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Écrire les rejeux et les emboîtements du temps
Traduction littéraire

De la « perte de Saint-Domingue » à celle de l’Algérie. Les travaux de Blanche Maurel au prisme de ses engagements politiques

From the “loss of Saint-Domingue” to the loss of Algeria. Blanche Maurel’s works through the lens of her political commitments
Sonia Taleb
p. 41-48

Résumés

À partir des années 1930, l’enseignante et historienne Blanche Maurel contribue à la connaissance de l’histoire de la colonie française de Saint-Domingue (Haïti) par des travaux portant sur les représentants des colons pendant la Révolution française. Cet article propose une lecture attentive au contexte d’écriture de ses publications, en interrogeant les liens entre son interprétation des événements révolutionnaires et ses engagements politiques. Le cas de cette historienne coloniale met alors au jour une trajectoire marquée par la défense du colonialisme et la collaboration politique sous Vichy tout en éclairant les fondements de certains énoncés historiographiques.

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Texte intégral

« – Et mademoiselle Maurel, qu’est-ce qu’elle est devenue ? »
Michèle Sarde, Revenir du silence. Le récit de Jenny, Paris,
Éditions Julliard, 2016, p. 311.

  • 1  « Elle avait, dans les milieux et dans l’Université, par ses travaux personnels en matière d’histo (...)
  • 2  Gabriel Debien soutint son doctorat d’État en 1951. Sa thèse principale, dirigée par Georges Lefeb (...)
  • 3  Médéric-Louis-Elie Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et (...)

1L’histoire de la colonie de Saint-Domingue connaît, sous la Troisième République, un intérêt par vagues succes­sives impulsé par le centenaire de la Révolution française. Les études se concentrent plus volontiers sur la période révolutionnaire de la colonie, qui mène à la proclamation de l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804. Cette orientation rencontre les préoccupations de l’historienne Blanche Maurel qui contribue, depuis les années 1930, à la connaissance des représentants des colons blancs domingois. Auréolée d’une reconnaissance scientifique et académique tant pour ses travaux que pour son enseignement1, Blanche Maurel participe à l’émergence d’une pratique historiographique valorisant les « papiers de famille », lesquels émanent principalement de planteurs formant l’élite coloniale et présentent une vision partiale de la réalité coloniale. Cette pratique inspire l’historien Gabriel Debien qui exhume de nombreux papiers de famille et privés jusqu’alors méconnus au profit d’un renouvellement des pistes de recherche et d’une histoire plus sociale2. Signe d’une autorité toujours vive, Maurel assure avec l’archiviste Étienne Taillemite, en 1958, la réédition de la Description de Saint-Domingue du juriste esclavagiste Médéric-Louis-Élie Moreau de Saint-Méry, une source précieuse pour l’histoire coloniale d’Haïti3.

  • 4  Voir les travaux de Claude Singer, L’Université libérée, l’Université épurée (1943‑1947), Paris, L (...)

2Si ses travaux intègrent aujourd’hui la plupart des bibliographies traitant de l’histoire de Saint-Domingue, son nom apparaît également dans des ouvrages ou témoignages historiques consacrés à la collaboration et à la persécution des juifs sous l’Occupation4, sans connexion apparente. Et c’est là ce qui interroge. L’étude du cas Blanche Maurel revêt alors un intérêt majeur : tout en questionnant la place de l’écriture de l’histoire dans la défense du colonialisme, il permet aussi de mettre en lumière la trajectoire politique d’une historienne et la durabilité des énoncés d’une historiographie coloniale contre-révolutionnaire qui bénéficient d’une reconnaissance institutionnelle sous le régime de Vichy.

  • 5  Un biais de genre peut-il expliquer ce désintérêt ? Personnage souvent effacé, Maurel représente p (...)

3Comment la compréhension du présent, la lecture du passé et les engagements politiques de Blanche Maurel se sont-ils entremêlés et mutuellement influencés ? Dans cette démarche, nous souhaitons porter une attention particulière à son parcours politique et militant, qui a peu retenu l’attention des historiens5, pour mieux appréhender un travail d’écriture animé par une interprétation cyclique de l’histoire et mis au service d’idéologies et de régimes racistes.

Une histoire coloniale intime

  • 6  Blanche Maurel, Le Vent du Large ou le destin tourmenté de Jean-Baptiste Gérard, colon de Saint-Do (...)
  • 7  AN, F/12/2803.
  • 8  ANOM, 92 APC/1‑21, papiers Blanche Maurel.

