1. Introduction

1Attestée par une certification, les deux fonctions du professeur des écoles maître formateur (PEMF) « font de lui un acteur essentiel de la formation des enseignants du premier degré à la fois comme expert de la pratique de la classe et de la polyvalence du métier, et comme garant d’une articulation efficace et éprouvée entre les savoirs théoriques et la pratique professionnelle, capable d’analyser avec suffisamment de recul la diversité des situations et des démarches d’enseignement pour en percevoir les effets » (MEN, 2010). En tant que formateur, il accompagne les enseignants débutants dans leur entrée dans le métier en effectuant des visites de formation et en contribuant à des temps de formation à l’Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation (INSPE) en analyse de pratiques professionnelles ou dans des apports disciplinaires ciblés souvent en co-intervention. En tant qu’expert de la pratique de classe, on est en droit de penser qu’il optimise le fonctionnement du système didactique (SD) et y fait valoir une certaine efficience à faire apprendre et progresser tous les élèves. A partir du système didactique originaire de Chevallard (1992) qui met en relation l’élève, l’enseignant et le savoir, nous envisageons le système didactique en l’augmentant du pôle de l’école et des programmes (Le Bas, 2007). Comme le précise Reuter et al. (2013, p. 210) les pôles hétérogènes constitutifs du système didactique - à présent l’élève, le savoir, l’enseignant et l’école - entretiennent des relations qui peuvent ne pas être « harmonieuses, mais se réaliser sous forme de tensions ». Nous envisageons ces tensions comme des problèmes professionnels que les enseignants doivent prendre en charge au quotidien et pour lesquels chacun à leur manière ils trouvent des solutions. Ce sont les problèmes de la classe constitutifs du métier lorsque celui-ci se centre sur le « faire apprendre ». C’est dans la gestion de ces problèmes professionnels - présentés plus loin - que l’expertise des PEMF peut être repérée. Ils disposent en effet d’un certain nombre de solutions problématisées qu’ils sont a priori capables d’expliciter et de fonder en raisons tant du point de vue des « savoirs à enseigner » que des « savoirs pour enseigner » (Lebouvier et al., 2016 ; Ouitre et al., 2022 ; Prevel, 2020).

2Toutefois, cette expertise s’inscrit dans le cadre de la polyvalence caractéristique de la professionnalité des enseignants du premier degré, polyvalence qui génère parfois un rapport ambigu aux disciplines scolaires (Baillat et Philippot, 2018). Parallèlement, cette polyvalence s’inscrit plus récemment dans un contexte institutionnel qui identifie avec force les mathématiques, le français et le « respect d’autrui » comme les apprentissages fondamentaux de l’école primaire, reléguant sans vraiment le dire les autres disciplines à un rang plus secondaire.

3Le travail collaboratif PEMF - formateur INSPE lorsqu’il existe est une dimension de leur professionnalité respective. Ces collaborations s’exercent le plus souvent dans les enseignements contributifs à l’analyse des pratiques, plus rarement dans les EC disciplinaires, où les PEMF font part de leur expertise en présentant des projets d’enseignement menés dans leur classe. Dans ces moments de restitution, ils illustrent des points précis de leur travail de planification ou des moments spécifiques de leur intervention en lien avec les objets de réflexivité sur le métier que la formation met au travail. Il leur est demandé d’expliciter leur choix, d’en préciser autant que faire se peut les arrière-plans théoriques et de les situer parmi d’autres possibles. Ces propositions s’inscrivent dans la « réduction » de polyvalence que nous précisions ci-dessus et privilégient les mathématiques et le français au détriment des autres disciplines. Les projets en arts plastiques ou en Éducation Physique et Sportive sont rarement présentés par exemple.

4C’est dans ce contexte que nous avons souhaité « tester » en quelque sorte l’expertise des PEMF dans la discipline EPS. Notre contribution vise à restituer la façon dont une PEMF prend en charge les problèmes professionnels liés à la gestion du système didactique dans une séquence de gymnastique rythmique en moyenne et grande section de maternelle, accompagnée par un formateur-chercheur spécialiste de la discipline EPS. Dans une logique de collaboration, nous cherchons à voir comment cette PEMF intègre les remarques et les suggestions de celui-ci pour concevoir et mener son projet d’enseignement. Le travail de conception est commenté en amont par le didacticien ce qui provoque une réorientation du projet pour qu’il soit plus proche des ressources des élèves. Des vidéos de moments de classe sont analysées pour mesurer l’effet de ce travail collaboratif sur la mise en œuvre du projet d’enseignement, mise en œuvre révélatrice de la gestion du système didactique et de ses problèmes par la PEMF. Un entretien d’auto-confrontation de l’enseignante à sa pratique a été mené pour identifier les raisons qui président à ses choix et mesurer le poids de l’accompagnement didactique réalisé sur ceux-ci. Les résultats montrent la plus-value qu’apportent les interventions de l’expert, mais révèlent aussi quelques résistances notamment sur certaines opérations de didactisation du savoir.

