1968, une révolution sexuelle ?
Antoine Idier, Les Vies de Guy Hocquenghem. Politique, sexualité, culture, Paris, Fayard (coll. « À venir »), 2017, 354 p.
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Œuvres commentées :
Vies de Guy Hocquenghem (Les). Politique‚ sexualité‚ culture – (Antoine Idier‚ 2017)Texte intégral
- 1 Guy Hocquenghem, L’Après-Mai des faunes, Grasset, 1974, p. 79 ; cité par Antoine Idier, p. 10.
1La publication d’une biographie de Guy Hocquenghem (1946-1988) conduit à s’interroger sur le bien-fondé de la catégorie « révolution sexuelle » dont le sens commun qualifie le moment 1968. Elle semble, à première vue, être légitimée par Hocquenghem lui-même, qui affirme en septembre 1970 vouloir « nourrir la révolution de notre révolte1 », même si la formule est très politique, comme le proclame en 1971 le manifeste du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) : « Pour nous la lutte des classes passe aussi par le corps. »
- 2 Anne Chemin, « Carnet : André Baudry », Le Monde, 10 févr. 2018.
2Cette biographie est le récit de l’affirmation sur la scène publique de sexualités minoritaires, les homosexualités, replacées dans une époque où l’horizon d’attente de la « révolution » (politique) est au centre de tous les discours. Antoine Idier s’appuie sur la notion de trajectoire établie par Bourdieu – un parcours constitué par le positionnement dans l’espace social du biographé confronté aux événements auxquels il est exposé. Élevé dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle parisienne, normalien comme ses parents, Guy Hocquenghem est un écrivain, journaliste et pamphlétaire, socialisé politiquement à partir de la fin de la guerre d’Algérie à gauche du PCF dans la Jeunesse communiste révolutionnaire, en suivant le parcours « classique » des leaders étudiants des années 1968 (Union des étudiants communistes, exclusion, puis adhésion à un groupe d’extrême gauche en 1966). L’homosexualité était condamnée dans la gauche et l’extrême gauche révolutionnaire comme « dégénérescence bourgeoise » et, jusqu’à la constitution du FHAR en 1971, n’était jamais revendiquée publiquement, comme le démontrent la revue confidentielle et le discret club homophile Arcadie animés dans l’après-guerre par André Baudry (1922‑2018)2.
- 3 <http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/maoisme/tout/tout-n12.pdf>,
cons. 21 févr. 2018. - 4 Cité par Antoine Idier, p. 123.
3Le 10 janvier 1972, sous le titre « La Révolution des homosexuels », Le Nouvel Observateur publie un autoportrait de Guy Hocquenghem témoignant de son homosexualité. Hocquenghem a affirmé avec d’autres militants et militantes, en particulier les féministes, que les questions de sexualité relevaient du politique et non du privé. De ce fait, Antoine Idier refuse – à juste titre – la séparation établie postérieurement entre « gauchisme politique » et « gauchisme culturel ». Une forme de syncrétisme se forge entre la révolution culturelle chinoise mythifiée, la contre-culture américaine et la volonté de changer sa vie. Mais c’est la participation au FHAR – groupe mixte au départ d’homosexuels et de féministes lesbiennes –, avec la possibilité de parler ouvertement de sa sexualité, qui change la vie de Guy Hocquenghem. Le Rapport contre la normalité publié en 1971 par le FHAR s’en prend à l’hétéronormativité, tout en récupérant du militantisme gauchiste la volonté de « donner la parole » à celles et ceux qui ne l’ont pas. Hocquenghem définit ainsi en avril 1971, dans le journal Tout !, du groupe Vive la Révolution !, dont il a coordonné le numéro, les personnes concernées : « les pédés, et les gouines, les femmes, les emprisonnés, les avortées, les asociaux, les fous… », qui proclament en première page : « Oui, notre corps nous appartient ! » et aussi : « avortement et contraception libres et gratuits, droit à l’homosexualité et toutes les sexualités, droit des mineurs à la liberté du désir et à son accomplissement3 ». En 1973, le numéro de la revue Recherches intitulé Trois Millions de pervers et coordonné par Hocquenghem est une contestation de la psychanalyse : les formes de désir traitées par elle de perversions sont qualifiées de subversives. Certaines lesbiennes membres fondatrices du FHAR dénoncent l’obsession du pénis dans ce numéro et répondent dans Tout ! : « Votre libération sexuelle n’est pas la nôtre. » Recherches est saisi et un procès s’ensuit pour « outrage aux bonnes mœurs ». En février 1981, Hocquenghem écrit de façon provocatrice dans Libération : « Nous sommes pour le superficiel, la violence et le sexe4. »
- 5 Guy Hocquenghem, « Le moutard enchaîné », Nouvelles littéraires, 19 févr. 1976.
