1. Introduction

1L’Université assume aujourd’hui les missions de formation, de recherche scientifique, de promotion sociale et d’insertion professionnelle (Code de l’éducation - Article L123-3, s. d.). Dans un contexte de massification de l’enseignement supérieur, cette diversification des missions doit être menée alors même que le profil des étudiants gagne en hétérogénéité, à mesure qu’ils avancent dans l’âge adulte. La pédagogie universitaire, « un courant en plein développement » (De Ketele, 2010) intègre ces nouvelles données. Ces étudiants « disposent d’une expérience quantitativement et qualitativement plus importante que les adolescents » (Berthiaume & Rege Colet, 2013, p. 30), qui représentant un « véritable levier de développement » (ibidem) avec lequel les formateurs doivent composer. Ils sont animateurs sur le temps de leurs congés, travaillent au sein de maisons de quartier, d’associations.
La licence professionnelle Développement Social et Médiation par le Sport (LPDSMS) voit le jour en 2007 dans le département des Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives (STAPS) de l’Université d’Orléans. Cette formation prépare au métier d’éducateur socio-sportif (ESS) qui consiste à prendre en charge des publics en rupture scolaire, familiale et sociétale, par et dans les activités physiques et sportives. Les ESS conduisent des projets d’insertion et de médiation par la pratique d’activités physiques et sportives (APS), depuis leur conception jusqu’au face à face pédagogique. Ils ont vocation à travailler au sein d’associations comme les Maisons de l’Enfance à Caractère Social (MECS), auprès des établissements de placement de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ), auprès des Établissements Publics d’Insertion de la Défense (EPIDE), auprès de collectivités territoriales.
Les vocations à l’entrée de ce cursus universitaire sont nombreuses, généreuses, mais se heurtent à une réalité abrupte, celle du monde du travail social exposé à des comportements marginaux, déstabilisants voire violents, de la part des publics d’apprenants auxquels ils doivent faire face. Les formateurs en LPDSMS ont la responsabilité du diplôme qui atteste, auprès des employeurs potentiels, que les compétences à l’intervention en APS sont suffisamment développées pour faire face à ces publics sensibles et mener des projets d’intervention. L’expertise des enseignants d’EPS en établissement sensible peut constituer un appui au développement de la professionnalité des ESS, à condition de prendre en compte des contextes et des priorités différentes.
Dans les établissements relevant des politiques de l’Éducation Prioritaire, l’observation des enseignants conduite notamment dans le cadre de l’anthropologie cognitive située, confirme que des pratiques pédagogiques expertes peuvent contribuer à régler la question de la violence scolaire, identifiée comme un obstacle aux apprentissages, et comme terreau du décrochage scolaire. Ces pratiques enseignantes révèlent une compétence professionnelle multi niveaux pour composer entre des comportements en apparence agressifs, mais tolérables, car non perçus comme tels par les élèves et l’enseignant, et ceux devant être absolument maîtrisés parce qu’ils constituent une violence réelle perçue et un obstacle aux apprentissages (Vors & Gal-Petitfaux, 2008, 2010 ; Vors, Gal-Petitfaux, & Cizeron, 2010). Cette capacité à conserver une relation pérenne avec des élèves peut largement inspirer la formation des ESS, mais ne permet pas de rétablir un lien social rompu. En établissement difficile, le maintien d’une relation pédagogique est fondamental. Pour un ESS qui travaille à la marge des institutions, dans des espaces de délestage ou de compensation du système scolaire, il s’agit de reconstruire une relation éducative sur les traces souvent douloureuses laissées par des figures d’autorité (parents, école, police) qui du point de vue du public pris en charge, représentent la cause originelle d’une marginalité revendiquée. Ces publics à « fleur de peau », en manque de repères, relèvent des jeunes « sans affectation (i.e. hors école, hors emploi et souvent hors famille), voués au désœuvrement (et à la culture de rue) » (Mauger, 2001, p. 12). Parmi les prises en charge les plus problématiques à assumer, citons celles de jeunes mineurs sous mandat de dépôt en Centres Éducatifs Fermés, ou incarcérés en établissements pour mineur.
Les ESS doivent établir un lien afin d’enclencher un travail d’éducation, en milieu ouvert ou contraint, hors du cadre scolaire. « Le développement de nouveaux dispositifs d’apprentissage hors de la sphère scolaire oblige à prendre en compte la complexité de situations plutôt rétives à toute délimitation institutionnelle et pratique » (Carrière & Triby, 2010). La construction de la professionnalité des ESS relève donc du développement de compétences entendues en tant que « savoir agir et résoudre des problèmes dans des contextes particuliers en mobilisant diverses capacités de manière intégrée » (Le Boterf, 1994, 2010). Parmi ces capacités, l’ESS devra faire preuve d’empathie sans verser dans la sympathie, témoigner de confiance en soi en milieu parfois hostile, de maîtrise émotionnelle lorsque les esprits s’échauffent. Ces compétences intégrées, cohérentes, d’une efficacité relative à un contexte sont très souvent inconscientes et automatisées, construites dans l’action par l’expérience (Carré & Caspar, 2011, p. 241)