2. Gérer le système didactique pour enseigner la gymnastique rythmique et provoquer des apprentissages

2.1. Système didactique et problèmes professionnels de l’enseignant

5L’enseignant exerce son métier dans un cadre contraint borné par un contexte d’intervention (l’école, ses finalités, ses programmes), un objet d’intervention (des savoirs, des pratiques, des thématiques à traiter, etc.) et des élèves auxquels s’adresse cette intervention. Ces trois éléments constituent les pôles de notre système didactique (Le Bas, 2007 ; Ouitre, 2011, 2015) auquel s’adjoint l’enseignant qui en assure la gestion et l’orchestration. Dans une perspective didactique, ce système ambitionne l’apprentissage, la réussite et le progrès de tous les élèves. Le fonctionnement de ce système consiste alors pour l’enseignant à créer les conditions de planification et d’intervention permettant les apprentissages visés. Les pôles du système ont des logiques hétérogènes. Leur rencontre deux à deux ne va pas de soi. Leurs relations ne sont pas forcément harmonieuses et peuvent se réaliser dans un régime de tensions auxquelles nous donnons le statut de problèmes professionnels. Ce sont les problèmes normaux du métier pris en charge de manière plus ou moins implicite avec plus ou moins d’efficacité. Parallèlement, dans le cadre de l’apprentissage par problématisation (Doussot et al., 2022), les problèmes, qu’ils soient disciplinaires ou professionnels, sont associés à des obstacles.

6Dans la gestion du système didactique, l’enseignant doit donc assurer trois rencontres problématiques, elles-mêmes associées à trois obstacles : 1) La première entre l’élève (un sujet) et l’école (une institution où l’on apprend collectivement dans un cadre relativement contraint) trouve son équilibre en s’intéressant aux conditions permettant l’adoption (Delattre, 2021) par l’élève du projet que l’école souhaite pour lui. Est en jeu ici l’engagement des élèves dans l’activité d’apprentissage. L’obstacle chez certains enseignants dont les enseignants débutants est de considérer que les élèves construisent cette posture d’apprenant simplement en les positionnant dans l’espace scolaire. Il suffit d’enseigner pour que les élèves apprennent et construisent le sens de l’école ; 2) La deuxième rencontre entre l’école et ses finalités d’un côté et de l’autre les savoirs et les pratiques tels qu’ils existent en dehors de l’école s’opérationnalise dans des opérations de transpositions didactiques combinant judicieusement enjeux éducatifs, pertinence épistémologique et ressources des élèves. Il s’agit de choisir ce qu’il est pertinent de mettre à l’étude et de délimiter les conditions de cette étude en scénarisant les objets d’enseignement dans des dispositifs appropriés. L’approche formelle et techniciste des savoirs s’érige ici en obstacle pour ce problème. Au lieu de faire reconstruire des usages de techniques par exemple, il est transmis des formes de techniques non questionnées du point de vue de leur fonctionnalité et sans réellement tenir compte des ressources des élèves ; 3) La troisième rencontre entre les savoirs et les pratiques d’une part et l’élève d’autre part s’ajuste dans la mise en œuvre des conditions d’appropriation par les élèves de ces savoirs et de ces pratiques. Sont en jeu ici les régulations didactiques (Boudard et Robin, 2012) que l’enseignant va mener pour aider les élèves dans leurs apprentissages sans faire à leur place dans un jeu de questionnements (Maulini, 2005), d’obtentions et de réticences (Sensevy, 2011). L’obstacle lié à ce problème s’exprime dans une centration sur le produit de l’apprentissage et la réussite au détriment de la compréhension des conditions de cette réussite.

7Les PEMF gèrent de façon experte le système didactique au regard de sa finalité centrée sur l’apprentissage et prennent en charge de façon optimale les problèmes professionnels que nous venons de décrire et dépassent les obstacles associés à ces problèmes. C’est cette gestion experte du SD sous influence de l’expert que nous allons appréhender dans le cadre d’une séquence d’EPS en classe de maternelle ayant comme support la gymnastique rythmique.

8Pour finir il convient de préciser trois choses : 1) Le système didactique malgré son nom peut fonctionner dans un autre paradigme que le paradigme didactique ; 2) Le système didactique commence à fonctionner dès que les opérations de planification se mettent en place ; 3) Le système didactique permet à sa façon de penser la nécessaire articulation entre savoir pour enseigner et savoir à enseigner.