4Native de Bayonne, Eugénie-Marie-Antoinette-Blanche Maurel (1886‑1982) est issue d’une famille de riches colons blancs de Saint-Domingue. Sa mère, « fidèle gardienne des souvenirs et des traditions6 » avait pour bisaïeul Eugène Legout-Gérard, fils adoptif du planteur esclavagiste Jean-Baptiste Gérard, un député de Saint-Domingue qui siégea à l’Assemblée constituante en 17897. Agrégée d’histoire en 1911, Blanche Maurel enseigne dans différents lycées avant d’être nommée en 1920 au lycée parisien Victor-Duruy. Elle hérite des papiers de Jean-Baptiste Gérard à la mort de son oncle maternel, le peintre Fernand Legout-Gérard8, et développe alors un intérêt pour l’histoire de Saint-Domingue, notamment celle des colons pendant la Révolution.

  • 9  Blanche Maurel, Paris. Ses origines, sa croissance, son histoire, Paris, Éditions Albin Michel, 19 (...)
  • 10  Blanche Maurel, Cahiers de doléances de la colonie de Saint-Domingue pour les États-généraux de 17 (...)
  • 11  Blanche Maurel, « Un député de Saint-Domingue à la Constituante : J.-B. Gérard », Revue d’histoire (...)
  • 12  Voir Carole Reynaud-Paligot, La République raciale. Paradigme racial et idéologie républicaine, 18 (...)
  • 13  Société fondée en 1912 par le professeur d’histoire et administrateur colonial Alfred Martineau. L (...)
  • 14  Pierre Singaravélou, Professer l’Empire. Les « sciences coloniales » en France sous la IIIe Républ (...)
  • 15  ANOM 92 APC/16/44, Lettre de Gabriel Debien à Blanche Maurel.
  • 16  Catherine Coquery-Vidrovitch, « La Revue française d’histoire d’outre-mer : de la Revue d’histoire (...)
  • 17  AD Gironde, 73 J 831, Lettre de Blanche Maurel à Gabriel Debien.

5Après la parution, en 1932, d’un ouvrage retraçant l’histoire de Paris couronné par l’Académie française9, elle publie les Cahiers de doléances de la colonie de Saint-Domingue pour les États généraux de 178910, en introduisant des documents jusqu’alors inédits, avant de consacrer un article au député Jean-Baptiste Gérard paru dans la Revue d’histoire moderne11. Ses travaux lui valent alors l’estime d’une communauté historienne qui consolide, depuis le tournant du siècle, les exigences méthodologiques de la discipline et qui se montre généralement attachée à la IIIe République dont les idéaux officiels s’articulent à l’idéologie et aux politiques coloniales12. Maurel devient par la suite membre du conseil et secrétaire de rédaction de la Société de l’Histoire des colonies françaises13. Associant des historiens amateurs et professionnels, des archivistes et des administrateurs coloniaux, cette institution centrale pour l’histoire coloniale publie la Revue d’histoire des colonies, financée par les ministères des Colonies et de l’Instruction publique et par de grandes compagnies coloniales14. Après la guerre, elle participe à la reprise de la Revue en y écrivant sous le pseudonyme « Le G. G. » jusqu’en 195415. Cependant, les tournants engagés au sein de la société à partir des années 196016 la marginalisent peu à peu jusqu’à sa démission en 197717.

  • 18  Charles Porset, « Les Francs-maçons et la Révolution (autour de la “Machine” de Cochin) », Annales (...)

6Alors que ses premiers travaux visaient à éclairer les doléances des colons blancs tout en soulignant, en la valorisant, la participation de Gérard au processus révolutionnaire, Maurel se rapproche d’une tradition historiographique initiée par Augustin de Barruel dès la fin du xviiie siècle, réactualisée par des travaux d’Augustin Cochin18 puis par ceux du professeur de civilisation américaine au Collège de France Bernard Faÿ, soutenant la thèse d’un complot ou d’une responsabilité maçonniques dans le déclenchement de la Révolution française.

La captation maurrassienne de l’histoire révolutionnaire

  • 19  Sur l’Action française dans l’entre-deux-guerres, voir Brian Jenkins, « L’Action française à l’ère (...)
  • 20  AN, 3W/82 R39.
  • 21  Juliette Fontaine, Vichy face aux instituteurs. Réformer les politiques scolaires en contexte auto (...)
  • 22L’Information universitaire, 14 mars 1936 ; Le Temps, 26 mars 1936. Voir également Juliette Fontai (...)
  • 23  Citons Gaston Doumergue, le maréchal Pétain ou encore les académiciens Maxime Weygand et Abel Bonn (...)
  • 24L’Information universitaire, 14 mars 1936.

