• 3 Ibid., p. 4.

4Au cours des années 1980, tandis que l’épidémie de sida fait rage dans l’indifférence du gouvernement Reagan, le terme queer est repolitisé par des féministes radicales américaines telles les Lesbian Avengers ou les Radical Furies qui détournent l’insulte homophobe pour se la réapproprier. Par un « retournement du stigmate », similaire au réemploi des termes « pédé » ou « gouine » par les concerné·es, ces personnes s’autodéfinissent queer, en faisant à la fois une fierté et un mode d’opposition aux normes, un « signe et un moyen de résistance à la normalisation3 ». En ce sens, le terme queer constitue bien une catégorie endogène ayant traversé le temps, causant une difficulté d’appropriation dans un contexte non anglophone, où il perd de son épaisseur socio-historique, mais soulève un ensemble de questionnements.

• 4 Sur la genèse de la théorie queer, voir William B. Turner, A Genealogy of Queer Theory, Philadelphi (...)
• 5 Judith Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, New York-London, Routledge, (...)

5Les universitaires féministes et anticolonialistes ne restent pas sourd·es à ces pratiques militantes et investissent à leur tour le terme queer, telle Gloria Anzaldua ou Teresa de Lauretis, Judith Butler, Eve Kosofsky Sedgwick ou encore Michael Wargner4. Les études queer s’intéressent alors principalement aux sous-cultures issues de la diversité de genre (personnes trans et inter, agenrées notamment) et de sexualité (lesbiennes, gaies, bisexuelles, asexuelles). Inscrite dans le féminisme de la troisième vague, la théorie queer postule que la sexualité, comme le genre, ne sont pas le fruit d’une détermination biologique, mais d’une construction socioculturelle. La théorie queer qui émerge est ainsi profondément marquée par les approches foucaldienne et déridienne visant à déconstruire les normalisations issues de la fabrique et de la domination du corps hétérosexuel blanc. Perçu comme une fiction créée par les processus de domination occidentale, ce corps normé est pensé comme un dispositif de marginalisation des corporéités et identités non conformes5. Aussi la théorie queer invite-t-elle à une réflexion approfondie sur la production des normes et, partant, des minorités.

• 8 George Chauncey et al., Hidden from History : Reclaiming the Gay and Lesbian Past, New York, Pengui (...)

9La théorie queer vient prêter main-forte aux historien·nes gais et lesbiennes qui, depuis les années 1970, ont tenté d’interroger l’histoire des pratiques et identités non hétérosexuelles, dans une démarche à la fois politique et scientifique de valorisation de ces vies et expériences invisibilisées. Dès les années 1990, l’historiographie anglophone s’est enrichie, notamment pour l’époque moderne, de ce renouvellement de perspectives. De la Renaissance aux Lumières, et à rebours des représentations de la sexualité moderne, les historien·nes ont pu questionner les pratiques et les identités sexuelles, en dressant un tableau plus riche et diversifié. Divers travaux collectifs en attestent : Sexual Underworlds of the Enlightenment (1988), Hidden from History: Reclaiming the Gay and Lesbian Past (1989), The Pursuit of Sodomy: Male Homosexuality in Renaissance and Enlightenment (1989), Queering the Renaissance (1993) ou encore Third Sex, Third Gender : Beyond Sexual Dimorphism in Culture and History8 (1994).

• 9 Michel Foucault, Histoire de la sexualité. La Volonté de savoir, vol. 1, Gallimard, 1976.
• 10 David M. Halperin, Saint Foucault, op. cit., p. 41-43.
• 11 Voir également David M. Halperin, How To Do the History of Homosexuality, University of Chicago Pre (...)