2.2. Traiter la gymnastique rythmique pour cibler ce qu’il y a à apprendre pour ces élèves de maternelle

9Cette partie s’appuie sur les travaux de Loquet (1996) et sur les documents didactiques internes produits à l’IUFM Basse de Normandie, puis à l’ESPE de l’académie de Caen notamment par Claire Pontais formatrice sur le site de Saint-Lô.

2.2.1. Quelques éléments de définition de la GR

10C’est une activité de production de forme corporelles codifiées (techniques et esthétiques) avec un objet manipulable (ballon, cerceau, corde, ruban, massues) qui a pour but :

• De présenter seule, ou à plusieurs, un enchainement d’actions motrices artistiques et performantes réalisées pour être vu et jugé ;

• De combiner des actions de manipulations d’objet et des actions corporelles variées (déplacements, rotation, sauts, etc.) ;

• De mettre les actions motrices en relation avec la musique choisie dans un espace règlementé.

11L’activité porte une contradiction fondamentale. En effet « pour faire un exploit [technique et expressif] avec l’objet, il faut utiliser le corps de façon inhabituelle, mais l’objet empêche d’utiliser le corps de façon inhabituelle. C’est le fait d’être encombré d’un objet qui permet l’invention de figures nouvelles qui sont toujours un compromis ; compromis parce que pus je prends de risques, plus je suis original, plus il m’est difficile de réussir et de communiquer avec le public » (Pontais, 2002, p. 42).

12Le code de pointage représente le noyau réglementaire à respecter. Il prend en compte :

• La valeur technique qui correspond aux difficultés corporelles réalisées ; actions de manipulation, actions ou déplacements corporelles ou leurs combinaisons ;

• La valeur d’exécution qui renvoie globalement à la manière dont les différentes difficultés sont effectuées et qui fait appel à un système de pénalisations ;

• La valeur artistique qui juge la valeur chorégraphique de la prestation et l’adéquation du support musical.

13Le corps doit toujours être en action (statique ou dynamique) et l’objet doit toujours être en mouvement, tenu légèrement, jamais perdu.

14À tout moment, il s’agit en effet de combiner la mobilité d’un objet et la mobilité du corps en suivant des variations rythmiques.

15La manipulation se fait selon deux modes principaux :

• Soit l’objet est tenu, posé ou guidé dans l’espace proche ou sur le corps : il s’agit d’entretenir la mobilité de l’objet tout le temps voulu, selon un rythme efficace ;

• Soit l’objet est lâché ou lancé, il s’agit de calculer les trajectoires et de le rattraper à tous les coups au bon moment et au bon endroit.

16Le contrôle des déplacements et des figures corporelles s’envisage selon plusieurs possibilités :

• Dans le cas où l’objet est tenu ou guidé : 1) La manipulation est contraignante et dans ce cas c’est le corps qui accompagne et se met au service du mouvement ; 2) Le déplacement ou l’action corporelle sont contraignants et dans ce cas c’est l’objet qui les accompagne en étant tenu ou se trouvant à l’arrêt, mais en contact avec le gymnaste ;

• Dans le cas où l’objet est lancé, le travail corporel s’affranchit ponctuellement de l’action sur l’objet.

2.2.2. Quelques éléments de transposition qui intègrent la logique des élèves

17En référence aux travaux cités plus haut nous distinguons 4 paliers adaptatifs et trois passages de paliers. Nous ne présenterons ici que les éléments qui serviront les analyses de cette étude soit les trois premiers paliers (Tableaux 1, 2 et 3).

18La figure 1 synthétise les principaux éléments d’intervention à prendre en compte pour les deux premiers passages de paliers.

19Nous ne pouvons rentrer plus dans les détails faute de place. Les documents précisent également les compétences et la transformation visés ainsi que les contenus d’enseignement.

3. Méthodologie de recueil et de traitement des données

3.1. Les données recueillies et les questions de recherche

20Cette étude s’inscrit dans la tradition des recherches collaboratives et convoque plus particulièrement la démarche des séquences forcées décrite par Orange (2010). Le groupe de travail rassemble six PEMF exerçant à l’école maternelle et un didacticien de l’EPS. Les objectifs du travail de recherche sont partagés. Il s’agit pour les enseignantes de faire progresser leurs élèves en EPS et pour le chercheur d’étudier l’impact possible des apports didactiques proposés (au sens large ; contenus, démarches, etc.) sur la manière dont ces enseignantes prennent en charge les trois problèmes professionnels évoqués ci-dessus. Nous présentons ici un seul cas pour lequel les données recueillies sont :