7L’historienne affiche, dans les années 1930, une proximité avec l’Action française de Charles Maurras19. Elle est alors membre du Cercle Fustel de Coulanges20, association d’enseignants créée en 1927 sous les auspices de l’Action française qui rejette le modèle scolaire républicain. Les courants conservateurs et réactionnaires du Cercle entendent éliminer les « dogmes révolutionnaires » dans l’institution scolaire, s’opposent au projet de l’école unique et promeuvent l’application du « nationalisme intégral » au sein de l’enseignement, en portant une attention particulière à l’enseignement de l’histoire21. En 1936, Maurel devient également la vice-présidente de la Ligue de l’éducation française22, patronnée par des personnalités influentes23, laquelle se donne pour objectif de soutenir les « éducateurs patriotes » qui participent au « travail de redressement intellectuel, moral, civique et national »24. Tout en rédigeant plusieurs articles à visée pédagogique pour le Bulletin de la Ligue de l’éducation française, elle publie des notes sur les Conséquences politiques de la paix de Jacques Bainville, l’une des figures intellectuelles de l’Action française, dans les Cahiers du Cercle Fustel de Coulanges.

  • 25  Blanche Maurel, « Une société de pensée à St-Domingue. Le cercle des Philadelphes au Cap français  (...)
  • 26James E. McClellan III, Colonialism and Science : Saint Domingue and the Old Regime, Chicago, Lond (...)
  • 27  Blanche Maurel, « Une société de pensée à St-Domingue. Le cercle des Philadelphes au Cap français  (...)
  • 28  Voir par exemple Sophie Dulucq, Écrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale : xixe-xxe siè (...)

8Elle se penche à la même période sur l’étude du Cercle des Philadelphes, académie coloniale fondée à Saint-Domingue et devenue société royale en 1789, dans un article publié en 1938 par la Franco-American Review25. L’historienne attribue alors à la franc-maçonnerie un rôle surdéterminant dans l’histoire de cette société, dans le déclenchement de la Révolution française et dans celle de l’insurrection des esclaves qui éclate dans le nord de Saint-Domingue en août 1791, engageant la colonie dans la Révolution haïtienne. James McClellan a montré que Maurel proposait ici une histoire du Cercle des Philadelphes guidée par une lecture conspirationniste26. Insistant sur « le rôle caractéristique de la maçonnerie et son attitude double », elle étudie cette « société de pensée » à l’aune d’un plan, « celui de la maçonnerie, le même dans toute l’Europe et, selon le mot de M. B. Faÿ, dans “tout l’Univers européanisé” ». Elle dénonce par ailleurs dans la sociabilité maçonnique « l’ordre artificiel d’un groupe substitué à l’ordre naturel de la famille, du métier27 ». Une telle lecture semble corrélée à son engagement militant qui se radicalise dans la seconde moitié des années 1930, dans un contexte de fascisation d’une partie des intellectuels français, parmi lesquels des historiens. Si l’apologie de la cause coloniale qui imprègne les travaux des historiens coloniaux est aujourd’hui documentée, l’adhésion de certains d’entre eux au régime de Vichy, quoique relevée28, demeure cependant un point aveugle.

  • 29  ANOM, 92 APC 18/62.
  • 30  Rémy Handourtzel, Vichy et l’école, 1940‑1944, Paris, Éditions Noêsis, 1997, p. 117.
  • 31  Jean-Michel Barreau, « Abel Bonnard, ministre de l’Éducation nationale sous Vichy, ou l’éducation (...)
  • 32  AN 3W/77 A62.
  • 33 AN, F/17/16847, CSE, audition de Joseph Vendryes. Voir aussi Claude Singer, « L’échec du cours anti (...)
  • 34  Blanche Maurel, Saint-Domingue et la Révolution française. Les représentants des colons en France (...)
  • 35  Instituteur, il était membre du Cercle Fustel de Coulanges et du comité de rédaction de l’École fr (...)
  • 36  Blanche Maurel, Bernard Faÿ, Jean Equy, Histoire de France des origines à nos jours, 1re partie : (...)
  • 37  Page de présentation de l’éditeur, second volume.
  • 38  Henri Labroue, « Enseignement de l’histoire et judéo-maçonnerie », Au Pilori, 23 décembre 1943.
  • 39  Émile Bocquillon, « La franc-maçonnerie entre dans notre Bibliographie scolaire », Le Réveil des F (...)

