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Brèves d'histoire

Memorial, une histoire sans fin

Memorial, a history without end
Catherine Gousseff
p. 155-158

Résumés

La liquidation récente de l’association Memorial (28 février 2022) est mise en perspective à l’aune de la radicalisation dictatoriale du régime russe actuel. L’histoire de l’association, qui plonge ses racines dans celle de la dissidence, n’est, de ce fait même, pas terminée, ses membres refusant de renoncer à leur travail d’historiens.

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Texte intégral

1Le 28 février 2022, l’association Memorial a été définitivement « liquidée » selon les termes de la Cour suprême de Russie qui avait exigé de faire taire cette voix résistante à l’air du temps, portée par la société civile russe. Des membres de Memorial se sont rendus au tribunal habillés aux couleurs de l’Ukraine et en ce dernier jour d’existence légale, ils ont organisé un festival anti-guerre dans les locaux de leur maison mère : jusqu’au bout, dans le combat contre l’autoritarisme et la violence, en œuvrant pour la reconnaissance des crimes du xxsiècle soviétique et la dénonciation des dérives du présent. Cette double mission que s’est assignée Memorial, et qui en fait sa marque de fabrique, est en effet jugée indissociable car sans conscience historique ni volonté de réparation et sans vigilance civique, il est impossible, proclame-t-elle, d’édifier une vie démocratique en Russie.

2Avant d’être une organisation, Memorial fut un mouvement, créé dans le souffle de la perestroïka de Gorbatchev, qui permit enfin, dans les dernières années de l’URSS, de commencer à ouvrir les pages les plus sombres de l’histoire soviétique. La volonté d’affronter le passé, de connaître l’étendue des répressions staliniennes, d’appréhender ce que fut la Grande Terreur des années 1937-1938, avait déjà fait l’objet d’entreprises dissidentes. Dès l’époque de Brejnev, des publications clandestines (samizdat) s’attelèrent à cette tâche. L’une de ces revues s’intitulait explicitement « Mémoire » (Pamjat’). Arsenij Roginskij, futur président de Memorial, en avait été l’un des animateurs et a été, avec bien d’autres dissidents, parmi les premiers initiateurs du mouvement. Mais celui-ci fut aussi rejoint par des personnes nouvelles, à l’instar de Nikita Petrov, alors ingénieur et devenu, depuis, l’un des grands historiens du stalinisme, ou encore Elena Zhemkova, mathématicienne de formation et directrice exécutive de Memorial ces dernières années, mêlant ainsi des personnes aux parcours très variés, dont les trajectoires allaient converger à travers l’engagement dans Memorial.

3L’une des premières tâches que s’étaient fixés les activistes était de redonner leur identité aux victimes des crimes de masse du stalinisme par l’établissement d’un fichier qui compte aujourd’hui plus de trois millions de noms. Puis, les initiatives se multiplièrent. Elles donnèrent lieu à une grande exposition consacrée aux archives privées des répressions, à la pose d’une pierre acheminée depuis ce grand camp de concentration des îles Solovki dans le grand Nord, commémorant en face de la Lubianka, l’édifice de la police politique à Moscou, les innombrables disparus au cours des violences du xxe siècle soviétique. Plébiscité par un sondage de rue, Andrei Sakharov (1921-1989), le plus célèbre des dissidents, devint le premier président de Memorial quelques mois avant sa disparition, à la suite de laquelle Gorbatchev s’engagea à reconnaître juridiquement l’existence de Memorial.

4Lors de sa légalisation comme association, Memorial a choisi, pour des raisons tactiques (éviter que d’éventuelles menaces ne mettent en péril l’ensemble des activités), de se structurer en deux entités principales et distinctes. D’une part, Memorial International, dont il sera surtout question ici, où a été conduite l’activité relative au travail mémoriel et, d’autre part, le Centre des droits humains Memorial (CDH), spécialisé dans la défense des prisonniers politiques en Russie (plus de mille personnes depuis sa création ont été reconnues comme telles par le CDH), la dénonciation des abus commis dans la Russie post-soviétique, en particulier durant les guerres menées par le gouvernement en Tchétchénie et en Géorgie. Enfin, une soixantaine d’associations indépendantes se revendiquant de Memorial ont été créées depuis le début des années 1990 sur le territoire de la Fédération de Russie.