• Le projet de séquence commenté par le chercheur. Ce document est produit et ajusté en amont et en aval des réunions de régulation ;

• Les films de trois séances : le film 1 montre une phase d’action au gymnase ; le film 2 montre une phase de mise à distance de l’action en classe au cours de laquelle, à partir d’une vidéo au gymnase, les élèves recensent les exploits qu’ils ont réalisés dans la perspective de produire collectivement un code permettant l’affichage de ces exploits et leur classement en termes de type d’exploits et de difficultés ; le film 3 montre également une phase de mise à distance au cours de laquelle les élèves construisent un projet d’action en associant deux déplacements à deux « dessins avec le ruban » ;

• L’enregistrement d’un entretien d’auto-confrontation à partir des trois vidéos de la séquence. La PEMF interrompt le film et le commente quand elle le souhaite. Il lui est suggéré en amont qu’elle peut le faire notamment lorsqu’elle pense que les interventions de l’expert ont pesé dans ses choix didactiques.

21Le système didactique tel qu’il a été précédemment décrit permet de déterminer trois questions de recherche. Comment l’enseignante s’approprie les propositions de l’expert …

• QR1 : … dans la prise en charge du problème lié à l’engagement des élèves ?

• QR2 : … dans la prise en charge du problème lié au choix des objets à enseigner et à leur scénarisation dans des dispositifs pour faire apprendre les élèves ?

• QR3 : … dans la prise en charge du problème lié à la régulation de l’activité d’apprentissage des élèves ?

22La figure 2 synthétise le protocole de recueil des données.

3.2. Le repérage des mises en relation effectuées par la PEMF avant et après l’intervention du chercheur

23La démarche méthodologique mobilisée vise à documenter les traces de la collaboration de l’enseignante avec le chercheur et l’influence de ce travail en commun sur la gestion du système didactique. Nous raisonnons ce fonctionnement du SD en termes de « mises en relation » de conditions de planification et d’intervention réalisées par l’enseignante et favorables de tous points de vue aux apprentissages. Ces « mises en relation » envisagée comme des gestes didactiques de métier (Brière, 2020) permettent de gérer les trois problèmes professionnels dans une approche didactique. Ces mises en relation peuvent s’opérer de façon fortuite par expérience. Pour devenir de véritables savoirs professionnels mobilisables et référés aux problèmes dont elles sont potentiellement une solution, elles doivent être conscientisées et conceptualisées à minima. On peut penser que l’expertise de cette PEMF et son statut de formatrice lui ont permis ce travail de conceptualisation. Quelques exemples de mises en relation référées aux problèmes professionnel pour illustrer notre propos :

24Pour la première classe de problème professionnel, les mises en relation sont à renvoyer prioritairement aux conditions d’engagement des élèves dans les activités scolaires.

25Exemple : Mettre en relation la nature de l’engagement des élèves et la manière dont la séance est introduite par l’enseignant.

26Pour la deuxième classe de problème professionnel, les mises en relation sont à renvoyer prioritairement aux conditions relatives au choix et à la mise en scène des savoirs enseignés dans des dispositifs appropriés.

27Exemple : Mettre en relation les différentes investigations épistémologiques, didactiques, et celles liées aux programmes et la qualité/précision des objets d’étude retenus et des projets d’enseignement produits.

28Pour la troisième classe de problème professionnel, les mises en relation sont à renvoyer prioritairement à la manière dont l’enseignant guide les apprentissages, autrement dit aux conditions d’interactions et d’interventions provoquées par l’enseignant favorables à l’appropriation par les élèves des savoirs enseignés et à la construction des compétences qui s’y rattachent.

29Exemple : Mettre en relation la lecture par l’enseignant de l’activité d’apprentissage des élèves (leurs tentatives, leurs difficultés leurs réussites) et les interventions permettant d’encourager et de développer cette activité.

30Ces différentes mises en relation constituent pour nous des indicateurs du fonctionnement spontané du SD de l’enseignante et de l’influence que l’accompagnement de l’expert a pu avoir sur celui-ci.

31Notre méthodologie articule trois temps. Il s’agit d’abord de repérer dans le document de préparation les mises en relation faites spontanément par la PEMF et celles qui sont proposées par l’expert dans ses commentaires. Les films des séances donnent ensuite accès aux solutions mises en œuvre. L’analyse du discours produit par la PEMF au cours de l’entretien d’auto-confrontation permet enfin d’identifier les mises en relation effectués dans les solutions mises en œuvre et de voir ce qui les fondent en termes d’arrière-plans épistémologiques et didactiques. Il s’agit alors d’appréhender finement la plus-value que constitue l’intervention du spécialiste de la discipline dans la phase de conception mais également les résistances qu’elle génère chez la PEMF dans le fonctionnement du système didactique.