9Maurel collabora activement sous l’Occupation. Proche du cofondateur du MSR Eugène Deloncle29, elle intégre en avril 1942, comme d’autres membres du Cercle Fustel de Coulanges30, le cabinet du ministre de l’Éducation nationale collaborationniste Abel Bonnard31. Chargée de mission déléguée aux questions de l’Enseignement supérieur, des Beaux-Arts, des Archives et de la Recherche scientifique, sa fonction consista aussi à exercer une surveillance sur la direction de l’enseignement supérieur en accentuant le contrôle des enseignants, en particulier des enseignants juifs, des nominations et des sanctions pour le compte du cabinet du ministre32. Appuyant Bonnard dans la création d’enseignements racistes et antisémites, elle participe à l’inauguration de la chaire d’« Histoire du judaïsme » à la Sorbonne, le 15 décembre 1942, au cours de laquelle elle est bousculée par des étudiants protestant contre cet enseignement antisémite confié à Henri Labroue33. En 1943, tout en développant son étude des représentants des colons de Saint-Domingue sous la Révolution34, elle publie aux côtés de Jean Equy35 et de Bernard Faÿ, alors administrateur général de la Bibliothèque nationale et pivot de la politique anti­maçonnique de Vichy, deux volumes d’une Histoire de France, manuel d’enseignement primaire destiné à la préparation du certificat d’études36. Application des nouveaux programmes célébrant la Révolution nationale et se conformant « très exactement aux instructions officielles37 », cette publication est saluée par la presse collaborationniste pour ses observations antisémites et antimaçonniques. Il s’agit alors, selon Henri Labroue, du « premier manuel qui n’hésite pas à déclarer que l’immigration massive des étrangers et spécialement des Juifs menaçait la France dans son unité nationale38 ». L’instituteur et journaliste Émile Bocquillon soulignait quant à lui « l’esprit nouveau de vérité qui anime les auteurs » concernant la Révolution française, une « plaie individualiste » aux « idées destructrices » causée par la franc-maçonnerie39.

  • 40AN Z/6NL/122.
  • 41Ibid.
  • 42Claude Singer, op. cit., p. 277.
  • 43AN Z/6NL/122.
  • 44ANOM, 92 APC/19/63. Sur le rôle du Conseil d’État dans la révision des mesures d’épuration, voir A (...)
  • 45  Les activités de Blanche Maurel sous Vichy feront l’objet d’un article ultérieur.

10Suspendue de ses fonctions à la Libération, Maurel est arrêtée le 7 octobre 1944, inculpée d’intelligence avec l’ennemi40 puis écrouée à Fresnes. Mise en liberté provisoire en février 1945 pour raisons médicales, son affaire est finalement classée le 7 décembre 194541. Organisant méticuleusement sa défense, elle insiste comme de nombreux accusés sur l’aspect purement « technique » de sa fonction au ministère42 et reçoit l’appui de prestigieux témoins à décharge, parmi lesquels les professeurs à la Sorbonne Pierre Renouvin et Charles Edmond Perrin, ou l’administrateur du Collège de France, Edmond Faral43. Révoquée sans pension le 19 mars 1947, elle obtient l’annulation de cet arrêté et le rétablissement de sa pension en 1951 suite à un recours auprès du Conseil d’État44, avant d’être mise à la retraite d’office l’année suivante45.

Du collaborationnisme à la défense de l’« Algérie française »

  • 46  Claude Singer, op. cit., p. 331‑332.
  • 47Ibid., p. 344‑345.

11Les trois lois d’amnistie comprises entre août 1947 et août 1953 vont remettre en cause l’épuration, en engageant un processus de réintégration progressif des épurés46. La dernière loi d’amnistie du 6 août 1953 est alors vécue par ces derniers comme la première pierre d’une réhabilitation générale. À cette période, Blanche Maurel participe avec certains d’entre eux à l’Union des intellectuels indépendants (UII), association créée en 1950 dont elle devient la secrétaire adjointe. Ses membres réclament alors des indemnisations systématiques pour les épurés, perçus comme les victimes d’une justice d’épuration assimilée à la « Terreur47 ».