5Les trois décennies de développement des activités de Memorial ont été marquées par de multiples réalisations, à commencer par la création d’un centre de documentation et d’archives comportant diverses collections de documents, privés et issus des administrations d’État de l’URSS, relatifs à l’univers concentrationnaire, la dissidence, le travail forcé dans le IIIReich, etc. Plusieurs travaux pionniers permettant d’éclairer les mécanismes de la Grande Terreur, l’histoire des déportations, les rouages du système répressif, ont également été menés. Des historiens tels que Arseni Roginski, Irina Scherbakova, Alexandre Gurianov, Nikita Petrov, pour n’en citer que quelques-uns, ont contribué de manière décisive au renouvellement historiographique de l’URSS stalinienne, en dialogue avec leurs homologues occidentaux, à travers manifestations scientifiques et publications.

6Memorial est également dépositaire de nombreux objets du goulag, reçus d’anciens condamnés ou de leurs familles, ayant permis la constitution d’un musée et l’organisation d’expositions dont la plus récente a été consacrée aux femmes dans le goulag. L’activité éducative et pédagogique de Memorial est au centre de la mission qu’elle s’est fixée et s’est traduite par différentes initiatives, sous forme de conférences, de visites guidées de sites mémoriels ou encore de l’organisation d’un concours annuel intitulé « L’homme dans l’histoire », invitant les élèves des collèges et lycées russes à enquêter sur les répressions soviétiques à travers leur histoire familiale ou celle de leur région. En outre, Memorial est à l’origine de l’instauration de nombreux lieux de mémoire des violences politiques et de plusieurs rituels commémoratifs, tel « Le retour des noms », consistant chaque 29 octobre en des lectures publiques sur des lieux symboliques, de brèves biographies de victimes de la Grande Terreur auxquelles chacun, simple citoyen, est invité à prendre part.

7Depuis le développement de la politique mémorielle du président Poutine dans les années 2010, marquée par l’injonction à glorifier les hauts faits positifs du passé russe et soviétique, Memorial a été l’objet de menaces de plus en plus prégnantes. La nouvelle loi de 2012, prévoyant que les ONG recevant un financement de l’étranger seront qualifiées « d’agents de l’étranger » avec obligation de mentionner ce label, très discriminant en Russie, dans toutes leurs activités et correspondances, a été appliquée à Memorial, entraînant surveillance et tracasseries multiples. L’historien Iouri Dmitriev, à qui l’on doit la découverte d’importants charniers de la Grande Terreur en Carélie, sur le site de Sandormokh, a fait l’objet, sous des accusations fallacieuses de pédopornographie, de poursuites judiciaires à partir de 2016 et a été condamné à quinze ans de colonie pénitentiaire à régime sévère. Enfin, c’est au prétexte de manquements au respect de la loi sur les agents de l’étranger que la liquidation de Memorial a été demandée par la Cour suprême de Russie le 11 décembre 2021, obtenue par jugement le 28 décembre et confirmée, après le rejet de l’appel, le 28 février 2022. Accusé par un tribunal de Moscou, le Centre des droits humains Memorial subit le même sort.

8La radicalisation des attaques intentées à l’encontre de Memorial, l’organisation la plus emblématique du réveil et de l’existence de la société civile russe, s’est avérée prémonitoire de l’instauration de la dictature dans le pays, qui accompagne l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Malgré la dissolution en cours de l’organisation et la confiscation de documents à l’occasion d’une récente perquisition, ses représentants n’entendent pas renoncer à leur travail historien et civil en Russie. Une décision dont il reste difficile de mesurer les conséquences pour ces femmes et ces hommes qui refusent d’accepter qu’une fois encore, trente ans après la chute de l’URSS, la voix citoyenne russe se retrouve captive.

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Pour citer cet article

Référence papier

Catherine Gousseff, « Memorial, une histoire sans fin »Écrire l'histoire, 22 | 2022, 155-158.

Référence électronique

Catherine Gousseff, « Memorial, une histoire sans fin »Écrire l'histoire [En ligne], 22 | 2022, mis en ligne le 22 mars 2023, consulté le 19 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/elh/3088 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.3088

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Auteur

Catherine Gousseff

Catherine Gousseff est historienne, directrice de recherches au CNRS (CERCEC, CNRS/EHESS), est membre du bureau de Memorial France. Ses recherches portent sur les migrations contraintes et forcées en provenance et au sein de l’espace est-européen et soviétique au xxsiècle. Elle a notamment publié L’Exil russe. La fabrication du réfugié apatride (Paris, CNRS Éditions, 2008) et Échanger les peuples. Le déplacement des minorités aux confins polonosoviétiques, 19431947 (Paris, éditions Fayard, 2015).

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