1Les situations de co-intervention (un·e professeur·e des écoles et un·e intervenant·e extérieur·e) ou de co-enseignement (deux enseignant·es) sont fréquentes dans le premier degré et cadrées au plan institutionnel. Elles mettent en présence des acteurs et des actrices qui peuvent appartenir, ou pas, à la même institution, et qui se trouvent dans une relation plus ou moins équilibrée en termes de partage des rôles.
2Ainsi, un·e professeur·e des écoles peut être amené·e à exercer des missions en collaboration avec différents partenaires : des situations qui sont étudiées par la recherche. Garnier (2010) a analysé les relations entre professeur·e des écoles (PE) et ASEM (agent·e spécialisé·e des écoles maternelles), tandis que Prevel et Buznic (2020) et Saillot (2020) ont considéré des paires composées de collègues de même statut, dans le cadre du dispositif « plus de maitres que de classes » permettant de fonctionner à deux enseignant·es par classe.
3La littérature est très fournie concernant l’étude des collaborations entre enseignant·es et professionnel·les qui œuvrent auprès d’élèves à besoins éducatifs spécifiques, en faveur de leur inclusion. Toullec-Théry et Moreau (2020) ont porté leur regard sur les collaborations entre PE et AESH (assistant·e pour élève en situation de handicap), Toullec-Thery et Nedelec-Trohel (2010) introduisent la notion de coopération, tout en analysant ses difficultés et pointent l’absence d’échange didactique entre PE et AVS (assistant·e de vie scolaire) prenant en charge un élève en situation de handicap.
4Si l’heure est à l’encouragement des pratiques de collaborations entre enseignant·es et entre enseignant·es et acteurs venus d’horizons différents, Tardif et Borges (2009) ne manquent pas de pointer l’ « ambivalence du travail partagé » :
Ne l’oublions surtout pas, partager du travail, c’est certes mettre en commun, faire ensemble, voire se solidariser, mais c’est aussi et tout autant diviser, séparer, se distinguer, se démarquer, se différencier, voire s’opposer…donc faire ensemble ce qu’il y a à faire, réaliser le travail en commun, ou diviser ce qu’il y à faire pour le faire séparément, en travaillant chacun de son côté. (p. 91)
5Ces auteurs pointent le fait que le travail partagé peut parfois être un travail divisé, dont le bénéfice pour les apprenants peut être interrogé.
6Ainsi, certaines études ont permis de mettre au jour des indicateurs pour évaluer la pertinence d’un enseignement collaboratif au sein de systèmes didactiques bicéphales : Tremblay et Toullec-Théry (2020) considèrent que la qualité des co-interventions repose sur l’effectivité de la co-conception ou co-planification des projets d’intervention, à partir des connaissances de chacun·e, ce qui demande de consentir du temps ensemble pour définir clairement des objectifs communs : « Les temps de préparation, de planification, d’organisation sont cruciaux pour harmoniser, rendre plus cohérentes, les programmations, les progressions, … il s’agit d’établir clairement les enjeux d’apprentissage, de définir les rôles respectifs et les responsabilités » (Toullec-Théry, 2021, p. 56). Cela dépend aussi du fait que les deux partenaires soient investis dans la phase interactive et qu’ils y endossent des rôles équitables face aux élèves. Selon Saillot (2020), il importe que les binômes procèdent à des « ajustements réciproques » avant, pendant et après les leçons menées ensemble afin d’éviter la juxtaposition de deux interventions étrangères l’une à l’autre : « l’essence de l’activité de co-enseignement repose sur des ajustements réciproques qui conduisent progressivement vers une forme de connivence professionnelle » (Saillot, 2021, p. 54). Enfin, les chercheur·es spécialistes de cet objet de recherche s’accordent sur la nécessité qu’existent un espace et un temps d’échanges à postériori, que les co-acteur·ices procèdent ensemble à un retour réflexif sur le vécu.
7Or, certaines études qui rendent compte des pratiques de terrain attestent que ces systèmes didactiques bicéphales (Loquet, Garnier et Amade-Escot, 2002) fonctionnent parfois comme deux sous-systèmes hermétiques (Toullec-Théry, 2012, 2021) ou comme la juxtaposition d’un système didactique principal et d’un système didactique auxiliaire (Chevallard, 1995), révélant que les acteur·ices endossent des positions dissymétriques. Il n’est pas rare que l’on observe, non pas une partition équitable et concertée des rôles entre acteur·ices mais plutôt une position surplombante de l’un·e ou de l’autre, un cloisonnement dans des rôles didactiques ou pédagogiques (Amans-Passaga, 2010, 2013). Ceci peut s’expliquer par des différences d’expertise, de rapports différents aux savoirs à enseigner. Dans certains cas, l’enseignant·e peut se retrouver en position auxiliaire (Félix, 2002), voire en posture d’élève (Amans-Passaga, 2013), embarqué·e dans un espace qui devient formatif pour elle/lui (Mérini et Ponté, 2009), au crochet d’un·e intervenant·e extérieur·e dont la compétence sur les objets de savoirs est considérée supérieure. Toutefois Tremblay (2011) n’exclut pas le partage des tâches en fonction des compétences, si celui-ci fait l’objet de concertation.
8En EPS, dans le premier degré, la participation d’intervenant·es extérieur·es est relativement fréquente. Une première raison réside dans un sentiment d’incompétence avérée, ou ressentie par les PE, en raison d’une auto-évaluation défavorable de leur efficacité personnelle (Bandura, 2002) dans l’enseignement de cette discipline. Cet auteur indique que le sentiment d’efficacité se construit à partir des expériences positives ou négatives antérieures, sur la base de la comparaison avec les actions d’autrui, à partir des incitations reçues et de l’état psychologique ressenti. Une autre raison réside dans l’opportunité qui se présente parfois à eux/elles de s’adjoindre les services de professionnel·les issu·es du monde sportif. Certain·es enseignant·es font aussi le choix de procéder à des échanges de service avec des collègues volontaires. C’est la configuration, qui fait cohabiter deux acteur·ices issu·es de deux mondes professionnels distincts, que nous analysons ici d’un point de vue didactique. En proie à des assujettissements institutionnels différents (Chevallard 1992), les intervenant·es importent en effet leur culture professionnelle dans l’activité partagée : « chaque acteur est contextualisé dans son histoire » (Mérini, 1995, p. 172), « les objets d’étude se trouvant de fait tiraillés entre savoir social et savoir scolaire » (p. 169).
