Naturaliser par l’histoire
Résumés
L’analyse des questionnaires censés évaluer la connaissance de l’histoire de France dans le cadre des demandes de naturalisation ouvre sur deux objets de perplexité pour l’historien. D’une part, ils témoignent d’une conception traditionnelle et étroite de l’histoire ; d’autre part, ils exigent une maîtrise du savoir historique dont les critères de validation sont à la fois variables et sans commune mesure, non seulement avec la situation réelle des demandeurs, mais aussi avec ce qu’on peut considérer comme le niveau culturel moyen du « citoyen français ». Que cherche-t-on donc par ce recours à l’histoire ?
Texte intégral
1Dans les débats actuels sur l’immigration il est une grande absente, la naturalisation. Il semble, en effet, que la question est d’être ou non français, et que l’étranger est soit un réfugié, soit immigré. Le naturalisé n’est guère pris en compte. La procédure elle-même est négligée ou du moins mal ou peu connue. La naturalisation est à la fois perçue, ainsi que l’indique sur son site le Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s (Gisti), comme une prérogative discrétionnaire de l’État, mais aussi comme une sorte de faveur qu’il accorde. Il s’agit de récompenser une « intégration réussie ». On ne peut parler toutefois d’une action arbitraire : les conditions de recevabilité de la demande de naturalisation sont précisément énumérées par le Code civil et l’administration n’est pas libre de les interpréter comme elle l’entend. Toute demande refusée ou ajournée doit être motivée. Toutefois, de nombreuses zones d’ombre existent et c’est parfois au nom de la méconnaissance de l’histoire de France que le dossier peut être refusé.
2L’histoire de la naturalisation est elle-même marquée par les contextes politiques d’ouverture et de fermeture aux étrangers. Les travaux majeurs en histoire – ceux de Claire Zalc – portent sur les dénaturalisations durant le régime de Vichy, ceux des sociologues Sarah Mazouz et d’Abdellali Hajjat portent sur des lois et pratiques des années 1990 à 2000, période de relative ouverture de la naturalisation. Les années 2000 marquent nettement un tournant que l’on retrouve dans d’autres pays européens ou au Canada et que les spécialistes de la question ont qualifié de tournant civique. Sans entrer dans les détails des politiques publiques d’immigration, il est certain que l’on voit depuis lors se développer une volonté d’étendre les exigences relatives à une « bonne citoyenneté » du demandeur, comme condition favorable à une intégration réussie. L’entretien d’assimilation et la cérémonie finale en sont devenus les éléments majeurs.
3La procédure actuelle en France date de 2011 et a profondément bouleversé l’organisation de l’entretien qui, pour la naturalisation par décret, est l’ultime étape après le dépôt du dossier et qui va décider du rejet ou de l’acceptation. Les modifications de la loi de 2011 concernent plus directement l’histoire et l’historien puisqu’elles font une large place aux valeurs républicaines et à la connaissance de l’histoire de France. Les informations sur le site du ministère de l’Intérieur sont à la fois précises et floues sur la teneur des entretiens et les questions posées. La procédure du questionnaire à choix multiples (QCM) avait été choisie en 2012 puis abandonnée. Des « Quiz » sont toutefois proposés par le Gisti et d’autres associations pour préparer les demandeurs à répondre à l’entretien. La place de la connaissance de la langue n’en fait plus partie, car elle est désormais requise dans le dossier et subordonnée à l’obtention préalable d’un niveau de langue B1. Le dialogue entre l’agent instructeur et le demandeur est toutefois un moyen de tester les compétences linguistiques.
4L’entretien se déroule en préfecture, devenue souvent une plateforme interrégionale, et l’agent instructeur qui donne son avis le remet ensuite à la sous-direction de l’accès à la nationalité. L’entretien est donc plus ou moins formalisé et l’on peut déjà critiquer, ou du moins s’interroger sur les disparités des pratiques préfectorales, qui peuvent conduire à de réelles inégalités, liées également à la quantité de dossiers traités. Les entretiens sont néanmoins encadrés et guidés par l’existence d’un livret du citoyen qui est tout à fait révélateur de l’histoire telle qu’elle doit être connue par celui qui veut prétendre à la nationalité française. Les concepteurs du livret approuvé par un arrêté du 19 février 2015 l’ont voulu consensuel et les propos et illustrations ont très certainement été l’objet de subtils arbitrages. Le livret est composé de rubriques portant sur les valeurs et principes de la République (avec un accent particulier mis sur l’égalité entre les femmes et les hommes et sur la laïcité), sur le fonctionnement des institutions, sur l’histoire nationale, sur la place de la France dans les relations européennes et internationales, et sur des sites géographiques français remarquables ; il se clôt par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
5On y relève un certain nombre d’erreurs, ou du moins d’approximations et de maladresses sur lesquelles on peut s’interroger. Tout d’abord, la seule illustration de la partie évoquant les valeurs républicaines est consacrée à la défense nationale et montre curieusement des tirailleurs sénégalais pendant la Première Guerre mondiale. La mobilisation des troupes venues de l’empire colonial a justement fait débat comme facteur de naturalisation, mais le lien n’est pas ici clairement établi. La partie « histoire » est classiquement constituée par une frise chronologique composée de quelques grands repères. Elle aussi contient des éléments qui laissent perplexe. L’histoire est une histoire qui se fait par le haut et par le centre, histoire de rois et de présidents, peu d’événements se situent également en province. Rien ou presque sur les territoires et départements d’Outre-mer. Les deux grands conflits du xxe siècle sont mentionnés, mais pas la guerre d’Algérie, qui est intégrée dans un encadré sur la décolonisation. L’extermination des juifs est aussi placée à l’intérieur de l’encadré sur le gouvernement de Vichy. Le découpage classique en périodes historiques est respecté pour la préhistoire, l’Antiquité, le Moyen Âge et l’époque moderne. Le Moyen Âge est curieusement étendu jusqu’au xvie siècle avec la figure d’Henri IV. L’époque contemporaine n’est pas nommée en tant que telle et se trouve divisée selon des critères variés. L’abolition de l’esclavage est ainsi présente, mais juste par une date, sans explication. Le xixe siècle est également présent « par la constitution d’un vaste empire à partir de 1830 », ce qui exclut l’idée même d’un empire constitué depuis l’époque moderne. L’histoire s’arrête en 1981 avec l’abolition de la peine de mort : les quarante années qui suivent sont pourtant celles que la plupart des demandeurs ont connues en France.
