Trap et actualité politique : un engagement contrarié ? Le cas des violences policières
Résumés
Les violences policières à caractère raciste sont un des sujets sociaux et politiques qui peuvent apparaître dans les morceaux de rap. Mais si certains morceaux répondent à cette injustice par un développement rhétorique très clair, elle peut aussi faire l’objet d’un traitement troublant, notamment dans les morceaux qui relèvent du sous-genre de la trap. Les morceaux Bamboula de Bosh, Dolce vita et PGP de Booba contiennent tous des allusions claires au sujet, sans que l’on puisse pour autant considérer que celui-ci fasse l’objet d’un discours, à la fois sur le plan grammatical et sur le plan idéologique. Plutôt que l’effet d’une contradiction personnelle, nous proposons d’y voir le fruit d’une double contrainte générique. D’une part, celle de l’éthos particulier imposé par la trap, et d’autre part, à travers la tradition de l’égo-trip, celle d’un certain éclatement thématique propre au sous- genre, qui rend impossible toute constitution d’un discours organisé.
Texte intégral
- 1 « Moi aussi je sais en faire de la trap de merde », rappe Booba dans Pinocchio en 2015. Booba, Pino (...)
- 2 Pour plus de précisions sur les origines, les caractéristiques et les évolutions de la trap, voir p (...)
1En 2018, Kery James enregistre le morceau Amal, un hommage et une plaidoirie en faveur de l’une des figures de proue de la lutte contre les violences policières, Amal Bentounsi. Parmi les différents événements qui constituent l’histoire immédiate d’un pays, les violences policières constituent une actualité toujours renouvelée dont la mention même, eu égard à la négation de leur existence par le chef de l’État jusqu’en décembre 2020, relève du politique. À l’instar de Kery James, nombreux sont les artistes de rap qui s’intéressent à cette cause, notamment lorsque ces violences, au regard de la couleur de peau des victimes et du traitement médiatique et judiciaire qui en est fait, semblent les symptômes d’un « racisme systémique ». Mais à côté de morceaux de rappeurs « conscients » comme Kery James, qui raconte le combat d’Amal Bentounsi, joignant à l’engagement assumé une organisation rhétorique très claire de son discours, d’autres morceaux abordent le sujet d’une manière beaucoup plus allusive. C’est le cas des morceaux PGP et Dolce vita de Booba, ainsi que Bamboula de Bosh, deux rappeurs se réclamant de la trap1. La trap, dont le nom vient des trap houses, lieux de fabrication et de vente de drogue à Atlanta, est un sous-genre du rap né au sud des États-Unis dans les années 2000 et parvenu en France au milieu des années 2010, qui se caractérise par ses thèmes (gravitant autour de la drogue et du mode de vie qui lui est attaché), par son instrumentation (basses profondes, instruments synthétiques, temps marqués par la charleston) et par certaines caractéristiques rythmiques, notamment les alternances entre binaire et ternaire dans les flows et dans les percussions2. Dans ces morceaux, les violences policières et le racisme systémique sont abordés de trois manières différentes dans leur forme, mais qui ont en commun de tenir à distance tout engagement explicite. Sans constituer le thème général du morceau, ni même celui d’un couplet ou d’une strophe, les références explicites à cette injustice ne dépassent pas, strictement parlant, la longueur d’un vers. Elles ne font donc l’objet d’aucun développement rhétorique, contrastant même parfois avec l’idéologie générale véhiculée dans le morceau.
2Pourtant, dans ce genre peu porté sur la politique qu’est la trap, où les références à l’actualité sont rares, le fait de mentionner les violences policières à caractère raciste relève d’une prise de position minimale, manifestant une sensibilité à l’injustice qu’elles représentent. Une question double se pose alors : pourquoi, mais aussi comment, dans une perspective à la fois idéologique et logique, mentionner une injustice sans lui associer de revendication ?
3La question de la manière fera l’objet d’un premier développement, où nous étudierons les différentes façons dont les deux artistes réussissent à évoquer l’injustice sans en faire l’objet d’un discours, et sans y associer de message idéologique clair. Nous verrons ensuite comment les exigences à la fois éthiques et esthétiques de la trap, genre dans lequel s’inscrivent les trois morceaux, peuvent expliquer cette tension entre évocation et distance, et comment les artistes du corpus se conforment en effet à ces exigences.
Toute idée de lutte mise à distance
- 3 Voir l’analyse faite par C. Ramond et J. Proust de la référence au personnage de Tony Montana dans (...)