9Plusieurs études scientifiques (Amans-Passaga, 2013 ; Cordaba et al., 2014 ; Devos Prieur et Loubet Gauthier, 2002) ont déjà mis en évidence que ces paires fonctionnent souvent sur le mode de la co-intervention non anticipée, sans phase de concertation préalable, sans qu’existe un échange d’informations sur le public destinataire de l’intervention, sur le cadrage institutionnel de cet enseignement, et en matière de traitement didactique de l’activité support pour déterminer les savoirs / contenus envisagés. Les écueils repérés concernent la difficulté des intervenant·es extérieur·es à s’approprier les spécificités du contexte scolaire, mais aussi la tendance des PE à s’effacer par complexe de connaissances sur les activités physiques, sportives et artistiques (APSA). Leurs modestes connaissances et compétences en la matière, ressenties ou avérées, les amènent à faire une confiance aveugle au partenaire et à se positionner en retrait, comme observateur·trice voire parfois comme apprenant·e, réalisant des « apprentissages silencieux » (Joshua, 2000, p. 77) saisissant là l’occasion de la construction « par frayage » de nouvelles compétences. Les PE ne se sentent pas légitimes pour réguler didactiquement l’agir des élèves alors que l’on peut considérer qu’elles/ils sont les plus à mêmes de connaitre la spécificité des formes de pratiques scolaires adaptées à leurs élèves (Cordoba et al., 2014). En résultent des systèmes dissymétriques où l’intervenant·e extérieur·e se substitue, où la délégation et/ou la subordination du PE sont patentes, dans la mesure où ses fonctions sont rabattues sur la gestion de certains aspects organisationnels et pédagogiques, sur la tenue de rôles de surface, non didactiques, concernant par exemple les questions de gestion des groupes ou de discipline.
10Or, on ne peut qu’observer un réel décalage entre ces pratiques mises au jour par la recherche et les préconisations institutionnelles visant à cadrer la participation d’intervenant·es extérieur·es en EPS à l’école primaire. Ainsi, dans le B0 34 du 12 octobre 2017 (MEN, 2017), on peut lire :
Les activités physiques et sportives répondent à des objectifs pédagogiques préalablement définis qui doivent être connus de tous les adultes prenant part à l’activité. La polyvalence propre au métier de professeur des écoles lui permet d’assurer cet enseignement [...] mais s’il le souhaite, il peut solliciter l’appui d’une personne agréée par les services de l’éducation nationale tout en conservant la responsabilité pédagogique du déroulement de l’activité […]. Les intervenants extérieurs agissent sous la responsabilité pédagogique de l’enseignant […]. La préparation de l’intervention donne lieu à un échange entre l’enseignant et l’intervenant sollicité. Lors de cet échange sont explicités les objectifs de la séquence et sont discutées les modalités de mise en œuvre […]. Ces échanges permettront à l’intervenant de s’inscrire dans un projet aux objectifs définis et partagés.
- 1 Direction des services départementaux de l’Éducation Nationale.
11De ces lignes se dégagent des préconisations en matière de postures au sein du système didactique bicéphale, à la fois dans les temps de conception du projet et des dispositifs et dans ceux de l’interaction (précisons que rien n’est dit sur la prise en charge de l’évaluation). Ces recommandations placent théoriquement l’enseignant·e en surplomb, avec de réelles prérogatives didactiques. En complément de ce texte, certaines DSDEN1 demandent aux enseignant·es de rédiger et de faire valider par la hiérarchie des projets de co-intervention, par le biais d’un document type à remplir conjointement par les PE et les intervenant·es extérieur·es, portant mention des questions d’organisation, précisant les objectifs visés, les contenus envisagés et les modes d’évaluation. Derrière ces demandes, on croit deviner le souci de l’institution que les partenariats ne s’actualisent pas en substitution, ou délégation, retirant aux PE leurs responsabilités.
12Enfin, se pose aussi aux deux protagonistes du système bicéphale, la question de la prise en compte des préconisations institutionnelles en matière d’attendus de fin de cycle et de compétences travaillées et évaluées lors de la séquence. Pour les activités gymniques dont il sera ici question, les programmes 2020, du cycle 3 (MEN, 2020) stipulent :
En matière d’attendus de fin de cycle :
Réaliser en petits groupes deux séquences : une à visée acrobatique destinée à être jugée, une autre à visée artistique destinée à être appréciée et à émouvoir ; savoir filmer une prestation pour la revoir et la faire évoluer ; respecter les prestations des autres et accepter de se produire devant les autres.
Et en matière de compétences à travailler :
Utiliser le pouvoir expressif du corps de différentes façons. Enrichir son répertoire d’actions afin de communiquer une intention ou une émotion. S’engager dans des actions artistiques ou acrobatiques destinées à être présentées aux autres en maîtrisant les risques et ses émotions. Mobiliser son imaginaire pour créer du sens et de l’émotion, dans des prestations collectives.
13Une forme de pratique scolaire des activités gymniques qui tranche avec les usages du milieu fédéral, imposant un pas de côté de la part des intervenant·es spécialistes issu·es du milieu fédéral, auquel les enseignant·es avec lesquels elles/ils travaillent sont censés les acculturer.
14Notre projet consiste donc en l’analyse du fonctionnement de systèmes didactiques bicéphales. Il s’agit de caractériser en particulier les phases interactives mettant en présence un.e PE et un.e intervenant.e dans une classe partant du principe que :
Toute situation didactique peut être pensée comme un ensemble complexe de relations mettant en jeu des dispositifs matériels et symboliques, avec des actions du professeur (et / ou d’un·e intervenant·e) et d’élèves relativement à des objets de savoir devant être enseignés et appris (Amade-Escot et al., 2002, p. 89).
15Nous cherchons à identifier « la manière dont les objets de savoir mis à l’étude et enchâssés in situ dans des dispositifs […] d’apprentissage sont re-configurés et co-construits par les partenaires de la relation didactique à travers leurs interactions » (Amade-Escot, 2007, p. 16). L’originalité étant ici que parmi les partenaires se trouvent deux collaborateur·rices co-engagé·es dans la direction d’étude, mais sans doute à des degrés différents. Précisons que nous utilisons la notion d’« étude » conformément à l’acception de Bécu-Robinault (2018) qui la définit comme « la partie visible, publique de l’activité des élèves » (p. 11) et celle de direction d’étude (Chevallard,1997 ; Verscheure, 2009), comme relevant de deux grands types de tâches : i) l’agencement de milieux didactiques adaptés aux visées d’apprentissage et ii) la gestion de l’interaction des élèves à ces milieux ou aide à l’étude qui consiste à réguler l’activité des élèves en fonction de l’analyse de leurs prestations. Cette direction d’étude est déterminée pour partie par « l’épistémologie du professeur » entendue comme « théorie implicite des savoirs enseignés servant de modèle pour la pratique » (Brousseau, 1986, p. 56). En 2007, Sensevy parle d’ « épistémologie pratique » comme étant au principe de l’action didactique du professeur et rassemblant son intentionnalité didactique, sa conception du savoir à enseigner, les objectifs d’apprentissage qu’il valorise, les consignes données, les attentes vis-à-vis des élèves.
