• 1 Incluant les formes fléchies de l’adjectif et du substantif « conservateur ».
• 2 http://cetobac.ehess.fr/index.php?2275

1« Le conservatisme ne se définit pas, il est : en d’autres termes, son existence précède – en même temps qu’elle la subsume – son essence » (Baruch 2016 : 438). Cette formule de Marc-Olivier Baruch, issue de l’ouvrage Conservatismes en mouvement. Une approche transnationale au XX^e siècle paru en 2016, exprime la complexité des enjeux qu’affrontent les sciences sociales dans leur appréhension de l’objet « conservatisme », répertoire de discours et de pratiques du champ politique et social1. Polysémique, historicisé dans des espace-temps très variés, produit d’oppositions à des courants rationalistes ou révolutionnaires, le « conservatisme » semble toujours déjà-là, limitant les ambitions analytiques de se distancier des définitions mouvantes ou strictes qu’en donnent les acteurs des espaces socio-politiques étudiés. Partant de ce constat, les trois coéditrices de ce numéro ont organisé en 2019 à l’EHESS un colloque intitulé « Les conservatismes turcs 1908-2018. Effets de génération, de filiations, de ruptures »2. Cette rencontre a rassemblé des chercheurs autour des manifestations des conservatismes turcs au cours de la période ottomane et républicaine. Les travaux présentés ont montré toute la difficulté à définir un terme mobilisé d’une part par les acteurs pour se positionner au sein de l’espace politique, se légitimer ou au contraire disqualifier leurs adversaires, d’autre part par des chercheurs, afin d’analyser a posteriori les faits et discours étudiés.

• 3 Il est publié pour la première fois partiellement en 1927, puis intégralement en allemand en 1984 : (...)
• 4 Paru sous un titre différent en 1954, l’ouvrage est surtout connu dans sa forme publiée plus tardiv (...)

2Les ressources historiographiques sur lesquelles peuvent s’appuyer les recherches sur les conservatismes ont d’abord été constituées dans le monde anglophone puis allemand. Tributaires de l’ouvrage critique d’Edmund Burke sur la Révolution française, paru pour la première fois en 1790, les travaux ultérieurs tels que ceux de Russell Kirk (qui façonna le mouvement conservateur américain de la seconde moitié du XX^e siècle), demeurent très ancrés dans l’histoire des idées. D’autres études abordent l’objet du point de vue de la philosophie politique, visant à établir à travers une typologie générique de la pensée conservatrice une série de caractères invariants observables quel que soit le contexte. Ainsi, Karl Mannheim élabora dans les années 1920 une réflexion sur la pensée conservatrice allemande (Mannheim, 2009)3. En France, c’est dans le contexte de la guerre froide, et en écho à la réception des écrits de Russel Kirk aux États-Unis, que la littérature sur les conservatismes a acquis une résonance nouvelle. On peut citer en particulier les travaux de René Rémond consacrés à une typologisation des droites en France (Rémond 1982)4. Plus récemment, dans l’après-guerre froide, on a pu noter un intérêt croissant pour le conservatisme russe (Suslov, Uzlaner 2020, Robinson 2019, Pipes 2005, Faure 2020).

• 5 Ainsi du mouvement politique, culturel et intellectuel Kadro dans les années 1930.
• 6 Dilek Sarmis s’intéresse à des formes alternatives du kémalisme dans les productions intellectuelle (...)

6La première dimension renvoie au défi que comporte toute tentative de généalogie d’un terme dont la présence dans les terminologies politiques des acteurs évolue au cours de la période républicaine. Dans les années 1920, le mot muhafazakâr est resté peu usité dans les cercles du pouvoir, au profit de la dénomination « réactionnaire », définie par les kémalistes comme revendications anti-révolutionnaires, religieuses voire « anti-laïques »5. Il apparaît toutefois dans le discours d’intellectuels kémalistes qui, dès les années 30, se revendiquent conservateurs (muhafazakâr est alors le terme dominant dans les corpus) comme voie du milieu, en opposition à la fois à une révolution radicale et à la « réaction » (irticâ) (Sarmis, 2016). L'usage du terme évolue dès lors en fonction des adhésions politiques, des effets de générations et des usages personnels complexes des premiers acteurs du champ républicain6. Certains spécialistes étudient les premières décennies républicaines à l’aune du conflit entre les « kémalistes », d’une part, et les « conservateurs », « traditionnalistes » ou « réactionnaires », d’autre part ; or ces courants étaient dotés de structures hétérogènes et composés de groupes divers formés autour d’interprétations philosophiques et politiques alternatives, ainsi que le souligne Nazım İrem (2002). Une transposition analytique des terminologies émiques construites à travers les dynamiques politiques de la période kémaliste, aux réalités politiques turques contemporaines, s’avère dès lors inappropriée.

