1Ce cinquième numéro spécial de la revue eJRIEPS s’intitule : « Utilité des « savoirs » de la recherche pour l’intervention : conditions d’appropriation/utilisation par les enseignantes et les enseignants d’EPS ». Il est issu d’une réflexion collective engagée par plusieurs chercheurs autour de la question des rapports entre la recherche et l’amélioration des pratiques enseignantes EPS (premier et second degré) au service de l’apprentissage des élèves. Il s’avère en effet que « les évolutions attendues sur la réussite des élèves, […] montrent l’urgence à renforcer – par la recherche et par ses résultats – l’expertise pédagogique et éducative des personnels et des collectifs de travail » (Filâtre, 2016, p. 25). Selon les membres du comité national de suivi de la réforme de la formation des enseignants et personnels d’éducation, cette amélioration des compétences des enseignants implique de renouveler la relation entre Recherche, Transfert des connaissances et Formation en favorisant notamment « les structures de dialogue, d’échange et d’élaboration de projets partagés entre le monde académique et le monde scientifique » (Ibid.).

2Ce dossier s’inscrit dans cette volonté de renouvellement. Il vise à interroger les conditions de recherche mises en œuvre par les chercheurs pour que l’univers de la recherche soit plus proche de celui de la formation et de l’enseignement, et que les savoirs de la recherche soient utilisés par les enseignants.

3Cette nécessité de renforcer la sensibilisation des enseignants aux apports de la recherche sur les questions éducatives est une des idées fortes qui ressort de la plupart des débats internationaux sur la formation des enseignants. L’ambition est de chercher à réduire l’écart qui persiste entre la production de savoirs par les chercheurs et leur utilisation au sein des pratiques d’intervention dans le domaine de l’éducation. Le plus souvent en effet les enseignants agissent essentiellement sur la base de croyances fondées sur leur expérience et non sur les connaissances produites par la recherche (Rey, 2014). Lorsqu’il leur arrive malgré tout de mobiliser les savoirs issus de la recherche, alors ces derniers sont transformés et réinterprétés (Altet, 2012). Plus généralement, il ressort du discours du « praticien » une forme d’opposition à la théorie, de contestation des données des chercheurs sous prétexte qu’elles n’ont aucun rapport avec les conditions d’enseignement ordinaires. Tardif, Lessard & Gauthier (1998) mettent ainsi en évidence que l’appropriation des connaissances scientifiques par les enseignants est freinée ou empêchée par la distanciation que celles-ci instaurent vis-à-vis des pratiques concrètes d’enseignement. Trop éloignée des contraintes réelles des enseignants et trop éclatée, la recherche n’aurait dès lors que très peu d’impact sur les pratiques professionnelles (Ibid.).

4Selon Belkhodja & al. (2007) il existe quatre grands groupes de modèles théoriques susceptibles de rendre compte du niveau d’utilisation des connaissances théoriques par les praticiens. Le modèle académique correspond à une perspective positiviste et à une vision traditionnelle du transfert de la connaissance à la pratique. Il repose sur un processus initié par le chercheur impliquant une posture passive, pour ne pas dire soumise des enseignants. Le modèle de la demande repose sur l’idée selon laquelle les résultats d’une recherche ont d’autant plus de chances d’être utilisés qu’ils répondent à un problème défini par les utilisateurs. Dans ce cas, la recherche vise à identifier des solutions alternatives attendues par les enseignants. Le modèle de la dissémination met l’accent sur l’accessibilité de connaissances pertinentes et éprouvées. Les résultats de recherche ont pour vocation d’être vulgarisés et diffusés dans un format compréhensible, accessible et adapté aux besoins des enseignants. Enfin, le modèle interactionniste situe la dynamique relationnelle au cœur du processus d’utilisation des connaissances. Selon ce modèle, ce sont prioritairement la qualité et la fréquence des échanges entre les chercheurs et les praticiens à travers l’ensemble des étapes de production, de dissémination et d’utilisation de connaissances qui déterminent en grande partie l’utilisation des connaissances scientifiques produites.

