Déboulonnages et dévoilements : l’histoire en morceaux ?
Résumés
L’année 2020 a vu se dérouler un mouvement, inédit dans son ampleur, de contestations et, parfois, de déboulonnages de statues. L’article propose de décrypter les échos, concordances et discordances avec d’autres épisodes historiques d’iconoclasme. Il montre l’effet de dévoilement mémoriel provoqué par ces gestes, et invite à une réflexion sur l’inscription spatiale des monuments controversés et les rapports de pouvoir qu’ils induisent. Il suggère enfin diverses modalités possibles d’actualisation de l’espace et des honneurs civiques.
Texte intégral

Statue de la reine Victoria à Leeds (Royaume-Uni) taguée « Slave owner! » (« Esclavagiste ! »), le 10 juin 2020.
© Andrew McCaren/LNP/Shutterstock
1Les déboulonnages – réels ou fantasmés – de statues de « grands hommes » ont fait couler beaucoup d’encre durant l’année écoulée, en France mais aussi sur une large partie de la planète. Certains semblent avoir découvert une pratique jugée archaïque, renvoyée au « vandalisme ». Les paniques morales ont proliféré sur ce terreau, annonçant la défaite de l’Histoire, l’avènement d’une nouvelle « terreur décoloniale » ou le triomphe supposé de la « cancel culture ». Les historiennes et les historiens ont été invité·e·s à participer à ce grand débat planétaire, à coup de tribunes et de pétitions. Dans les limites de cette brève contribution, nous voudrions plutôt poser des mots sur ces gestes, leur donner une épaisseur temporelle, montrer leurs effets de dévoilement, et suggérer quelques pistes possibles pour rénover l’espace des images civiques au xxie siècle.
- 1 Jules-Antoine Castagnary, Gustave Courbet et la colonne Vendôme. Plaidoyer pour un ami mort, Dentu, (...)
- 2 Michel Biard, « Le “vandalisme”, un néologisme lourd de sens politique en 1794 et aujourd’hui presq (...)
- 3 Louis Réau, Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français, Hachette, 1959, p. 10
- 4 Olivier Christin, Une Révolution symbolique. L’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique (...)
- 5 Bertrand Tillier, « La mort des statues. Imaginaires archaïques et usages politiques de l’iconoclas (...)
- 6 Alain Besançon, L’Image interdite. Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Fayard, 1994.
- 7 Emmanuel Fureix, L’Œil blessé. Politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, conclusio (...)
- 8 Ibid., p. 134 et suiv.
2Les controverses autour des statues et monuments publics sont enracinées dans une histoire longue. Celle de l’iconoclasme politique, qui a scandé les révolutions successives, et que nous avons largement oubliée. « Déboulonner », « vandalisme » : les mots mêmes avec lesquels nous étiquetons ces gestes sont les produits de deux révolutions – la Commune de 1871 pour le premier, la Révolution française pour le second. Deux hommes ont donné chair à ces mots : Courbet, stigmatisé (à tort) en grand « déboulonneur » après la chute de la colonne Vendôme en 18711 ; l’abbé Grégoire, diffuseur du mot piégé de « vandalisme », en 17942. « Je créai le mot pour tuer la chose », affirmera-t-il dans ses mémoires. Il a surtout contribué à renforcer la confusion, en mêlant les destructions de monuments d’art, les pillages crapuleux et les effacements symboliques plus ponctuels. Il a imputé ces dérives à des minorités agissantes « contre-révolutionnaires ». Mais le terme de « vandalisme » reste attaché à la légende noire de la « table rase » révolutionnaire et à la dénonciation virulente des « crimes de lèse-beauté3 ». Le terme d’iconoclasme, en dépit de sa matrice religieuse, est sans doute plus adéquat : il renvoie à des altérations d’images et à la croyance latente en une puissance – réversible – de ces images4. Au-delà des mots, les gestes observés s’inscrivent eux aussi dans une histoire longue et sinueuse : abattages de statues, décapitations symboliques, attaques ciblées des yeux des effigies, jets de peinture, processions iconoclastes, partage de « reliques5 ». Les logiques d’action d’aujourd’hui résonnent pour partie – mais pour partie seulement – avec cette histoire d’apparence répétitive. Les iconoclastes de 2020 ne sont pas mus par une haine générale des images – à la différence des iconophobes religieux6 –, ni par une aspiration à faire basculer la souveraineté – à la différence des révolutionnaires de 1792 ou de 1848. En revanche, ils reconduisent deux régimes d’action observés au xixe siècle : un régime d’effraction d’une part, et un régime de réparation d’autre part7. Ils pénètrent de force dans l’espace public pour émettre une protestation visible de tous. Ils rejettent aussi une mémoire et des honneurs qu’ils jugent blessants pour une partie du corps civique. Cette logique réparatrice se fait jour dès le xixe siècle, lorsque des images liées à la Révolution et à l’Empire sont systématiquement éliminées sous la Restauration, ou, a contrario, que des monuments « expiatoires » de la Révolution sont attaqués après 18308.