16Dans la mesure où cohabitent ici des acteurs.rices aux assujettissements institutionnels différents, aux épistémologies pratiques supposées orthogonales, il semble pertinent de tenter de caractériser la direction d’étude assumée par chacun·e d’eux, les positions de surplomb ou de retrait endossées, les éventuelles hiérarchies de positions qui s’installent subrepticement.
17Nous nous proposons d’investiguer les « milieux pour l’étude » (Johsua et Felix, 2002) à partir des descripteurs de l’action conjointe (Schubauer-Leoni et Leutenegger, 2005 ; Sensevy, 2007). Nous analysons particulièrement la mésogénèse c’est-à-dire l’activité de PE et IE qui créent des dispositifs, qui gèrent la relation des élèves avec ces milieux, qui participent à leur évolution, mais aussi la topogénèse, c’est-à-dire la partition des responsabilités entre les acteur·rices au regard des savoirs et surtout, les postures respectives des deux intervenantes au regard de celles des élèves pour les objets de savoirs poursuivis. L’analyse de leurs techniques didactiques en particulier lors d’actions de définition et de régulation (Sensevy, 2007) des dispositifs permettra de renseigner la symétrie ou la dissymétrie de leurs positions respectives, leur responsabilité propre en matière de gestion de la temporalité de l’action didactique, donc de chronogénèse.
18Ainsi pourront être identifiés les rôles didactiques (Prevel et Buznic, 2020) endossés, refusés, assumés, ou distribués, au sein des systèmes didactiques bicéphales, la répartition implicite ou explicite des actions didactiques, la place laissée par chacun à l’autre pour le partage des décisions en matière de direction d’étude et d’évaluation.
19Analyser les co-interventions au plan didactique conduit à mettre au jour la responsabilité que chacun·e des protagonistes et plus particulièrement ce que chaque PE, assume relativement aux savoirs en jeu :
-
Comment s’opèrent les prises de responsabilités au plan didactique en matière de conception et de mise en œuvre de l’enseignement entre PE et IE eu égard à leurs attachements institutionnels respectifs et à leurs épistémologies propres ?
-
Quels sont les rôles didactiques respectivement assumés par chacun·e ? Leurs directions d’étude respectives sont-elles en adéquation ? En quoi l’engagement dans l’étude des élèves s’en trouve- t-il affecté ?
20Par la suite, nous nous interrogeons par rapport à l’optimisation de la co-intervention :
-
À quelles conditions le système didactique bicéphale peut-il enrichir la direction d’étude dont bénéficient les élèves, notamment en matière d’aide à l’étude ?
21Nous avons eu l’opportunité d’étudier un enseignement partagé au sein de deux classes d’EPS de cycle 3 (9-11 ans) entre :
-
d’une part une même intervenante extérieure (IE), entraineure de gymnastique de métier, expérimentée, qui exerce son activité professionnelle principale en club, laquelle consiste en entrainement et préparation aux compétitions de jeunes gymnastes, et qui assume en outre des interventions scolaires. Elle est objectivement spécialiste de l’activité gymnastique ;
-
et d’autre part, deux professeures de deux classes de CM (PE1 et PE2), toutes deux expérimentées en matière d’enseignement mais non spécialistes d’EPS.
22Nous pointons ici leurs appartenances à des champs professionnels différents, le monde sportif pour l’une et scolaire pour les deux autres, véhiculant des enjeux différents en matière de pratique physique, ce qui n’est pas anodin relativement aux différences de soubassements subjectifs (Prevel et Buznic, 2020, p. 147), de « logiques d’arrière-plans » (Saillot et Malmaison, 2018, p. 2) nécessairement actifs dans la direction d’étude.
23Nous les avons suivies lors de séquences de gymnastique réalisées dans une salle spécialisée, offrant des équipements riches et adaptés pour partie au jeune public.
24L’observation et l’enregistrement de plusieurs séances pour chaque classe ont permis une analyse macro-didactique des types de collaboration et des contenus en jeu sur les séquences. Au plan méso-didactique nous avons procédé à une analyse des milieux pour l’étude, des interactions entre PE et IE ; et avec leurs élèves. Ces mêmes enregistrements ont permis de repérer et d’analyser finement certains épisodes significatifs dont nous avons fait une analyse micro-didactique : il s’agissait de décrire et d’analyser les interactions verbales et gestuelles des unes et des autres à propos des savoirs en jeu lors des différentes étapes et en particulier en phase de régulation lors de l’aide à l’étude des élèves dans le contexte 1 et en situation d’évaluation dans le contexte 2. En effet, la séance dont on fait ici l’analyse dans le contexte 1, est une séance dite d’apprentissage, de milieu de séquence, tandis que la séance analysée dans le contexte 2 est une séance d’évaluation placée en fin de séquence.
25Enfin, nous avons procédé à la réalisation d’un entretien en fin de séquence avec chacune des trois protagonistes : il avait pour but d’affiner la connaissance de leurs profils, d’accéder à leur propre analyse de la collaboration, de connaitre leur point de vue respectif sur les enjeux didactiques de la séquence et des séances. Il s’agissait de mieux comprendre les différents rôles et postures endossés par les deux partenaires au sein de chaque système et d’accéder à certaines composantes de leur épistémologie pratique.
26Ainsi, en accord avec Amade-Escot (2014), qui préconise une analyse ascendante de la transposition didactique pour documenter l’épistémologie pratique des sujets, nous considérons que ces entretiens, croisés avec l’étude micro-didactique d’épisodes significatifs de direction d’étude repérés au fil des séances, sont à même de documenter la question de la répartition des rôles didactiques.
27Il s’agit ici de présenter les généricités et spécificités du fonctionnement en binôme au sein de ces deux systèmes didactiques bicéphales à partir des analyses méso- didactiques et micro-didactiques, croisées avec les données d’entretien.
28En matière de conception de l’enseignement, une même répartition des imputations est à l’œuvre dans les deux contextes : c’est IE qui endosse seule la construction de la séquence, le choix des contenus et des dispositifs d’apprentissage composant les leçons, la démarche d’évaluation : « On n’échange pas du tout en amont de la séquence avec chaque prof, je ne connais pas les enfants avant, je gère de A à Z » (entretien IE). L’analyse au plan méso des différentes leçons que nous avons pu observer révèle en effet que IE prend à sa charge la construction des milieux initiaux (mésogénèse), la gestion temporelle de la séance, les rotations d’ateliers par exemple (chronogénèse). Ainsi, elle fait le choix de proposer de nombreux ateliers introduisant chacun des éléments gymniques, ateliers sur lesquels les élèves tourneront sur des temps réduits, donc permettant peu de répétitions et parfois en toute autonomie.
