humeur.
- 12 Voir à ce titre les sites « pro-Ana » qui distillent aux personnes souffrant d’anorexie des conseil (...)
44Plusieurs des thématiques ci-avant évoquées peuvent sembler potentiellement polémiques et discutables d’un point de vue moral : il s’agit là d’un choix délibéré et assumé. Que penser, en effet, d’un élève dont le projet serait de se peser quotidiennement pendant plusieurs semaines et/ou de mesurer l’évolution de son taux de masse grasse ? Quid de cet autre élève qui projetterait de suivre la quantité de calories qu’il ingère quotidiennement ? Ce type de projets d’auto-quantification poserait des difficultés éthiques sérieuses car la mesure répétée de tels paramètres pourrait déclencher et/ou amplifier, notamment si la période d’enregistrement des données se prolonge dans le temps, des troubles comportementaux (comme l’addiction à l’automesure, la bigorexie, etc.) et/ou des désordres alimentaires (orthorexie, anorexie-boulimie). En effet, la finalité de l’« auto-perfectionnement par les chiffres », au demeurant louable dans son principe, peut s’avérer excessivement éprouvante voire épuisante dans la réalité de sa mise en œuvre (Dagiral, 2019). Des affections spécifiques à l’auto-quantification peuvent survenir (Esmonde, 2019), notamment en lien avec des « pathologies de l’insuffisance et de la responsabilité » (Ehrenberg, 1998). Plutôt que de détourner la discussion de ces questionnements éthiques et de dissimuler le risque pathologique non négligeable, nous souhaitons, en tant qu’enseignants assurant la fonction d’« Homme debout » (Ubaldi, 2004), les affronter, au travers d’échanges avec les élèves, individuellement ou en groupe-classe. La raison en est très simple : les élèves n’ont pas attendu et/ou n’attendront pas le cours d’EPS pour quantifier ce type de paramètres problématiques ; combien d’adolescents obsédés par leur poids se pèsent-ils déjà de façon ultra-fréquente ? Nombre de programmes de musculation, destinés aux publics adolescents, suggèrent par ailleurs à leurs adeptes de peser quotidiennement ce qu’ils consomment. Notre positionnement éducatif consiste à refuser de laisser les élèves s’exposer, seuls, livrés à eux-mêmes, à ces modalités « sauvages » et non encadrées de l’auto-quantification, ou plus exactement, « mal encadrées » : en effet, certaines pratiques dangereuses sont parfois très suivies par la communauté de pairs, mais avec des intentions néfastes12. Sans jamais mettre en danger l’intégrité de l’élève (l’instauration d’un « comité de suivi de projet », pour chaque élève, composé d’au moins un enseignant et de plusieurs de ses camarades, aurait pour but d’y veiller), il s’agirait, dans un contexte bienveillant et protecteur, de lui permettre de vivre en pratique les idéaux associés à l’auto-quantification, tout en faisant l’expérience, à petite échelle, de certaines de ses dérives (dépendance aux biofeedback, anesthésie de la capacité à percevoir son corps vécu, destruction de la motivation intrinsèque, perte d’estime personnelle ou sentiment de culpabilité). Nous faisons l’hypothèse que ce n’est que sur la base d’une expérience vécue (et soigneusement encadrée afin d’en limiter les effets délétères) que les élèves pourront construire une attitude lucide, éclairée et critique vis-à-vis de l’auto-quantification dont la généralisation impose à la discipline EPS d’assumer son rôle propédeutique.
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