- 9 Jacqueline Lalouette, Les Statues de la discorde, Passés composés, 2021.
- 10 Henry Rousso, « Vers une mondialisation de la mémoire », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2007/2 (...)
3Identifier ces continuités permet aussi de mieux saisir la part d’inédit du mouvement actuel : une diffusion globale et quasi simultanée ; une dimension raciale et postcoloniale extrêmement forte ; enfin une temporalité non révolutionnaire. Plus encore que le mouvement « Rhodes Must Fall » en 2015 ou que le drame de Charlottesville en 2017, la mort de George Floyd a entraîné « un ample souffle planétaire qui balaya des statues de personnalités accusées de méfaits comparables9 » : esclavagistes notoires, colonialistes sanguinaires, « explorateurs ». Les grandes puissances esclavagistes et/ou coloniales ont été logiquement les plus touchées (les États-Unis et dans une moindre mesure la Grande-Bretagne, la France, la Belgique, l’Espagne et l’Amérique hispanique, etc.), mais quelques gestes iconoclastes ont été observés jusqu’au Groenland (statue du missionnaire Hans Egede), en Suisse (statue du négociant David de Pury, enrichi grâce au commerce triangulaire), en Allemagne, en Italie, en Nouvelle-Zélande et en Australie (statues de James Cook notamment), entre autres. La diffusion spatiale de ces gestes iconoclastes est inédite : supérieure à celle qui accompagna la chute des régimes communistes après 1989, supérieure à celle du « printemps des peuples » de 1848. La puissance mobilisatrice des images de destruction et leur diffusion instantanée, par les médias et les réseaux sociaux, y sont sans doute pour quelque chose. Mais on pourra aussi y voir l’effet d’une « mondialisation de la mémoire10 » portant exigence de reconnaissance des victimes, ces victimes prenant des visages différents selon les sociétés. Enfin, l’inédit tient aussi à la temporalité de ce mouvement iconoclaste. À la différence de tous les précédents évoqués, il ne s’inscrit pas dans une temporalité révolutionnaire, messianique, celle d’un basculement possible de souveraineté ou de régime. De là l’impuissance, souvent relevée, des iconoclastes contemporains, réduits à observer les chocs médiatiques consécutifs à leurs gestes, plutôt qu’à espérer une régénération de la société.
4Ces contestations de statues à une échelle mondiale ont valeur de symptôme. Elles n’effacent nullement l’histoire, mais en révèlent au contraire les aspérités. Des statues que nous ne voyions plus ou que nous ne savions pas déchiffrer dévoilent des blessures plus ou moins enfouies. Légitimes ou non, les gestes iconoclastes suscitent des controverses publiques qui réveillent une histoire refoulée, souvent complexe. Le cas, paradoxal, des destructions de statues du militant abolitionniste Victor Schœlcher en Martinique (le 22 mai 2020), en Guadeloupe et en Guyane, a dévoilé au grand public la distinction nécessaire entre Schœlcher l’abolitionniste et le schœlchérisme, idéologie paternaliste et assimilationniste de la fin du xixe siècle, qui tendait à évincer la puissance d’agir des esclaves eux-mêmes, et à refouler les traces d’une domination économique persistante, celle des anciens planteurs blancs. Au risque toutefois d’une certaine confusion dans les gestes, Schœlcher payant en quelque sorte le prix fort d’un schœlchérisme qui avait trahi sa mémoire.
