De l’historicité de l’inconscient
Hervé Mazurel, L’Inconscient ou l’Oubli de l’histoire. Profondeurs, métamorphoses et révolutions de la vie affective, Paris, Éditions de La Découverte, 2021.
Texte intégral
1Dès le préambule de son ouvrage L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire, Hervé Mazurel fait part de son regret que l’histoire et la psychanalyse n’aient pu, jusqu’à ce jour, travailler dans une meilleure entente et complémentarité. Il y présente aussi la visée de son livre reprise en ces termes au moment de conclure : que la psychanalyse et les disciplines de la psyché « puissent entrer dans le giron des sciences historiques » (p. 571).
2L’histoire et la psychanalyse ont plus d’un point commun. Elles s’intéressent toutes deux à « l’inquiétante étrangeté du passé qui affleure et trouble encore le présent ». Elles cherchent à retrouver avec le passé « une familiarité disparue, via une écoute patiente et ouverte (l’écoute flottante du psychanalyste, le calme dépouillement de l’archive par l’historien) permettant une “saisie de l’écart” qui ouvre à la possibilité d’une “connaissance véritable” » (p. 82‑83).
3Dans un parcours érudit et d’une grande ambition, l’auteur entend s’extraire de cette conception qui place selon lui l’histoire au dehors de l’individu, comme si ce dernier n’était qu’une entité étanche à ce qui se passe autour d’elle. Conception qui empêche de « saisir jusqu’à quelles secrètes profondeurs de la psyché descend l’influence du social et de l’histoire » et d’apercevoir que « le social historique travaille souterrainement le sujet jusque dans ses plus intimes retranchements ».
4L’auteur élabore une critique des « modes de pensée non historiques ayant généralement cours dans les disciplines de la psyché » (p. 15). Selon lui, la psychanalyse conçoit l’inconscient comme atemporel et anhistorique, ce qui constitue un obstacle à une rencontre fructueuse entre histoire et psychanalyse et empêche de penser que les transformations psychiques vont inévitablement de pair avec les transformations d’une société. Si la psychanalyse développait une conception plus perméable de l’inconscient, cela l’aiderait à « enrayer son déclin » et son « processus de vieillissement » (p. 18), en évitant le risque de « fossilisation » (p. 36) qui la menace. Mais, pour ce faire, il serait nécessaire que la psychanalyse accepte de devenir « objet d’histoire » (p. 55).
5Le livre est composé de quatre parties. Il travaille dans un premier temps à éclaircir les raisons de ces rendez-vous manqués entre psychanalyse et histoire. Dans un deuxième temps, il explore en détail le dilemme de l’inconscient intemporel et montre comment une historicisation de l’inconscient ouvrirait la possibilité d’une réconciliation. Enfin, dans les deux dernières séquences, il s’engage dans une exploration des profondeurs, des métamorphoses et révolutions de notre vie affective et inconsciente.
6Tout au long de son livre, Hervé Mazurel soutient que la psychanalyse ne s’est jamais véritablement intéressée à l’histoire là où celle-ci, bien que réticente au début, aurait fini dans les années 1970 par s’ouvrir aux apports de la psychanalyse. Des concepts tels que le « refoulement » et le « retour du refoulé » ont alors commencé à imprégner le vocabulaire des historiens. Une attention particulière aux détails insignifiants, une appréhension non linéaire du temps, les ont aussi beaucoup inspirés en leur apprenant à se rendre « plus attentifs au contact des sources, au tu, à l’oublié, au latent » et permis tant le creusement de la réflexion historienne qu’une interrogation sur « l’impensé de son propre savoir » (p. 89‑90).