4. Résultats : Une prise en compte hétérogène des propositions de l’expert

4.1. QR1 : une prise en compte totale

4.1.1. Les mises en relation spontanées

32L’analyse du projet d’enseignement qui mobilise des outils partagés dans le groupe et en formation avec les étudiants fait apparaitre deux mises en relation pour prendre en charge le premier problème professionnel. La première est présente dans la définition de la situation de référence (tableau 4). Ici, la PEMF fait valoir la nécessaire mise en relation de la structure de la situation et de la signification de la GRS en insistant sur la notion d’exploit présente dans les trois composantes.

33Le descriptif de la séance 1 (tableau 5) témoigne de la volonté de la PEMF de mettre en relation la situation de référence et l’une de ses fonctions, soit le recueil des comportements spontanés des élèves pour les partager avec eux et pour orienter le travail de la séquence. Cette mise en relation est conditionnée par l’objet d’étude retenu : « Exploration des exploits possibles sur l’objet par dissociation et coordination de ses trajets et de ses trajectoires ».

4.1.2. Les propositions de l’expert

34Elles s’appuient sur deux commentaires de l’expert didacticien en EPS.

35La première série de commentaires en lien avec la structure de la situation de référence formulée avec un but, des contraintes et un critère de réussite rappelle la valeur du code dans cette activité de production de forme codifiée : « La notion d’exploit est à construire à ce passage de palier. De même qu’il faut construire le « qu’est-ce qui est plus difficile que » et pourquoi ? D’où la construction d’un code de pointage de la classe ». Commentant la définition de la GR que la PEMF pose dans son projet de séquence « … une activité de productions de formes codifiée … », l’expert précise : « Cela veut dire qu’il faudra d’une manière ou d’une autre faire vivre le code avec les élèves ». L’expert met en relation ici de façon très implicite la structure de la situation, notamment le critère de réussite et la manière dont l’enseignante permettra aux élèves concrètement de percevoir le sens du progrès en GR, de se situer et de faire valoir leurs progrès. Il y a ici un lien potentiel avec des conditions favorables à l’engagement des élèves, mais celui-ci n’est aucunement explicité. L’expert met finalement en relation le sens anthropologique de l’activité enseignée (Couturier, 2001) et la valeur potentiellement engageante de ce sens quand on y est vigilant.

36La deuxième série de commentaires vise à réduire l’ambition de ce qui va être mis à l’étude notamment pour tenir compte des ressources des élèves et de la manière dont ils s’engagent avec ce qu’ils sont dans ce genre d’activité où il faut assurer une prestation devant les autres. Avant de combiner des figures avec des déplacements (plutôt le passage du palier 2 au palier 3), il convient déjà que les élèves construisent le sens de l’activité, soit celui de faire des exploits (quelque chose de difficile, mais de réussi) devant les autres. Cela relativise de fait sérieusement la notion d’exploit en ne l’envisageant pas d’emblée comme une combinaison de figures de manipulation de l’engin et de déplacement avec son corps. C’est dans ce sens que l’expert propose une reformulation de l’objet d’étude sans forcément la référer explicitement à la progressivité de la construction des savoirs en GR (les paliers définis comme des modes d’organisation) qu’il a partagé avec l’enseignante. « Il faut aussi et surtout construire le sens de « l’activité, soit réaliser des exploits adressés aux autres. Se mettre en spectacle / accepter le jeu du spectacle ». Le sous-entendu ici est que les élèves ne construisent pas spontanément le sens de l’activité, mais surtout que leurs capacités de dissociation (segment manipulatoire indépendant de la dynamique du reste du corps) risquent tout simplement de ne pas rendre possible les combinaisons envisagées. Les contraintes sont également interrogées en insistant sur le maintien de l’objet en mouvement de différentes manières en dehors de la « zone » de confrontation directe au spectateur où les exploits doivent être réalisés. Ici le formateur aide finalement la PEMF à mettre en relation le niveau de ressources de ses élèves (leurs capacités motrice et affective) et la possibilité qu’ils s’engagent authentiquement dans ce qu’elle vise pour eux trop éloigné de ce qu’ils sont et savent.

4.1.3. Les mises en relation prises en compte

37La séance du film 2 est dédiée à la définition d’un exploit. Les élèves-spectateurs doivent reconnaitre le « dessin » réalisé par le ruban et le déplacement réalisé par le gymnaste. Ces éléments sont répertoriés sur un référentiel construit au fil des séances d’après les « trouvailles » des élèves. La PEMF met ainsi en relation l’activité des élèves et la signification de la GRS au filtre d’un objet d’étude prenant en compte la dimension spectacle de l’activité et son effet sur le spectateur. Pour faire valoir cette dimension, la PEMF s’appuie sur les onomatopées des élèves (ouais !) provoquées par certaines tentatives et sur ces propres émotions (« je suis épatée »).