2. Problématique

2Le rôle des émotions, longtemps évacué dès lors qu’il s’agissait de former des adultes, s’avère en réalité fondamental pour engager une transformation par l’expérience (Mezirow & Taylor, 2011) et son analyse (Ria, 2005 ; Schön, D.A, 1983). L’expertise des enseignants relève entre autres du domaine affectif : « Le spectre émotionnel des émotions ressenties par l’enseignant constitue ainsi un bon indicateur du niveau de développement de l’activité professionnelle » (Ria & Visioli, 2010, p. 74). Grâce à cette dimension affective facilitant l’appréciation du contexte, les enseignants semblent agir plus finement sur la nature de la relation pédagogique, semblent mieux anticiper les réactions du public, et peuvent décider plus rapidement en situation d’urgence. Dans ce sens, des biologistes, psychologues, économistes et spécialistes du fonctionnement du cerveau réhabilitent les émotions primaires universelles - colère, peur, tristesse, joie, dégoût, surprise (Ekman, 1992) - comme composantes incontournables des processus adaptatifs et de prise de décisions en situation complexe (Berthoz, 2003, 2009 ; Damasio, 2008, 2012 ; Kahneman, 2012 ; Varela, Thompson, & Rosch, 1993). Des preuves semblent apportées en faveur de l’intrication systémique des fonctions les plus primaires avec les dimensions les plus évoluées de la cognition humaine, la rationalité composant avec les émotions, et l’inverse : « les rouages les plus primaires de l’organisme sont impliqués dans la mise en œuvre de la faculté de raisonnement à son plus haut niveau » (Damasio, 2008, p. 10), puisque « le néocortex fonctionne de pair avec les parties anciennes du cerveau, et la faculté de raisonnement résulte de leur activité concertée » (ibidem, p. 181). Des « marqueurs somatiques » constituent des traces mnésiques conscientes ou cachées de l’histoire des individus dans leurs relations à l’environnement. Ils constituent des connaissances émotionnelles soit innées, ou bien acquises. Ces dernières, plus évoluées, fondent nos capacités de prédictions : « le classement des données contingentes issues de notre vécu est une fonction qui permet de nourrir la production de scénarios variés dépeignant des conséquences futures, scénarios dont nous avons besoin pour faire des prédictions et établir des plans » (ibidem, p. 252).
La recherche française sur l’expertise en intervention sportive, plus spécifiquement en éducation physique (Saury, J., Adé, D., Gal-Petitfaux, N., Huet, B., Sève, C., & Trohel, J , 2013), souligne la faible pénétration de ces avancées scientifiques en formation des enseignants « la faible prise en compte de la composante émotionnelle de l’expertise contraste avec la recrudescence actuelle des travaux sur les émotions dans les disciplines aussi diversifiées que la neurologie, la psychologie cognitive, la philosophie (…). La relation émotion – connaissance est au cœur du développement professionnel : les émotions sont pourvoyeuses de connaissances et la pertinence accordée à celles-ci dépend d’éléments sensibles conférant un sens particulier marqué affectivement » (Ria & Visioli, 2010, p. 71). La connaissance des émotions permet une maîtrise de soi en situation d’intervention, par l’inhibition de réactions non adaptées par exemple, mais elles constituent aussi de véritables ressources professionnelles, des artéfacts pédagogiques avec lesquels les enseignants experts composent pour établir et régler finement la relation pédagogique (Visioli, Petiot, & Ria, 2015). Les émotions sont envisagées comme constituant « la substance même du lien social » (ibidem, p. 22), parce qu’elles sont également à l’origine de l’empathie et de la conscience de l’autre (Berthoz & Jorland, 2004).
Il y a là des enjeux de formation forts pour des ESS qui opèrent dans des situations dans lesquelles les liens sociaux sont rompus ou fragiles, ou composés de façon tellement problématique (comportements claniques, marginaux) qu’ils constituent un handicap social.
Ces études semblent particulièrement fécondes pour le champ de l’éducation socio-sportive, là où la finalité de l’intervention cible la reconstruction du lien social ou sa réhabilitation. Le psychologue et neurologue Howard Gardner, spécialiste des questions de cognition et d’éducation démontre l’importance de la conscience de soi pour transmettre (Gardner, 2009) dans sa théorie des Intelligences Multiples . « La conscience de soi est composée d’éléments inter et intra-personnels », « l’intelligence interpersonnelle permet de comprendre les autres et de travailler avec eux, l’intelligence intra-personnelle, de se comprendre et de travailler avec soi-même » (ibidem, p. 47). Développer la connaissance introspective de soi nécessite de faire l’expérience de ses émotions, pour les différencier, les nommer et « en tirer des ressources pour comprendre et orienter son comportement » (ibidem, p. 47).
Notre étude focalise sur le jeu des émotions des ESS en situation d’intervention socio-sportive, parce qu’il nous semble pouvoir répondre à des attentes de formation, à des enjeux de formation. Les émotions constituent des connaissances à évoquer en analyse du travail pour en établir les effets positifs et négatifs, pour les solliciter avec nuances et consciences au service des intentions poursuivies dans le cadre de la relation d’éducation.
Former des ESS consiste pour partie à envisager développer des capacités d’adaptation face à des contextes instables, tendus, saturés de manifestations émotionnelles : celles des publics à « fleur de peau », et celles d’intervenants socio-sportifs débutants confrontés à des comportements marginaux. Les aléas, le surgissement de moments, de réactions inattendues en intervention socio-sportive génèrent des situations d’inconfort récurrentes avec lesquelles ils doivent composer. En intervention socio-sportive, l’identification de ces émotions, des moments forts pourrait constituer des repères intéressant l’entrée et le positionnement en formation, tout autant que le processus de développement des compétences professionnelles de l’éducateur socio-sportif.

3. Cadre théorique

3L’étude s’inscrit dans le cadre de la théorie du Cours d'Action en anthropologie cognitive (Theureau, 2004) en référence à l'hypothèse de l’action et de la cognition situées (Hutchins, 1995 ; Norman, 1990 ; Suchman, 1987) et à celle de l’énaction (Varela, et al., 1993). Elle analyse le couplage entre l’acteur et la situation et prend pour objet les significations construites par l’acteur qui émergent de ce couplage structurel asymétrique. Chaque individu se construit ses « micro-mondes » (ibidem), dont l’empan dynamique évolue au gré de la signification qu’il accorde aux éléments du contexte dans lequel il agit et qui le perturbent.
Le Cours d’Action est une théorie de l’activité humaine qui repose sur plusieurs postulats (Gal-Petitfaux, Sève, Cizeron & Adé, 2010 ; Saury et al., 2013). Premièrement, toute action humaine est conçue comme située, c’est-à-dire inscrite dans un contexte spatial, matériel et social particulier qui participe à sa construction. Deuxièmement, ce couplage action-situation donne lieu à une expérience vécue pour l'acteur c’est-à-dire à des significations par lesquelles il construit son action et sa dynamique de développement. L’action est considérée comme étant « autonome » au sens où elle possède des propriétés d’auto-organisation. Troisièmement, l'action individuelle est toujours « individuelle-sociale » : la manière dont l’acteur construit son propre monde subjectif est liée à la manière dont il prend en compte les autres acteurs en présence. Quatrièmement, le fait de dire que l’action en situation est une construction de significations implique qu’elle manifeste des connaissances acquises et en construit de nouvelles en permanence dans et par l’action. Ces connaissances, comme l’action, sont incarnées, c’est-à-dire construites à partir des capacités sensori-motrices, émotionnelles et perceptives de l’acteur. Cinquièmement, les espaces, les objets et les technologies jouent un rôle d’artefact (Norman, 1993) à mesure que l’acteur s’en empare et les intègre dans son monde.
Dans cette étude, nous chercherons à documenter plus particulièrement les émotions comme dimension structurant l’expérience des ESS participants. Les émotions sont des perceptions de signaux internes, d’ordre viscéral et kinesthésique, c’est-à-dire biologique, dont le sujet peut ne pas avoir conscience, car engrammées au cours de la phylogénèse, ou de l’ontogénèse. Elles constituent des connaissances à part entière, agissent sur le couplage structurel du sujet à son environnement, entendu comme résultant d’un processus autonome et auto-adaptatif. Elles participent à l’élaboration de « marqueurs somatiques » par l’expérience de contextes socio-culturels au cours de l’histoire de l’individu (Damasio, 2008, p. 239). Ces marqueurs somatiques entrent dans le processus de prise de décision en contexte complexe.
Ces connaissances émotionnelles, pragmatiques, sont mobilisées en action selon une visée d’efficience entendue du point de vue de l’acteur, c’est-à-dire fonction de ses préoccupations. Il semble donc légitime de s’interroger sur le rapport émotions – préoccupations dans un dispositif de formation valorisant l’expérience d’intervention, face à des publics difficiles. Compte tenu des enjeux décrits plus haut, un « entraînement émotionnel » mené par la confrontation contrôlée à des publics difficiles lors d’ateliers d’intervention pourrait constituer un atout dans la formation de futurs ESS.

