• 1  Benedetto Croce, Théorie et histoire de l’historiographie, Paris, Éditions Dalloz, 1968 [1915].

1L’historien qui a conscience de faire son travail non pas avec le passé, mais avec le temps, est souvent pris dans des injonctions contradictoires. D’un côté, l’anachronisme est un crime, car on ne doit interroger ses sources qu’avec les catégories des acteurs étudiés. De l’autre, penser un passé depuis le présent serait redoubler le crime en ajoutant celui de la téléologie, car le présent apparaîtrait alors comme cause finale de l’objet historique étudié. Il faudrait donc faire comme si on ne savait pas ce qui s’était passé après. Pourtant, Benedetto Croce affirmait que « toute histoire digne de ce nom est histoire contemporaine1 ».

• 2  Sophie Wahnich, « Désir d’histoire », Communications, n^o 94, « Chercher, s’engager », Paris, Éditi (...)
• 3  Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Les Temps modernes, no 25, 1947.
• 4  Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, vol 2. Paris, Éditions Gallimard, 1984.
• 5  Sophie Wahnich, Les Émotions, la Révolution française et le présent, exercices de conscience histo (...)

2Si l’historien rêve d’une histoire sans anachronisme aucun, impossible pourtant, comme être humain, de s’extraire de son propre présent. Le décentrement temporel apparaît d’autant plus artificiel que le présent est souvent considéré comme source du désir d’histoire2. Que ce soit dans la trilogie nietzschéenne pour honorer les morts dans l’histoire antiquaire, en faire des monuments sur lesquels appuyer le courage de vivre dans l’histoire monumentale ou en faire le lieu d’un jugement critique sur le sens de la vie, c’est bien la condition humaine vécue au présent qui fait de certains d’entre nous des historiens. Aussi, d’un autre côté, une autre prescription hante les historiens, certes beaucoup plus récente. Pour Walter Benjamin, « si seul le présent est le temps du politique, tout événement du passé peut y acquérir ou y retrouver un plus haut degré d’actualité que celui qu’il avait au moment où il a eu lieu3 ». Les passés sont enfouis, et c’est le présent qui les révèle à qui veut bien aller les chercher, les comprendre, les accueillir parfois, quand ils reviennent sans crier gare. C’est pourquoi, selon l’expression de Sartre dans La Critique de la raison dialectique, « l’histoire en appelle à l’histoire4 » et se vit au présent dans une relation étroite à la praxis politique qui produit cet appel. Le philosophe avait eu accès aux Thèses sur le concept d’histoire de Walter Benjamin, qu’il avait publiées en 1946 dans Les Temps modernes. Et c’est bien une histoire critique qui conduit à cette nouvelle conscience du temps comme conscience historique5.

• 7  Georges Duby, Guy Lardreau, Dialogues, op. cit., p 40.

4Dans l’histoire des idées, cette solidarité d’époque a été modélisée sous les termes de « configuration », ou encore de « Zeitgeist ». « Zeitgeist » non pas seulement dans la conception de l’ordre établi, mais bien dans celle des révolutionnaires allemands des xviii^e et xix^e siècles qui en font une force irrésistible qui renverse les obstacles institutionnels. L’historien serait un bon porte-parole du présent : il saurait choisir les bonnes questions d’histoire, c’est-à-dire celles qui permettraient tout à la fois d’instruire le présent, de l’informer par la compréhension du passé et de le refléter. L’intuition de l’historien consisterait alors à « inventer, de façon rigoureuse un passé […] par lequel précisément, au fond, le présent se présente7 ».

• 9  Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Espaces Temps, n° 87‑88 (« Les voies trave (...)

6Deux ans plus tôt, Nicole Loraux constate non un « devoir » ou impératif catégorique à la manière de Duby, mais un « penchant lié à la manière d’embrayer le désir intellectuel : certains historiens sont ainsi constitués dans leur structure intellectuelle et psychique que seul le présent est à leurs yeux embrayeur de questions […] l’anachronisme s’impose dès lors que le présent est le plus efficace moteur de la pulsion de comprendre9. » La matière du passé ne s’efface pas devant celle du présent, mais la raison éthico-sociale de l’historien est de participer à la construction du présent. En donnant une place centrale dans ce numéro à une table ronde qui rend hommage et interroge l’anachronisme contrôlé de Nicole Loraux, nous reconnaissons dans les questions qui sont les nôtres, une dette à son égard. Ajoutons d’emblée que tout en reconnaissant cette place fondatrice du présent, Nicole Loraux n’a jamais renoncé aux règles du métier grâce à l’adjectif « contrôlé » accolé à son anachronisme. Cerné, contrôlé, l’historicisme l’était autant que l’anachronisme, mais c’est bien cette lucidité qui fait la force de son travail.