Cet accord tacite semble satisfaire les deux PE :
Avec l’IE on se voit juste au moment du sport, c’est le directeur qui fait le lien avant …. Il n’y a pas d’évocation des objectifs ensemble, …. pour l’évaluation, elle me fait passer une fiche…. on a la chance d’avoir des intervenants dans plusieurs sports, comme ici à la gym, donc on ne prend pas en charge les cours d’EPS …. c’est un choix de l’école, ça permet aux enfants de toucher un peu à tout (entretien PE1).
29Les propos de PE2 vont dans le même sens : « on connait un peu le fonctionnement, mais on se concerte pas avant ». A la question relative aux éventuels échanges à propos des programmes de l’école primaire, PE2 répond : « euh, non, c’est vrai que je n’y ai pas pensé, mais globalement, ce qu’elle propose ça colle avec les programmes » (entretien PE2).
30L’analyse des documents préparatoires aux séquences fournis par IE, l’analyse a priori des tâches proposées aux élèves, et celle des fiches d’évaluation révèlent une conception de la gymnastique dépendante de son ancrage fédéral : il s’agit de faire construire individuellement aux élèves certaines figures gymniques sur divers agrès, qui satisfassent à certains critères de réalisation techniques : « je propose la réalisation et le perfectionnement tout au long de la séquence de 10 séances, d’éléments gymniques isolés, qui sont emblématiques des différents ateliers de la gym ; par exemple, roulade avant, arrière au sol … » (entretien IE). Apparait ici un premier décalage entre les enjeux envisagés par IE et les préconisations institutionnelles introduisant une dimension collective des prestations gymniques à construire, et la tenue de rôles sociaux.
31Dans la séance 4 de milieu de séquence observée dans le contexte 1 sont ainsi proposés aux élèves quatre ateliers au sol (où il s’agit d’apprendre roulades avant et arrière, roue, appui tendu renversé (ATR), rondades), deux ateliers à la barre, deux à la poutre et 1 au saut avec trampoline. Les élèves effectuent des rotations de courte durée sur ces différents ateliers permettant peu de répétitions sur chacun, « on tourne toutes les 5 minutes » (verbatim IE, séance 4, contexte 1). En outre, ce fonctionnement met les élèves en totale autonomie sur certains ateliers dans la mesure où IE circule entre les groupes et où, comme nous le verrons plus tard, PE1 est majoritairement en position de retrait.
32Dans le contexte 1, IE accorde un certain temps à la présentation de la séance aux élèves puisqu’il s’agit d’expliciter successivement neuf ateliers ; étape de définition assortie à chaque fois d’une démonstration par des élèves plutôt gymnastes permettant l’évocation de critères de réalisation et de réussite. Une première phase longue, qui requiert la mémorisation de nombreuses informations et une attention que tous les élèves ne peuvent pas consentir eu égard aux capacités cognitives relatives à leur âge. Des dispositions attentionnelles dont PE1 connait les limites chez ses élèves et qui auraient pu être discutées pour inciter IE à une autre stratégie de définition des milieux pour l’étude. Le choix de IE est de solliciter parfois les observateur·trices à propos de ces démonstrations : « est-ce que le copain il s’est servi de ses mains pour se relever ou pas ? ».
33En ce début de leçon, durant ce moment, PE1 est en retrait et assume tout au plus un rôle pédagogique consistant à intervenir verbalement auprès des élèves inattentifs.
34Dans le contexte 2, au début de cette huitième et dernière séance de la séquence consacrée à l’évaluation certificative, IE explicite successivement les six ateliers (deux aux barres, deux au sol, un à la poutre, un au saut) où les élèves pourront valider certains éléments gymniques, avec à l’appui chaque fois une démonstration par un élève ; sont alors rappelés les critères d’évaluation, par exemple : « avoir les jambes tendues, pousser sur les mains ».
35Pendant ce temps PE2, qui va se voir confier ensuite une partie de l’évaluation, est très attentive aux explications de IE, a des fiches en mains et s’emploie à envisager sur celles-ci comment elle devra attribuer les points. Concomitamment, elle garde un œil sur l’attention et l’écoute consenties par les élèves. On assiste ensuite à quelques échanges entre PE2 et IE à propos de la composition des groupes, domaine sur lequel l’avis de PE2 semble requis, et relativement à la répartition entre elles des ateliers à évaluer.
36Alors que IE prend en charge la phase de régulation en circulant entre les ateliers, en distribuant des critères de réalisation technique, en manipulant les élèves, en coordonnant les rotations, nous observons que la posture de PE1 est au départ très en retrait, quasi exclusivement engagée dans des régulations pédagogiques, éducatives, réglementaires (parler moins fort, patienter calmement pour attendre son tour) à l’égard d’élèves se manifestant par des comportements inappropriés, qui sont d’ailleurs rares. Plus tard dans la séance elle sera tantôt en retrait, tantôt à proximité d’un atelier (où ne se trouve pas IE) sans que nous parvenions à interpréter précisément ses intentions, plutôt en position d’observatrice, donnant très peu de régulations aux élèves.
37Toutefois, durant quelques minutes passées à l’atelier poutre, nous avons observé des gestes didactiques de sa part : un évènement remarquable (Leutenegger, 2000) dont nous présentons ici l’analyse au plan micro, en termes d’action conjointe.
38A cet atelier présentant une poutre surélevée, la consigne est de monter dessus, de la traverser en enjambant des plots de hauteurs différentes qui la jalonnent et d’effectuer un saut en contre bas sur un tapis pour en descendre. Lors de la démonstration de cet atelier en début de séance par un élève, IE commentait ainsi :
on se met debout sur la poutre, on écarte les bras, on doit marcher sans faire tomber les obstacles, on écarte bien les bras ; au bout on saute sur le tapis et on doit plus bouger les pieds, une fois en bas.
39Lors de cette démonstration, l’élève enjambe les obstacles mais rejoint ses deux pieds entre les obstacles, marque un arrêt, alors qu’il aurait été possible d’enchainer : IE ne dit rien, nous en déduisons donc que plusieurs formes de déplacements sont possibles avec arrêts ou pas entre les obstacles.