4. Méthode

4L’articulation des dispositifs de formation à la compétence d’intervention socio-sportive en LPDSMS constitue le contexte large de recueil des données de l’étude. Nous allons dans un premier temps préciser ce dispositif de formation, puis dans un second temps décrire le recueil des données dans ce dispositif de formation.

4.1. Dispositif de formation

5En LPDSM à Orléans, nous avons choisi de mobiliser et de développer la compétence d’intervention socio-sportive dans des ateliers organisés selon le modèle des « Espaces d’Action Encouragés » (Durand, 2008). Ils constituent « des dérivations de la réalité ou des transformations des environnements de l’activité cible, qui portent sur une pluralité d’aspects ». Ainsi ces espaces d’action encouragés peuvent être aménagés de telle façon que les dispositifs prévoient d’adoucir les conséquences de l’action d’intervention, de réduire les contraintes de la situation, d’organiser la focalisation des acteurs sur des aspects particuliers de la pratique, d’encourager et de solliciter des émotions particulières (ibidem, p. 108). Ces ateliers bénéficient d’un enregistrement vidéo systématique, à l’aide de deux caméras, sauf lorsque la salle sportive trop exiguë ne permet pas de tirer profit d’un plan large et d’un plan serré. Ces enregistrements systématiques constituent une banalisation souhaitée de l’utilisation de la vidéo-formation en LPDSMS, annoncée dans le contrat de formation dès les entretiens de recrutement. Ils prennent la forme de deux types d’ateliers, les ateliers d’échange de pratique et les ateliers d’intervention. Un 3^ème type d’atelier de partage d’expérience donne la possibilité aux ESS de se livrer en collectif à une analyse affinée de leur activité d’intervention à l’aide des traces des deux premiers types d’ateliers.

4.1.1. Les ateliers d’échanges de pratique (AEP)

6Les AEP sont des ateliers d’intervention en pratiques sportives dans lesquels les ESS se prennent en charge à tour de rôle entre pairs, dans des pratiques sportives variées dont ils se jugent « spécialistes », ou suffisamment compétents pour en transmettre en actes les principes fondamentaux (code de jeu, enjeux de formation, habiletés techniques fondamentales, logiques et stratégies). Ils sont suivis de débriefings collectifs immédiatement après la séance sur le lieu de celle-ci, puis d’entretiens menés par le chercheur - formateur à partir des traces vidéo dans une salle dédiée, située à quelques mètres des installations sportives.
Ces ateliers sont positionnés en début de formation, et permettent aux ESS de s’emparer progressivement du dispositif collaboratif de formation (prendre en charge des pairs, débriefer une séance, accueillir des points de vue différents), de se familiariser avec le dispositif humain et technique de l’enregistrement vidéo (présence d’un technicien qui gère les deux caméras, le port d’un micro-cravate, l’enregistrement et le montage des vidéos) et de la vidéo formation (s’accoutumer à son image en intervention, établir un climat horizontal de collaboration acteur–formateur, focaliser les entretiens sur l’activité observée).

4.1.2. Les Ateliers d’Intervention (AI)

7Encadrés au plan juridique par des conventions établies entre l’Université et les institutions concernées, les Ateliers d’Intervention accueillent un public « réel », et notamment pour cette recherche, des jeunes issus des institutions de la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Trois ESS sont désignés pour préparer et planifier la séance de manière concertée et collaborative, la diriger à tour de rôle, et être confrontés aux traces vidéo de l’intervention en présence du chercheur-formateur. Les autres ESS de la promotion s’engagent au travers différents rôles : pratiquants sportifs « plastrons », observateurs.
Les plastrons sont des pairs en formation, qui participent activement à la pratique physique : leur présence permet d’anticiper, de contenir certains aléas (modification impromptue des effectifs attendus, refus de participation, tentative de fugue, sautes d’humeur), de « souffler » des régulations pédagogiques, dans la mesure où ils vivent la séance au « cœur », impliqués pour se saisir des informations avec un grain plus fin. Ils agissent en quelque sorte comme des capteurs postés dans toutes les dimensions du dispositif, et décuplent les possibilités de prises d’information.
Les observateurs restent en retrait de la séance, prennent des notes depuis les gradins des gymnases, ou positionnés de telle façon qu’ils soient déportés sur le côté des terrains, le plus discrètement possible. Ils vont observer la conduite d’intervention des ESS en responsabilité, et / ou observer l’activité des jeunes sous mandat de justice.

4.1.3. Les Ateliers de Partage d’Expérience (APE)

8Les activités de partage d’expérience permettent à chacun des ESS de raconter, commenter et analyser face à l’ensemble de la promotion 3 à 4 temps forts perçus et vécus alors qu’ils étaient en direction de séance, en face à face pédagogique. Pour cela, ils disposent du libre accès aux traces vidéo de leurs interventions, ainsi qu’aux enregistrements audio et aux prises de notes réalisées lors des entretiens menés immédiatement après l’intervention.
Le contrat de fonctionnement de ces Ateliers de Partage d’Expérience conduit à ce que chacun des ESS choisisse librement parmi les temps forts qu’il a vécus en intervention ceux qu’il souhaite communiquer en direction de ses pairs, à l’aide d’un protocole. De cette façon l’ESS commence par remettre en contexte ces moments, explique ce qu’il y fait, ses intentions à ce moment-là, ce qu’il perçoit, ce qu’il ressent, ce qu’il décide, ce qu’il ne décide pas, et cela en relation avec la préparation collective de leçon et les objectifs de cette intervention.
Ces ateliers de partage d’expérience sont enregistrés et les montages vidéo, traces écrites et prises de notes des ESS archivés.