• 10  Michel Foucault, Dits et Écrits I. 1954‑1975, Daniel Defert, François Ewald (éd.), Paris, Éditions (...)

7Le présent est donc à cet égard le lieu d’un réservoir de questions neuves pour des archives connues, mais éclairées par des moments critiques qui appellent un questionnement éclairé et éclairant sur la condition humaine et ses traces. Le savoir n’avance pas seulement ou prioritairement grâce aux nouvelles archives, mais aussi grâce aux nouvelles questions et problématiques, autant de « diagnostics du présent » qui peuvent, à la manière de Foucault10, se penser comme coupures d’avec le passé, mais aussi comme mode de la reprise innovante, décalée, l’invention en somme.

• 11  Georges Duby, Guy Lardreau, Dialogues, op. cit., p. 41.
• 12  Bernard Lepetit, « Le présent de l’histoire », Les formes de l’expérience, une autre histoire soci (...)
• 13  François Hartog et Gérard Lenclud, « Régimes d’historicité », in Alexandru Dutu, Nobert Dodille (d (...)

8Si l’histoire offre un écran « par lequel le présent se présente11 », alors ce présent devient aussi un objet de l’histoire du passé12. Il s’agit de savoir comment les acteurs du passé font avec leur histoire et ainsi de comprendre comment ils vivent, non seulement les fameux régimes d’historicité13, mais aussi ce que nous allons appeler ici le « carambolage des temps », particulièrement chaotique dans des périodes de guerres, de révolution ou toute situation historique traumatique. Or ce carambolage est aussi processus créatif, et la société carambolée, une société acculée à inventer.

• 14  Jean Laplanche, Problématiques. vol. 6. L’Après-coup, Paris, Presses Universitaires de France, 200 (...)
• 15  Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Éditions Folio, 2016, (...)

9Ce carambolage peut atteindre ou non les structures du temps, mais il affecte le plus souvent la forme de la ligne du temps. La ligne diachronique continue opère des boucles dialectiques par l’interprétation et la réinterprétation de l’histoire en fonction des situations politiques qui s’éclairent dans des bribes de présent. Ces boucles du temps sont souvent celles de l’après-coup où le trauma revient frapper à la porte du sujet ou de la société. Dans la chaîne temporelle, l’événement traumatique dans son événementialité d’abord, puis dans le chaînage des générations dans ses traces, implante un message qui demeure énigmatique. Et c’est « ce message qui, dans les tentatives d’élucidation successives, dans un mouvement de traduction-détraduction-­retraduction14 » fabrique ces boucles de temps, du passé vers le futur et du présent vers le passé. L’article de Verónica Vallejo Flores montre comment, au Mexique, tout un peuple dans son rapport à la mémorialisation des morts de mort violente et souvent disparus, fabrique des actes politiques et vit constamment un présent fait de boucles qui n’ont jamais le temps de se dénouer et qui, de fait, s’enchevêtrent sans fin avec le passé, cependant ainsi dompté. Suspendre la guerre et les efforts pour obtenir justice l’amnistie constitue une manière de produire un monde commun. Jérémie Foa montre le choix du vivre ensemble pour mettre un terme aux guerres de religion au xvi^e siècle au travers du sens des mots, des institutions et des points d’oubli. Pour autant, ce qui est oublié dans cette production d’un monde commun n’a pas disparu. Les guerres et les massacres du xvi^e siècle n’ont cessé d’être pensés et repensés au fil de l’histoire. Avec l’Édit de Nantes qui impose un oubli partagé, les spectres se sont multipliés, les morts que l’on avait décidé d’oublier ont hanté le présent. Jennifer Tamas s’est intéressée à la figure du fantôme dans la tragédie, à un moment où il est traqué, jugé trop surnaturel, dans la seconde moitié du xvii^e siècle. Racine dramatise les tensions irréconciliables de son temps dans des dédales temporels : des non-dits du passé s’animent, les terreurs du passé envahissent le présent d’Andromaque. La tragédie racinienne produit un régime de vérité qui refuse l’opposition entre passé et présent, préfigurant le raisonnement psychanalytique. D’ailleurs les fantômes de la tragédie des xvi^e et xvii^e siècles ont inspiré Freud dans son analyse du retour du refoulé15.