4Dans le troisième vers du single PGP, sorti le 15 mars 2019, Booba fait référence à la mort d’Adama Traoré aux mains de gendarmes, à Beaumont, le 19 juillet 2016, et à l’absence de condamnation subséquente : « Le flic tueur d’Adama Traoré sera acquitté », rappe-t-il. Argot minimal, nom propre, énonciation claire (au moins une double croche par syllabe, et une croche entière pour chacune des syllabes « flic » et « tueur ») : la référence est limpide. Cependant, celle-ci est aussi peu motivée par le vers qui précède que développée par celui qui suit, dont les thèmes sont radicalement différents : vente de drogue d’abord, puis allusion à un succès commercial passé. À l’échelle du morceau, nulle autre mention de l’affaire ou des violences policières. Trois vers, tout au plus, peuvent entrer en résonance avec l’affaire : la mention de Martin Luther King (« Je veux les funérailles à M.L.K »), la proposition d’un héros panafricain (« Je suis Captain Africa »), la raillerie – mais sur un ton presque complice – envers la police : « comme tous les mecs de la B.A.C, j’ai pas fait la F.A.C ». Mais ces vers-ci sont tout aussi isolés que le premier, en termes de thème comme en termes de ton : l’insulte la plus vulgaire suit immédiatement l’évocation de Martin Luther King, tandis que l’incartade envers la police est immédiatement suivie d’une bravade amoureuse (« elle veut que je lui mette la B.A.G, je trouve ça déplacé »). De fait, la grande majorité des vers ont cette agressivité comique de la bravade : il s’agit d’un texte typique du genre de l’égo-trip. Les vers traitent de la puissance physique, intellectuelle, séductrice, financière du sujet lyrique, thèmes classiques de ce genre. En l’absence de refrain, il est difficile d’identifier le thème du morceau. Les seuls éléments récurrents (« PGP branché », qui fait référence à un logiciel de cryptage informatique, et la citation de Scarface, « Say hello to my little friend »), indiquent les thèmes de la criminalité, de la violence et de la réussite libérale3. Mais pour obtenir le thème général du texte, il faut le comprendre comme relevant d’un type de progression proche de la progression dite « à thèmes dérivés » : le « moi » du sujet lyrique fonctionne comme un hyperthème dont toutes les phrases sont des sous-thèmes contribuant à brosser son portrait. Au sein d’un tel type de texte, une référence à l’actualité extérieure fait figure d’intruse, à la fois grammaticalement (c’est la seule phrase dont les références sont absolues), thématiquement, et en termes de ton. Si la référence témoigne de la sensibilité de Booba à l’affaire, elle n’en est pas moins ambiguë idéologiquement : énoncée au futur (le policier « sera acquitté »), elle mise sur l’injustice sans perspective de combat, un fatalisme peu compatible avec l’esprit d’une lutte pour la justice.
- 4 Selon l’analyse de Franco Fabbri dans son article « La Chanson », in Jean-Jacques Nattiez (éd.), Mu (...)
5La référence à l’actualité s’insère sur un mode quasi inversé dans le morceau Bamboula de Bosh, sorti en juillet 2017. En effet, c’est dans le refrain, siège structurel du thème et du sens d’un morceau4, que Bosh y fait allusion aux déclarations du porte-parole d’un syndicat policier sur un plateau télévisé en février 2017, selon lesquelles « Bamboula » était un mot « convenable ». La phrase « Appelle-moi Bamboula parce que c’est convenable » et ses troncations, répétées à l’envi, constituent à elles seules le refrain, sur un rythme encore une fois très proche de la parole. Mais la référence n’est jamais explicitée ni commentée, le racisme ou la police n’étant pas mentionnés dans les couplets. De fait, le morceau est ambigu sur deux plans. Bosh lance d’abord quelques constatations moralisatrices sur la perdition de la jeunesse, qui laissent place rapidement à un développement de sa puissance sur ses rivaux et sur les femmes, selon le genre susmentionné de l’égo-trip. À cette ambiguïté morale, Bosh en ajoute une autre, liée à la référence en elle-même. Bosh appelle le policier et la société à « l’appeler Bamboula », avec un étrange choix de locution conjonctive (« parce que ») qui ne connote pas l’ironie ou la remise en cause de la valeur de vérité de la proposition causale.