Tableau I. Les ateliers appartenant au dispositif de formation et de recherche à l'intervention en LPDSMS Orléans

	AEP	AI	APE
Activité menée	Intervention socio-sportive	Intervention socio-sportive	Analyse de moments d’intervention face aux pairs
Période de la formation	octobre	Novembre à Mars	Décembre, avril.
Intervenants	1 ESS	3 ESS	1 ESS
Public	Les pairs ESS	Des jeunes sous mandat de justice	Les pairs ESS et le formateur
Format des entretiens	Autoconfrontation (Theureau, 1992, 2010) - Autoconfrontation simple (Mollo & Falzon, 2004)	Autoconfrontation et confrontation collective (Mollo & Falzon, 2004)	Extension de l’analyse au collectif en formation (Theureau, 2010).
Objectifs des entretiens et échanges	Établir un climat de confiance formateur – ESS ; accéder à l’expérience vécue des ESS (émotions …)	Développer l’écoute au sein d’une équipe d’intervention, échanger à propos de l’activité d’intervention vécue par chacun avec priorité à l’expression individuelle.	L’ESS analyse 3 à 4 moments importants de son point de vue. Échanges collectifs à partir de cette analyse personnelle. Dégager des généralisations et des singularités à l’échelle du collectif.
Traces collectées	Préparation de séance, vidéo de l’intervention, enregistrement de l’entretien, notes des observateurs et du formateur.	Préparation de séance, vidéo de l’intervention, enregistrement de l’entretien, notes des observateurs et du formateur.	Montage vidéo support à l’analyse, tableau d’analyse, enregistrement de l’analyse en présence des pairs
Effets de formation attendus	« Recherche de vérité sur l’activité » (Theureau, 2010) ; Accéder à la conscience préréflexive pour se concentrer sur l’activité et non pas sur le moi.	« Rechercher de la vérité sur l’activité » d’intervention menée par un collectif de collègues en contrant les « jeux socio-politiques » (Theureau, 2010).	Partager des informations, documenter une activité à partir de points de vue différents. Établir une culture commune au sein de la formation.

4.2. Observatoire des pratiques

4.2.1. Participants

9Les données de l’étude longitudinale ont été recueillies auprès de 3 participants : Gautier, Fanny et Morgan. Le Tableau suivant présente les caractéristiques de ces étudiants.

Tableau II. Les participants de l'étude

Participants ESS, âge.	Formations antérieures à la LPDSMS	Spécialité sportive pratiquée, niveau d’ implication	En 2016, 2 ans après l’obtention du diplôme
Fanny, 21 ans	DUT carrières sociales option animation socio-culturelle	Rugby féminin fédéral 1. Entraineur club.	Éducatrice en Centre Éducatif Fermé (PJJ) sud de la France
Gautier, 21 ans	DUT carrières sociales option animation socio-culturelle	Pongiste national handisport, diplôme d’entraîneur jeunes	Éducateur sportif en centre de tourisme social. Alpes.
Morgane, 20 ans	BTS service et prestation des secteurs sanitaires et social	Tennis, classée	Actuellement en Nouvelle-Zélande. situation professionnelle inconnue

4.2.2. Situation étudiée

10Les données de l’étude concernaient la séance d’intervention sportive du 8 janvier 2014 durant laquelle à tour de rôle, Gautier, Fanny et Morgane prennent en charge un collectif d’une dizaine de jeunes d’un Centre Éducatif Fermé et d’un Centre d’Accueil de Jour relevant de la Protection Judiciaire de la Jeunesse. L’activité pratiquée était le rugby, elle se déroulait en extérieur, la météo était favorable. Pour chacun d’entre eux, cet AI constituait la 3^ème intervention de la formation en tant qu’intervenant direct (AEP et AI), et la 3^ème fois qu’ils étaient confrontés à ce public. En effet, lors de la venue du groupe PJJ les 20 et 27 novembre 2013, Gautier, Fanny et Morgane occupaient les rôles de plastrons et d’observateurs.
Le 8 janvier 2014, Gautier prenait en charge l’échauffement et les exercices de répétition de gestes techniques fondamentaux ; Fanny mettait en place des situations dont les objectifs consistaient en l’amélioration de la rotation hanche-épaule lors des passes en course, et rappel de la règle de « l’en-avant » ; Morgane organisait et arbitrait les matches de fin de séance, constituant le support à un bilan des acquisitions obtenues.
Cette séance mobilisa particulièrement Gautier, Fanny et Morgane lors de la préparation, lors de l’intervention, et lors des entretiens. Le public pris en charge, la nature de l’activité sportive pratiquée, le déroulement en extérieur et les quelques incidents qui en ont émaillé le déroulement expliquaient en partie cette saillance dans le cursus de formation, et cela pour chacun d’entre eux, de leur point de vue.
Cette séance d’intervention a été évoquée le 8 janvier 2014 lors de l’entretien de confrontation collective systématique post-intervention, puis lors d’un nouvel entretien de confrontation collectif le 15 janvier 2014.
Fanny, Gautier et Morgane ont tous les trois évoqué à nouveau des moments significatifs pour eux, puisés dans la séance rugby du 8 janvier, à l’occasion de l’Ateliers de Partage d’Expérience du 14 février 2014, puis lors des entretiens individualisés de bilan de fin de formation en avril 2014.

4.2.3. Recueil des données

11Sur la durée de la formation de octobre à juin, le corpus de données concernant les 3 ESS sujets de cette étude a été recueilli :

• lors des ateliers d’échange de pratique et des entretiens d’autoconfrontation simple menés face aux traces vidéo en début de formation, les 9 et 16 octobre 2013 (support papier de la préparation de l’intervention, vidéo de l’intervention, enregistrement audio de l’entretien).

• lors de l’atelier d’intervention mené à 3 le 8 janvier 2014 et les 2 entretiens collectifs réalisés en confrontation aux traces vidéoscopées, les 8 et 15 janvier 2014 (support papier de la préparation de l’intervention, vidéo de l’intervention, enregistrement audio de l’entretien).

• lors de l’atelier de partage d’expérience du 14 février 2014 durant lequel Gautier, Fanny et Morgane ont fait part au collectif de l’analyse de moments vécus comme importants pour leur formation (enregistrements audio, montage vidéo des séquences, tableau d’analyse, enregistrement des échanges collectifs).

• Lors d’entretiens semi directif individualisés, en bilan de formation, les 2 et 3 juin 2014 (enregistrement audio).