• 7 L’une de rares figures à s’y atteler est Hikmet Kıvılcımlı. Voir Eliaçık, 2021.
• 8 L’adjectif renvoie ici au projet d’islamisation sociale, économique et culturelle au cœur des polit (...)
• 9 Dans The Conservative Mind from Burke to Eliot (1953), Russell Kirk établit la croyance en un ordre (...)
• 10 Aydınlar Ocağı en turc.
• 11 Bora, Can 2022 ; Zengin 2021 ; Demirel 2021 ; Kılıç 2016 ; Meşe 2016 ; Selçuk 2018.

8L’intrication entre conservatisme et islam est le deuxième point nodal de ce numéro. La gauche turque ayant, à la différence de nombres de mouvements de gauche du monde arabe, produit peu de discours sur l’islam, cet enchevêtrement se retrouve avant tout sur la droite de l’échiquier politique, composée d’espaces idéologiques, partisans et institutionnels complexes. Dès les années 1930, les termes « conservatisme » et « islam/religion (din) » circulaient, plus ou moins associés, dans les revues culturelles et le champ intellectuel ; ils renvoyaient alors à des concepts réformistes sans pour autant se répercuter comme projets politiques (Sarmis 2016). Alors que se développent à partir du passage au multipartisme en 1946 les partis et associations de droite, et que la droite se divise ensuite en plusieurs partis au cours des années 1960-1970, le terme « conservateur » reste peu employé par les acteurs et les partis politiques7. Ainsi, les partis islamistes (Milli Nizam Partisi, Milli Selamet Partisi) de Necmettin Erbakan préfèrent le terme « milli » (national) à « muhafazakar » (conservateur)8, tandis que Necmettin Erbakan fait souvent lui-même usage du qualificatif « milliyetçi-mukaddesatçı » (nationaliste-sacraliste) : en renvoyant à un nationalisme prônant le respect des croyances et d’un ordre sacré, il soulignait ainsi les revendications religieuses de ses formations partisanes9. Les intellectuels engagés au centre droit ou dans la droite ultranationaliste (se manifestant autour du Foyer des intellectuels)10 se présentent alors également comme « nationalistes ». Dans son ouvrage Milliyetçi Muhafazakar Entelijansiya [L’intelligentsia nationaliste conservatrice], paru pour la première fois en 2007, le politiste Yüksel Taşkın désigne ces intellectuels comme des « milliyetçi muhafazakar » (conservateurs nationalistes), sans expliciter le décalage entre la part étique d’une telle qualification et la réalité des usages émiques auxquels il fait référence, qui sont beaucoup moins manifestes et peu systématisés (Taşkın 2018). Cela nous impose d’être attentifs à la variété des contextes dans lesquels s’actualise la terminologie, la profusion des qualificatifs employés pour désigner cet objet constituant l’une des difficultés de la sociologie politique : nationaliste-conservateur, nationaliste-islamiste, islamo-conservateur, islamo-fasciste. L’ouvrage cité de Taşkın paru pour la première fois en 2007, peut être interprété à l’aune du regain d’intérêt pour les courants politiques dits « conservateurs » depuis l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP). Concernant la période récente, Ahmet İnsel souligne dans son ouvrage La nouvelle Turquie d'Erdoğan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, que dans le premier programme de gouvernement de l’AKP en 2002, l’accent a été mis sur la démocratie sans référence particulière au conservatisme (İnsel 2017). Néanmoins, lors de la présentation de son programme d’action en mars 2003 après son accession au poste de Premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan commence à désigner son parti par le qualificatif de « conservateur démocrate ». Il entendait ainsi inscrire l’AKP dans une tradition conservatrice et se légitimer par ce biais. Pour d’autres chercheurs, la référence au conservatisme traduit ici une volonté de marquer une forme de rupture avec les précédents courants islamistes (Çağliyan-İçener 2009). Ainsi dans les travaux récents de sciences sociales sur la Turquie, le conservatisme est mobilisé comme catégorie analytique en association à celles de nationalisme et d’islamisme, sans que ne soit précisément défini ce qui caractériserait en propre ce concept11.