  • 48  Blanche Maurel, Le Vent du large…, op. cit.
  • 49  ANOM, 92 APC/17/61.
  • 50  Jacques Langlois, « Un récit d’actualité : la révolte de Saint-Domingue sous “l’autre Révolution”  (...)
  • 51Ibid., extrait tronqué du discours de l’abbé Maury cité par Blanche Maurel, Le Vent du Large…, op. (...)
  • 52  Voir à ce sujet Frédéric Régent, « Préjugé de couleur, esclavage et citoyennetés dans les colonies (...)
  • 53  ANOM, 92APC/17/61, Lettre de Blanche Maurel à Jean d’Esme, 2 juillet 1953.
  • 54  Sur la notion de perte coloniale, voir Carlo A. Célius, « Crise du discours colonial et apparition (...)

12En 1952 paraît Le Vent du Large ou le destin tourmenté de Jean-Baptiste Gérard, Colon de Saint-Domingue, un récit dense inspiré par les papiers de son ancêtre. Dans ce dernier, la méthodologie historienne laisse souvent place à un roman colonial où le héros assiste, impuissant, aux massacres des blancs – décrits avec emphase – et à la disparition d’un univers colonial idéalisé48. Le lancement de ce livre, qui connaît un premier succès parmi les connaissances de Maurel, permet d’entrevoir la pérennité des cercles maurrassiens et la restructuration du Cercle Fustel de Coulanges. Aux côtés d’Henri Massis, de Marie-Madeleine Martin ou de Pierre Gaxotte, Maurel associe la promotion à la militance lors de cocktails littéraires de l’UII, lieux de sociabilité mondaine qui font la renommée de l’association49. Si son livre retrace le parcours d’un Bayonnais devenu colon à Saint-Domingue avant d’être entraîné dans les Révolutions française et haïtienne sans faire explicitement référence au présent, la presse d’extrême-droite souligne dans ses recensions l’analogie avec une actualité marquée par les décolonisations. Dans un long compte rendu publié dans Rivarol50, Jacques Langlois s’enthousiasme pour ce « récit d’actualité » dont il faut tirer les enseignements. Il était, assurait-il, « encore temps d’empêcher que nos possessions africaines connaissent le sort de Saint-Domingue ». Arguant que « les noirs ne sont pas mûrs pour faire de la politique », il appuyait son propos raciste par un extrait du discours du député contre-révolutionnaire Jean-Sifrein Maury, adressé à l’Assemblée constituante en 1791 : « Que les hommes de couleur ne deviennent citoyens actifs qu’après un certain nombre de générations ! Le jour où vos colonies ne seront plus habitées par les blancs et dirigées par les blancs, vous n’aurez plus de colonies… et les noirs, livrés à l’impéritie, à la paresse de leur caractère, mourront de faim51 ». Maurel faisait siennes ces paroles de l’abbé Maury contre le décret de la Constituante du 15 mai 1791, qui reconnaissait, selon eux aux dépens des colons blancs, les droits politiques des libres de couleur nés de père et de mère libres52. Pour elle aussi, le passé s’avérait fort semblable au présent53 et son récit historique relatant la « perte de Saint-Domingue54 » révélait en filigrane son appréhension du temps présent.

  • 55  René Malliavin fonda les Écrits de Paris en 1947, puis Rivarol quatre ans plus tard.
  • 56  Blanche Maurel, « Paix d’illusions », Écrits de Paris. Revue des questions actuelles, avril 1962, (...)

13La défense de l’empire colonial, celle de l’« Algérie française » en particulier, cristallise au fil des ans l’attention des membres de l’UII et s’impose comme un nouveau combat à mener. L’association apporte ainsi son soutien à l’OAS et au putsch des généraux. Dans les Écrits de Paris55, périodique d’extrême-droite rassemblant des pétainistes, anciens collaborateurs et sympathisants de l’Action française, Maurel publie, en avril 1962, un article dénonçant les accords d’Évian56. Étayé par une vision décliniste et par une perception inquiétante des musulmans et de « l’Islam, formateur des âmes », son argumentaire prétendait une fois encore éclairer le présent à la lumière du passé en montrant le caractère itératif et illusoire de ces négociations. La France avait accepté de traiter avec le Gouvernement provisoire de la République algérienne comme elle l’avait fait au siècle précédent avec l’émir Abdelkader, en ignorant les ressorts de « la mentalité musulmane » présentée comme intrinsèquement hostile et belliciste. Elle se condamnerait alors, selon Maurel, à reproduire les erreurs du passé.