10Ces travaux, ancrés dans l’histoire moderne occidentale, ont révélé des phénomènes socioculturels d’importance comme les dynamiques d’efféminement de groupes masculins problématiques – « sodomites », « petits maîtres », « orientaux » – que l’on retrouve de manière très nette chez les castrats et autres eunuques subissant une dévirilisation due à la perte de leurs testicules. Ils ont notamment permis de complexifier la vision des sexualités non hétérosexuelles de l’époque moderne. David Halperin, dans Saint Foucault, réalise ainsi une synthèse entre la pensée foucaldienne et l’héritage des premier·es historien·nes de l’homosexualité. En revenant sur l’invention de l’homosexualité au xix^e siècle9, il rappelle que Michel Foucault traite de l’émergence d’un objet de discours (notamment médical) et non celle d’identités ou de pratiques qui ont pu préexister à cette marginalisation10. Il tente alors une investigation généalogique visibilisant les préjugés, expériences et identités dites « pré-homosexuelles » qui œuvrent encore dans les représentations contemporaines de l’homosexualité11.

• 12 Roger Freitas, « The Eroticism of Emasculation : Confronting the Baroque Body of the Castrato », Jo (...)

11Aussi, dans le champ universitaire anglophone, les castrats sont-ils devenus des sujets d’étude des queer studies, en histoire et en musicologie notamment, depuis les années 2000. En témoignent les travaux de Thomas Alan King sur la castration (2006), de Jason d’Aoust sur La figure queer du castrat : la subversion de l’ambiguité sexuelle (2008), de Roger Freitas sur Atto Melani (2009) et l’érotisme des castrats (2003), d’Helen Berry, « Queering the History of Marriage: The Social Recognition of a Castrato Husband in Eighteenth-Century Britain » (2012), ou plus récemment des ouvrages de Martha Feldman The Castrato. Reflections on Natures and Kinds (2016) et Kathrine Crawford, Eunuchs and Castrati: Disability and Normativity in Early Modern Europe12 (2018). Dans ces recherches, les castrats semblent incarner au mieux la fluidité de genre à l’époque moderne, voire la fluidité sexuelle, deux points sur lesquels je reviendrai. Ils ouvrent également des perspectives dans le renouvellement des Disability Studies en interrogeant les diverses technologies du corps.

• 13 Raphaëlle Legrand, « Orphée baro/queer », Transposition, no 3, 2013, p. 49.
• 14 Voir Camille Bajeux, Quelle andrologie ? Savoirs et pratiques médicales du masculin en France et en (...)

12Dans le champ artistique, musical notamment, les castrats italiens ont fait « l’objet d’une reconstruction mythique représentative d’un trouble dans le genre très contemporain13 », précise Raphaëlle Legrand. Dès le début du xix^e siècle, alors que les derniers castrats se font de plus en plus discrets, les productions artistiques qui les mobilisent trahissent toujours une forme d’interrogation sur leur sexe et leur sexualité. Sarrasine (1830) de Balzac, mettant en scène un jeu de dupe amoureux entre le castrat Zambinella et le sculpteur Sarrasine, place bien l’ambiguïté de genre et de sexualité au cœur de l’intrigue. La notion de castration est ensuite accaparée par les curiosités médicales : les eunuques chinois et ottomans sont scrutés à mesure que se développe l’endocrinologie14. Viendront ensuite les discours psychanalytiques (le fameux complexe de castration théorisé par Freud et repensé par Lacan selon le triptyque castration symbolique, réelle et imaginaire) pour dire la différence des sexes, la sexualité et, partant, définir des normes identitaires et sexuelles.

• 15 Roland Barthes, S/Z, Le Seuil, 1976.
• 16 Dominique Fernandez, Porporino ou les mystères de Naples, Grasset, 1974.

13Il faut attendre les années 1970, avec la publication de l’ouvrage de sémiologie de Roland Barthes S/Z pour que ressurgisse la figure du castrat (balzacien notamment15). Cette période de contestation sociale et politique, œuvrant à une libération sexuelle qui questionne les corps, est aussi celle d’un nouvel engouement pour le répertoire baroque. Les castrats peuvent à nouveau entrer en scène et l’écrivain Dominique Fernandez, par Porporino ou les mystères de Naples (1974), ouvre la voie à une série de productions artistiques sur ces chanteurs16. À cette époque, peu de recherches ont été consacrées aux castrats italiens et à leur mode de vie. L’écrivain érige le jeune Porporino, élève du maestro Porpora, en véritable icône androgyne, capable de susciter le désir des hommes. Ce trouble dans le genre se retrouve sans cesse sous la plume des auteurs contemporains : le sexe et la sexualité des castrats forment ainsi le moteur des intrigues, comme si la castration avait, de fait, profondément modelé et « étrangifié » leur appartenance au groupe des hommes (hétérosexuels).