6De fait, loin d’argumenter contre l’injustice subie par les jeunes des quartiers, Bosh semble se lancer au contraire dans une quête inverse : récit d’activités illicites, musique violente (voix criée, omniprésence des coups de caisse claire, timbre acide et intervalles vertigineux de la mélodie), clip constitué d’images de la banlieue en feu sous un ciel gris, Bosh semble faire au contraire tout son possible pour alimenter les peurs déclenchées par la banlieue et les jeunes hommes noirs dans la société française. Seuls deux vers pourraient être compris comme un commentaire de l’insulte : « On stoppera l’illicite quand ils rendront ce qu’ils nous doivent/1848 date de libération on est descendants d’esclaves. » Percutants (le verbe devoir est crié trois fois), mais discrètement placés au deuxième couplet du morceau, ces deux vers répondent d’ailleurs davantage à une éventuelle accusation de criminalité qu’à une insulte raciste.
7Dans le single Dolce vita de Booba, la référence aux violences policières contraste encore davantage avec le reste du morceau. Le morceau a pour « pochette » numérique une photographie en noir et blanc de George Floyd, homme noir à la gorge broyée par un policier blanc aux États-Unis (où vit le rappeur depuis une dizaine d’années). La « douceur » évoquée par le titre se retrouve dans la musique : sur un mode mineur, avec un tempo relativement lent, entièrement chanté avec un Auto-Tune adoucissant la voix (voyelles ouvertes, consonnes peu appuyées), la musique de Dolce vita ne connote pas la colère. La rythmique d’influence afro-caribéenne et empruntée au raggaeton, avec sa caisse claire frappant sur la 4e et la 7e double croche de la mesure, est au contraire liée à la danse et souvent réservée, dans la trap, aux thèmes amoureux.
8Avec les thèmes de la drogue, des armes, de la domination masculine, le texte relève encore une fois de l’égo-trip, dans la déclinaison mineure du genre, insistant sur la solitude de l’homme supérieur. Sans la photographie, la référence à la mort de George Floyd – « Le genou sur la ge-gor, j’avais pas les mots », rappé dans le pré-refrain du morceau – pourrait passer inaperçu. D’abord, la verlanisation inhabituelle du mot entrave la compréhension immédiate. Ensuite, l’apposition « le genou sur la ge-gor », d’un point de vue strictement grammatical, se rapporte au sujet de la principale, le « je » lyrique, comme si lui-même avait un genou sur la gorge (il n’aurait alors « pas les mots » pour se défendre, ou « pas les mots » car la gorge écrasée), voire comme s’il avait le genou sur la gorge d’autrui.
- 5 Selon le Dictionnaire de la zone – Tout l’argot des banlieues, d’Abdelkarim Tengour, « Kichta » sig (...)
- 6 Koba Lad, La C, 3’00 minutes, 17 août 2018,
<www.youtube.com/watch?v=PXNfg73vqn4>.
9Une telle interprétation violente ne serait pas absurde au regard des attendus de l’égo-trip, tout comme une interprétation tout à fait dépolitisée du reste des paroles. La supplique du refrain, « On veut la dolce vita/Ô kichta5 mea culpa ne me quitte pas », ne se signale pas en soi par son caractère engagé. La dolce vita, comme le rappent Lacrim et Hayce Lemsi dans un morceau du même nom, est un symbole parmi d’autres de la réussite sociale, omniprésente dans les textes de rap gangsta. La déclaration d’amour à l’argent en tant qu’objet matériel est aussi une figure des textes de trap – on en trouve une, par exemple, chez le trappeur Koba LaD dans La C : « Il [n’]y a que de ma liasse [que] je suis amoureux6 ». Enfin, l’insulte et la menace que l’on entend dans le pré-refrain (« pourquoi tu hausses le ton, t’as dû oublier à qui tu parlais/Un négro de plus est un négro de trop ») ne se signale pas immédiatement par son évocation du racisme : dans le langage du rap aussi bien anglophone que francophone, l’insulte est devenue un synonyme du mot « homme », tandis que l’agressivité est un passage obligé de l’égo-trip.