14Nourrie de pensée maurrassienne, Blanche Maurel a modelé son interprétation du passé et sa lecture contre-révolutionnaire en étudiant l’histoire tardive de la colonie de Saint-Domingue. L’événement révolutionnaire honni n’est alors plus seulement représenté comme un effondrement national mais comme le fondement d’une autre destruction, celle de l’empire colonial, qui résonne dans le présent d’après-guerre et dans le contexte de la guerre d’indépendance algérienne. La reconstitution du parcours intellectuel et politique de cette historienne coloniale, qui croise plusieurs champs historiographiques, illustre une trajectoire marquée par un soutien au colonialisme et au régime de Vichy, qu’elle put assumer sans obstacle jusqu’à sa mort. Cette étude constitue aussi une plongée dans une généalogie de l’extrême-droite française. Cette dernière a beaucoup protesté contre le sort qui lui avait été réservé par les juridictions d’exception mises en place par la Résistance lors de la Libération. Le cas étudié montre une autre réalité et témoigne de la persistance du pétainisme qui sut tirer profit de l’anticommunisme de la guerre froide et rallia les défenseurs de la cause coloniale. L’historienne Blanche Maurel en fut une représentante redoutablement efficace.

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Notes

1  « Elle avait, dans les milieux et dans l’Université, par ses travaux personnels en matière d’histoire coloniale et par son enseignement, acquis l’estime unanime : la droiture de son caractère, le dévouement qu’elle apportait dans l’accomplissement de ses charges professionnelles étaient connus. » ANOM, 92 APC 18/62, Extrait du témoignage de Pierre Renouvin à l’attention de l’avocat de Blanche Maurel, 18 janvier 1945.

2  Gabriel Debien soutint son doctorat d’État en 1951. Sa thèse principale, dirigée par Georges Lefebvre, portait sur l’histoire du club Massiac, une société de colons esclavagistes de Saint-Domingue formée à Paris au début de la Révolution française. Il publia de nombreuses chroniques bibliographiques sur l’histoire de Saint-Domingue et des Antilles, plusieurs études sur les « réfugiés de Saint-Domingue » et travailla à documenter le quotidien et les origines des esclaves des Antilles françaises.

3  Médéric-Louis-Elie Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’Isle Saint-Domingue (3 vol., 1797), Blanche Maurel, Étienne Taillemite (éd.), Paris, Société de l’histoire des colonies française et librairie Larose, 1958.

4  Voir les travaux de Claude Singer, L’Université libérée, l’Université épurée (1943‑1947), Paris, Les Belles Lettres, 1997, « L’échec du cours antisémite d’Henri Labroue à la Sorbonne (1942‑1944) », Vingtième Siècle, revue d’histoire, no 39, 1993, p. 3‑9, et le roman biographique de Michèle Sarde, Revenir du silence. Le récit de Jenny, Paris, Éditions Julliard, 2016.

5  Un biais de genre peut-il expliquer ce désintérêt ? Personnage souvent effacé, Maurel représente pourtant un cas typique de collaboration politique. À ce sujet, voir Anne Simonin, « La femme invisible : la collaboratrice politique », Histoire@Politique, no 9, 2009, p. 96.

6  Blanche Maurel, Le Vent du Large ou le destin tourmenté de Jean-Baptiste Gérard, colon de Saint-Domingue, Paris, La Nef de Paris Éditions/Éditions du Conquistador (Bruxelles impr. : G.I.G), 1952, page de dédicace.

7  AN, F/12/2803.

8  ANOM, 92 APC/1‑21, papiers Blanche Maurel.

9  Blanche Maurel, Paris. Ses origines, sa croissance, son histoire, Paris, Éditions Albin Michel, 1932.

10  Blanche Maurel, Cahiers de doléances de la colonie de Saint-Domingue pour les États-généraux de 1789, Paris, Librairie Ernest Leroux, 1933.

11  Blanche Maurel, « Un député de Saint-Domingue à la Constituante : J.-B. Gérard », Revue d’histoire moderne, t. 9, no 13, 1934, p. 227‑252.

12  Voir Carole Reynaud-Paligot, La République raciale. Paradigme racial et idéologie républicaine, 1860‑1930, Paris, PUF, 2006, p. 167‑180.