38Dans le film 3, la PEMF par ses interventions joue sur l’engagement des élèves par la mise en relation de ce qui est concrètement mis à leur disposition pour se situer et faire valoir leur progrès (les critères de réussite) et l’élaboration de projets d’action individuels porteurs de nouvelles tentatives

39Le film 1 témoigne de l’effectivité de la mise en relation par la PEMF de la valeur orientatrice et motivationnelle du but de tâche proposé aux élèves (faire des exploits pour épater les spectateurs) et la signification profonde de la GRS. Il s’agit pour un groupe d’élèves de présenter leurs exploits à un autre groupe qui à partir d’une fiche individuelle à renseigner s’assure de l’adéquation entre le spectacle que les gymnastes proposent et le projet d’action élaboré en classe.

40Au cours de l’entretien, la PEMF revient sur la redéfinition de l’objet d’étude proposé par l’expert qui l’a engagée vers l’appropriation par les élèves des notions d’exploit et de spectacle plus que vers des aspects plus technicistes des figures à réaliser.

41Dans la prise en charge du premier problème professionnel, la PEMF adhère totalement aux propositions de l’expert et revisite sa conception de l’enseignement de la GRS en offrant une part beaucoup plus grande à l’interaction entre le gymnaste et le spectateur.

4.2. QR2 : une prise en compte partielle

4.2.1. Les mises en relation spontanées

42L’extrait 1 indique les choix que fait la PEMF pour élaborer la situation de référence. Ils sont à mettre en relation avec les investigations théoriques et épistémologiques dont elle disposait en amont via les documents didactiques qui lui ont été fournis. La PEMF retient :

• Qu’« il s’agit de combiner des actions de manipulation d’objets et des actions corporelles variées. Ces actions motrices doivent être mises en relation avec la musique choisie dans un espace réglementé » ;

• Qu’ « il s’agit de prendre des risques et de maîtriser le risque pris » ;

• Que « La règle essentielle est que le corps doit toujours être en action (statique ou dynamique) et l’objet doit toujours être en mouvement, tenu légèrement et jamais perdu ».

43Les tableaux 6 et 7 montrent la volonté de la PEMF de mettre en relation les obstacles potentiels des élèves dans leur pratique de la GR avec la construction d’une nouvelle compétence et surtout d’une transformation à opérer.

4.2.2. Les propositions de l’expert

44Tous les commentaires rédigés sur le document préparatoire invitent à mieux prendre en compte les obstacles potentiels pressentis chez les élèves (extrait 3) en les mettant d’abord en relation avec la nature du problème posé. En effet, la motricité « en bloc » du gymnaste débutant n’apparait pas compatible avec la prise en charge du problème lié à la combinaison de figures avec le ruban et de déplacements ou actions avec le corps d’une certaine complexité. Il poursuit cette mise en relation en redéfinissant un objet d’étude plus adapté aux possibilités des élèves et lié à la prise en charge d’un problème de maîtrise de la prestation avec un déplacement réduit au minimum, mais organisée par l’intention de se mettre en spectacle. C’est dans cette perspective de prise en compte des ressources des élèves « gymnastes débutant » que l’expert propose une reformulation de la transformation à opérer en ces termes : « passer d’actions aléatoires et sans projet sur l’objet / sans intention à des actions anticipées et contrôlées en vue de produire un exploit à montrer ;

45Enfin, les interventions prévues par l’enseignante en séance 2 en classe (tableau 8) génèrent un commentaire invitant à mieux prendre en compte la structure de la situation et les interventions à anticiper en proposant de recourir à des « images fortes » pour mettre du sens au terme « épater ».

4.2.3. Les mises en relation prises en compte

46Le film 2 semble montrer l’adhésion de la PEMF à la nouvelle proposition d’objet d’étude en lien avec les ressources et obstacles potentiels d’élèves de moyenne et grande section (passage du palier 1 au palier 2).

47Mais, le film 3 consacré à l’élaboration de leur projet d’action par les élèves parait contredire cette première analyse et montre une PEMF qui peine à prendre en compte les ressources et obstacles que les comportements des élèves expriment. Si elle insiste sur la notion d’exploit, l’effet sur le spectateur n’est pas mobilisé. La notion d’exploit reste associée à la prise en charge d’un problème de contrôle combinant manipulation de l’engin et déplacement / actions du corps (passage du palier 2 au palier 3) alors qu’il n’est pas possible pour les élèves de réaliser de telles combinaisons. Les combinaisons particulièrement difficiles par exemple ne sont pas évacuées.