5Les chercheurs sont ainsi invités à interroger les modalités de production et diffusion des connaissances pour favoriser l’utilisation de ces dernières par les enseignants. Il convient notamment qu’ils parviennent à « penser le rapport ‘au terrain’ et à l’expérience professionnelle » (Faïta & Saujat, 2010, p. 44). Plus particulièrement, il importe que les enseignants pensent l’enseignement comme un travail et mettent à jour les conflits de critères auxquels ils sont soumis (Ibid.). En effet pour Bryck (2017) c’est parce que l’expérience des enseignants n’est pas prise en compte par les chercheurs que les connaissances de la recherche ne permettent pas de fournir des préconisations orientées vers une amélioration des pratiques professionnelles. Vouloir implanter des solutions préfabriquées, sans se soucier des préoccupations professionnelles des enseignants et des conditions de diffusion et d’exercice dans des contextes différents semble ne pouvoir se solder que par un échec. Partageant ce point de vue, Goigoux (2017) suggère de repenser les rapports entre chercheurs et praticiens pour favoriser l’essaimage des résultats de la recherche, le transfert de technologies didactiques ou la reproductibilité des bonnes pratiques. Il propose notamment d’associer les enseignants à la démarche de conception de leurs instruments en organisant, comme le font les ergonomes, un dialogue entre opérateurs et concepteurs au service du développement de leur activité. Plus généralement, cette question interroge les conditions qui président à l’établissement de passerelles effectives et fécondes entre les chercheurs, les praticiens, les formateurs, les formés et les concepteurs (Leblanc, 2017).

6À l’instar des recherches en éducation qui sont insuffisamment diffusées et largement sous-exploitées, les recherches en EPS restent confinées dans le monde des chercheurs alors même qu’elles pourraient avoir une certaine attractivité pour les formateurs et les enseignants. Lorsque les enseignants d’EPS s’approprient les savoirs de la recherche, ils le font le plus souvent de manière disparate par le biais de la formation initiale et de la préparation aux concours (Collinet, 2005). Certains les exploitent de façon « faible et occasionnelle » ou « sporadique et sélective » tandis que d’autres y font référence de façon « intense et sélective » ou « intense et agrégative » (Ibid.).

7Dans tous les cas cependant, le statut de ressources pour l’action des savoirs impose à ces derniers une configuration singulière, instaurant une distance fondamentale avec les connaissances objectivées dont ils sont issus. Terral & Collinet (2007) ont ainsi pu déceler un phénomène de transformation des savoirs scientifiques par les enseignants d’EPS autour de trois points : naturalisation du langage, dépersonnalisation et décontextualisation des données qui existent indépendamment des circonstances. Par ailleurs, confrontés à la pluralité théorique, les enseignants d’EPS adoptent plusieurs attitudes (Quidu, 2014). Certains font preuve de réticence voire de scepticisme à l’égard des savoirs de la recherche et doutent de leur aptitude à aider et outiller les pratiques d’intervention. Les ressources scientifiques sont considérées dans ce cas comme étant très faiblement opérationnelles. D’autres mobilisent les savoirs de façon pragmatique et contextuelle, dans la mesure où ces derniers ne pourront jamais éclairer la totalité d’une réalité qui les dépasse, mais au risque toutefois de les utiliser de façon caricaturale et approximative (Ibid.).

8Plus généralement, les savoirs utilisés par les enseignants d’EPS relèvent d’un processus d’emboîtement, qui traduit des glissements, voire des raccourcis, entre les registres de savoirs experts et savants en fonction des préoccupations inhérentes aux situations pratiques (Brière-Guenoun, 2008). Ils sont de ce fait l’expression d’interprétations personnelles et contextualisées des situations dans lesquelles ils sont activés (Ibid.).

9Même si les enseignants d’EPS démontrent un intérêt pour l’intégration de connaissances scientifiques, ce processus demeure complexe et délicat. C’est pourquoi, depuis une vingtaine d’années deux questions majeures, relatives respectivement à l’appropriation des connaissances au service du développement professionnel et aux conditions de leur transmission/médiation focalisent l’attention de la communauté des chercheurs dans cette discipline d’enseignement (Carnel & Amade-Escot, 2015). Des courants de recherche s’efforcent d’explorer de nouvelles formes de relations entre chercheurs et praticiens. Cependant, le plus souvent ces recherches visent le développement professionnel à travers des dispositifs d’analyse de l’activité (Leblanc, 2017) et non la transmission/appropriation de savoirs produits par la recherche. Articulant des visées professionnelles et scientifiques, elles permettent aux chercheurs, de décrire, comprendre et expliquer l’activité, et aux praticiens de repérer, saisir et exploiter des opportunités nouvelles de développement (Ibid.). L’approche transformative retenue par les chercheurs contributeurs de ce dossier est différente.