• 16  Nicole Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre humain, n^o 27, 1993, p. 23-39.
• 17  Charles Stewart, « Historical consciousness and the ethnography of history », Dreaming and Histori (...)
• 18  Michel de Certeau, La Fable mystique, xvie-xviie siècles, Paris, Éditions Gallimard, 1987.

10Mais le temps peut aussi devenir « une nappe immobile16 », selon la belle expression de Nicole Loraux – c’est-à-dire produire un immobilisme qui ne doit rien aux structures, mais tout à la « mémoire barrée du conflit ». Ce barrage empêche de faire jouer des contradictions sur un mode qui pourrait les résoudre. S’enclenche un temps du répétitif, voire de la mélancolie. Les passés, agissant sur le présent au travers des fantômes, des rêves ou de l’inconscient, ont été écartées du champ d’observation de la discipline historique universitaire, concentrée sur un passé révolu fait de matière à découvrir faisant de l’historien un gardien de la chronologie, assurant que « tout ne se passe pas en même temps », comme le rappelle Charles Stewart. Il s’agit désormais pour les historiens de chercher comment ce qui se pensait hors temps est historique : fantômes, rêves, inconscient. Nous avons fait la part belle à ces questions en traduisant en deux extraits le premier chapitre du livre de cet historien et anthropologue sur les rêves à Naxos17. Il nous permet de montrer comment cette question offre des enjeux d’objets d’histoire et des enjeux fondamentalement méthodologiques. Comme Michel de Certeau cheminant entre les disciplines pour saisir l’expérience mystique aux xv^e et xvi^e siècles18, Charles Stewart fait l’inventaire des outils à disposition pour approcher les temps des rêves, qui sont à la fois source d’inspiration pour l’action et lieu d’une conscience historique à Naxos. Mais il s’agissait aussi, avec l’article de Nicole Edelman sur Freud à contretemps, de mobiliser la psychanalyse, en montrant la genèse des propositions freudiennes entre tâtonnements en dehors des sentiers battus et certitudes progressistes et scientistes qui ont fait le rapport au temps du second xix^e siècle. En mettant en avant le caractère subversif de la pensée freudienne, elle rappelle qu’il s’est écarté d’une pensée causale aux effets identifiés, affirmant qu’un symptôme, en psychanalyse, peut avoir plusieurs raisons d’être. La complexité du sujet n’apparaît qu’en dehors des « linéarités rassurantes ».

• 19  Sophie Wahnich, « Incertitude du temps révolutionnaire », Socio, n^o 2, 2013, p. 119‑139.

12Mais il y a aussi des lignes qui se brisent, fabriquent des dents de scie, brisures d’utopie qui fabriquent ces lignes heurtées19, ou parfois, deviennent souterraines et réapparaissent. Frédéric Rambeau révèle ainsi la persistance ténue et oscillante des pratiques des révoltes communales entre le xvi^e et le xvii^e siècles. Marginalisées par le mouvement ouvrier moderne et les dispositifs répressifs d’État ad hoc, elles peuvent ressurgir régulièrement dans des formes de revendication directe. Dans Le Procès de la liberté, Michèle Riot-Sarcey a aussi fait état des pratiques émancipatrices, cultivées dans les associations et coopérations ouvrières, écartées du domaine de la politique et des récits du xix^e siècle par les vainqueurs. Dans sa lecture de l’ouvrage, Déborah Cohen insiste sur la thèse selon laquelle une « obsession du progrès tourné vers l’avenir » cultivée par les vainqueurs, s’opposerait à une « conception ouvrière alternative tournée vers le passé ». Sophie Wahnich met en valeur le potentiel créateur de la mélancolie en considérant cette dernière non comme un deuil inaccompli et pathologique selon la conception freudienne, mais comme une étape lui succédant. La mélancolie est une manière de racheter son humanité. Elle nous le montre au travers du cheminement artistique de Zofia Lipecka. À partir du début des années 2000, cette artiste prend en charge l’histoire de la période nazie reliée à celle de sa famille polonaise juive et polonaise chrétienne. Les emboîtements d’héritages inconciliables donnent une forme heurtée et parfois inactuelle à ce vécu du présent.

