• 1  Jean Rossignol, Vie de Jean Rossignol, vainqueur de la Bastille, édition établie par Antoine de Ba (...)

1Comment acquiert-on une conscience historique ? Comment s’opère une telle construction de la perception du temps ? Le présent article se propose de suivre l’émergence de la conscience historique d’un acteur de la Révolution française, à partir de la Vie de Jean Rossignol, vainqueur de la Bastille1. Rossignol rédige ses mémoires au cours d’une période de seize mois alors qu’il est détenu au fort de Ham, en Picardie, après le 9 Thermidor. Ce travail d’écriture est donc motivé politiquement : Rossignol s’y défend publiquement face aux accusations thermidoriennes portées contre lui. Source narrative volontaire, ces mémoires nous livrent ainsi un discours qui relève de la pratique politique d’un acteur dans un tournant majeur de la Révolution.

• 2  Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier du xvi^e siècle, Paris, Éditions Fla (...)

2Le parcours de Rossignol est à tout point de vue exceptionnel, offrant un « cas limite représentatif » pour une analyse à l’échelle micro2. Jean Antoine Rossignol naît à Paris le 7 novembre 1759 d’un père facteur aux Messageries et d’une mère factrice. La famille habite le faubourg Saint-Antoine. Après avoir fréquenté l’école jusqu’à l’âge de douze ans, Jean Rossignol devient apprenti dans l’orfèvrerie et travaille pour différents patrons tout en voyageant en province. En 1775, âgé de quinze ans, il s’engage comme volontaire au régiment du Royal-Roussillon puis, en 1783, à vingt-trois ans, il redevient ouvrier orfèvre. En 1789, il participe à la prise de la Bastille puis devient officier provisoire de la compagnie des Vainqueurs de la Bastille. Par la suite, il prend une part active au 10 août 1792, combat en Vendée en tant que capitaine d’une division de gendarmerie puis en tant que général de division en juillet 1793.

• 3  François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Se (...)

3La Vie de Jean Rossignol montre que la conscience historique, structurée par un champ d’expérience et un horizon d’attente, n’est pas un donné ; elle est construite, historiquement et ­socialement. La conversion du regard d’un Jean Rossignol rappelle qu’inversement, l’expérience du temps historique des gens ordinaires, acteurs subalternes et dominés, est justement ordinaire dans la mesure où il ne s’y opère pas de conversion du point de vue, c’est-à-dire dans la mesure où leur rapport au temps historique est non seulement impensé mais subi et déterminé par l’ordre du temps encastré dans les rapports sociaux. De même que dans l’ordre du discours, les dominés sont davantage parlés qu’ils ne parlent par eux-mêmes, nous pourrions envisager comme hypothèse, en prenant appui sur Jean Rossignol, qu’en matière d’historicité, ils sont davantage projetés ou insérés dans le temps qu’ils ne se projettent eux-mêmes. La Révolution offre ainsi un terrain d’observation fécond par son caractère exceptionnel, au cours duquel le cours ordinaire du temps, c’est-à-dire l’ordre du temps, est suspendu, bouleversé et détruit, libérant de la sorte d’autres expériences du temps qui construisent en pratique des historicités nouvelles. L’« historicité » envisagée ici renvoie au rapport au temps historique des acteurs, c’est-à-dire à leurs façons de s’y insérer ou encore, suivant François Hartog, « la forme de la condition historique, la manière dont un individu ou une collectivité s’installent ou se déploient dans le temps3. »

• 4  Saint-Just, Œuvres complètes, A. Krupiec, M. Abensour (éds.), Paris, Éditions Gallimard, 2004, p.  (...)

5Contre l’illusion de la continuité linéaire que pourrait induire le schéma ci-dessous, il importe de souligner que l’expérience du temps de Jean Rossignol est marquée par la discontinuité, celle d’un surgissement à l’histoire. Saint-Just semble lui aussi décrire cette discontinuité lorsqu’il écrit dans L’esprit de la Révolution et de la constitution de France (1791), à propos de juillet 1789 : « L’amour de la liberté fut une saillie4 ».

• 5  Rossignol, op. cit., p. 46.
• 6  Rossignol, op. cit., p. 49.
• 7  Vingt-et-une livres, soit 420 sous, la livre tournois étant une monnaie de compte (dont la valeur (...)

