Le cœur est un oiseau et Le screw de Richard Desjardins, chants d’espoir et d’indépendance
Texte intégral
- 1 Manon Dumais, « Le dernier Nataq : Richard Desjardins, un homme et son territoire », Le Devoir, 23 (...)
1Auteur-compositeur et interprète originaire d’Abitibi, à plus de 600 kilomètres au nord de Montréal, Richard Desjardins, né en 1948, occupe une place à part dans le cœur des Québécois et dans l’histoire de la chanson québécoise. Depuis ses premiers albums en solo, à la toute fin des années 1980 (Les derniers humains, 1988 ; Tu m’aimes‑tu, 1990), jusqu’au récent documentaire qui lui est consacré en 2019 (Le dernier Nataq), sa popularité ne se dément pas et repose sur un répertoire d’une richesse et d’une diversité qui lui valent d’être appelé « trésor national1 » : d’une chanson à l’autre, Desjardins passe du registre comique et de la satire sociale (Le chant du bum, Les bonriens, Le bon gars) aux textes les plus tendres (Tu m’aimes‑tu, Va‑t‑en pas), voire à d’époustouflantes interprétations épiques (Les yankees, Nataq). Avec L’erreur boréale (1999), le musicien se fait réalisateur et s’engage politiquement pour dénoncer la pollution de l’environnement. Difficile de présenter en quelques lignes un artiste aussi complet ! Un de ses tout premiers succès, toutefois, a fait date et permet d’illustrer à la fois la créativité talentueuse du musicien et l’engagement politique de la chanson dans l’histoire récente du Québec. En 1990, le Québec entendait pour la première fois Le Screw et Le cœur est un oiseau, deux chansons dont la portée est à fois intemporelle et universelle et le produit d’un contexte historique strictement québécois.
Le cœur est un oiseau
Par-delà les frontières
Les prairies et la mer
Dans les grandes noirceurs
Sous le feu des chasseurs
Dans les mains de la mort
Il s’envole encore
Refrain :
Plus haut
Plus haut
Le cœur est un oiseau
Dans les yeux des miradors
Dans les rues de nulle part
Au milieu des déserts
De froid, de faim et de fer
Contre la tyrannie
Il refait son nid
Refrain :
Plus chaud
Plus chaud
Le cœur est un oiseau
Ce n’était qu’un orage
Ce n’était qu’une cage
Tu reprendras ta course
Tu iras à la source
Tu boiras tout le ciel
Ouvre tes ailes
Liberté (six fois)
2Au centre de l’écriture poétique se trouve ici la métaphore de l’oiseau comme symbole de liberté. Image éculée, certes, mais si simple et si épurée qu’elle relie l’aspiration à la liberté à la fois avec le principe vital qui anime l’organisme biologique et avec le siège des sentiments en général, et de l’amour en particulier. L’équation vie-amour-liberté se résume ainsi dans l’oiseau en plein vol des refrains et dans les deux adjectifs qui qualifient ce vol. La paronomase entre « haut » et « chaud » et la rime qu’ils forment avec « oiseau » soulignent au passage l’impossibilité de dissocier la liberté (la hauteur) de la vie et de l’amour (la chaleur). La proximité phonétique accentue en effet leur identification.
3Par ailleurs, la chanson fonctionne tout entière sur une stylistique de l’attente qui reproduit l’élan vital. Les deux premiers couplets multiplient en effet les compléments circonstanciels en tête de phrase, si bien que les verbes principaux s’en trouvent reportés au terme du mouvement musical et de la construction syntaxique. Ces groupes circonstanciels évoquent d’emblée le franchissement des frontières et l’immensité de l’espace, puis de manière concise la violence, l’âpreté de l’existence et la mort. Outre la métaphore, l’antithèse entre les groupes verbaux et les compléments circonstanciels structure donc le texte pour produire une tension entre mort et liberté. À eux deux, ils forment ainsi une retranscription syntaxique et mélodique du désir comme élan vital et aspiration universelle à s’affranchir des contingences qui nous blessent et qui grèvent nos existences. Le texte et la musique chantent ainsi moins la liberté que son espérance.
4Le troisième couplet introduit une variation dans cette stylistique de l’attente puisque la tension procède cette fois d’une opposition temporelle entre passé et futur à travers six groupes verbaux réduits au minimum syntaxique. Le présentatif à l’imparfait répété deux fois (« ce n’était que ») atténue l’impression initiale de violence et, en présentant le temps de la violence comme appartenant au passé, il forme un seuil avant les trois futurs, temps de la promesse et de l’espoir. L’impératif final, enfin, est performatif et accomplit, dans l’esprit de l’auditeur, ce qu’il appelle. Il ordonne l’ouverture des ailes, mais il forme lui-même une ouverture finale au temps, désormais immédiat, de l’envol. Le mot qui s’est laissé attendre toute la chanson résonne alors six fois, à la fois cris du cœur où retentit la puissance du désir de vie et de liberté, et apostrophe qui permet de donner une référence au pronom personnel « tu » qui apparaissait dans le dernier couplet.
5En comparaison de Le cœur est un oiseau, Le Screw n’a pas a priori la même dimension universelle, ne serait-ce que parce que Richard Desjardins recourt cette fois au joual plutôt qu’au français académique, ce qui fait du public québécois le destinataire privilégié et exclusif de cette chanson. L’extrait suivant est tiré des derniers couplets :
Quand j’vas sortir d’icitte
M’a trouver ta maison
La terre va êt’ trop p’tite
Pour nous deux mon cochon
Avec ma crowbar
Guili-guili
M’as scrapper ton char
M’as chier su’l tapis
M’as sortir ma lame
M’as t’slasher les noix
M’as fourrer ta femme
Pis a va aimer ça.