• 17 Jason D’Aoust, La Figure queer du castrat, op. cit., annexe I, « Les castrats dans le paysage média (...)
• 18 Ibid., p. 37-63.
• 19 Raphaëlle Legrand, « Orphée baro/queer », op. cit., p. 50.

14Jason d’Aoust recense la présence des castrats dans les œuvres contemporaines17 : le roman de science-fiction historique The Alteration (1976) de l’Anglais Kingsley Amis, le roman historique Cry to Heaven (1982) de l’Américaine Anne Rice décrivant des relations sexuelles entre castrats, mais aussi Canto castrato (1984) de l’Argentin César Aira ou Art and Lies (1994) de la romancière britannique Jeanette Winterson (1994). La même année sort le film Farinelli, il castrato écrit par Andrée Corbiau et réalisé par Gérard Corbiau qui, à lui seul, symbolise les représentations et angoisses hétérosexuelles contemporaines sur la figure des castrats18. Afin de rendre vie à leur chant, une voix artificielle a été créée par la fusion des voix du contre-ténor Derek Lee Ragin et de la soprane Ewa Mallas-Godlewska, comme s’il fallait, précise la musicologue Raphaëlle Legrand, « pour être androgyne, [que] la voix de “Farinelli” émane – dans une perspective essentialiste un peu naïve – à la fois d’un corps masculin et d’un corps féminin, fussent-ils invisibles à l’écran19 ». Les années 2000 voient paraître L’harmonica de cristal de Nathalie Castagné (2001) mettant en scène un castrat homosexuel précédemment abusé par son mécène et La 4^e note (2001) du Belge Luc Leruth s’intéressant au dernier castrat Alessandro Moreschi, tandis que l’Orfeo (2003) de l’écrivain et universitaire allemand Hans-Jürgen Greif narre l’existence d’un castrat vivant à l’époque contemporaine.

• 20 Jason D’Aoust, La Figure queer du castrat, op. cit.

15Au cours de ces mêmes années, Francesca Kemp a produit un documentaire sur la voix de ces chanteurs (Castrato, 2008), interrogeant le genre de sa tessiture, et une nombreuse discographie est venue combler la curiosité d’un public friand de musique baroque (au-delà même de l’Angleterre où la tradition du contreténor est vive20). Handel: Arias for Senesino (1992, Harmonia Mundi), La musique au temps des castrats (1994, Astree), The Last Castrato. Alessandro Moreschi (1998, Opal), Vivica Genaux. Arias for Farinelli (2002, Harmonia Mundi), Andreas Scholl. Arias for Senesino (2005, Decca), Carestini: The Story of a Castrato (2007, Virgin), Affeti barocchi. Handel Arias for Senesino (2007, Sony BMG), jusqu’aux plus récents disques de Cécilia Bartoli Sacrificium (2009, Decca) dont la couverture joue sur l’ambiguïté de sexe en reprenant les canons hermaphrodites. On peut citer aussi les reprises des deux contre-ténors français, Philippe Jaroussky avec La dolce fiamma – airs de castrats oubliés (2009, Emi) et Caldara in Vienna (2010, Virgin), et Dominique Corbiau avec le spectacle Les Fruits du Monde, mémoires et voyages extraordinaires d’un castrat (2017), adapté des récits du castrat Filippo Balatri (1676-1756).

• 21 Daphne Patai, « When Method Becomes Power », in Andrew Gitlin, Power and Method, Political Activism (...)