-
Sur la rotation dans laquelle elle décide d’intervenir et qui concerne trois élèves, nous observons de la part de PE1, trois modalités de l’aide à l’étude :
-
cas 1 : PE1 tend son bras sur lequel l’élève en difficulté décide parfois de s’appuyer ou dont il s’affranchit ;
-
cas 2 : tout le long de la traversée, PE1 tient la main d’un élève qui regarde en bas, se penche d’un côté pour tenir la main de PE1 trop éloignée, ce qui crée pour lui des problèmes de déséquilibre. Ce qui était pensé pour lui faciliter la tâche modifie en fait défavorablement le milieu ;
-
cas 3 : PE1 décide d’enlever l’obstacle le plus haut pour un élève qu’elle perçoit très hésitant, qui se déplace en glissant de côté pour ne pas perdre le contact avec la poutre, visiblement peu rassuré. Cette décision modifie amplement le milieu initial et contribue à la perte de l’enjeu de savoir qui consistait à s’équilibrer sur un appui et à gérer les déséquilibres potentiellement provoqués par cet enjambement.
40Cet exemple permet de pointer que cette enseignante, le plus souvent en position de retrait, accomplit toutefois certains gestes didactiques que l’on qualifie d’hésitants et parfois de contradictoires dans la mesure où ils ne garantissent pas toujours une aide à l’étude adéquate. Un « dysfonctionnement didactique » dont Chevallard (1998) précise qu’ils sont « non comme attachés à la personne du professeur, mais comme ancrés dans la formation qu’il a objectivement reçue » (p. 1), largement insuffisante en matière d’EPS et d’APSA support.
41Cette situation engendre malaise et hésitations dont témoignent ses propres propos : « Je ne me sens pas à l’aise pour intervenir, je les aide un peu à la poutre, les choses un peu plus techniques, je ne maitrise pas, donc je préfère ne pas intervenir » (entretien). Si l’on reprend les éléments constitutifs du sentiment d’efficacité personnelle chez Bandura (2002), on peut considérer que la comparaison avec IE, le fait de ne pas être sollicitée par celle-ci pour participer à la direction d’étude, et son sentiment manifeste d’inconfort ne jouent pas en faveur de son engagement didactique. Ceci fait écho aux analyses faites par Safourcade (2010) sur des enseignant·es de collège :
L’efficacité personnelle perçue est un organisateur de l’action […]. Un processus d’évaluation de la pertinence de ses actes dans le contexte est construit au travers de l’efficacité estimée de ses actions […]. L’enseignant professionnel gère donc un processus subjectif d’autoévaluation parallèlement à la production de ses actes. (p. 10)
42Pour poser le contexte, nous précisons que les ateliers à évaluer lors de cette huitième séance de la séquence ont été présentés par IE en début de leçon. Moment durant lequel PE2, en possession des fiches d’évaluation, a cherché à mettre en relation ce qui est dit par IE, ce qui est démontré par les élèves et le contenu de ces documents dont elle prend connaissance sur le champ. A ce stade il a été convenu que PE2 assumerait la validation des acquis des élèves à trois agrès : la poutre, les barres et le saut.
43Nous proposons ici d’analyser au niveau micro trois épisodes afin d’objectiver la façon dont elle endosse cette responsabilité, de façon autonome par rapport à IE, laquelle est occupée par ailleurs à réaliser ses propres évaluations sur d’autres ateliers. Nous observerons tout au plus quelques regards de supervision de sa part.
44La prestation attendue des élèves consiste à monter sur la poutre, à s’y déplacer en faisant quelques pas sur la pointe des pieds, à réaliser un équilibre fessier jambes levées et bras à l’horizontale, à se relever et à sauter en contrebas. Chacune de ces actions étant affectée d’1 ou 2 points qu’elle va devoir attribuer.
Figure 1 : document d’évaluation à l’atelier poutre
45En charge d’un premier groupe de 5 élèves à évaluer, PE2 commence par demander à l’un d’entre eux de redémontrer plusieurs fois l’enchainement afin de se mettre au clair sur les critères présents sur la fiche. Les élèves participent tou·tes verbalement d’ailleurs à reposer les exigences. Ensuite, elle invite les élèves à réaliser leur enchainement un par un.
46Lors de la première prestation individuelle, le remplissage de la fiche lui pose problème dans la mesure où il n’y a pas stricte adéquation entre les critères de réalisation indiqués comme étant à évaluer et ce qui a été démontré, ce qui la perturbe pour attribuer des points : « c’est comme ça que tu dois faire, L ? » (…) « Euh attends, j’ai un souci avec la fiche, recommence », manifestant par là le besoin de prendre du temps. Durant cette prestation, son regard est durablement centré sur la fiche et non sur l’élève agissant, ce qui l’amènera à lui demander de renouveler son passage.
47S’en suivent des interactions entre PE2 et ses élèves particulièrement intéressantes dans la mesure où ces derniers vont l’accompagner pour repérer les attendus et vont se mettre à commenter la prestation de l’un des leurs : « il a bougé un peu en arrivant sur le tapis, il est pas sur la pointe des pieds ». Apparaissant moins exigeante que les élèves eux-mêmes qui ont bien intégré certains critères à respecter, elle dira « oh, ça va, on valide, c’est bon ». Elle donne même parfois une seconde chance, mais pour deux raisons différentes : soit dans l’intérêt de l’élève dont elle a jugé la première prestation peu satisfaisante, soit parce qu’elle a été en difficulté pour évaluer les différents critères : « c’est un peu moyen, c’est trop rapide, refais-le-moi ! Essaie de me le refaire sur la pointe des pieds ». Cet épisode nous semble illustrer comment s’opère à cet instant l’action conjointe, ces élèves chronogènes s’ajustant aux difficultés de l’enseignante en participant à la résolution de ses propres difficultés en matière de construction de la référence.
48Cependant, nous observons qu’elle gagne progressivement en confiance et propose même des régulations sur les critères de réalisation alors que des élèves présentent leur prestation lors des derniers passages : « sur pointes de pieds, …stabilise-toi …, essaie de monter un peu plus tes jambes, il manque un peu de serrer les pieds à la réception ».
49Ces régulations témoignent de la tenue de rôles didactiques non figés, évolutifs ; elles illustrent également à quel point elle est en situation d’apprendre, de construire progressivement de nouvelles connaissances et compétences requises par la situation vécue. Mais ces interventions ont aussi pour effet de se substituer aux élèves dont on pourrait attendre qu’ils aient intégré les exigences techniques et qu’ils assument chacun de les mettre en œuvre. Mais cet enjeu de rétention n’a pas été discuté entre PE2 et IE.
50Il n’en reste pas moins qu’objectivement, elle vit là une situation inconfortable traduite à un moment où IE vient la voir lors d’un changement d’atelier, par les mots suivants : « je suis perturbée, là ! Je suis pas rapide, excusez-moi », elle le répètera deux fois, mais IE la rassurera.