- 11 Marie-Jeanne Rossignol, « Les statues des confédérés dans l’espace public aux États-Unis : pourra-t (...)
- 12 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, 1961, p. 81.
5Il faut aussi rappeler une évidence, souvent absente des commentaires récents : les statues de grands hommes n’incarnent pas seulement des individus, elles inscrivent des discours dans l’espace, imposent des normes de gloire et façonnent (parfois) des rapports de pouvoir. Il faut alors remonter le cours de l’histoire de ces statues, à rebrousse-poil, pour saisir les effets qu’elles produisent ou non sur l’espace public. Un lien ombilical unit ainsi l’érection des monuments « confédérés » aux États-Unis et l’imposition d’un système de ségrégation raciale à la fin du xixe et au début du xxe siècle11. Certaines statues de « héros » coloniaux dans les anciennes colonies relèvent aussi de ce rapport de domination dans l’espace, dénoncé naguère par Frantz Fanon : « Tous ces conquistadors juchés sur le sol colonial n’arrêtent pas de signifier une seule et même chose “Nous sommes ici par la force des baïonnettes12” ». On comprend dès lors l’entreprise de destruction ou de mutilation qui a suivi la proclamation des indépendances dans ces territoires décolonisés. Le monument aux morts d’Alger a été muré, coffré et transfiguré par l’apposition de deux mains se libérant de leurs chaînes, réalisée par l’artiste algérien M’hamed Issiakhem en 1978 : il a ainsi été converti en Mémorial de la libération de l’Algérie. Certains monuments pourtant, à plus ou moins bas bruit, ont migré vers le sol métropolitain, telle la statue de Bugeaud, déplacée d’Alger à Excideuil en Dordogne. Si le texte du piédestal ne mentionne pas la conquête et la « pacification » de l’Algérie – à la différence de celle de Périgueux – l’histoire de la statue porte l’empreinte d’un rapport colonial.
- 13 Jacqueline Lalouette, UnPpeuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes (1804‑2018), (...)
- 14 Ibid.
- 15 Yves Sintomer, « Les sens de la représentation politique : usages et mésusages d’une notion », Rais (...)
6Ce que dévoile au fond la crise des déboulonnages, c’est l’anachronisme du paysage statuaire de nos villes, plus encore que l’anachronisme des iconoclastes. Dans le cas français, ce paysage coïncide, pour une large part, avec l’âge d’or de la « statuomanie » ou « statuophilie », entre 1880 et 193013. Le grand homme était alors l’homme d’exception, capable d’illustrer le génie national ou, à défaut, la gloire de la « petite patrie ». Hommes politiques, soldats, écrivains, scientifiques, explorateurs, colonisateurs peuplaient cet univers d’images d’Épinal, autre forme du roman national de la Troisième République. On peut alors, au-delà des blessures postcoloniales, porter un autre diagnostic sur les controverses actuelles : la crise du « grand homme » en général, et l’incapacité des statues à incarner une représentation visuelle de nos sociétés d’aujourd’hui. Seuls 7 % des statues de « grands hommes » en France représentent des femmes, à titre d’exemple, et deux ouvriers seulement sont statufiés14. Il faut alors repenser un autre paysage visuel, capable de concilier deux modalités de représentation15 : symbolique (la figure statufiée incarne une valeur censément partagée) et descriptive (la statue ressemble un minimum au peuple des regardeurs).
- 16 Sabine Marschall, « Monuments and Affordance. Multisensory Bodily Engagements with the Landscape of (...)