18Le positionnement épistémologique étant précisé, il pourrait être disqualifié par les tenant·es d’une histoire qui se croirait encore neutre, à défaut d’être objective. L’ego-histoire a fait quelques émules et la réflexivité peut même confiner à un exercice narcissique21, mais le masque raisonnable de la neutralité demeure porté par les groupes dominants, ceux qui ont le privilège de ne pas avoir à se définir parce qu’ils habitent des corps et des rôles sociaux qui vont de soi, qui sont dans la norme. Triste privilège toutefois, en ce qu’il enrichit peu les questionnements méthodologiques et épistémologiques. Renier la chair, les blessures, les rêves des historien·nes pris·es dans l’histoire qu’ils/elles racontent, c’est produire une fiction qui cache son nom sous le respect scolaire des normes académiques.

• 22 Sur la « présomption d’incompétence » qui touche les chercheur·ses issu·es de groupes sociaux margi (...)
• 23 Sandra Harding, « “Strong Objectivity”: A Response to the New Objectivity Question », Synthese, vol (...)

19Il n’est pas question ici de revenir sur l’importance de recherches situées. Les chercheuses féministes ont eu tout loisir d’y réfléchir et, dès 1987, Evelyn Fox Keller a montré que pour maintenir les femmes en dehors du champ scientifique, leur supposée émotivité était convoquée parce qu’elle les empêcherait de déployer une pleine objectivité22. Confrontées à un manque de reconnaissance et à un certain déficit de légitimité, elles ont forgé diverses réflexions épistémologiques et méthodologiques, dont le concept de « strong objectivity » de Sandra Harding23.

• 25 Monique Wittig, La Pensée straight, Balland, 2001.

25Penser les castrats avec le filtre queer revient pour moi à les appréhender, ainsi que les discours qui les évoquent, au sein du système hétéropatriarcal de l’époque moderne. Il s’agit de montrer les moyens par lesquels l’hétérosexualité s’autolégitime d’une part, et exerce d’autre part un pouvoir de contrainte (institution de corps straight et de trajectoires qui le sont tout autant25). Les sciences qui modèlent pleinement la figure des castrats au siècle des Lumières, via la construction médicale des sexes et des rôles sociaux assignés, se donnent effectivement les moyens intellectuels de penser l’altérité (ses causes) et les glissements possibles d’un sexe à l’autre, tout en réassénant un ordre du genre binaire par la fixation des normes du féminin et du masculin. Cette démarche permet in fine d’insérer les castrats dans un régime politique des corps et sexualités.

• 26 Programme ANR JCJC. Les Castrats : expériences de l’altérité dans l’Europe des Lumières.

27Cet article a davantage une visée réflexive que l’ambition de trancher la question de la légitimité de l’inscription des castrats dans le champ queer. Mes investigations étant par ailleurs en cours, il fonctionne comme un carnet de recherche26. Les pistes ici mentionnées sont donc des hypothèses à (in)valider.

• 28 Charles Ancillon, Traité des eunuques, dans lequel on explique toutes les différentes sortes d’eunu (...)
• 29 Ibid., p. 1-6.
• 30 Jacques Duval, Des hermaphrodits, Rouen, David Geuffroy, 1612, p. 20.

29Placés en « état d’imperfection […] ni au rang des hommes, ni au rang des femmes28 », cette « troisième sorte d’hommes29 » sont « plus froids, débiles, effeminez30 » écrit-on du xvii^e au xviii^e siècle.

• 32 J. Morel de Rubempre, La pornologie ou Histoire nouvelle, universelle et complète de la débauche et (...)

31Ces « hommes féminifiés » – castrats, eunuques, sodomites –, pour reprendre le médecin J. Morel de Rubempre un siècle plus tard, ont « peu d’énergie physique et morale », et sont donc incapables de remplir la plupart des fonctions sociales masculines32. Les remarques curieuses ou dégoûtées se multiplient dans l’Europe de la seconde moitié du xviii^e siècle. Elles opèrent une biologisation et donc une naturalisation de la virilité dont les castrats sont clairement exclus, les testicules agissant comme une fabrique du mâle.

• 33 Sylvie Mamy, Les Castrats, PUF (Que sais-je ?), 1998.
• 34 Marie-Laure Delmas, « Le fait est certain, & cela suffit : regard des lumières sur l’eunuque », Dix (...)