4.3. Traitement des données

12Les entretiens du 8 et 15 janvier 2014, enregistrés et retranscrits ont été soumis à un processus de traitement des données en 2 étapes qui visaient à concentrer l’analyse du chercheur sur les moments signalés par les participants de l’étude comme importants, de leur point de vue, significatifs en regard de leur formation, et provoquant la perception par eux d’émotions saillantes. La méthodologie était celle du Cours d’Action, méthode élémentaire (Theureau, 2004), qui porte sur l’analyse des signes triadiques. Ainsi, le Cours d’Action est « l’activité d’un (ou plusieurs) acteur (s) engagé(s) dans une situation, qui est significative pour ce (ou ces) dernier(s), c’est-à-dire montrable, racontable et commentable par lui (ou eux) à tout instant, moyennant des conditions favorables » (ibidem, page 48). L’Objet, le Representamen et l’Interprétant constituent les analyseurs du « cours d’action » et permettent de révéler le cours d’expérience de l’acteur en tant qu’organisation intrinsèque du cours d’action. Renseigner l’Objet revient à identifier dans le corpus des données du cours d’action les préoccupations du participant à ce moment-là précisément, grâce aux traces vidéo et à la remise en situation dynamique révélée par les échanges chercheur - participant. Le Représentamen rapporte ce qui fait signe pour l’acteur à ce moment-là de son action. Ce Représentamen témoigne du couplage structurel de l’ESS à son environnement, c’est-à-dire d’un rapport au monde asymétrique en tant qu’il énonce ce qui du point de vue des espaces, des personnes, de ses perceptions et émotions, fait signe pour lui. L’Interprétant désigne l’élément de généralité par lequel l’acteur met en lien, à cet instant « t », le Représentamen et l’Objet.
Lors de la première étape, le chercheur a constitué des tableaux à 4 volets qui précisent le contexte, le moment de la séance et sa durée, ce que l’acteur fait et dit à ce moment « t », et ce qu’il en dit en entretien à partir des traces vidéoscopées.
Lors de la deuxième étape, le chercheur a reconstruit le cours d’action de l’acteur à partir des analyseurs. Ce cours d’action renvoie à la compréhension située de l’acteur de cet instant « t », tout autant que l’insertion de ce cours d’action dans la dynamique d’une histoire personnelle, ici de sa formation.
Les verbatim des Ateliers de Partage d’Expérience du 14 février 2014 ont ouvert la possibilité de repérer la cohérence que les participants de l’étude eux-mêmes établissaient entre des épisodes antérieurs et disjoints de leur formation. En effet, à partir de l’analyse qu’ils ont menée des cours d’action du 8 janvier 2014 à l’attention de leurs pairs, ils se sont rappelés d’autres moments de leurs interventions en ateliers en élargissant ainsi la temporalité de leur analyse à l’empan de leur formation, c’est-à-dire à des expériences antérieures, et se sont projetés sur celles à venir.

5. Résultats

13Dans un premier temps, nous présentons la reconstruction des cours d’action de chacun des participants sous la forme de tableaux à l’aide des données des entretiens d’autoconfrontation du 8/01/14 et 15/01/14, en indiquant le moment précis de la séance. Chaque cours d’action ainsi reconstitué sera mis en perspective à partir d’extraits des verbatim des explications données par Gautier, Fanny et Morgane lors de l’APE du 14/02/14. En effet, à l’occasion de cet APE, les 3 ESS reconstituent l’enchainement de plusieurs moments importants de leur formation en établissant des liens avec celui du 8/01/14.
Dans un deuxième temps, nous établirons une comparaison de ces résultats individuels.

5.1. Gautier

Tableau III. Reconstitution du cours d'action de Gautier

Temps	Unités élémentaires du cours d’action	Composantes du signe
26ème à la 28ème mn de la séance	Actions modifie le cours de séance installe les plots pour un exercice en tournant le dos au public compte ses pas pour régler l’écart des plots Communications se parle à haute voix (« bon ! faut changer ! ») annonce la modification de la séance au public donne les consignes et sollicite l’engagement des jeunes	Préoccupations « Chambouler » la séance arriver à expliquer rapidement les consignes installer le dispositif rapidement maintenir l’engagement du public Perception et émotions les jeunes sont impatients de toucher la balle le sentiment d’être « sous pression », en urgence la séance s’enchaîne trop vite le stress pour installer rapidement des plots tout en donnant les consignes Connaissances les objectifs de l’échauffement sont atteints, il faut entrer dans l’activité rugby avec ballons couper l’échauffement pour faire l’exercice prévu permet de ne pas perdre la dynamique positive créée

14Le 14/02/14 Gautier reprend ce cours d’action pour l’analyser et le mettre en perspective à l’échelle de sa formation.
« Je coupe mon échauffement parce que j’ai fait l’essentiel, ils sont échauffés pour les appuis et du coup, là, il n’y a rien d’installé et je décide de « tout jouer ». Là, je suis sous pression parce que je me dis : il faut que j’arrive à expliquer rapidement pour pas… euh pour relancer le jeu et qu’on reparte dans une dynamique positive, tout en installant le jeu » (extrait verbatim 14/02/14).
Il évoque son 1^er AEP d’octobre 2013. Lors de cet atelier, il ne parvenant pas à énoncer clairement les consignes collectives, et ne parvenant pas à alimenter la séance de feedbacks individualisés. Ses préoccupations restaient partagées entre les démonstrations de gestes techniques en volley et sa préparation de séance.
« Donc là on voit déjà que je suis plus directif, j’impulse plus d’énergie par rapport à la 1ère séance de la formation. Plus précis, voilà, mon exo, il est préparé même si je suis dans le stress. Ma préparation fait que là, je suis assez sûr de moi pour mettre en place cet exercice ».
Le 8/01/14, bien qu’en état de stress, il dispose de suffisamment d’assurance pour modifier la séance en s’adaptant à sa perception du contexte. C’est lors de l’analyse menée en direction de ses collègues de formation qu’il prend conscience qu’il est le seul à ressentir « la pression » : « Si on regarde (rembobinage bande)… Si on regarde… (la vidéo défile, et Gauthier semble surpris) Bah non ! Là, j’ai l’impression, quand je regarde là, comme ça... j’ai l’impression qu’en fait ça s’est déroulé normalement ! En fait le stress, ouais c’est ça... je me crée de l'incertitude au moment de chambouler, je veux chambouler euh… je me crée de l’incertitude au moment de chambouler. Mais on se rend pas compte que euh, on est dans notre truc, on se rend pas compte vraiment si ça se passe bien ou pas bien. »
Gauthier explique alors l’intérêt de la séance intercalée entre l’AEP d’octobre en Volley-Ball et celle visionnée en Rugby du 8 janvier 2014. Il est intervenu dans une séance de boxe en Atelier d’Intervention durant laquelle il dirige les étirements. À cette occasion, il prend conscience de l’impact et de l’effet sur les élèves de consignes délivrées de façon concise et précise. Conscient qu’il guide parfaitement le public dans les acquisitions visées, il s’est rassuré en tant qu’intervenant. Il ajoute : « Mais là en rugby, il y a plus de monde, en rugby ! En observation, je ne me rendais pas compte que c’était aussi dur de gérer un groupement comme ça et il faut réussir à prendre en compte leurs attentes, parce que sinon, si on ne répond pas au minimum à leurs attentes, la séance n’avance pas ! On ne va pas faire ce qu’ils veulent non plus, mais essayer de prendre en compte leurs problématiques et leurs envies un petit peu pour que nous allions dans le même sens que ce soit l’éducateur, les jeunes … pour que ça avance ».