13  Société fondée en 1912 par le professeur d’histoire et administrateur colonial Alfred Martineau. La revue, publiée à partir de 1913, porte initialement le nom de Revue de l’histoire des colonies françaises. Elle devient, en 1932, la Revue d’histoire des colonies puis, en 1959, la Revue française d’histoire d’outre-mer avant de prendre sa dénomination actuelle en 2001, Outre-mers. Revue d’histoire.

14  Pierre Singaravélou, Professer l’Empire. Les « sciences coloniales » en France sous la IIIe République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 274.

15  ANOM 92 APC/16/44, Lettre de Gabriel Debien à Blanche Maurel.

16  Catherine Coquery-Vidrovitch, « La Revue française d’histoire d’outre-mer : de la Revue d’histoire des colonies françaises à une revue d’histoire du monde non occidental (1959-c.1990) », Outre-mers. Revue d’histoire, « Cent ans d’histoire des outre-mers. SHOM, 1912‑2012 », t. 99, no 376‑377, 2012, p. 499‑507.

17  AD Gironde, 73 J 831, Lettre de Blanche Maurel à Gabriel Debien.

18  Charles Porset, « Les Francs-maçons et la Révolution (autour de la “Machine” de Cochin) », Annales Historiques de la Révolution française, no 279, 1990, p. 14‑31. Pour une mise au point historiographique, voir Éric Saunier, « Franc-maçonnerie et Révolution française : vers une nouvelle orientation historiographique », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, no 87, 2002, p. 121‑136. Sur les liens entre Cochin et l’Action française, voir Philippe Boutry, « L’Action française, la Révolution et la Restauration », Michel Leymarie et Jacques Prevotat (dir.), L’Action française. Culture, société, politique, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008, p. 25‑59.

19  Sur l’Action française dans l’entre-deux-guerres, voir Brian Jenkins, « L’Action française à l’ère du fascisme : une perspective contextuelle », Michel Dobry (dir.), Le Mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Éditions Albin Michel, 2003, p. 107‑154. Pour une histoire générale de l’Action française, voir Eugen Weber, L’Action française, Paris, Éditions Stock, 1964.

20  AN, 3W/82 R39.

21  Juliette Fontaine, Vichy face aux instituteurs. Réformer les politiques scolaires en contexte autoritaire, Paris, Dalloz, 2021, p. 41‑42 ; Catherine Valenti, « L’Action française et le Cercle Fustel de Coulanges à l’école de l’Antiquité (première moitié du xxe siècle) », Anabases, no 4, 2006, p. 49‑64.

22L’Information universitaire, 14 mars 1936 ; Le Temps, 26 mars 1936. Voir également Juliette Fontaine, Vichy face aux instituteurs. Réformer les politiques scolaires en contexte autoritaire, op. cit., p. 158‑159.

23  Citons Gaston Doumergue, le maréchal Pétain ou encore les académiciens Maxime Weygand et Abel Bonnard.

24L’Information universitaire, 14 mars 1936.

25  Blanche Maurel, « Une société de pensée à St-Domingue. Le cercle des Philadelphes au Cap français », Franco-American Review, New Haven, 1938, vol. 11, no 3, p. 143‑168, republié sous le titre « Une société de pensée à Saint-Domingue, le “Cercle des Philadelphes” au Cap français », Revue française d’histoire d’outre-mer, t. 48, no 171, 1961, p. 234‑266.

26James E. McClellan III, Colonialism and Science : Saint Domingue and the Old Regime, Chicago, Londres, University of Chicago Press, 1992 ; « L’historiographie d’une académie coloniale : le Cercle des Philadelphes (1784‑1793) », AHRF, no 320, 2000, p. 77‑88.

27  Blanche Maurel, « Une société de pensée à St-Domingue. Le cercle des Philadelphes au Cap français », art. cit.

28  Voir par exemple Sophie Dulucq, Écrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale : xixe-xxe siècles, Paris, Karthala, 2009, p. 209‑210.

29  ANOM, 92 APC 18/62.

30  Rémy Handourtzel, Vichy et l’école, 1940‑1944, Paris, Éditions Noêsis, 1997, p. 117.

31  Jean-Michel Barreau, « Abel Bonnard, ministre de l’Éducation nationale sous Vichy, ou l’éducation impossible », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 43, no 3, 1996, p. 464‑478.

32  AN 3W/77 A62.

33 AN, F/17/16847, CSE, audition de Joseph Vendryes. Voir aussi Claude Singer, « L’échec du cours antisémite d’Henri Labroue à la Sorbonne (1942‑1944) », art. cit.