6Le registre vulgaire du texte convient aux menaces que lance ici le chanteur à son destinataire : défoncer un véhicule (« scrapper un char ») avec un pied-de-biche (« crowbar »), comme s’il s’agissait de chatouilles ; frapper les couilles (« slasher les noix ») ; souiller les lieux comme on marque son territoire (« chier sur le tapis ») et coucher avec la femme (« fourrer ») du propriétaire de la maison. Difficile ici pour l’auditeur de s’identifier avec la chanson. Rien de commun, qui plus est, avec le texte précédent. Rien, si ce n’est ce futur proche qui revient de manière lancinante et qui sert cette fois à exprimer la force brute du désir. Rien, sauf un contexte carcéral, celui des « miradors » et des matons (« screw » dans l’argot anglais, qui signifie aussi « baiser »). Rien enfin, si ce n’est que les deux chansons figurent ensemble sur la bande originale du film Le Party de Pierre Falardeau (1946-2009) pour lequel elles ont été composées.
7Le Party raconte la fête annuelle d’un pénitencier que les détenus attendent avec impatience. Dans ce spectacle de fin d’année figurent ces deux chansons. Bébé (interprété par Richard Desjardins lui-même) fait partie des détenus et est invité par ses camarades à chanter sur scène un texte de sa composition : Le Screw. Vêtu d’un débardeur blanc découvrant les tatouages de ses bras, Desjardins plante son regard sur le balcon où siègent le directeur de la prison et une partie du personnel pénitentiaire pendant que ses camarades laissent exploser leur joie au niveau du parterre : moment de provocation et de jouissance verbale, le « Screw » est la revanche du taulard sur son geôlier. Mais le clou du spectacle, c’est une chanteuse western professionnelle (Lou Babin) qui l’interprète avec Le cœur est un oiseau. À la toute fin de la représentation, la voilà qui s’avance, à moitié défaillante, épaulée de deux solides gaillards. Ils la tiennent pendant le premier couplet, puis d’un léger geste du bras, elle les écarte après le refrain pour se retrouver seule sur scène, sous les acclamations du public. En parallèle à la scène de spectacle, trois séquences visuelles se glissent sur la bande-son. Un détenu, déguisé en femme, qui s’évade de prison par la grande porte, sous les yeux des gardiens. Un corps qui gît dans une mare de sang, au fond de sa cellule. Un homme et une femme qui font l’amour dans les coulisses du spectacle. La jeune femme (Charlotte Laurier) s’appelle Alexandra, elle est danseuse de strip-tease et est tombée sous le charme de ce détenu au cœur sensible à qui elle s’offre langoureusement, le temps d’une nuit de fête, le temps d’un orgasme. Le corps gisant, c’est celui de Boyer, mis au trou alors qu’il devait retrouver sa bienaimée (Lou Babin). De désespoir et de rage, il s’ouvre les veines, dans la solitude de sa prison, pendant que la fête bat son plein.
8Au-delà de la portée universelle et de l’expression cinématographique du désir comme pulsion de vie – dans l’orgasme comme dans l’évasion – il y a également l’histoire québécoise récente présente en filigrane sur le mode de la métaphore. L’attente, l’espérance que chante le film, c’est la liberté, mais c’est surtout l’indépendance politique du Québec. Dans le contexte mondial des luttes pour l’indépendance, le Québec traverse en effet la « crise d’Octobre » en 1970 : pour mettre fin à la prise en otage du ministre Pierre Laporte par le Front de libération du Québec, le Premier ministre du Canada, Pierre-Elliott Trudeau, déclare l’état d’urgence et envoie l’armée arrêter de nombreux partisans de l’indépendance. En 1976, le Parti québécois de René Lévesque (1922-1987) remporte les élections législatives. Parti indépendantiste qui a le vent en poupe depuis sa fondation en 1968, il organise le premier référendum pour la souveraineté en 1980 (le oui remporte 40 % des suffrages). En 1981, le rapatriement de la Constitution canadienne se fait à l’insu des représentants québécois à Ottawa lors de la « Nuit des longs couteaux ». En 1995, le second référendum obtient 49 % des voix. Pour un Québécois indépendantiste de cette période, comme l’est Pierre Falardeau – réalisateur, entre autres, de longs-métrages sur les mouvements d’indépendance québécoise (Octobre, 1994 ; 15 février 1839, 2001) – le Québec est en fait à l’image d’un prisonnier. Et le Canada est sa prison.
Notes de fin
1 Manon Dumais, « Le dernier Nataq : Richard Desjardins, un homme et son territoire », Le Devoir, 23 avril 2021.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Florian Audureau, « Le cœur est un oiseau et Le screw de Richard Desjardins, chants d’espoir et d’indépendance », Écrire l'histoire, 22 | 2022, 149-153.
Référence électronique
Florian Audureau, « Le cœur est un oiseau et Le screw de Richard Desjardins, chants d’espoir et d’indépendance », Écrire l'histoire [En ligne], 22 | 2022, mis en ligne le 22 septembre 2023, consulté le 09 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/elh/3348 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.3348
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