5.2. Fanny

Tableau IV. Reconstitution du cours d'action de Fanny

Temps	Unités élémentaires du cours d’action	Composantes du signe
56ème mn jusqu’à 58’ et 10s de la séance	Actions se déplace au milieu de l’espace réservé au dispositif sans direction établie regarde autour d’elle les joueurs courir stoppe brusquement l’exercice Communications répète que l’exercice est facile crie brusquement en haussant la voix (stop !...) exige plus d’application prend Abdel à parti	Préoccupations ne pas être « en dessous », faire preuve d’autorité sur le groupe assumer l’erreur de ne pas avoir été claire dans les consignes apprendre à lâcher Perception et émotions le sentiment d’un moment « horrible » Abdel qui « la cherche » le sentiment que rien ne fonctionne, échec du dispositif le sentiment d’être au milieu de l’arène éprouve de la colère envers Abdel Connaissances pour avoir de l’autorité, il faut apprendre à lâcher plutôt que de crier la colère provient du constat de l’échec du dispositif un exercice d’entraînement facile en club ne marche pas avec ce public crier sur Abdel libère sa colère

15Lors de l’APE, Fanny reprend ce cours d’action : « C’est sur un exercice où ça ne va pas du tout ! Je m’énerve, on va le voir sur la vidéo, et j’en parlerai après ».
Fanny commente l’extrait vidéo après avoir stoppé la vidéo : « Voilà cette période était juste horrible (ton marqué) pour moi parce que, alors… Pour moi, c’est super grave, mais pour eux, je sais très bien que ça leur passe au-dessus. J’avais l’impression d’être au milieu d’une arène ! Il n’y a rien qui fonctionne et là, Abdel, qui en rajoute une couche ! Alors du coup, je passe tous mes nerfs sur lui ! Je pense que là, il faut vraiment que j’arrive à assumer mes erreurs parce que ça vient de moi. J’ai sûrement pas été claire dans mes consignes, c’est peut-être un exercice qui est trop compliqué et il faut vraiment que j’adapte et que j’amène des solutions (…). C’est un travail sur l’autorité aussi, et apprendre à lâcher parce que je veux pas être en position de… je veux pas être en « dessous » enfin je veux que ça fonctionne, et pour que ça fonctionne, je crie ! Et ce n’est pas du tout la solution ! (…) Enfin je ne suis pas du tout dans une situation de stress, je suis dans une situation de colère ! ».
Le 14/02/14, Fanny explique à quel point sur le moment elle n’est pas parvenue à évaluer les capacités des joueurs et combien la colère l’a décentrée de son rôle d’éducatrice en se focalisant sur un jeune, plus provocateur que les autres. Elle mesure le travail à mener pour mieux contrôler son caractère impulsif et tenir le rôle d’éducateur, dans la mesure où elle se présente au concours d’éducateur organisé par le Ministère de la Justice.

5.3. Morgane

Tableau V. Reconstitution du cours d’action de Morgane

Temps	Unités élémentaires du cours d’action	Composante du signe
1h30mn20s à 1h24	Actions se porte rapidement à hauteur du ballon et s’en saisit exécute partiellement et rapidement un coup de pied d’engagement les joueurs sont loin d’elle relance le match Communications parle vite et bégaie, répète « Okay ». commente sa démonstration les commentaires comportent des ellipses un joueur signale son incompréhension	Préoccupations rectifier un oubli par rapport à la préparation de séance Perception et émotions sentiment de panique sentiment d’être dans une bulle, « renfermée sur elle », « je ne pensais qu’à moi » se rassurer face aux jeunes en leur adressant des petits mots « OKay » Connaissances  quand je panique, je me replie sur moi et sur ma préparation de séance quand je panique, je parle vite et j’effectue mal mes démonstrations la panique gène le rappel de ma préparation de séance en mémoire

16Ce cours d’action est signalé par Morgane dans l’autoconfrontation du 8/01/14 puis elle reste mutique, comme sidérée par les images. Le 15/01/14, Morgane souhaite revenir sur ce moment, mais livre peu d’informations, manifestement gênée par ce qu’elle voit, elle parle d’un sentiment de honte. Elle mobilise ce cours d’action lors de l’APE du 14/02/14 :
« Là, dans ce passage, on voit que je bégaie, je sais pas quoi trop dire (…). C’était une séance assez difficile pour moi. J’étais dans ma bulle, je ne pensais qu’à moi, j’étais vraiment stressée, je n’étais pas bien. (…) À chaque fois que je prenais la parole c’était un peu la panique. On voit que je parle vite, que les participants ne sont pas du tout bien placés autour de moi pour écouter mes explications (…). Mon geste d’explication aussi est assez approximatif donc on reverra ça sur la boxe après. Souvent quand je fais des démonstrations, euh, j’effectue mal le geste… J’utilise des petits mots comme le « OKay » pour me rassurer, je sais très bien que je ne vais pas avoir de réponse, mais je demande « OKay » pour savoir si les gens ont compris sans… en sachant que j’aurais pas de réponse. »
Lors de cet APE, Morgane analyse qu’elle continue de réaliser trop rapidement et sans les détailler les démonstrations techniques, alors qu’elle l’avait déjà constaté en AEP en activité boxe le 13/12/13. Depuis le début de la formation, elle constate qu’elle vit « un état de panique » en intervention, jusqu’à souhaiter « être chez elle » plutôt qu’en face à face pédagogiques, en terminer le plus rapidement possible avec ce qu’il a été établi de faire en préparation collective de séance. Elle constate qu’elle est « dans sa bulle » et focalise avant tout sur la préparation-étalon de séance, sans que les phases de jeu qui se déroulent dans la séance n’aient de signification pour elle. Pour l’intervention évoquée (démontrer le coup de pied de remise en jeu), l’interruption de séance procède exclusivement de son intention de réparer un oubli par rapport aux consignes préconisées dans la préparation de séance. Cette consigne formelle arrive à contretemps, puisque le public réalise déjà ce coup de pied d’engagement, même si des corrections peuvent être envisagées dans la réalisation technique et le placement des joueurs.

5.4. Synthèse comparative des résultats

17Lors de cette séance du 8 janvier, les 3 ESS rapportent leurs préoccupations, leurs émotions (Objet), ce qui fait signe pour eux lors du cours d’action (Representamen), les connaissances qu’ils construisent au cours de l’activité, les éléments de généralité qu’ils établissent en regard de leur vécu. Il s’agit donc de la compréhension située de l’activité à l’instant « t ». Lors de l’APE, ils analysent, expliquent, déportés dans le temps et le lieu, établissent des liens entre différents moments de leur formation, leur vécu, leurs conceptions du métier. Il s’agit donc de l’insertion de cette construction située de l’activité à l’instant « t » dans une histoire en cours, dans une dynamique de formation.