• 20  Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Oeuvres. Tome III, Paris, Éditions Gallimard, 2 (...)

13Dans la pensée de l’histoire de Walter Benjamin, il y a une contrepartie à l’héritage des défaites et des hontes, avec la possibilité d’un rachat dans le présent de l’âme des vaincus du passé. Dans le texte littéraire Angélus Novus de Bashkim Shehu traduit par Élisabeth Chabuel, la conception messianique de l’histoire que développe Benjamin dans son commentaire du tableau de Paul Klee Angelus Novus20 est transmise oralement par le narrateur à un codétenu, philosophe autodidacte, dans une prison albanaise de 1987. Propos et expériences circulent entre les abîmes de chacun des prisonniers. Ce qu’ils auront échangé dans les rares moments de rencontres laissés par l’isolement carcéral s’imprime indéfiniment dans un imaginaire qui n’a pas besoin du réel pour perdurer. Ici la pensée, mais aussi la vie de Walter Benjamin devient une ressource pour construire une histoire de suicide de prisonniers politiques en Albanie. Ce sont à la fois des expériences et des réminiscences, mais aussi des savoirs qui permettent au narrateur d’une part, et à l’écrivain d’autre part, de saisir un temps barré où toute espérance politique, ou simplement pour la vie, semble avoir disparu face à la machine de répression, mise en place par un parti tout puissant et retors.

• 21  Sophie Wahnich, « L’Histoire de la Révolution française peut-elle être dialectique ? Sartre, Levi- (...)

18Walter Benjamin, et ceux qui ont accepté de bien le lire, ont mené une critique marxiste « du temps homogène et vide » adressée autant aux marxistes eux-mêmes qu’aux autres21. Si les acteurs de l’histoire sont des sujets pensants, alors le temps fourmille d’embranchements, loin de tout déterminisme historique, loin des grandes scansions programmées et d’une conception destinale de l’histoire. Le temps est la fabrique du sujet, individuel ou collectif, dans l’incertitude et la perception vécue des rythmes, des accélérations, du kaïros à ne pas manquer quand il s’agit de déclencher un acte historique comme une insurrection, une bifurcation technoscientifique, une guerre de défense, un traité de paix, un lien amoureux, une image, une œuvre d’art.

• 22  Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent : temporalités émergentes et futurs inédits, Paris, (...)

21Dans la circulation entre les différentes temporalités résident différents possibles. Force est de constater que ce carambolage des temps englobe les effets temporels engendrés par des événements ou phénomènes intenses, mais aussi toute tentative de s’extraire d’un ordre établi. Le moment du carambolage révèle d’autres possibles aux contemporains, des plus terribles aux plus heureux, ce qui en fait un objet pour une pratique des sciences humaines soucieuse d’alimenter les espoirs. Le souci de restituer la radicale étrangeté de situations autres s’inscrit, chez Jérôme Baschet, dans un effort pour penser la « finitude du système-monde tel que nous le connaissons ». Élise Haddad propose une lecture croisée des deux versants de son œuvre, l’une portant sur le passé médiéval de l’Europe et l’autre sur la révolte zapatiste au Mexique depuis les années 1990, et identifie un effort pour ouvrir le temps. Les manières d’habiter le temps chez les zapatistes, régime d’historicité dissident au sein du présentisme, présageraient-elles d’un régime d’historicité à venir22 ? Cette conception plurielle des époques, Élise Haddad rappelle que Baschet l’a développée dans son analyse du Moyen Âge, poursuivant les propositions de Jacques Le Goff sur les différentes fins de cette période.

• 23  Jacques Rancière, « Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien », L’Inactuel, no 6, 199 (...)

22L’enchâssement des époques induit des frottements qui représentent des anachronies conflictuelles23. Les résurgences en effet charrient plusieurs strates de temps parfois contradictoires. Jacques Guilhaumou analyse la France d’Antonio Gramsci dirigé par Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, en mettant l’accent sur la disjonction du temps de la langue comme telle et du temps de l’histoire. La langue devient ainsi actrice à contretemps de l’histoire comme telle, actrice d’une bataille dont Jean-Pierre Faye disait que le fer est dans les mots et qui vise, comme toute bataille sur les objets symboliques, l’hégémonie.