4Le chapitre « Enfance, éducation, sexualité » qui présente le numéro de Recherches intitulé Co-ire, coordonné en 1976 par René Schérer et Guy Hocquenghem, est peut-être celui qui est le plus inaudible / illisible aujourd’hui, car pouvant être considéré comme relevant de la pédophilie, alors que, en 1976, l’argumentaire est une réflexion à la fois sur la sexualité qui unit adultes et enfants dans le cadre de la libération sexuelle et sur les dispositifs qui construisent l’enfance, dans le sillage des écrits d’alors de Michel Foucault. Un vif débat s’instaure alors avec des féministes ; à l’apostrophe de Hocquenghem en 1976 : « Le rattachement de l’enfant à libérer à la libération de la femme double les chaînes qu’on prétend rompre. À l’appropriation parentale succède l’appropriation maternaliste et libérante5 », fait écho la réplique de Catherine Bernheim dans Libération, en avril 1977, qui montre la violence du débat : « Vous les regardez fustiger ces salopes de mères qui refusent leurs enfants avec qui – si elles n’étaient pas sur le chemin à crier “au viol” – ils pourraient baiser en paix. » Le conflit avec les féministes se poursuit à propos de la répression du viol, Hocquenghem critiquant vivement le recours à la justice (bourgeoise) d’État d’un « féminisme revendicatif et moralisateur » de « femmes qui se refusent aux étreintes brutales ».
5De Fin de section (1975) à la Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary (1986), Guy Hocquenghem a posé les questions de la fidélité aux engagements et de l’héritage révolutionnaire. La biographie retrace à grands traits l’histoire des différents groupes et regroupements temporaires des années 68, celle de la faculté de Vincennes évoquée par Hocquenghem dans Libération le 10 juin 1980 : « La chute de Paris VIII : Vincennes reste sur sa fin », chute qualifiée « d’autodissolution du territoire de l’Utopie » provoquée aussi par « la fatigue de dix ans de rébellion ». La biographie se poursuit sur un autre registre dans les années Mitterrand jusqu’à la mort de Guy Hocquenghem du sida en 1988.
- 6 Michel Bozon, « Libération sexuelle ou déplacement des contrôles ? Discours, normes et conduites », (...)
- 7 Anne-Claire Rebreyend, Intimités amoureuses. France 1920-1975, Presses universitaires du Mirail, 20 (...)
6Au terme de la « révolution symbolique » d’Hocquenghem dans cette décennie contestataire, on peut tenter de répondre à la question posée au début de ce texte : y a-t-il eu « révolution sexuelle » dans les années 68 ? Si l’on en croit certains graffitis inscrits sur les murs en mai-juin 1968, tels « Jouissez sans entrave » ou « Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la révolution », ou encore la traduction en 1968 du livre de Marcuse Éros et Civilisation, qui annonce l’arrivée de l’hédonisme et une transformation de la sexualité, on pourrait parler de « révolution sexuelle » en arguant du registre éventuellement performatif de ces discours. Si en revanche on se réfère aux pratiques sexuelles scrutées d’une manière quantitative par les sociologues – Michel Bozon ou Nathalie Bajos – sur une moyenne durée6, ou d’une manière qualitative avec l’étude des journaux intimes, des autobiographies et des correspondances par l’historienne Anne-Claire Rebreyend7, qui a décrit les espaces de liberté conquis par les femmes, la réciprocité des sentiments et du plaisir, la diversité des pratiques sexuelles et amoureuses, on peut démentir l’idée reçue d’une « révolution sexuelle ». Même si naissent de nouvelles représentations de la conjugalité et si les années 68 ont vu décroître les mariages et la fécondité et augmenter le nombre de séparations et de divorces, les discours, les normes et les conduites sexuelles permettent de montrer l’individualisation, le déplacement des contrôles et l’intériorisation de nouvelles normes.
Notes
1 Guy Hocquenghem, L’Après-Mai des faunes, Grasset, 1974, p. 79 ; cité par Antoine Idier, p. 10.
2 Anne Chemin, « Carnet : André Baudry », Le Monde, 10 févr. 2018.
3 <http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/maoisme/tout/tout-n12.pdf>,
cons. 21 févr. 2018.
4 Cité par Antoine Idier, p. 123.
5 Guy Hocquenghem, « Le moutard enchaîné », Nouvelles littéraires, 19 févr. 1976.
6 Michel Bozon, « Libération sexuelle ou déplacement des contrôles ? Discours, normes et conduites », dans Éric Fassin, Elsa Dorlin (dir.), Des femmes et des hommes, genres et sexualités, Centre Georges Pompidou / BPI, 2009, p. 145-160.
7 Anne-Claire Rebreyend, Intimités amoureuses. France 1920-1975, Presses universitaires du Mirail, 2009.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Michelle Zancarini-Fournel, « 1968, une révolution sexuelle ? », Écrire l'histoire, 18 | 2018, 207-209.
Référence électronique
Michelle Zancarini-Fournel, « 1968, une révolution sexuelle ? », Écrire l'histoire [En ligne], 18 | 2018, mis en ligne le 20 novembre 2018, consulté le 20 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/elh/1640 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.1640
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