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Chanson, histoire, mémoire
Chanson, histoire, mémoire : lectures thématiques

Chantons sous la Révolution ! Lecture de 1789, Les Amants de la Bastille

Marianne Acqua
p. 134-136

Texte intégral

  • 1 Sophie Wahnich, La Liberté ou la Mort, Éd. La Fabrique, 2003, p. 12.
  • 2 Dove Attia et Albert Cohen ont, avant cela, produit les plus grands succès du genre avec Les Dix Co (...)
  • 3 Nathalie Robin, entretien avec Dove Attia et Albert Cohen, 1789, les amants de la Bastille, 29 juin (...)
  • 4 Ibid.

1Dans son essai d’histoire politique intitulé La Liberté ou la Mort, Sophie Wahnich remue les cendres d’un soleil effondré sous le poids de son propre rayonnement. Mais sous les braises d’une radicalité politique un peu lointaine, elle ne trouve finalement qu’une Révolution française gelée dans sa double mythologie, contradictoire et complémentaire à la fois. Car depuis le bicentenaire de cet événement, fondateur à bien des égards, « la symbolique républicaine collective s’est défaite », écrit-elle, avant d’ajouter que ce démantèlement est le fruit d’une émotivité nouvelle. « 1789 et 1793 ont été dissociés1 », alors le temps n’est plus à l’acceptation, et encore moins à la célébration, des violences révolutionnaires. Le mythe premier de la République française ne se conserve aujourd’hui qu’à la condition que le geste d’acclamation soit aussi un geste d’accusation contre la part maudite de cette Révolution coupée en deux. Ainsi, lorsque les producteurs Dove Attia et Albert Cohen, le prolifique tandem du spectacle musical français, s’emparent de cet objet bombé d’irrégularités pour leur dernière collaboration2, ils ne manquent pas d’en lisser les aspérités et de proposer le récit d’une Révolution littéralement enchantée. Suspendu dans l’éther utopique du mythe, 1789, Les Amants de la Bastille (2012-2014) est, en effet, le produit d’une sélection assumée par ses créateurs qui ne souhaitent représenter que « l’année 89, parce que l’année 89 c’est la partie romantique de la Révolution3 ». Ils nous en dérouleront donc la chronologie sur des airs de musique électronique. Et s’il est question d’amants et de romantisme, c’est parce que cette ligne narrative déjà toute tracée rencontre une trame fictionnelle. Ronan, un paysan républicain, rejoint Paris et participe au « ramdam/De la nation qui blâme ». Mais il croise d’abord le chemin d’Olympe, la fille du gouverneur de la Bastille. Le révolutionnaire et l’aristocrate vont s’aimer et se perdre au pied de la forteresse où Ronan mourra fusillé. Tandis que les regards se fixent sur le corps du martyr, les visages se figent sous le coup d’une révélation troublante : « Rien ne vaut le prix d’un homme. » L’idée est suggérée par un Desmoulins plus pacifiste qu’il ne l’a été, car il semble désormais que la Révolution ne puisse continuer au-delà de ce sacrifice. C’est pourquoi les créateurs du spectacle affirment qu’ils s’arrêtent « là », « aux Droits de l’Homme4 » dont les articles prennent les allures bibliques des Dix Commandements lors du tableau final. Derrière la foule des révoltés, d’immenses drapeaux tricolores découvrent la Déclaration et nous présentent la Nation naissante. Mais aux côtés des bras-nus et des bourgeois insurgés, il y a Marie-Antoinette, Louis XVI, le comte d’Artois et les mouchards de Versailles. La Nation sera clémente ou ne sera pas.

2Pour comprendre ce qui se joue dans ce « tous en scène » final, le décor ne suffit pas. Il faut se saisir du tableau dans toutes ses dimensions car le spectacle musical est un art de la saturation qui associe le chant, le théâtre et la danse. Les premières représentations ne viennent qu’à la suite d’une série de manœuvres commerciales qui passent par la diffusion de vidéos promotionnelles et de clips participant à la création d’un univers attractif. Les artistes paraissent et charrient déjà toute la geste de leur personnage ; une geste qui cultive le goût de l’émotion directe et donne une certaine richesse narrative à ces œuvres profondément sensuelles et stratégiquement séductrices. La scène ne suffirait pas à déployer leurs intrigues qui traitent l’Histoire comme une mythologie ; lorsque le spectacle commence, son esthétique hybride ne cherche plus qu’à produire un effet-symbole qui émeut et signifie tout à la fois.

  • 5 Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Les Classiques des sciences humaines, 2002 (...)