10L’image de George Floyd nous permet néanmoins d’interpréter l’apposition « le genou sur la ge-gor », comme une allusion au meurtre policier, et dans la foulée d’interpréter un certain nombre de vers comme des affirmations politiques. Le titre et la première partie du refrain (« On veut la dolce vita ») peuvent s’entendre comme un plaidoyer pour le droit de la communauté noire et pauvre à la dolce vita. Mais le deuxième vers du refrain où le rappeur, rompant avec la structure grammaticale du vers précédent, déclare son amour à l’argent, donne un autre sens beaucoup plus engagé au refrain et au morceau. Le désir de dolce vita ne serait pas légitime, mais le fruit d’un aveuglement de la communauté noire, qui se laisserait piéger par la promesse libérale et oublierait de lutter pour ses droits. On peut ainsi interpréter le « cortège » du deuxième couplet, mais surtout l’idée d’une « libération » à conquérir, à travers un « béret » qui connote l’organisation révolutionnaire armée, à l’image peut-être de Thomas Sankara ou des Black Panthers. Booba mêle donc appel à la lutte armée, message cryptique et thèmes futiles de l’égo-trip, dans un morceau presque autocontradictoire.
- 7 Noriko Manabe, « We Gon’ Be Alright? The Ambiguities of Kendrick Lamar’s Protest Anthem », Music Th (...)
11Dans son article « We Gon’ Be Alright ? The Ambiguities of Kendrick Lamar’s Protest Anthem7 » Noriko Manabe remarque un paradoxe similaire dans le morceau du rappeur américain : malgré l’utilisation de cette pièce comme un hymne de manifestation, les mentions de l’injustice n’y sont que ponctuelles, et l’idéologie exprimée ambiguë. L’autrice propose une réponse générique : les artistes noirs américains ont un rôle assigné dans l’industrie culturelle : amuser le public en général et encourager leur propre communauté, ce qui empêche un artiste comme Kendrick Lamar de dénoncer frontalement un système malade. C’est également la piste d’un engagement potentiellement contrarié par le genre musical dans lequel ils s’inscrivent que nous aimerions explorer, pour expliquer l’isolation logique et idéologique des références à l’histoire immédiate et à l’actualité politique dans les morceaux du corpus.
Un discours impossible
- 8 L’expression est de Raphaël Da Cruz, dans son essai sur les caractéristiques instrumentales de ce s (...)
- 9 Ces paroles, extraites de l’interview de Brittany Spanos « The year of Cardi B », <www.rollingstone.com/music/music-features/theyear-of-cardi-b-200589/>, sont rapportées</www> (...)
- 10 Sur ce sujet, voir Pierre Evil et Fred Hanak, « Gangsta Rap : un post-scriptum », Audimat n° 5-1 (2 (...)
- 11 Franck Freitas, « “Blackness à la demande”. Production narrative de l’“authenticité raciale” dans l (...)
- 12 Charles Ramond et Jeanne Proust, op. cit., p. 95-96.
12La trap, « dernière révolution musicale du rap8 », n’est pas un genre familier des revendications politiques. Ses thèmes typiques sont plutôt ceux de la vente de drogue, de l’affrontement entre rivaux, de l’accès au luxe et à la domination sexuelle, si bien que le nom de « trap » semble être devenu le contraire de toute idée d’engagement. La trappeuse Cardi B, connue pour ses prises de positions politiques, déclarait elle-même dans une interview, à propos d’un type de paroles engagées : « Ça pourrait ne pas marcher pour une meuf comme moi alors je vais m’en tenir à la trap9 ». Les raisons en sont multiples. Sur l’aspect idéologique et thématique, la trap se place dans le sillage du « gangsta rap10 », qui impose un éthos particulier à ceux qui le pratiquent. Frank Freitas le montre dans son article « Blackness à la demande11 » : le rap gangsta a fondé sa réussite commerciale sur l’éthos nihiliste de ses acteurs – individualisme libéral (dans sa version noire promue par B. T. Washington) et loi du plus fort sont les valeurs qui fascinent les jeunes consommateurs de musique et que l’artiste gangsta doit adopter. Dans leur ouvrage Sentiment d’injustice et chanson populaire, Jeanne Proust et Charles Ramond remarquent que l’idéal « méritocratique » qui ressort d’une telle idéologie met à distance toute idée de lutte commune12. La notion d’injustice, quant à elle, est à peine audible : si la loi du plus fort est valorisée, la victime ne peut qu’être coupable.
13L’ambiguïté idéologique dont témoignent Bosh et Booba pourrait relever d’une difficulté générique : l’engagement est inassumable au sein du rap gangsta. La référence, l’allusion sans commentaire serait alors un moyen d’exprimer une sympathie politique comme par un effet de montage, sans avoir à en assumer le commentaire ou le discours.