7Ce rapport au temps présente premièrement un horizon temporel restreint, limité à sa personne et au temps court du quotidien. Par exemple, en 1779, Jean Rossignol demande d’« aller en semestre », c’est-à-dire prendre un congé de six mois après quatre ans de service sans prison ni cachot, ce qui était un congé de droit.5 Il ne l’obtient pas, bien qu’il soit le plus ancien de sa compagnie. S’ensuit alors une dispute, suivie d’une bagarre avec le sergent-major d’Ardennes. Arrêté, il s’attend à être pendu. Cherchant à éviter le déshonneur de la pendaison, il tente de se procurer du poison. Il écrit à ce propos : « Je lui remis, pour cette opération, vingt-une livres que j’avais conservées pour aller au pays6. » Voilà donc son horizon temporel pratique en 1779 : il dispose à ce moment-là d’une somme équivalent à un peu moins d’un mois de salaire d’un ouvrier manœuvre et envisage de retourner chez lui en prenant un congé de six mois après plus de quatre ans de service continu dans son régiment7.

• 8  Rossignol, op. cit., p. 33.

8Cet horizon est du reste en adéquation avec l’expérience du temps qui est la sienne depuis son enfance, à savoir un quotidien dicté par les urgences et les imprévus de sa condition : « Je suis né d’une famille pauvre », annonce Rossignol dès la première phrase de ses mémoires8. Tout se passe donc comme si Rossignol était privé, avant juillet 1789, par sa condition sociale, d’une capacité à se projeter dans le temps passé et à venir. L’histoire, la politique, la nation sont absentes de sa conscience. Ce n’est donc qu’à partir de juillet 1789 que Rossignol acquiert une conscience historique. Seuls les événements révolutionnaires de juillet 1789 rendent donc possible sa transformation en sujet historique conscient.

• 9  Ibid., p. 35.
• 10  Ibid., p. 35. Souligné par nous.
• 11  Ibid., p. 35‑38.

9Deuxième trait caractéristique de l’expérience du temps de Rossignol, avant son entrée en Révolution : le temps vécu est un temps imposé du dehors, par ceux à qui il se trouve assujetti dans les différents rapports sociaux. Par conséquent, ce temps est vécu par Rossignol comme contraint et étranger à lui-même. Avant de devenir soldat, Rossignol est placé en apprentissage. « Me voilà en apprentissage, écrit-il. Le marché était ainsi conclu que j’y resterais quatre années pour quatre cents francs d’argent. J’étais content d’avoir quitté la maison paternelle9. » Devenu apprenti, il n’est pourtant pas libre : « J’étais forcé les dimanches et fêtes d’aller à la messe de la paroisse avec [la femme de mon maître]10. » Dans ces pages où se raconte un parcours de l’enfance à l’âge adulte, l’expérience du temps apparaît nettement comme synonyme d’aliénation, d’hétéronomie et d’assujettissement par les mots qui nomment la domination et l’impossibilité d’une projection libre dans le temps. Ces mots sont les suivants : « Je fus réduit à chercher de l’ouvrage », « me mit à la porte » (à deux reprises), « J’étais tombé », « Je n’y faisais que pour vivre », « J’étais forcé », « Il n’y fallait donc pas penser », « Je lui répondis qu’il en était donc le maître », « Je trouvai de l’ouvrage », « Je cherchai de l’ouvrage et j’eus assez de mal à en trouver », « Me voilà encore en route et très léger d’argent11 ». De cette position subalterne, il apparaît alors peu probable pour un homme du peuple de devenir sujet historique, agissant et autonome, conscient de son historicité.

• 12  Ibid., p. 35. Souligné par nous.
• 13  Ibid., p. 36. Souligné par nous.

10Troisième trait caractéristique de cette expérience du temps : l’alternance opposant d’une part un présent imposé, synonyme de colère, d’ennui et de domination, et d’autre part, un temps ouvert à d’autres possibles, avec des tentatives de construire des projets à venir. De ses années d’apprentissage, Rossignol écrit, par exemple : « Je restai dans cette boutique pendant trois années et, comme je savais un peu travailler, je croyais qu’en province les alouettes tombaient toutes rôties ; ce qui m’a décidé à voyager : et le tout pour être mon maître12. » Son départ en province est mû par la volonté d’être libre et en cela il est le fondement d’une projection dans un temps à venir, même si les contours de ce dernier demeurent flous et incertains. De même, Rossignol se dit « content » de son départ de la maison paternelle pour aller en apprentissage. Quittant Paris, il espère faire fortune à Saint-Domingue dans le commerce. Sans ressources suffisantes, son projet échoue : « Arrivé à Bordeaux, je parlai à plusieurs capitaines de vaisseau ; aucun ne voulut me passer à moins de trois cents livres. Je n’en avais alors que deux cents, et par conséquent, je fus réduit à chercher de l’ouvrage13. »

• 14  Ibid., p. 75.
• 15  Ibid., p. 75. Souligné par nous.