3Ainsi, à la projection d’une Déclaration monumentale, à la masse des danseurs, s’ajoute une musique aux tonalités solennelles : « Nous sommes l’argile », chantent les révolutionnaires de tous bords, en quête d’un nouvel édifice à bâtir. Ils parlent d’argile parce qu’ils voudraient que leurs corps aient la consistance molle et collante de la terre mouillée, de la terre fondatrice qui se délite pour s’agréger. Autour d’eux, les emblèmes de l’union abondent. De la Déclaration aux drapeaux français, la patrie encore balbutiante trouve dans le chant un principe d’harmonie d’autant plus puissant qu’il est choral. À en croire Jean-Jacques Rousseau, cette dernière qualification serait même superflue car la parole, et plus encore la parole chantée, est un acte intrinsèque de fusion ; « voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées5 », conclut-il. Ce rêve un peu fou d’une humanité primitive enchantée, parce qu’elle n’emploie que les mots sincères de la passion, habite les genres musicaux où la transition de la voix parlée à la voix chantée est incessante et doit trouver sa justification dans la libération soudaine d’une émotion jusque-là enfouie.

4Dans 1789, Les Amants de la Bastille, la transition vocale se charge de significations politiques. Dès les premiers instants du spectacle, une parole autoritaire s’abat sur les paysans jusqu’à ce qu’un cri mélodieux fuse – et refuse la soumission aux ordres des fermiers généraux. L’officier du roi peut bien appeler au « Silence ! », rien n’arrête la résistance musicale. « Sur nos terres, le chant de nos mères en pleurs », déplore Ronan qui ne chante qu’en parlant du chant lui-même parce qu’il y puise l’énergie nécessaire à sa révolte. Or l’énergie en question se conçoit de manière démocratique puisqu’elle donne à l’ensemble des personnages la possibilité d’accéder, le temps d’une performance, au contrôle de la scène. Cette montée en puissance se traduit d’ailleurs par un renversement des hiérarchies musicales : à de nombreuses reprises en effet, c’est le bruit, son parasite et marginal, qui donne le rythme. Ainsi, lorsque Louis XVI tente, à son tour, d’imposer le silence dans la salle des Menus Plaisirs, il néglige la présence d’un Robespierre dansant qui n’hésite pas à taper des pieds et des mains pour former, peu à peu, une chorégraphie collective dont les gestes et les percussions traversent, animent et libèrent tous les corps contraints.

5Plus tard, c’est Olympe qui voudra « chanter dans [ses] nuits…/Les mots qu’on ne dit pas » parce qu’ils sont trop puissants pour être prononcés. La radicalité de son amant sans-culotte l’effraie pourtant ; « j’ai peur de cette foule qui crie vengeance », murmure l’aristocrate qui veut rester fidèle à sa caste. Il faudra donc débarrasser la Révolution de sa part vengeresse et conserver l’exaltation de son effervescence pour que la gouvernante du dauphin transgresse l’injonction au silence et se précipite au pied de la Bastille où ses « idéaux portent [son] âme », des idéaux d’amour et de liberté tout emmêlés.

  • 6 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972 [1953], p. 16.

6La voix chantée offre ce supplément d’emphase capable de rendre l’ampleur historique de l’événement représenté. Une incursion dans les discours des conventionnels de la Révolution ne peut que nous amener à constater la puissance invraisemblable de ce langage qui donne au politique des enjeux résolument existentiels. Et pourtant cette « écriture, qui a tous les signes de l’inflation », remarque Roland Barthes, « fut une écriture exacte » dont l’envergure était requise par « la taille de la réalité6 ». Une réalité qu’il faut reproduire sans se départir de son gigantisme. Or le défi est difficile à relever car le spectacle musical est un art de l’outrance qui grossit les signes. En quête de plénitude, son esthétique totalisante, qui mêle les registres et les formes, fait de l’Histoire un acte de foi. Représenter la Révolution, c’est y croire comme au premier jour ; alors pour décrire son avènement, il faut enchérir sur l’excès. Le chant est la voix emphatique des révolutionnaires exaltés et, tandis que la première se donnait un rôle performatif, sa réplique se dote de vertus incantatoires. Les personnages historiques ne s’incarnent qu’à la condition d’une gamme rondement déclamée. « Danton ! C’est Danton ! » tonne une cantatrice d’opérette qui semble en appeler aux mânes du tribun. Pour y parvenir, il faut un cri de dévotion et de désir capable de ramener le passé dans le hic et nunc du spectacle. Et si Danton est appelé en premier, c’est parce que l’histoire de ses représentations lui a associé une charge érotique très immédiate. Alors il paraît avant Desmoulins, avant Robespierre, avant Marat. Il paraît même entouré de prostituées qui serrent, entre leurs dents, des bouches-prothèses mangeant la moitié de leur visage. Munies de ces appendices, elles ne songent qu’à embrasser ce Dionysos de la Révolution qui réclame « du sang » et « de la chaleur humaine » lorsqu’il attrape les corps frétillants de ces Ménades. Son lieu de prédilection est le Palais Royal où les « plaisirs font la loi » ; nous ajouterons qu’ils y font la révolte. Lorsque Danton demande que « nos colères se soulèvent », les prostituées se retournent, retroussent leurs hardes et découvrent leurs dessous. Le point névralgique de l’insurrection se resserre et se loge sous les jupes des femmes. L’une d’elles parcourt ce tableau dant (on) esque avec un ventre bien rond qu’elle agite sous le nez du révolutionnaire dont la virilité féconde promet d’engendrer un monde nouveau, bien plus propice aux amants que ne l’était l’Ancien Régime puisque dans le tableau qui précède et nous présente la cour versaillaise, Marie-Antoinette chante sa détresse sexuelle. « Brelan de dames a souvent fini seul la partie », déplore-t-elle avant d’en appeler à la rébellion contre un ordre infertile : « Sonnons la révolte ! » Parés de poudre rose et de matières satinées, ses courtisans ont des manières trop féminines pour combler ses envies. Quant au roi de France, il ne songe qu’à jouer avec ses montres et ses fusils de chasse. Engoncé dans un fauteuil immense, il a l’air d’un enfant placé dans le monde disproportionné des adultes. Et puisqu’il est impuissant, il est aussi privé de chant car dans le spectacle musical, on ne chante que ses désirs enfouis et ses frustrations inconsolables.