51Il s’agit ici d’évaluer un enchainement composé d’une montée à l’appui sur la barre, d’une rotation groupée autour de celle-ci, d’une descente contrôlée et d’un arrêt stabilisé. Chacune de ces composantes étant notée sur 1 ou 2 points que PE2 va devoir attribuer. Il s’agit là d’un enchainement gymnique très classique, qui donne lieu à appréciation de critères techniques précis.
Figure 2 : document d’évaluation à l’atelier barre
52PE2 fonctionne ici de la même façon en commençant par demander à l’un des élèves de démontrer pour mettre en correspondance les actions réalisées et les critères présents sur la fiche d’évaluation : « attends, attends, attends, je ne suis pas prête » tandis qu’elle relit la fiche. Elle leur soumet d’ailleurs une interrogation : « il faut tenir à l’appui sur la barre avant de rouler ? ». Les élèves acquiescent. On repère là à la fois le ralentissement du temps didactique dû à ses hésitations et le partage topogénétique avec les élèves sur lesquels elle s’appuie pour construire la référence. Mais comme à l’atelier poutre, elle prend progressivement de l’assurance et en vient à « dicter » aux élèves les actions à enchainer : « ok, un, deux, bouge pas, maintenant tu tournes… c’est bien enroule-toi …. Je te rappelle un point tu montes, un point tu roules … A., va pas trop vite ». On repère à nouveau la dynamique évolutive de son rôle didactique, progressivement plus assuré. On observe en effet qu’elle est en mesure de repérer la qualité objectivement médiocre d’un premier essai quand elle propose : « essaie de le refaire ». Mais ici aussi, elle se substitue parfois aux élèves, qui sont, de fait, privés d’initiative dans leurs réalisations.
53Il s’agit de prendre un élan de 5 mètres environ, de passer sur un tremplin (un appui) puis sur le trampoline (impulsion pieds joints) pour effectuer un saut en contre haut permettant de monter sur un plinth, puis de réaliser un saut extension en contrebas en contrôlant une arrivée équilibrée. Deux des critères à évaluer sont ici indéfinis : « pré appel et appel », et « enchainement des 2 sauts » dans la mesure où la qualité attendue n’est pas identifiée sur la fiche. Il lui faudra toutefois en juger la réalisation. On s’interroge à ce stade sur la possibilité pour PE2 d’identifier ne serait-ce que ce que constitue un pré-appel ou appel, en l’absence de formation technologique sur l’activité gymnastique, et on voit là la référence sportive qui a présidé à la construction de la fiche chez IE.
Figure 3 : document d’évaluation à l’atelier saut
54Comme dans les deux ateliers précédemment évoqués, elle s’accorde un temps pour décrypter la fiche, mais à ce moment-là un élève prend l’initiative de faire une démonstration après avoir dit : « en gros il faut faire comme ça » et il s’élance. À cet instant, un autre élève s’approche d’elle et lui commente la prestation de son camarade. Cet épisode peut être interprété en termes d’action conjointe, où les actions des élèves s’ajustent à celles de l’enseignante pour co- construire la référence. Avec plus d’assurance que dans les deux ateliers précédents, au vu des régulations fournies, d’une posture mieux assumée, elle commentera ensuite chaque prestation évaluée même si les appréciations fournies aux élèves s’avèrent peu précises : « la sortie est pas top, top, … essaie de faire une sortie plus jolie … c’est beaucoup mieux, c’est un peu trop rapide, refais-moi ça ! ». À un élève qui n’utilise pas ses mains en appui sur le plinth pour monter dessus, elle dira : « le saut de lapin c’est un peu moyen… ». Une seule régulation contient un critère précis : « sur la partie bleue (le tremplin), on met pas les deux pieds ensemble ». Alors que la fiche proposait d’affecter des points à chacune des actions composant l’enchainement, PE2 en vient à attribuer ici une note globale sur 5 points à partir d’une « impression d’ensemble » sur l’enchainement global.
55En conclusion de ce point, nous avançons que l’enseignante s’est accommodée, d’une forme d’évaluation sommative consistant à attribuer des points au regard de la qualité des éléments techniques constitutifs des prestations gymniques, à la manière des pratiques en cours dans le milieu fédéral, qui ont été importées par IE. On repère ici à nouveau l’influence de l’assujettissement de cette dernière à son institution principale.
56Dans chacun des trois ateliers, cette tâche d’évaluation pensée par IE, et confiée pour partie à PE2, requiert un œil aiguisé et une certaine maitrise des indicateurs à apprécier dans les prestations motrices pour en repérer le niveau d’exécution. Mais ses difficultés semblent exacerbées dans la mesure où au-delà de ce rôle didactique, dans le même temps, il lui faut gérer l’impatience de certains élèves, remuants, qui ont tendance à investir le matériel alentour en prenant des risques : à l’un d’eux, dissipé, elle dit : « A, tu viens à côté de moi de suite et je t’enlève des points ». Il lui est de fait impossible de se consacrer pleinement à ce geste évaluatif exigeant pour elle, qui nécessiterait qu’elle soit pleinement à cette tâche et non confrontée à la gestion d’évènements concomitants.
57Une autre difficulté récurrente réside dans les quelques différences subtiles existant entre le contenu de la fiche d’évaluation pour chaque atelier et les mini-enchainements démontrés en début de séance par IE, ce qui crée des perturbations supplémentaires. À la poutre par exemple, la fiche stipule (à l’écrit mais pas sur le dessin) des pas en arrière alors que la démonstration de début de séance ne les a pas intégrés. Au saut, le dessin présenté sur la fiche diffère du milieu matériel installé dans le gymnase dans la mesure où il n’y a pas à faire un déplacement sur le plinth qui, en réalité, est plus court que sur le document.
58Il ressort de l’analyse de ces épisodes la prise en charge d’un rôle difficile à assumer et source d’un inconfort pour PE2. On retient également à quel point s’actualise l’action conjointe entre PE2 et ses élèves, pleinement conscient·es de la difficulté dans laquelle se trouve leur professeure et qui lui viennent en aide. L’évolution de la posture didactique de PE2 est favorisée par cette co-construction de la référence pilotée par les élèves ; mais ces derniers se trouvent pris dans un conflit dans la mesure où la référence n’est pas pleinement partagée par PE et IE.
59Nous revenons sur ces points dans la partie suivante.