14Mais à côté de ce possible carcan idéologique, les morceaux de notre corpus semblent témoigner d’une autre contrainte, d’ordre cette fois esthétique. On l’a vu, l’égo-trip dont relèvent les trois textes, hérité du genre gangsta, implique structurellement une certaine rupture thématique au sein du morceau : en effet, les phrases ne s’enchaînent pas entre elles selon une progression où chaque nouveau thème découlerait du précédent, mais d’un hyperthème plus ou moins explicite. Notre hypothèse est alors que les artistes du corpus adoptent, avec l’égo-trip, une démarche esthétique qui privilégie la discontinuité, faisant du texte entier une constellation de phrases aussi isolées que le sont les références à l’actualité.
15D’abord, les connecteurs logiques sont très rares dans les trois morceaux. La parataxe semble être le mode d’enchaînement privilégié entre deux phrases, mais aussi entre deux propositions, si bien que le lien logique entre deux éléments (dont le statut de phrase ou de proposition est donc parfois indécidable) est souvent laissé à la sagacité de l’auditeur. Ainsi, dans Bamboula, PGP et Dolce vita, l’absence de lien logique entre la référence à l’actualité et son entourage direct, voire le reste du morceau, ne fait pas exception par rapport au type d’enchaînement général entre les phrases et les propositions.
- 13 Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul, Grammaire méthodique du français, 2e éd., Paris, (...)
- 14 Ou un discours, deux notions que les grammairiens, à l’aune de la règle de cohérence, fondent en un (...)
16Selon la Grammaire méthodique du français 13, un ensemble de phrases, pour constituer un texte14, doit répondre à trois règles essentielles : la règle de progression, la règle de répétition et la règle de non-contradiction. Si la règle de progression est plutôt bien respectée dans notre corpus, on a vu que la règle de non-contradiction pouvait être compromise comme dans le passage brutal de la condamnation à la glorification de l’argent chez Bosh. La règle de répétition quant à elle, qui veut qu’un texte « comporte dans son développement des éléments récurrents, c’est-à-dire des éléments qui se répètent d’une phrase à l’autre, pour constituer un fil conducteur qui assure la continuité thématique du texte », est largement transgressée.
17En effet dans notre corpus, une immense majorité des phrases, voire des propositions, est grammaticalement autonome : aucun pronom, déterminant démonstratif ou adverbe qui représente un élément de la phrase suivante ou précédente. Mais l’absence d’éléments représentants, tout comme celle de connecteurs logiques, révèle autre chose sur notre corpus : les différentes phrases des morceaux n’ont la plupart du temps aucun lien thématique entre elles.
18On l’a vu, les textes relevant de l’égo-trip font se côtoyer des sous-thèmes divers relevant d’un hyperthème unificateur. Mais dans le cas de nos morceaux, les sous-thèmes sont parfois si différents qu’il est impossible de déduire l’hyperthème qui les regroupe, comme entre ces deux vers de Dolce vita : « Un peu plus près des étoiles, je vois des aigles/Ne confonds pas sang de la veine et sang des règles ». La tendance à la rupture thématique est portée à son paroxysme dans PGP : aucun vers n’a de lien thématique avec le précédent, si ce n’est par la présence récurrente de la marque de la première personne. Mais celle-ci d’une part n’assure pas à elle seule la continuité thématique (introuvable entre deux vers consécutifs comme « Va me faire à manger, me parle pas de mes infidélités » et « Si t’es son ennemi t’es le mien, il y a pas d’ambiguïté »), et d’autre part disparaît parfois plusieurs vers de suite.
19Les phrases présentent donc une autonomie tant syntaxique que thématique. Si l’on s’appuie sur la définition de Riegel, Pellat et Rioul, on peut dire que les vers ne fonctionnent pas comme les phrases d’un texte à proprement parler, mais plutôt comme une accumulation d’idées, dont chacune est autonome et qui s’assemblent pour former une impression générale. Quels que soient leurs sentiments personnels, l’allusion ponctuelle, voire uniquement visuelle, à l’injustice pourrait bien être le seul type d’allusion qui réponde à l’esthétique adoptée par les rappeurs de notre corpus.
20Dans ces trois morceaux, les références à l’injustice ne s’accompagnent donc pas d’un discours idéologique clair, ce qui pourrait s’interpréter comme le fruit d’une contrainte générique. D’une part, l’engagement contre l’injustice est une voie idéologique impossible pour des rappeurs se réclamant de la trap, et d’autre part le discours construit est une voie esthétique impossible dans un texte relevant de l’égo-trip. Mais le choix de parler d’un sujet politique au sein d’un genre si peu approprié à toute forme de discours idéologique ne pourrait-il pas être interprété comme une idéologie en soi ? Après tout, la proposition « j’avais pas les mots » de Booba est autant l’expression d’une émotion que de la faiblesse du langage, et l’on pourrait comprendre ces mentions ponctuelles de l’injustice comme la réponse que les rappeurs considèrent appropriée au racisme systémique : celle d’un refus du dialogue.