11À cette alternance de temps agi et de temps subi se greffe enfin la récurrence des conduites violentes et désordonnées. L’avortement du projet d’émigration à Saint-Domingue enlève à Jean Rossignol tout horizon clair de l’avenir. Dans le chapitre II de ses mémoires, se succèdent alors une série de lieux, de patrons, de mises à pied et d’errances sur les routes en province régulièrement ponctuées de disputes violentes, de bagarres et de duels. À la fin de ses huit années d’infanterie, Rossignol revient à Paris et y travaille chez un nommé Sommier. À nouveau, il se dispute, avec le patron cette fois. « Cette dispute me fit tellement haïr que personne ne voulait plus me donner de l’ouvrage14. » Mais à nouveau, Rossignol est mêlé à une dispute qui le contraint de quitter Paris : « J’eus quelque dispute militaire ; je fus contraint de quitter Paris15. » Temps contraint, temps subi plus qu’agi, ponctué d’affrontements qui réduisent chaque fois à néant les chances objectives pour Rossignol de se projeter pratiquement dans un avenir.

• 16  Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Éditions du Seuil, 2003 (1997), p. 319.

12Cette expérience du temps semble donc confirmer la correspondance entre les structures et les habitus, c’est-à-dire entre les positions et les dispositions, car l’« ambition effective de maîtriser pratiquement l’avenir […] se proportionne en fait au pouvoir effectif de maîtriser cet avenir, c’est-à-dire d’abord le présent lui-même16 ». La capacité de se projeter et d’imaginer un avenir, c’est-à-dire se donner un horizon, présuppose donc une « disposition stratégique » qui se révèle en règle générale absente chez les agents socio-historiques dépourvus de capital (économique, culturel, social). Privés de ressources, ils sont donc privés d’horizon et semblent condamnés, comme le jeune Rossignol, à un présent sans avenir voué à la fatalité de ce qui advient, ce qui encourage alors des conduites incohérentes et parfois autodestructrices.

• 17  Rossignol, op. cit., p. 79.

13Pour Rossignol, l’entrée dans l’histoire se fait à l’occasion de la Révolution, entre avril et juillet 1789. Au début du chapitre IX, Jean Rossignol écrit ce passage qui indique sans doute le changement le plus important dans son rapport au temps au début de la Révolution : « Le 12 juillet 89 je ne savais rien de la Révolution, et je ne me doutais en aucune manière de tout ce qu’on pouvait tenter17. »

• 18  Ibid., p. 83.

16Les 12 et 13 juillet 1789 constituent toutefois pour Rossignol le moment le plus important dans le changement de sa perception du temps historique. « C’était un dimanche et j’étais allé, avec quatre de mes amis, en promenade du côté de Belleville, et sur le coup de six heures nous étions entrés chez un marchand de vin à l’enseigne du Fer à Cheval, pour nous y rafraîchir. » Rossignol restitue ainsi son temps social ordinaire, éloigné du temps politique et historique des élites révolutionnaires, alors incarnées par l’Assemblée nationale constituante. Soudain : « On vint répandre le bruit qu’on abattait les barrières et qu’on les brûlait18. »

• 21  Daniel Bensaïd, « Le temps brisé de la politique », 2006, in Penser agir, Paris, Éditions Lignes, (...)

21Son expérience du temps en est radicalement transformée. Il est tout d’abord urgent d’agir : trouver des armes, sinon, c’est une catastrophe qui s’annonce. Cette façon de penser et d’agir le temps politique de la révolution rejoint un présentisme révolutionnaire qui intensifie exagérément le présent pour saisir ce moment et ses opportunités car, sinon, la catastrophe imminente ne pourra être évitée. Le kairos révolutionnaire de Rossignol gagne en intelligibilité lorsque mis en relation avec « le temps brisé de la politique » de Daniel Bensaïd21.