6Toutes ces petites erreurs sont assez vénielles et somme toute banales. Plus grave peut apparaître cette approche par une histoire très linéaire qui fait peu place aux femmes (à part Jeanne D’Arc et les munitionnettes), à l’histoire sociale (aucune conquête sociale n’est mentionnée) et à la mondialisation. Si l’on compare avec ce qui se passe en Europe, les situations sont toutes distinctes. Au Royaume-Uni, la connaissance de l’histoire est aussi mise en avant, mais elle n’est pas couplée à une évaluation de valeurs. L’examen des connaissances est réalisé par Internet par une société privée, Learndirect, qui gère l’organisation, mais non la teneur des questionnaires, réalisés par le Home Office. Le livret britannique est plus épais : 180 pages contre 28, et il est payant. En Italie, pas de connaissances historiques requises, mais un test de langue.
7Le site Internet du Gisti comprend, dans son dossier sur la naturalisation, une rubrique « Dossier noir des naturalisations » et la question de la connaissance de l’histoire prend alors une autre dimension. Les exemples donnés couvrent un large éventail de questions de culture historique générale auxquelles beaucoup de Français de naissance seraient bien en peine de répondre, et certains agents également. Les motivations de refus portent essentiellement sur les questions qui concernent les valeurs républicaines pour lesquelles il ne peut y avoir de « bonne réponse ». Mais on relève aussi des réponses jugées insuffisantes en histoire. L’introduction du livret du citoyen, loin de participer d’un assouplissement de l’évaluation des connaissances sur l’histoire, la culture et la société françaises, s’inscrit au contraire dans la perspective d’un renforcement des exigences, débouchant sur la multiplication des refus. Deux exemples au hasard peuvent être cités. Le premier provient de la Préfecture de police, le 19 janvier 2016 :
Malgré trente ans de résidence en France vous avez démontré une méconnaissance manifeste de l’histoire, la culture et la société françaises et/ou des droits et devoirs conférés par la nationalité française. Vous avez déclaré ne pas savoir à quel événement important de l’histoire de France se rapporte le 14 juillet et n’avez pu citer aucun roi ou reine de France, une période et un personnage importants de son histoire, un écrivain, un journaliste français et un plat de la cuisine française.
8Ce que la décision ne dit pas – ajoute le commentateur du Gisti – c’est que Mme B. réside en France depuis 1986 et n’a jamais quitté le pays, y compris pour les vacances. Elle est employée comme femme de chambre depuis vingt ans dans un hôtel à Paris à Pigalle, travail fatigant qui ne lui laisse guère de répit. À la question « Qu’est-ce que le 14 juillet ? », elle a simplement répondu : « C’est la fête nationale », sans effectivement pouvoir « rattacher cet événement à l’histoire de la France ». Autre exemple, provenant lui de la Préfecture de Seine-Maritime, le 16 décembre 2014. L’agent instructeur écrit :
Hormis une guerre avec l’Allemagne, vous n’avez pas fourni d’autre fait historique attestant de la connaissance de l’histoire de France. De même, vos références culturelles sont insuffisantes puisque vous n’avez cité que Picasso et Camus ainsi que le Louvre et la tour Eiffel.
9Même si ces cas ne sont pas les plus courants et que les questions les plus communes touchent à la Marseillaise et aux couleurs du drapeau, on peut se demander ce que récompense la bonne réponse aux questions d’histoire.
Pour citer cet article
Référence papier
Sylvie Aprile, « Naturaliser par l’histoire », Écrire l'histoire, 22 | 2022, 159-162.
Référence électronique
Sylvie Aprile, « Naturaliser par l’histoire », Écrire l'histoire [En ligne], 22 | 2022, mis en ligne le 22 mars 2023, consulté le 27 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/elh/3094 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.3094
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