  • 7 Elle date de la Révolution elle-même et envahit notamment les caricatures de l’époque qui commenten (...)

7Posé en ces termes, le conflit prend des allures très libidinales. Or cette intrication du politique et du sexuel n’a rien d’étonnant7. Elle est annoncée dans le titre de cette œuvre qui fait de la forteresse et de l’année 1789 un chronotope érotique prêt à accueillir la foule des corps désirants qu’il faut transformer en corps jouissants. Et quoique la danse soit un principe d’émancipation, elle est aussi un principe d’exploitation puisque les « nantis » peuvent monter « la cadence » et générer une chorégraphie à contretemps. Il faut donc le secours d’un Robespierre juvénile prêt à se déhancher pour libérer la masse des corps frénétiques qui se convulsent autour de lui et ne savent « même plus à quoi [ils] danse[nt] ». Mais la musique, force vibratoire s’il en est, se répand telle une commotion électrique et fait jaillir les envies réprimées parce que la Révolution des Amants de la Bastille est un creuset d’énergies bien plus sensuelles que politiques. « J’ai rêvé nos corps qui se touchent », murmure Desmoulins aux oreilles toutes féminines d’une allégorie de la Liberté à laquelle il dédie une version remaniée du célèbre « Ça ira ! » Version dépouillée de ses aristocrates à la lanterne, puisqu’il convient désormais de promettre qu’« on oubliera les tambours » d’une bataille devenue inutile quand tous les corps veulent jouir. Alors il est temps de revenir à notre tableau final et de relever ce refrain sans équivoque qui unit les voix de Robespierre et de Marie-Antoinette, du peuple et de son roi : « Nos peines sont les mêmes. » La conclusion s’impose tout naturellement : la lutte des classes n’aura pas lieu.

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Notes de fin

1 Sophie Wahnich, La Liberté ou la Mort, Éd. La Fabrique, 2003, p. 12.

2 Dove Attia et Albert Cohen ont, avant cela, produit les plus grands succès du genre avec Les Dix Commandements (2000), Autant en emporte le vent (2003), Le Roi Soleil (2005-2007) ou encore Mozart, l’opéra‑rock (2009-2011).

3 Nathalie Robin, entretien avec Dove Attia et Albert Cohen, 1789, les amants de la Bastille, 29 juin 2013, <www.youtube.com/watch?v=9cPKuI-aWIM>.

4 Ibid.

5 Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Les Classiques des sciences humaines, 2002 [1781], p. 11.

6 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972 [1953], p. 16.

7 Elle date de la Révolution elle-même et envahit notamment les caricatures de l’époque qui commentent les événements avec des images satiriques et burlesques. Le bas corporel est, en effet, un outil puissant de moquerie carnavalesque. De la scatologie à la grivoiserie, le politique se loge à la surface des corps déformés, salis et dénudés.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marianne Acqua, « Chantons sous la Révolution ! Lecture de 1789, Les Amants de la Bastille »Écrire l'histoire, 22 | 2022, 134-136.

Référence électronique

Marianne Acqua, « Chantons sous la Révolution ! Lecture de 1789, Les Amants de la Bastille »Écrire l'histoire [En ligne], 22 | 2022, mis en ligne le 22 septembre 2023, consulté le 25 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/elh/3318 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.3318

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Auteur

Marianne Acqua

Marianne Acqua est agrégée de lettres modernes. Depuis la rentrée 2014, elle enseigne cette discipline dans le secondaire. Elle est également chargée de cours à l’UFR LAC de l’Université Denis Diderot ainsi qu’à l’UFR LLCER de l’Université Gustave-Eiffel. Sous la direction de Florence Lotterie et Jacques-David Ebguy, elle prépare une thèse de doctorat au sein de l’ED 131 et plus particulièrement du laboratoire Cerilac attaché aux recherches pluridisciplinaires et aux lectures contemporaines des littératures classiques et modernes. Intitulée Ourdir dans l’ombre : lumières sur les fictions ténébreuses du complot (17801848), cette thèse s’intéresse à ce qui se joue dans la récurrence du complot comme thème, mais aussi et surtout comme schème organisateur d’une série de récits publiés entre la décennie de la Révolution française et l’orée de la Révolution de 1848.

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