• 12 Nous utilisons les termes ”islamisme/islamiste” dans un sens large, pour faire référence aux discou (...)
• 13 Parmi ceux-ci, un travail récent propose une lecture critique de la construction binaire réduisant (...)

9Concernant la question du rapport à l’islam, le présent numéro offre des éclairages nouveaux, mettant en lumière autant les liens que les tensions entre « conservatisme » et « islamisme »12. Ce faisant le dossier se situe dans les tentatives récentes au sein des études turques, de réévaluer les paradigmes longtemps dominants de l’histoire « kémaliste » et de l’histoire de l’islam politique en Turquie13. Il donne ainsi crédit à une lecture critique de la construction binaire qui réduisait l’histoire de la Turquie républicaine à une confrontation inflexible entre un État kémaliste autoritaire et les aspirations d’une partie de la population à un islam plus ou moins libéral (Lord 2018) ou à une approche qui a tenté de saisir le lien entre conservatisme et islam à partir de la notion de « négociation » (Clayer 2013). L’article de Béatrice Garapon sur le Parti démocrate, qualifié de conservateur par ses opposants kémalistes à l’époque, puis par l’historiographie turque, étudie la façon dont, et les raisons pour lesquelles, des acteurs islamistes (en l’occurrence, les disciples de Said Nursi) ont pu, au niveau local, investir ce parti malgré la distance de ses dirigeants nationaux vis-à-vis de toute pratique religieuse. Selon l'autrice, l’étude du programme du parti, du profil de ses dirigeants et de ses politiques publiques ne permet pas de définir le DP comme « conservateur » ; mais l’enquête au niveau local, à partir de branches provinciales du parti, met en lumière une forte présence des revendications des milieux religieux. L’article de Zeynep Bursa-Millet met également en avant le lien étroit du conservatisme turc avec l’islam, les années 1970 ayant ceci de spécifique qu’elles sont marquées par le rassemblement de différents courants de la droite derrière un islam turquifié.

• 14 Des chercheurs assumant des positions “islamo-conservatrices” produisent depuis récemment des livre (...)

10Enfin, un troisième axe de ce numéro interroge la place des questions de société dans l’évolution politique et idéologique des mouvements « conservateurs », en particulier la répartition genrée des rôles dans la famille, la société et les organisations politiques. Abordée en termes d’idéologie, mais aussi de « traits » ou d’« éthos » conservateurs, la question du genre est devenue un élément-clé de la littérature scientifique consacrée aux conservatismes turcs depuis les années 1980 ; ce tournant a bénéficié des dynamiques sociales de la deuxième vague du féminisme en Turquie, la première étant constituée des revendications de femmes de la fin de la période ottomane (Çakır 1996). L’émergence des mouvements de femmes musulmanes et kurdes a mis en exergue de nouvelles articulations entre espaces publics et privés, témoignant de la diversité des conservatismes (Aksu, Günal 2002 ; Özkan-Kerestecioğlu  2004). Cette diversité invite à repenser la catégorie « conservateur », auparavant limitée à la droite islamiste dans les travaux de recherche. La reconduite par les politiques et discours de la période de parti unique des théories traditionnelles de la famille et du rôle social de la femme, permet également de repenser l’association automatique de ces constructions genrées avec des politiques sociales qualifiées de religieuses. Moins qu’une réponse à un impératif religieux, ce conservatisme républicain est axé sur la fonction sociale et symbolique de la femme dans la consolidation de la nation (Bora, Çalışkan 2008)14.