32Interroger la genèse de ces discours et les considérer à l’aune des dynamiques sociopolitiques de la fin de l’époque moderne revient toutefois à poser cette question : pour qui les castrats sont-ils queer ? Les représentations susmentionnées sont principalement issues du champ médical et s’opposent aux récits de nombre de musicologues et de mélomanes européens valorisant les qualités artistiques des castrats, quitte à les juger quelque peu extravagants. Ces discours scientifiques sont en définitive le produit d’une rencontre. Les castrats italiens, favorisés par la papauté dès la fin du xvi^e siècle pour le chant religieux, constituent en Italie un modèle de virilité au service de l’exaltation du divin et du rayonnement de la musique baroque. En conquérant au xvii^e siècle les scènes d’opéra européennes33, ils interrogent par leurs déplacements professionnels les modèles de virilité et de dignité propres aux États qui les accueillent. Quoique adulés par certains, ces chanteurs deviennent l’objet d’une multiplicité de discours juridiques, philosophiques et scientifiques34, constituant – je défends du moins cette thèse – un rouage essentiel de la construction de l’altérité dans l’Europe des Lumières, dépassant largement le cadre de la fluidité de genre (et tout débat sur la musique baroque).

• 35 Claude-Olivier Doron, L’Homme altéré. Races et dégénérescence (xvii^e‑xix^e siècle), Champ Vallon, 20 (...)

33Je postule, en effet, que les castrats sont majoritairement perçus, en dehors de l’Italie, puis au sein même du courant de l’Illuminismo à partir des années 1760, comme une figure repoussoir de la modernité (décriée comme appartenant à l’Orient, à l’Islam, au despotisme, aux excès pontificaux, aux vices sexuels, à l’efféminement stérile, à l’immaturité, à la perversion des corps, au règne animal…) à partir de laquelle se redéfinit en contre-jour un nouveau modèle occidental de virilité : l’homme des Lumières, en somme. Un homme marqué par les « progrès » philosophiques, dont l’intégrité physique et la séparation du champ de l’animalité sont réaffirmées, se distinguant ainsi des mœurs « barbares » des contrées orientales (Empire ottoman surtout) et des marges orientales européennes (le Sud de l’Italie en particulier). Un homme incarnant une virilité pleine et entière, en son corps et dans ses capacités reproductives, contrant la dépopulation et la dégénérescence35, en même temps qu’il confirme le primat de l’hétérosexualité. En définitive, cette figure repoussoir constitue un outil d’affirmation philosophico-politique qui vise à reconfigurer les hiérarchies internes aux « civilisations » occidentales – l’Italie étant décrite comme déclinante, productrice d’une « sous-culture ».

• 36 Naomi André, Voicing Gender: Castrati, Travesti, and the Second Woman in Early‑ Nineteenth‑Century (...)
• 37 Judith Butler, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, (...)

34Autrement dit, les castrats deviennent queer dans la confrontation d’enjeux socioculturels et politiques, alors qu’en Italie, ils sont des artistes admirés et valorisés dans le chant religieux ou profane et semblent incarner un modèle de virilité alternatif. Dans l’opéra italien, les voix de soprano sont effectivement mobilisées pour les figures de pouvoir : empereurs, guerriers ou dieux36. Les pratiques de travestissements scéniques sont aussi très courantes, car les castrats jouent des rôles masculins et féminins. Ils sont ainsi amenés à performer le genre ce qui porte à questionner, en suivant Judith Butler, les effets de leurs performances artistiques37. Ce sont donc les mobilités professionnelles des castrats au sein des cours européennes qui les confrontent à l’injure, en même temps qu’elles forment un lieu d’expérimentation et de réappropriation de normes socioculturelles divergentes.

• 38 Achille Mbembe, leçon inaugurale du 31e Forum philo Le Monde, « L’identité, pour quoi faire ? », un (...)
• 39 Raewyn Connell, Masculinités, enjeux sociaux de l’hégémonie, Éd. Amsterdam, 2014.