48Le film 1 confirme ce point et donne à voir les réajustements qui s’imposent à la PEMF. Face au désarroi de certains élèves qui ne parviennent pas à honorer leur projet d’action, elle donne des indications de modification du déplacement. Au cours de l’entretien, la PEMF signale ne pas avoir anticipé ces difficultés motrices auxquelles certains élèves ont été confrontés.

49Dans la prise en charge du deuxième problème professionnel, la PEMF n’adhère que partiellement aux propositions de l’expert. Elle ne parvient pas à se détacher de la situation initialement prévue qui ne pose pas le bon problème à ses élèves et ne traite pas le bon objet d’étude trop éloigné de leurs ressources. Elle reste trop attachée à l’image un peu médiatisée qu’elle se fait de la GR comme une combinaison de figures difficiles avec l’engin associés à des déplacements et actions avec le corps eux-mêmes plus ou moins difficiles.

4.3. QR3 : une prise en compte « en creux »

4.3.1. Les mises en relation spontanées

50Le tableau 9 extrait du projet de séquence de la PEMF anticipe le contenu des régulations nécessaires pour que les élèves effectuent les mises en relation leur permettant de progresser.

51Toutefois certaines mises en relation qu’elle prévoit sont référées au passage du palier 2 au palier 3 et non au passage du palier 1 au palier 2 qui concerne ses élèves.

4.3.2. Les propositions de l’expert

52Dans la logique de l’objet d’étude qu’il propose en lien avec le passage du palier 1 au palier 2, le didacticien suggère trois contenus d’enseignement à travailler avec les élèves pour transformer leurs comportements spontanés.

• Mettre en relation l’énergie impulsé à l’objet, l’orientation de la trajectoire qu’on lui imprime, et l’endroit où l’on doit se trouver pour le récupérer ;

• Mettre en relation le début de l’action et la fin de l’action, le projet d’action initial, les moyens mobilisés et le résultat effectif ;

• Mettre en relation les contraintes liées aux déplacements et aux postures du corps avec les actions de manipulation (possibles) de l’objet.

4.3.3. Les mises en relations prises en compte

53Le film 2 met en évidence la volonté chez l’enseignante par ses interventions de mettre en relation les critères de réussite de la situation et les prestations des élèves à travers des échanges comme le suivant :

« PEMF : on peut dire : « c’est pas un exploit ». Pourquoi ?

E : parce que c’est aucun dessin ! »

54L’entretien confirme cette volonté de la part de la PEMF de valoriser l’exploit confortée par la redéfinition par l’expert de l’objet d’étude et en reconnaissant l’importance de construire cette notion d’exploit sans la considérer comme allant de soi :

« PEMF : avant j’étais plus sûr en même temps on fait 2 choses. Il faut pas que le ruban s’endorme. Mais on demandait pas forcément au spectateur ou au gymnaste d’identifier exactement le dessin qu’il a choisi et de rester sur ce dessin. »

55Le film 3 et le moment de l’entretien qui lui est associé font apparaitre une nouvelle mise en relation, celle de la fonction de la séance et des possibilités d’interactions qu’elle offre. Chaque élève est amené à construire son projet d’action de manière à, comme le suggérait l’expert, s’engager en se situant et en mesurant ses progrès.

56Visionnant le film 1, la PEMF signale les difficultés qu’elle rencontre à mettre en relation la fonction de la séance centrée sur la transformation des comportements des élèves (une séance d’apprentissage) et les interventions propices à dépasser le « faire » et à provoquer de sa part cette transformation tout en l’assistant. Convaincue de la nécessité de cette aide, elle perçoit chez elle une mauvaise maîtrise du savoir en jeu et des contenus d’apprentissage qui favoriserait un guidage efficace de l’activité des élèves vers une transformation de leur comportements premiers.

PEMF : « (…) Oui si j’étais encore plus au clair là-dessus, je vois bien aussi qu’il y a une orientation. J’avais dit à XXX au tout début, il y a des mises en relation à faire que je suis pas sûre. Mais y a une mise en relation la façon dont on dispose son bras. Quand il est orienté vers le sol, c’est plus facile. Peut-être qu’il y est dans son document didactique qu’il m’a envoyé. Je l’ai parcouru vite fait. »

57Les suggestions de l’expert produisent un effet sur la manière dont est pris en charge le troisième problème professionnel par la PEMF qui prend conscience de ce qui lui permettrait d’apporter une réponse technique plus efficiente.