Tableau VI. Comparatif des cours d’action des 3 participants à l’étude

	Données des autoconfrontations APE et AI			Analyse APE
	Préoccupation	Perception et Émotion	Connaissances	Connaissances
G.	Conserver la dynamique de la séance	Les jeunes « veulent du ballon » Je suis sous pression	adapter rapidement le déroulement de la séance aux éléments perçus du contexte	Je dois gérer le dilemme « envie du public / objectifs de formation » sans quitter le rôle de l’ESS
F.	Rester en autorité sur le groupe alors que l’exercice ne marche pas	L’exercice ne fonctionne pas et Abdel me cherche, je me mets en colère contre Abdel.	Je déverse ma colère sur un jeune perturbateur, alors que l’exercice de type club ne leur est pas adapté	Je dois travailler sur moi et maîtriser mon caractère, assumer mes erreurs, adapter les exercices de rugby que je propose aux publics
M.	Rétablir un oubli dans l’énoncé des consignes	J’ai oublié une consigne Je suis en panique	je ne maîtrise pas l’activité donc je veux m’en débarrasser, je ne pense qu’à moi, je ne vois pas le public.	L’absence de maîtrise des activités mobilisées en intervention me fait me replier sur moi et la préparation de séance, j’entre dans une bulle.

18Le tableau précédent permet une comparaison des éléments saillants du cours d’action des ESS, et cela pour une même séance, rapportée à une dynamique de formation différenciée. L’analyse menée avec une distance spatio-temporelle « constitue une des méthodes de participation des acteurs à l’analyse de leur activité » (Theureau, 2010, p. 313) tout autant que le partage d’éléments de généralité contribuant à alimenter l’histoire collective de la formation (formation apprenante).
La tonalité émotionnelle (pression, colère, panique) semble participer à la détermination de l’empan du couplage structurel de chacun des acteurs en fonction de préoccupations différenciées (conserver la dynamique de séance et la motivation du public – ne pas perdre la face, rester en autorité – en finir rapidement et se protéger). Les trois ESS interviennent collectivement le 8 janvier, mais chacun dans un rapport asymétrique au contexte détermine en toute autonomie son « micro-monde » (Varela, 1996).
Gautier se sent « sous pression », il ressent une activation, il se détourne de la préparation de séance pour intégrer un imprévu dans sa prise de décision : l’augmentation de la tension entre le besoin de jeu immédiat du public et les objectifs de formation à l’échelle de la séance. Cette tension, ce dilemme est susceptible de faire voler en éclat la relation établie entre l’ESS et son public lors de l’échauffement. Ne pas percevoir cette tension reviendrait rapidement à « perdre » l’adhésion des jeunes aux contenus de formation proposés par la suite de la séance.
Lors de l’analyse, Gautier signale les moments de « déclics » des interventions antérieures qui ont contribué à le rassurer sur sa capacité à distribuer finement les feedbacks pour entretenir l’activité des uns et des autres. Gautier puise là une confiance qui le conforte dans la décision prise d’une modification de séance en urgence. En autoconfrontation, Gautier perçoit cette « pression » comme révélatrice d’une fragilité face à un public qu’il sait prompte à (mal) réagir en cas de failles perçues chez l’intervenant. Lors de l’analyse, il prend conscience que ce trouble interne est totalement imperceptible du public, qu’il parvient à le masquer. Il ne manifeste aucun signe comportemental qui soit de nature à révéler ce trouble intérieur. Ce cours d’action devient un moment à valence positive dans la formation de Gautier, preuve de sa capacité à maintenir la viabilité de la relation pédagogique en réglant finement les rapports contradictoires « attentes immédiates du public / besoins de formation à plus long terme » (dimension pragmatique). Gautier valorise l’équilibre ainsi maintenu comme acceptable du point de vue de la déontologie du métier qu’il se construit (dimension axiologique).
Fanny prend rudement à parti Abdel et évacue la tension qui monte en elle depuis qu’elle constate que l’exercice ne fonctionne pas. C’est une colère exutoire, qui lui permet de « sauver la face » (Goffman, 1974), mais n’est pas déontologique. Cependant dans le temps, elle réalise aussi que l’origine de cette réaction excessive provient de l’organisation du dispositif pédagogique, réplication de celui proposé par son entraîneur de club, inadapté en l’espèce à des joueurs novices. Rapidement, elle ajuste son comportement, se décentre d’Abdel et réorganise le dispositif. Malgré cet incident, elle maintient la viabilité de la relation pédagogique, consciente à l’instant « t » de faire porter à Abdel la responsabilité du dysfonctionnement, alors qu’elle sait que cela relève de son approximation pédagogique. En analyse, elle dit devoir apprendre à mieux se contrôler, à assumer ses erreurs, à progresser en matière de pédagogie pour devenir éducatrice auprès de la PJJ. Ce cours d’action constitue une trace émotionnelle à valence positive.
Morgane vit un moment extrêmement éprouvant, à valence émotionnelle négative. Elle spécifie ce qui lui fait sens : se protéger, en finir rapidement avec la séance. Ce couplage structurel révèle un repli sur soi. Paniquée, elle est aveugle au contexte de la partie de rugby. La viabilité de la relation pédagogique est artificielle, tenue par la présence des plastrons, de Gautier et de Fanny qui contiennent la situation, agissent en périphérie pour empêcher la relation pédagogique de se déliter totalement. L’atelier joue pleinement son rôle « d’espace d’action encouragée » : il expose au face à face pédagogique, mais protège aussi des conséquences des incidents critiques qui n’auraient pas manqué de survenir en l’état de l’absence de relation pédagogique opérante entre Morgane et le public.