10Les auteurs ont pour ambition de faire en sorte que les connaissances ou savoirs issus de la recherche soient appropriés et utilisés par les enseignants. Aussi, dans ce dossier, ils s’interrogent sur les conditions à mettre en œuvre pour que la recherche alimente la pratique. Même si tous partagent l’idée selon laquelle il ne suffit pas de montrer et dire ce qui marche pour que les enseignants l’implantent dans leur classe, et même s’ils reconnaissent que les connaissances sont nécessairement indexées à un contexte, ils ne renoncent pas pour autant à une recherche d’optimisation d’efficacité (Bressoux, 2017).

11Dans le cadre de ce dossier, les travaux conduits à partir d’ancrages théoriques différents s’inscrivent dans la perspective d’un renouvellement des relations entre Recherche, Transfert et Formation (Filâtre, 2016). Ils s’attachent à mettre en discussion les conditions mises en œuvre pour favoriser l’appropriation/utilisation, par les stagiaires et les enseignants, des savoirs issus de la recherche visant à optimiser l’enseignement et l’apprentissage en EPS. Les savoirs sont considérés ici dans un sens large. Ils sont à voir comme des ressources possibles pour l’action produites par et pour la recherche et renvoyant selon le cas à des théories fondamentales, des processus d’enseignement-apprentissage ou des savoirs plus instrumentaux (Perrenoud, Altet, Lessard & Paquay, 2008).

12Dans ce dossier, il s’agit ainsi pour les chercheurs d’expliciter leurs travaux au filtre des questions suivantes :

• Quelles sont les conditions mises en œuvre pour permettre l’appropriation par les stagiaires et/ou les enseignants des savoirs de la recherche ?

• Quel modèle d’utilisation de connaissances est privilégié ?

• De quelle nature sont les relations entre chercheurs et enseignants ?

• Comment le rapport au « terrain » est-il pris en compte dans la production des connaissances ?

• Quels sont les obstacles rencontrés et les perspectives d’action envisagées pour améliorer la relation recherche-formation-enseignement ?

13Le premier article de ce dossier, Effets d’un dispositif d’analyse vidéo sur le style motivationnel des enseignants stagiaires d’Education Physique et Sportive, s’empare de la question initiale en la situant dans le contexte de la formation initiale en EPS. Il a été co-écrit par Du point de vue théorique, s’y combinent les apports de la théorie de l’autodétermination et du rôle de la vidéo dans le développement professionnel. L’objectif de cette recherche est d’étudier les effets d’un dispositif de formation d’analyse vidéo sur l’évolution du style motivationnel des enseignants novices d’EPS au cours d’un semestre. Quinze enseignants novices du groupe expérimental ont participé au dispositif de formation d’analyse vidéo et quinze autres ont constitué le groupe témoin. La dimension relative au soutien de l’autonomie du style motivationnel des enseignants novices a été mesurée à l’aide d’un questionnaire au début et à la fin de l’expérimentation. Les résultats montrent que les enseignants novices du groupe expérimental ont appris à davantage soutenir l’autonomie de leurs élèves contrairement à ceux du groupe témoin. Ils mettent en avant les bénéfices d’une conception interactionniste de la formation dans laquelle les savoirs issus de la théorie de l’autodétermination sont construits par les enseignants en relation avec leur contexte et dans leurs interactions avec les chercheurs

14Les deux articles suivants traitent la question en la situant dans le contexte du développement professionnel par des recherches collaboratives ou lors de formation continue.

15Dans le deuxième article, intitulé Une recherche collaborative pour penser des pratiques didactiques favorables à la construction de pouvoirs d’agir des élèves en EPS au cours préparatoire, présentent une recherche collaborative longitudinale menée avec une équipe pédagogique d’un groupe scolaire de la région toulousaine. Il s’agissait notamment de co-construire des ateliers afin de conduire et accompagner le changement des pratiques didactiques d’enseignantes du 1^er degré en EPS. Dans cet article, les autrices présentent une seule étude de cas, qui concerne une enseignante (Carine) avec sa classe de CP (élèves de 6-7 ans). Les chercheuses se sont attachées à rendre compte de la co-construction des savoirs dans la classe à partir d’observations in situ et à analyser l’action didactique conjointe de l’enseignante et de ses élèves, dans un contexte porteur d’objets de savoirs émancipateurs. Les résultats montrent que la collaboration dynamique enseignante-chercheure, à travers la co-construction des séquences, l’animation des séances par l’enseignante (sous le regard de la chercheure), et surtout les débriefings qui suivent chaque séance, sont les conditions qui permettent une évolution des pratiques didactiques de l’enseignante. Ils soulignent également que l’appropriation singulière de dispositifs didactiques qui ont été proposés à l’enseignante au cours d’une journée de formation préalable a rendu possible une transformation des pouvoirs d’agir des élèves.