4.4. Retour sur le système didactique

58La figure 2 rend compte des effets des suggestions de l’expert sur la prise en charge des trois problèmes professionnels par la PEMF. En noir apparaissent les mises en relations suggérées et adoptées, en rouge les mises en relation suggérées, mais non adoptées, et en vert les mises en relation non suggérées, mais adoptées en creux. La mise en relation de la fonction de la séance et des interventions nécessaires pour dépasser « le faire » a un statut particulier. Elle s’impose à la PEMF qui ne parvient pas encore à la prendre en charge.

5. Conclusion

59Les résultats de notre étude donnent à voir la manière dont une PEMF s’empare des suggestions d’un didacticien de l’EPS pour faire fonctionner le système didactique en ayant comme support d’enseignement la GR. Ils dénotent dans une première analyse globale une adhésion plus prononcée pour les savoirs pour enseigner (une démarche notamment pour engager les élèves) que pour les savoirs à enseigner (les contenus). Cela s’exprime plus particulièrement dans la prise en charge du problème professionnel lié à au choix des objets à enseigner et à leur scénarisation dans des dispositifs pour faire apprendre.

60Les suggestions de l’expert ont été l’occasion pour la PEMF d’appréhender le grain fin des opérations de transposition didactique qui lui étaient proposées et ont pu la questionner sur ce qu’elle a pris prioritairement dans le document didactique, soit des orientations de travail pour ses élèves plus proches de sa représentation de la GR que de leur façon d’entrer dans l’activité. Ce grain fin s’exprime à plusieurs niveaux : 1) Dans la progressivité de la construction des savoirs proposée à travers les modes d’organisation (paliers) en GR. Globalement, les enseignants veulent toujours aller trop vite et escamotent les premières étapes de confrontation aux activités : allonger les élèves avant qu’ils aient construit le corps flottant en natation, leur faire faire des passes dans les jeux collectifs alors qu’ils veulent garder le ballon et non pas forcément construit la cible qui oriente le jeu et lui donne du sens ; 2) Dans les objets d’étude et les problèmes spécifiques posés par les passages de paliers où on n’enseigne pas la même chose et on ne pose pas les mêmes problèmes, même si, et ce qui est un peu déroutant, on est effectivement en GR ; 3) Dans la formulation très fines des conditions de la transformation en termes de mises en relation (cette fois-ci pour les élèves) pour appuyer les régulations didactiques de l’enseignant. Ce grain fin d’intervention et de régulation ne lui est pas encore complétement accessible en EPS et ici en GR dans le cadre de sa polyvalence.

61En référence à des travaux antérieurs (Le Bas, 2007, Ouitre, 2011-2015 et Prevel, 2017) définissant des paliers de professionnalités chez les enseignants comme « des modes de fonctionnement stabilisé dans un contexte donné » (Le Bas et al, 2013), l’enseignante experte de notre étude est pour nous une enseignante « didacticienne et interventionniste » (Ouitre, ibid) dans la plupart des situations de classe. C’est la marque de son expertise. Elle a dépassé l’obstacle lié à une conception magique des situations (valorisation du produit au détriment du processus). Pour autant, l’enseignement de la GR la place ici dans une situation inconfortable. Malgré les suggestions de l’expert, elle peine à intervenir de manière efficace pour aider ses élèves à transformer leurs comportements initiaux. Son expertise la renvoie à une maîtrise fragile des contenus d’enseignement qu’elle parvient à compenser dans la prise en charge du problème professionnel lié à l’engagement des élèves, un peu moins dans le problème professionnel lié à la construction des dispositifs pour faire apprendre. En ce qui concerne le problème professionnel lié à la régulation de l’activité d’apprentissage des élèves, son expertise professionnelle construite dans d’autres disciplines lui permet de percevoir ce qu’elle devrait faire et ce qui l’outillerait pour le faire, mais l’appropriation des éléments d’intervention et leur mobilisation dans le feu de l’action restent difficiles car tout en orientant l’activité corporelle des élèves en leur donnant des repères sur ce qu’ils font, il faut parallèlement quand c’est possible ou de manière différée organiser leur activité réflexive sur ce qu’ils font. Dans tous les cas cela suppose une lecture-compréhension fine de l’activité d’apprentissage des élèves en train de se faire et de leur motricité.

62Nos résultats sont à considérer dans les limites de nos choix méthodologiques, en particulier en retenant une APSA assez peu travaillée en formation initiale et continue des enseignants du premier degré. L’originalité de cette contribution réside sans doute dans le regard porté sur les pratiques expertes des PEMF dans le cadre de la polyvalence et d’en déceler quelques limites notamment en EPS. Sans doute les décèlerions-nous aussi dans d’autres disciplines spécifiques telles que les arts visuels ou l’éducation musicale. Cela questionne la polyvalence quand on l’envisage d’un point de vue didactique.