60Le croisement des données d’observation traitées au plan méso et micro-didactique, avec les données d’entretien permet de conclure à une dissymétrie des positions dans les deux systèmes bicéphales observés avec une IE en surplomb, en substitution dans les différents registres de la direction d’étude. En effet, la structuration de la séquence, le choix des objets d’enseignement, la conception des milieux pour l’étude et des dispositifs d’évaluation lui incombent exclusivement. Au plan de l’aide à l’étude, PE1 fait de timides incursions dans ce registre, montrant sa subordination en matière de régulations et sa position « auxiliaire » dans la phase interactive. Finalement le rôle essentiel que s’attribue PE1 consiste à veiller au maintien de l’attention, de l’engagement des élèves, à les rappeler à la tâche, exerçant la fonction de « sentinelle » tandis que IE endosse le rôle de « pilote » (Saillot, 2020). La direction d’étude non partagée, un accompagnement de l’étude rare, hésitant, créent des conditions d’apprentissage non optimales assorties d’une chronogénèse ralentie, contrariée, voire inversée.
61L’absence de concertation en amont fait qu’il n’y a pas de co-construction de la référence, pas d’accord explicite autour des savoirs à enseigner / à évaluer, lesquels sont « confisqués » par IE qui, faute d’avoir été sensibilisée aux programmes de l’école primaire, choisit compétences et contenus sans tenir compte de la forme scolaire de la gymnastique institutionnellement recommandée, laquelle préconise des productions gymniques à deux ou collectives, l’apprentissage de rôles d’observateurs / évaluateurs, la mise en scène devant les autres : des enjeux éducatifs qui ne font clairement pas partie ici des savoirs envisagés, enseignés, évalués. En outre, les PE découvrent les milieux proposés et les situations d’évaluation en même temps que les élèves ; ils n’ont pas sur eux d’antécédence, ce qui accentue leurs difficultés pour investir un rôle didactique. En conséquence la mésogénèse est dirigée par IE qui introduit les savoirs, organise leur étude, et envisage leur évaluation, laissant peu d’espace à l’action didactique des PE.
62Un dispositif plus équilibré eut peut-être permis que les PE fassent entendre la spécificité de l’EPS scolaire. Observations et entretiens révèlent que l’échange d’expertise ne s’opère ni en amont, ni en direct. Les PE s’accommodent sur le champ, au fil des séances et des séquences, d’un enseignement de la gymnastique fortement imprégné de références fédérales, en rupture avec les usages scolaires. Il n’y a donc pas d’acculturation au monde de l’autre, pas de reconnaissance des compétences respectives. Et pas d’évolution des places quand bien même la situation de collaboration entre les deux actrices n’en est pas à sa première occurrence, comme c’est le cas entre IE et PE1, laquelle atteste dans l’entretien ne pas revendiquer de rôle supplémentaire et se satisfaire du fonctionnement actuel.
63L’analyse au plan micro de certains épisodes emblématiques de la posture des deux PE, permet de mettre au jour des traits communs caractéristiques de leur engagement didactique, c’est-à-dire des choix et des responsabilités qu’ils endossent plus ou moins relativement aux savoirs enseignés / évalués.
64Ainsi, lorsque PE1 quitte provisoirement sa posture de retrait pour accompagner l’étude au sein d’un groupe à l’atelier poutre, on pointe que, tout en facilitant l’agir des élèves, les effets de ses régulations sont contre-productifs si l’on considère que celles-ci transforment le milieu proposé par IE ou suppriment le problème à résoudre que cette dernière y avait enserré. Ceci engendre de fait une « discontinuité des savoirs enseignés » (Thiberghien et al., 2007). Il en va de même quand PE2 dicte aux élèves les attendus lors de la réalisation de l’enchainement évalué et prive les élèves de cette part d’autonomie qui devrait leur revenir dans la prestation. Cette absence d’accord aurait pu être évitée si IE et PE avaient procédé ensemble à la définition des contenus visés, condition nécessaire pour une meilleure connexité des systèmes didactiques (Cordoba et al., 2014), mais rendue difficile par l’éloignement de leurs épistémologies respectives.
65Il semble que l’on puisse parler ici d’ « impréparation » (Chevallard, 1998) à l’enseignement de l’EPS scolaire, chez IE, faute d’une acculturation à cette institution, et d’une « impréparation » à l’enseignement des APSA chez les PE, faute de formation didactique spécifique. Une absence de dispositions préalables qui selon Chevallard « ne leur permet guère d’assumer adéquatement la conception, la réalisation et le contrôle du travail transpositif attendu d’eux dans leur fonction de directeur d’étude ». La conséquence en serait un certain « inachèvement des apprentissages […], des apprentissages non menés à leur terme » (Chevallard, 1991, p. 9).
66Nous pointons également les réticences, les doutes et les manifestations objectives d’inconfort, dans ces phases où PE1 et PE2 quittent leur position de retrait et endossent ponctuellement un rôle didactique. Nous notons toutefois une différence entre PE1 et PE2. La première, majoritairement en retrait, n’investit que très rarement ce rôle alors qu’elle n’en est pas à sa première expérience de co-enseignement avec cette IE et confie dans l’entretien combien cette situation de délégation lui semble à la fois préférable pour elle et bénéfique pour les élèves : « c’est une chance qu’on puisse bénéficier de tout ça et de l’intervention d’un spécialiste » (entretien PE1). PE2, bien que plus novice dans cette mission d’évaluation qui lui est confiée, va tenter de s’en acquitter avec des techniques propres (analyse de la fiche in situ, appui sur l’aide des élèves, décision de donner une note globale et non sur chaque critère).
67L’analyse de l’action conjointe dans ces moments-là révèle en effet que PE2 s’appuie sur les élèves pour parvenir à réaliser sa mission d’évaluation des prestations individuelles, et combien ces derniers jouent le jeu en redémontrant l’enchainement, en décrivant les attendus tels qu’ils les ont compris, en commentant la prestation de leur camarade, en surveillant même, subrepticement, le remplissage de la fiche par leur professeure. Son habileté consiste à trouver auprès de ces élèves chronogènes les ressources lui permettant d’assumer son rôle didactique du moment.
68A la suite de Brière-Guenoun (2016) qui identifie trois types de déterminants (épistémiques, personnels c’est-à-dire relatifs aux expériences vécues, institutionnels et culturels) influençant les actions d’intervention chez les intervenant·es, nous pouvons conclure à une nette hétérogénéité de leurs déterminants respectifs. Nous pointons en effet des épistémologies pratiques contrastées, scolaires et sportives, des assujettissements institutionnels cloisonnés et des références culturelles hétérogènes qui empêchent le partage de la référence en termes de contenus et d’apprentissages envisagés. On peut également observer des différences en matière d’activité adressée (Clot, 1999). Les destinataires de l’action d’intervention sont les élèves de leur classe pour les PE dont la formation s’envisage globalement, dans la transversalité des matières, l’EPS étant le lieu de transformations motrices certes, mais aussi l’occasion de mettre en perspective les différents apprentissages du socle. Ces mêmes apprenant·es sont identifié·es par IE comme de « petits gymnastes » de club : en témoignent les choix des objets d’enseignement, nombreux et référés à la gymnastique sportive, les milieux didactiques proposés, mais également le fait qu’une remise du diplôme du club à chaque élève vient ponctuer la séquence. Dans l’entretien IE a d’ailleurs évoqué un potentiel effet de ces séquences sur les recrutements de jeunes adhérent·es pour le club de gymnastique.