16Le troisième article a été co-écrit par Guillaume Escalié, Pascal Legrain & Tania Becerra-Labrador s’intitule Former les enseignants « à et par la coopération » : préconisations pour une démarche de recherche professionnalisante en éducation physique et sportive. Les auteurs partent du constat que les enseignants sont peu sensibilisés aux différents dispositifs qu’ils sont susceptibles d’utiliser pour « organiser et assurer un mode de fonctionnement du groupe favorisant l’apprentissage et la socialisation des élèves » (BO n° 30 du 25 juillet 2013). Ils proposent alors, à partir de deux études portant sur la formation des enseignants à et par la coopération, d’illustrer une démarche de recherche visant à accompagner le changement des pratiques enseignantes. Ils cherchent notamment à savoir en quoi certaines conditions de mise en œuvre de la recherche peuvent s’avérer favorables à l’exploitation des résultats obtenus dans les études par les enseignants au service de l’optimisation de leurs pratiques professionnelles. Ils montrent que la démarche adoptée apparaît déterminante pour faciliter l’appropriation par les enseignants des résultats de la recherche ainsi que leur diffusion professionnelle. Celle-ci implique la délimitation d’un objet à la fois signifiant scientifiquement et professionnellement, l’implication des enseignants dans la conception des dispositifs coopératifs mis en œuvre par la suite en classe, et le recueil des données portant à la fois sur l’activité des enseignants d’EPS et sur les acquisitions des élèves.

17Les deux derniers articles se distinguent des précédents en ce qu’ils ne se rattachent pas directement à des actions spécifiques de formation.

18Dans le quatrième article, intitulé Co-construction et diffusion des savoirs issus d’expérimentations et d’observations en classe : l’exemple du GPR de l’académie de Bordeaux Yannick Le Briquer & Lucile Lafont retracent l’itinéraire d’une expérience collaborative destinée à concevoir et mettre en œuvre des dispositifs d’enseignement par situations complexes (Sco) en EPS au sein d’un groupe pluri catégoriel. Ils témoignent de l’activité du groupe et traduisent le plus fidèlement possible son fonctionnement et les modalités de production de dispositifs pédagogiques dans le cadre de l’enseignement par compétences et situations complexes. Ils constatent que l’organisation locale du GPR et la diffusion de ses travaux dans des revues professionnelles ou lors de conférences ont favorisé l’étayage des formations continue et initiale en EPS. Evoquant la contribution du groupe à l’émergence de travaux de recherche conduits par plusieurs praticiens membres du collectif, ils montrent en quoi et comment les deux entités que sont le domaine de la recherche et le domaine de l’enseignement, peuvent se nourrir mutuellement. Les connaissances scientifiques et méthodologiques des uns enrichissent les pratiques qui en retour constituent un terreau expérientiel. Forts de cette histoire collective, les auteurs en dégagent des principes visant à enrichir les modèles de construction et d’utilisation des connaissances pour l’intervention en EPS.

19Enfin, dans le dernier article de ce numéro L’appropriation d’outils de la recherche par les enseignants d’Éducation Physique : illustration dans une leçon d’escalade, Nicolas Terré & David Adé proposent une voie de renouvellement des relations entre le monde de l’enseignement et le monde de la recherche fondée sur la possibilité pour les enseignants de se muer en chercheur/ses dans leurs propres cours. En prenant appui sur le programme de recherche empirique et technologique du cours d’action, les conditions d’une appropriation par les enseignants de notions et de méthodes habituellement mobilisées dans la recherche sont discutées dans la perspective d’offrir aux enseignants des possibilités nouvelles d’analyse de l’activité des élèves. Les auteurs présentent ensuite une étude menée par un enseignant volontaire au cours d’une leçon d’EP en escalade. Les bénéfices et limites de cette enquête menée à partir de notions et de méthodes de la recherche sont mis en perspective avec l’évolution du métier d’enseignant et de la formation initiale.

20Par leurs différents ancrages théoriques, leurs méthodologies variées et les résultats pertinents qu’ils avancent ; tous ces articles permettent, nous l’espérons, de participer à l’amélioration de l’enseignement de l’EPS grâce à l’appropriation des « savoirs » de la recherche par les enseignants, idée forte développée dans ce numéro spécial de la revue eJRIEPS.