35Cela invite à creuser la question des catégorisations et identifications sociales propres aux castrats. Face aux rhétoriques d’assignation et d’exclusion, il s’agit de restituer à ces individus marginalisés une capacité à se penser de manière individuelle, mais aussi collective, à agir et s’autodéfinir. Étudier les constructions identitaires des castrats tend effectivement à ne pas opérer un déni d’agentivité, à considérer hâtivement que la force et la violence symbolique des discours normatifs écrasent toute velléité de se dire, quels que soient leurs tiraillements et leurs aspirations. L’analyse des subjectivités des castrats aide ainsi à faire apparaître leur visage (rôle choisi) plutôt que leur masque (rôle subi), pour reprendre les mots d’Achille Mbembe autour des identités38. Que font-ils des représentations dominantes qui les décrivent comme des figures repoussoirs de la modernité ? Il s’agit de mesurer l’écart entre les discours normatifs européens (Italie, France, Angleterre) et les expériences subjectives des chanteurs. Sans se fonder sur un anachronisme stérile, le concept queer conduit à considérer l’intériorisation des représentations et la façon dont certains élaborent et revendiquent une identité spécifique, ou valorisent les marqueurs d’une masculinité « subordonnée39 ».

• 40 James Clifford, George Marcus (éd.), Writing Culture: The Poetics and Politics of Ethnography, Berk (...)
• 41 Roger Freitas, « The Eroticism of Emasculation : Confronting the Baroque Body of the Castrato », Th (...)
• 42 Filippo Balatri, Frutti del Mondo esperimentati da F.B. nativo dell’Alfea in Toscana (1725‑1735).

36Les sources émanant des castrats manquent cruellement, toutefois, des portraits diffusés au cours du xviii^e siècle font pendant aux caricatures, tout comme les écrits du for privé permettant d’explorer les processus d’autoreprésentation et d’autonomination. Pour ne pas céder au geste ethnographique de renomination40, il faut traquer les manières de se dire, du musico au divo, bien éloignées des castrato, scogliato ou eunuco des documents administratifs de l’Italie moderne. Dans ces mises en récit de soi, je m’intéresse tout particulièrement aux énonciations d’une altérité vécue ou refusée, aux capacités d’action, de réappropriation et de subversion dans le rapport au corps (à son érotisation41), la construction de soi, les sexualités, le mariage et la filiation. Il s’agit également d’étudier ce qui, dans la formation et la pratique artistique des castrats, renvoie à la fluidité de genre et à sa performance (costume, voix, chorégraphie) pour questionner leurs incidences et prolongements, en dehors des scènes notamment. Certains d’entre eux ont pu jouer des codes, de la fluidité qui leur était prêtée, de leur étrangeté, jusque dans leur intimité. Que penser d’un Filippo Balatri (1676-1756) se disant « mi-homme, mi-femme42 », tout en narrant ses amours hétérosexuelles ?

• 43 Helen Berry, « Queering the History of Marriage », op. cit.

37On l’aura compris, l’intérêt de la mobilisation du concept queer est moins de souligner la faculté des discours normatifs à marginaliser et catégoriser des individus en fonction de critères biologiques (à produire des discours sur les corps, à les « queeriser »), que d’interroger la capacité de ces individus à questionner, se réapproprier ou subvertir ces catégorisations. En effet, les personnes qui se disent queer aujourd’hui s’inscrivent dans une démarche politique, en font un choix, ce qui est bien différent de ceux qui en subissaient autrefois l’insulte : les castrats avaient peu de prise sur l’opération (réalisée dans leur jeune âge) et semblaient bien davantage institués par les discours dominants comme des corps queer, qu’inscrits dans une contestation du genre (en tant que système de bicatégorisation). D’ailleurs, la volonté de certains castrats de se « reviriliser » et de rentrer dans l’ordre du genre par une normalisation sociale se lit à travers les demandes de dispense adressées au pape afin d’être autorisés à se marier (leur stérilité ne leur ouvre pas ce droit43). De telles démarches peuvent également être saisies comme une opposition à l’insulte, ces chanteurs ne souscrivant pas à la biologisation de leur identité sociale, et se sentant pleinement « homme », du fait de leur socialisation notamment.