Notes de fin
1 « Moi aussi je sais en faire de la trap de merde », rappe Booba dans Pinocchio en 2015. Booba, Pinocchio, 4’52 minutes, chaîne YouTube B20baOfficiel, 8 août 2016, <www.youtube.com/watch?v=OXewKWKvva8>. « Tout est léger comme dit mon gars oblah », rappe Bosh dans Bamboula. Oblah est un titre du rappeur Gradur, l’un des premiers importateurs du sous-genre en France.
2 Pour plus de précisions sur les origines, les caractéristiques et les évolutions de la trap, voir par exemple Raphaël Da Cruz, « Trap, la dernière révolution musicale du rap », in Guillaume Heuguet et Étienne Menu (dir.), Trap, rap, drogue, argent, survie, Paris, Audimat Éd. et Éd. Divergences, 2021, p. 39-82.
3 Voir l’analyse faite par C. Ramond et J. Proust de la référence au personnage de Tony Montana dans le rap français. Charles Ramond et Jeanne Proust, Sentiment d’injustice et chanson populaire, Éd. Delatour France, 2017, p. 95-96.
4 Selon l’analyse de Franco Fabbri dans son article « La Chanson », in Jean-Jacques Nattiez (éd.), Musiques. Une encyclopédie pour le xxie siècle, vol. 1 : Musiques du xxe siècle, Paris, Actes Sud/Cité de la musique, 2003, p. 678.
5 Selon le Dictionnaire de la zone – Tout l’argot des banlieues, d’Abdelkarim Tengour, « Kichta » signifie en argot une liasse de billets. Abdelkarim Tengour, Dictionnaire de la zone – Tout l’argot des banlieues, <www.dictionnairedelazone.fr>.
6 Koba Lad, La C, 3’00 minutes, 17 août 2018,
<www.youtube.com/watch?v=PXNfg73vqn4>.
7 Noriko Manabe, « We Gon’ Be Alright? The Ambiguities of Kendrick Lamar’s Protest Anthem », Music Theory Online 25, n° 1, mars 2019,
<https://mtosmt.org/issues/mto.19.25.1/mto.19.25.1.manabe.php>.
8 L’expression est de Raphaël Da Cruz, dans son essai sur les caractéristiques instrumentales de ce sous-genre (Raphaël Da Cruz, op. cit., p. 39-82).
9 Ces paroles, extraites de l’interview de Brittany Spanos « The year of Cardi B », <www.rollingstone.com/music/music-features/theyear-of-cardi-b-200589/>, sont rapportées et commentées dans leur lien avec l’engagement par Keivan Djavadzadeh dans son livre Hot, Cool and Vicious : genre, race et sexualité dans le rap états‑unien, Paris, Les Prairies ordinaires, 2021, p. 159-160.
10 Sur ce sujet, voir Pierre Evil et Fred Hanak, « Gangsta Rap : un post-scriptum », Audimat n° 5-1 (2016) : p. 33-81,
<www.cairn.info/revue-audimat-2016-1-page-33.htm>.
11 Franck Freitas, « “Blackness à la demande”. Production narrative de l’“authenticité raciale” dans l’industrie du rap américain », Volume !. La revue des musiques populaires, no 8/2 (décembre 2011), p. 93-121,
<https://doi.org/10.4000/volume.2696>.
12 Charles Ramond et Jeanne Proust, op. cit., p. 95-96.
13 Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul, Grammaire méthodique du français, 2e éd., Paris, PUF, 2002, p. 608-610.
14 Ou un discours, deux notions que les grammairiens, à l’aune de la règle de cohérence, fondent en une seule.
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Référence papier
Juliette Hubert, « Trap et actualité politique : un engagement contrarié ? Le cas des violences policières », Écrire l'histoire, 22 | 2022, 113-120.
Référence électronique
Juliette Hubert, « Trap et actualité politique : un engagement contrarié ? Le cas des violences policières », Écrire l'histoire [En ligne], 22 | 2022, mis en ligne le 22 septembre 2023, consulté le 27 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/elh/3223 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.3223
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