34  Blanche Maurel, Saint-Domingue et la Révolution française. Les représentants des colons en France de 1789 à 1795, Paris, Presses Universitaires de France, 1943.

35  Instituteur, il était membre du Cercle Fustel de Coulanges et du comité de rédaction de l’École française, périodique destiné aux « instituteurs patriotes » et dirigé par Serge Jeanneret.

36  Blanche Maurel, Bernard Faÿ, Jean Equy, Histoire de France des origines à nos jours, 1re partie : des origines à 1610, enseignement primaire 2e cycle : préparation au certificat d’études, Paris, J. de Gigord, 1942/2e partie : de 1610 à nos jours, Paris, J. de Gigord, 1943. À partir de 1950, les éditions J. de Gigord rééditent ce manuel en prenant soin d’effacer le nom de Bernard Faÿ et les passages les plus compromettants, voir Blanche Maurel et Jean Equy, Histoire de France des origines à nos jours, 2e partie : de 1610 à nos jours, Paris, J. de Gigord, 1950.

37  Page de présentation de l’éditeur, second volume.

38  Henri Labroue, « Enseignement de l’histoire et judéo-maçonnerie », Au Pilori, 23 décembre 1943.

39  Émile Bocquillon, « La franc-maçonnerie entre dans notre Bibliographie scolaire », Le Réveil des Français, 18 septembre 1943.

40AN Z/6NL/122.

41Ibid.

42Claude Singer, op. cit., p. 277.

43AN Z/6NL/122.

44ANOM, 92 APC/19/63. Sur le rôle du Conseil d’État dans la révision des mesures d’épuration, voir Alain Bancaud et Marc-Olivier Baruch, « Vers la désépuration ? L’épuration devant la juridiction administrative, 1945‑1970 », in M.-O. Baruch (dir.), Une poignée de misérables : l’épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2003, p. 480‑512.

45  Les activités de Blanche Maurel sous Vichy feront l’objet d’un article ultérieur.

46  Claude Singer, op. cit., p. 331‑332.

47Ibid., p. 344‑345.

48  Blanche Maurel, Le Vent du large…, op. cit.

49  ANOM, 92 APC/17/61.

50  Jacques Langlois, « Un récit d’actualité : la révolte de Saint-Domingue sous “l’autre Révolution” », Rivarol, 24 avril 1953.

51Ibid., extrait tronqué du discours de l’abbé Maury cité par Blanche Maurel, Le Vent du Large…, op. cit., p. 201‑202.

52  Voir à ce sujet Frédéric Régent, « Préjugé de couleur, esclavage et citoyennetés dans les colonies françaises (1789‑1848) », La Révolution française [en ligne], no 9, 2015.

53  ANOM, 92APC/17/61, Lettre de Blanche Maurel à Jean d’Esme, 2 juillet 1953.

54  Sur la notion de perte coloniale, voir Carlo A. Célius, « Crise du discours colonial et apparition de l’historiographie haïtienne », Revue d’histoire des sciences humaines, 34, 2019, p. 67‑93.

55  René Malliavin fonda les Écrits de Paris en 1947, puis Rivarol quatre ans plus tard.

56  Blanche Maurel, « Paix d’illusions », Écrits de Paris. Revue des questions actuelles, avril 1962, p. 32‑38.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sonia Taleb, « De la « perte de Saint-Domingue » à celle de l’Algérie. Les travaux de Blanche Maurel au prisme de ses engagements politiques »Écrire l'histoire, 23 | 2023, 41-48.

Référence électronique

Sonia Taleb, « De la « perte de Saint-Domingue » à celle de l’Algérie. Les travaux de Blanche Maurel au prisme de ses engagements politiques »Écrire l'histoire [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 01 octobre 2024, consulté le 19 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/elh/3433 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.3433

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Auteur

Sonia Taleb

Doctorante en histoire à l’École des hautes études en sciences sociales (CENA/Mondes américains), Sonia Taleb travaille sur l’histoire et la construction historiographique du club Massiac (1788‑1953), une société de riches colons blancs de Saint-Domingue créée à Paris en août 1789 pour défendre le système esclavagiste. Ses recherches portent notamment sur la sociabilité politique des colons pendant la Révolution française, les acteurs esclavagistes en métropole et l’historiographie du Premier Empire colonial français.

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