69Nous avions déjà rendu compte précédemment (Amans-Passaga, 2013), à partir d’études de cas, du déséquilibre existant au sein des systèmes didactiques bicéphales impliquant des IE souvent en surplomb, parce que jugé·es « spécialistes de l’APSA support » et des PE en retrait, adhérant au processus de délégation, assumant pleinement de confier leur classe car souffrant d’un sentiment d’incompétence ou de moindre compétence. Nous nous interrogeons dans cette dernière partie sur les conditions pour passer d’une situation formelle de partenariat à celle de co-enseignement, dans le cadre d’un dispositif qui serait plus équilibré, qui soit au service d’une EPS de qualité, dense en savoirs et pour que la situation bicéphale soit une plus-value pour les élèves.
70Le plus souvent assujetti à une institution fédérale au sein de laquelle elle/il déploie la majorité de ses interventions, l’intervenant·e extérieur·e doit consentir à s’extraire de cet ancrage qui l’influence, à enrichir ses références en s’acculturant aux spécificités de l’institution scolaire, et à être sensibilisé e aux programmes régissant l’EPS scolaire afin de proposer des « formes de pratiques » compatibles avec les attendus de l’école et les caractéristiques du public. Il revient donc à l’enseignant·e, et en amont à l’institution qui donne l’agrément aux intervenant·es extérieur·es, d’impulser cette démarche et de faire de ce préalable une condition à leur implication en contexte scolaire. Ceci suppose des temps de concertation avec les enseignant·es. Et des temps d’acculturation des intervenant·es extérieur·es au contexte scolaire que l’institution pourrait prendre à sa charge par le biais des conseillers pédagogiques EPS du premier degré. Ce qui d’ailleurs existe déjà dans certaines circonscriptions. Comme l’indiquent Toullec-Théry et Nédélec-Trohel (2010), « toute situation de rencontre interprofessionnelle nécessiterait donc une réelle vigilance pour qu’il existe un positionnement didactique discuté et partagé » (p. 134).
71De son côté, l’enseignant·e ne devrait pas renoncer à assumer la part de responsabilité qui lui incombe en matière de direction d’étude, à la fois dans la conception des séquences, des dispositifs d’enseignement/ apprentissage/évaluation et dans l’accompagnement de l’étude. Mais revendiquer que les rôles didactiques soient re-distribués (Prevel et Buzniq, 2020), requiert toutefois une connaissance par PE de l’APSA de référence, une analyse didactique, nécessaire à la construction de milieux pour l’étude, qui peut lui apparaitre complexe, hermétique et couteuse en temps et engagement cognitif.
72Il s’avère également nécessaire que l’un·e et l’autre reconnaissent la plus-value d’un co-enseignement pour les élèves ; il s’agit pour chacun·e, comme l’indique Saillot (2020), d’« apprendre à laisser de la place à l’autre, à ne pas prendre toute la place…. le co-enseignement étant un lieu de bienveillance, de dialogue et d’écoute » (p. 53).
73À travers ces premiers points, on perçoit combien chacun·e des deux intervenant·es pourrait apporter à l’autre au regard de ses propres connaissances / compétences. À condition que chacun·e s’autorise à questionner l’autre, se montre ouvert, « curieux de la professionnalité de l’autre » (Toullec-Théry, 2021, p. 56). Mais cela suppose des temps d’échanges, de concertation, ne se limitant pas aux aspects organisationnels, mais où soit pensé, questionné « le didactique ». Concertation débouchant sur une co-définition des enjeux de savoirs, des milieux didactiques primitifs et des démarches évaluatives. Mieux armé·es sur le plan du traitement didactique de l’APSA, ayant contribué· à la construction de la séquence, les PE devraient être moins effacé·es par la suite au registre de l’aide à l’étude.
74Ce partage de compétences et d’analyse pourrait se poursuivre dans des temps réflexifs, de débriefings postérieurs aux séquences, et ce d’autant plus si, comme c’est souvent le cas, les situations de collaborations entre deux mêmes intervenant·es sont appelées à se reproduire dans le temps, donnant lieu à une démarche participative pérenne.
75En résumé, la synchronisation des interventions didactiques en contexte bicéphale suppose pour chaque acteur·ice : formation, concertation, vécu et analyse de l’expérience commune ; autant d’activités chronophages difficiles à consentir.
Le travail partagé, parce qu’il s’inscrit dans cette division, génère de nouveaux problèmes de coordination et de contrôle, dès lors qu’il s’agit bien de partager ce qui est d’emblée divisé, du temps, des espaces, des savoirs, des compétences, des identités. Tous les enseignant·es le disent : le travail partagé, sur le fond de cette division, est profondément consommateur de temps et d’énergie (Tardif et Borges, 2009, p. 92).
76Au cours des recherches collaboratives que nous avons engagées dans le premier degré (Amans-Passaga et Verscheure, AGIREEPS, 2018-19) nous avons pu mesurer le rôle déterminant de la formation didactique, de l’accompagnement à la mise en place de séquence d’EPS dans la transformation de la direction d’étude des PE participant (Verscheure et Barale, 2020). Nous avons également montré les potentialités en termes de transformations des pouvoirs d’agir des élèves, d’une EPS volontairement centrée par des PE sur les compétences spécifiques (Amans-Passaga et Verscheure, 2020). Ce qui suppose une certaine expertise sur les savoirs, gage d’une confiance en ses compétences didactiques.
77Des temps de co-enseignement plus équilibrés pourraient devenir des espaces de développement de ces compétences, de « co-formation informelle par l’exemple et la discussion » (Tremblay, 2011, p. 84). Un des objectifs de la formation continue devrait être de lever ces réticences à l’autonomie pour enseigner l’EPS, de favoriser le fait que les enseignant·es endossent seul ou dans une collaboration équilibrée, la responsabilité de cet enseignement (Pontais, 2022). On s’orienterait alors vers une EPS résolument scolaire, dense en savoirs spécifiques, générant la construction de pouvoirs d’agir significatifs chez les élèves (Verscheure et Amans-Passaga, 2022).
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