6. Discussion et conclusion

6.1. Tonalité émotionnelle des expériences en formation

19La tonalité émotionnelle perçue lors des cours d’action des ESS agit sur l’empan du couplage structurel de l’acteur. Celui-ci spécifie de façon autonome et asymétrique le monde dans lequel il agit (Varela et al., 1993). Si le spectre des émotions ressenties constitue un indicateur du niveau de développement de l’activité professionnelle (Ria & Visioli, 2010), la tonalité émotionnelle perçue à un moment « t » devrait aussi contribuer à établir la nature de la relation inter personnelle, sa viabilité, son potentiel. Dans le domaine de la formation aux métiers de l’éducation, de la santé, les liens sociaux établis entre professionnels et public participent de l’efficience des actions entreprises. Les émotions participent au décryptage de la complexité des situations dans lesquelles un ESS doit agir. Il y a l’intelligence académique, et l’intelligence sociale. Chez l’homme, l’intrication des fonctions primaires et des fonctions les plus évoluées de la cognition, peuvent conduire à adopter des comportements de survie professionnelle lorsque le contexte est ambigu, non contrôlable, empli d’incertitude. Le public pris en charge par les métiers de la médiation socio-sportive constitue un élément du contexte hautement imprévisible qui peut expliquer que l’acteur néophyte organise sa protection par des formes de cécité (Morgane), de dérivation (Fanny) ou de déni de la réalité (Fanny). Dans le domaine de l’enseignement, Desbiens et ses collaborateurs mettent à jour ce phénomène :
« Comme l’ont soulevé Fortier & Desrosiers (1991), les enseignants inexpérimentés sont d’abord préoccupés par leur survie, c’est-à-dire par des aspects touchant leur propre personne tels que la peur de l’échec, la crainte d’être observés par des représentants de l’autorité, le contrôle de la classe, etc. Cette préoccupation pour sa survie professionnelle peut se traduire par une plus grande centration sur soi au détriment des élèves, de leurs apprentissages et de leur développement ainsi que par le besoin d’établir sinon d’imposer son statut d’enseignant à leurs yeux » (Desbiens et al., 2011, p. 40). Ces auteurs rapportent une forme de spirale négative qui altère l’estime de soi et effrite indubitablement le sentiment d’auto-efficacité (Bandura, 2002) : plus les enseignants constatent leur incapacité à gérer les conflits ou incivilités, moins ils se sentent capables d’y faire face. Le quotidien des éducateurs socio-sportifs comporte une proportion importante de conflits, ils en sont les démineurs. C’est pourquoi, faire l’expérience en formation initiale, lors des « espaces d’action encouragée » (AEP, AI), de situations complexes dans lesquelles l’ESS saisit l’activité dans toutes ses dimensions, prend conscience de ce jeu émotionnel incontournable à la relation pédagogique, pourrait contribuer à augmenter le sentiment de compétence. Il convient cependant d’entendre l’activité du point de vue de l’acteur (autoconfrontation), et de lui donner l’opportunité de mûrir une réflexion, par lui-même, au sein d’un collectif qui partage une vision du métier, comme c’est le cas ici dans notre étude, lors des Ateliers de Partage d’Expérience. Même si le domaine de la recherche d’information n’est pas celui des métiers de la médiation, nous empruntons à N. Boubée l’affirmation qu’il y a nécessité à sortir de l’hégémonie de la comparaison expert–novice. À cet effet, la technique de l’entretien d’autoconfrontation collective semble prometteuse pour « essorer » le potentiel formateur d’une expérience d’intervention. « La focalisation sur ce que les novices ne font pas, conséquence de cette comparaison expert-novice, affecte la compréhension de cette activité. Saisir le sens attribué par les novices à leurs actions lors de l’évaluation de l’information, les choix de stratégies ou encore la conduite de l’activité s’avère crucial. (…) L’autoconfrontation pourrait donc être le moyen de dépasser les limites du cadre expert-novice (Boubée, 2010, p. 5).

6.2. Recherche de la vérité sur l’activité et développement professionnel

20« Rechercher la vérité sur l’activité » des acteurs avec « privilège donné à l’expression individuelle » (Theureau, 2010, p. 297), puis soumettre cette activité à une étape analytique contribue à générer et valider des prises de conscience, « des transformations de vision » (Theureau, 2010, p. 309), ou encore une transformation de la « vision partagée » (Senge, 1992) d’un métier. Les ESS évoluent dans le cadre d’une formation apprenante, d’une communauté d’apprentissage, et se préparent ainsi à argumenter entre praxis et axiologie, au service de l’amélioration des comportements sociaux des publics qu’ils prennent en charge. Les valeurs et le principe de réalité s’entrechoquent lors de la recherche de la vérité sur l’activité professionnelle, des débats élargissent à des collectifs de pairs des questions sensibles, comme celle, légitime, de savoir aussi se préserver en contexte difficile (Morgan dépassée par la complexité du jeu de rugby, focalise sur la préparation de la leçon). Les émotions sont évoquées, les masques tombent parce que ces émotions deviennent des ressources au service du métier. Ainsi Gautier révèle son état de stress, la crainte d’apparaître fébrile et de se mettre professionnellement en danger, alors que pour ses collègues, rien ne parait. Fanny révèle un mécanisme de dérivation de sa colère qui lui permet d’évacuer, mais aussi de sauver la face. Morgan explique que face à la panique qui l’envahit, elle se raccroche à la préparation de la séance.
Lors des APE, les ESS mobilisent leur compréhension du métier et de leur progrès en formation en intégrant cette dimension émotionnelle, dans une horizontalité du rapport chercheur - formateur / ESS. La prise en compte du surgissement d’émotions constitue un élément d’analyse à part entière des options prises en intervention.
La collaboration peut renforcer la prise de position, le sentiment d’autodétermination, le sentiment de compétence nécessaires à l’exercice de métiers sensibles, tout autant que permettre d’encourager le développement de la réflexivité entre collaborateurs autour d’une vision du métier, face à des questions sensibles. Lors des APE, Gautier et Fanny sont confortés par leurs collègues, renforcés dans leurs choix s’agissant de l’adaptation au contexte. Lors de l’AI, Morgan, désemparée, est soutenue par Fanny et Gautier, solidaires car concepteurs collaboratifs de la séance.
Le dispositif de formation (ateliers, entretiens, individu et collectif) permet à l’ESS d’engrammer des moments emblématiques de son développement professionnel. Cette participation active de l’ESS à la compréhension de son activité et de son développement permettrait d’envisager une généralisation des connaissances par catégorisation et typicalité (Rosch, 1978). L’ESS construit des traces mnésiques de l’histoire et de la genèse des connaissances ou éléments de généralité, à mesure qu’il fait l’expérience de ses qualités d’adaptation. L’imprévu peut devenir moins problématique, à mesure que grandit la confiance en ses ressources intellectuelles et émotionnelles, dans un collectif, au service d’une fonction sociale clairement identifiée.

6.3. Une posture de recherche-intervention en formation

21Reste à questionner cette position de formateur-chercheur au sein du dispositif de formation, qui était ici le contexte de notre étude. Même si dans d’autres domaines l’observation participante est pleinement assumée, force est de constater que l’ESS participant de l’étude pourrait subir un « assujettissement au formateur ». Si tel était le cas, alors cette dépendance entacherait la qualité des données recueillies, tout autant que les objectifs de formation. L’éthique du programme de recherche du Cours d’Action, les « principes de connaissances » (Theureau, 2010) permettent l’accès à la conscience préréflexive des acteurs en activité dans un premier temps, puis dans un second temps, l’analyse de cette activité de façon différée dans le temps (Sève & Adé, 2003), par l’acteur lui-même, ou entre collaborateurs. Cette éthique suppose une confiance entre chercheur et participant qui ne peut s’accommoder d’un rapport de hiérarchie. Cette posture nous semble commune à celle adoptée en andragogie, dès lors qu’il s’agit de former par l’expérience des adultes motivés à exercer des métiers de prise de décision en situation sociale complexe (Berthiaume & Rege Colet, 2013, p. 29) L’enseignant devient facilitateur des apprentissages. Dans ce contexte d’horizontalité du rapport formateur – formé, la formation devient répondante, et prend l’aspect d’une « activité de conseils ». Cette activité semble éloignée des conceptions dominantes en pédagogie universitaire, elle semble cependant très proche de ce que nous pourrions espérer d’une formation au plus près de la recherche.