7Nul ne peut espérer que des déboulonnages suffisent à émanciper des peuples ou des groupes opprimés. Ils peuvent toutefois, à certaines conditions, révéler des formes d’« injustice spatiale16 ». Encore faut-il sortir de l’alternative simple entre conservation et destruction, et penser de possibles aménagements. Penser par addition plus que par soustraction, rénover et réactualiser le paysage statuaire, même par des images éphémères, est un impératif civique. Contextualiser les monuments par des plaques explicatives –, solution souvent invoquée, ne saurait suffire. Neutraliser par divers gestes, y compris artistiques, le message pernicieux de certaines statues pourrait être une solution intéressante. Diverses propositions plus ou moins provocatrices existent en la matière, ainsi à Bristol avec les interpellations de Banksy et de Marc Quinn. Bien avant la vague iconoclaste de l’an dernier, Kiluanji Kia Henda avait suggéré en Angola des interventions intéressantes : en 2011, dans une série de photographies judicieusement intitulée « Redefining the Power », il avait photographié sur des socles vides (d’anciennes statues coloniales) des figures de la société postcoloniale, notamment un designer. D’autres expériences, muséales cette fois, comme celle de Spandau à Berlin, méritent aussi toute notre attention : le visiteur peut y toucher des statues tombées littéralement de leur piédestal au cours du xxe siècle. Toutes ces initiatives ont en commun de ne pas effacer, mais au contraire de révéler, comme à l’encre sympathique, la conflictualité oubliée des pierres.
Notes
1 Jules-Antoine Castagnary, Gustave Courbet et la colonne Vendôme. Plaidoyer pour un ami mort, Dentu, 1883.
2 Michel Biard, « Le “vandalisme”, un néologisme lourd de sens politique en 1794 et aujourd’hui presque banalisé », Raison présente, 2020/4, p. 15-22.
3 Louis Réau, Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français, Hachette, 1959, p. 10.
4 Olivier Christin, Une Révolution symbolique. L’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Minuit, 1991 ; Dario Gamboni, La Destruction de l’art. Iconoclasme et vandalisme depuis la Révolution française, Presses du réel, 2015.
5 Bertrand Tillier, « La mort des statues. Imaginaires archaïques et usages politiques de l’iconoclasme », in Emmanuel Fureix (dir.), Iconoclasme et révolutions, de 1789 à nos jours, Champ Vallon, 2014, p. 27-33.
6 Alain Besançon, L’Image interdite. Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Fayard, 1994.
7 Emmanuel Fureix, L’Œil blessé. Politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, conclusion, Champ Vallon, 2019.
8 Ibid., p. 134 et suiv.
9 Jacqueline Lalouette, Les Statues de la discorde, Passés composés, 2021.
10 Henry Rousso, « Vers une mondialisation de la mémoire », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2007/2, p. 3-10.
11 Marie-Jeanne Rossignol, « Les statues des confédérés dans l’espace public aux États-Unis : pourra-t-on en finir avec une “mauvaise cause” ? », Transatlantica, 2017/1, <https://doi. org/10.4000/transatlantica.8973>.
12 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, 1961, p. 81.
13 Jacqueline Lalouette, UnPpeuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes (1804‑2018), Mare et Martin, 2018.
14 Ibid.
15 Yves Sintomer, « Les sens de la représentation politique : usages et mésusages d’une notion », Raisons politiques, 2013/2, p. 13-34.
16 Sabine Marschall, « Monuments and Affordance. Multisensory Bodily Engagements with the Landscape of Memory in South Africa », Cahiers d’études africaines, 2017/3.
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Légende | Statue de la reine Victoria à Leeds (Royaume-Uni) taguée « Slave owner! » (« Esclavagiste ! »), le 10 juin 2020. |
Crédits | © Andrew McCaren/LNP/Shutterstock |
URL | http://journals.openedition.org/elh/docannexe/image/2278/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 62k |
Pour citer cet article
Référence papier
Emmanuel Fureix, « Déboulonnages et dévoilements : l’histoire en morceaux ? », Écrire l'histoire, 20-21 | 2021, 229-232.
Référence électronique
Emmanuel Fureix, « Déboulonnages et dévoilements : l’histoire en morceaux ? », Écrire l'histoire [En ligne], 20-21 | 2021, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 18 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/elh/2278 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.2278
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