7Pour illustrer cet oubli de l’histoire, l’auteur prend quelques exemples censés montrer comment Freud n’a pris en compte que le biographique, tant pour l’analyse de ses patients que pour l’analyse de certaines figures célèbres, délaissant tout l’environnement historique dans lequel elles évoluaient. Hervé Mazurel indique qu’on ne peut rien connaître de l’individu « sans la restitution patiente des cadres mentaux du temps, des façons de sentir et des manières d’être au monde qui étaient propres à son milieu et à son époque » (p. 62). Comme d’autres avant lui, il prend l’exemple controversé – y compris au sein de la psychanalyse – du travail de Freud sur Léonard de Vinci et de l’analyse, selon lui biaisée, de son souvenir d’enfance. Freud n’y soulignerait que le sens sexuel latent qui s’y cache et ferait fi de tout le reste. Comme si la psychanalyse avait « presque toujours tendu à minorer l’influence du contexte social, politique et historique », se refusant à prendre la mesure de ses incidences sur la vie psychique des sujets qu’elle accompagne « dans la délicate exploration de leur inconscient » (p. 126). Hervé Mazurel entend au contraire montrer que les métamorphoses de la société et des mœurs transforment la façon dont s’expriment les névroses ou les psychoses. Autrement dit, les désordres intimes changent en fonction des époques et de ce que celles-ci valorisent ou exècrent. L’inconscient n’est pas un invariant ne laissant aucune prise à l’évolution des normes et des interdits. Une formule empruntée à Michel Foucault résume bien cette idée : l’inconscient ne saurait échapper à la « râpe de l’histoire » (p. 139).
8Hervé Mazurel affiche un désir d’une extrême ambition, celui que l’histoire puisse aux côtés de la psychanalyse devenir « thérapie du vivant ». Elle pourrait ce faisant aider « nos contemporains, pris dans les silences et traumatismes de leurs aïeux […] les crises qu’ils ont traversées, les tensions qui les habitaient ou les événements dont ils ne sont jamais “sortis” » (p. 116). Il invite les psychanalystes et les historiens à « couturer ensemble » en approfondissant « le travail du deuil », afin que les individus et les communautés trouvent une « juste distance au passé », entre le « trop-plein de mémoire » et le « trop-plein d’oubli » (p. 117).
9Ce travail de l’histoire est certes absolument essentiel. L’expression « thérapie du vivant » tend cependant à édulcorer la complexité des questions auxquelles sont confrontés tous ceux qui tentent de soigner depuis que le monde est monde. Soigner est loin d’aller de soi : qui soigne et qu’est-ce qui soigne ? La clinique enseigne chaque jour le caractère éminemment problématique du concept de guérison.
10S’intéressant à la sociologie et à l’anthropologie, Hervé Mazurel s’attelle à montrer comment dépasser une opposition qu’il juge stérile. Il s’appuie sur des auteurs tels Norbert Elias ou Pierre Bourdieu qui invitent à sortir d’une conception statique et fixiste de la psyché par une exploration des sous-sols de l’histoire collective, des transformations continues et réciproques des structures sociales et psychiques. L’émergence des mots « sexualité » au xixe ou « maladie mentale » à la fin du xviiie sont des exemples instructifs : ils montrent combien les mots résultent d’une histoire « inséparable des discours et dispositifs de pouvoir » qui ont contribué à les constituer (p. 290). Hervé Mazurel compare le xixe qui considérait la masturbation comme une faute grave, à notre époque qui tend parfois à envisager l’absence de masturbation comme pathologique : les frontières du normal et du pathologique sont mouvantes, les seuils de tolérance et d’intolérance fluctuent, ce qui va de pair avec les métamorphoses de ce que l’on refoule. Il en va de même pour la nosographie qui désigne des maux différents sous un même nom (tel le terme de « mélancolie ») ou qui, à l’inverse, tend aujourd’hui à inventer en permanence un nouveau lexique diagnostique.
11Composer une telle histoire des sensibilités, se faire historien de l’inconscient n’a rien d’évident – l’auteur le souligne à la fin du livre. Car les métamorphoses de la vie affective ne sont faciles ni à déceler, ni à dater : il s’agit d’une « histoire lente », « sans saccades ni à-coups », si bien « qu’elle nous échappe le plus souvent » (p. 554). Ce travail en finesse est supposé permettre de « repérer les mille et une manières dont le social s’enfouit dans les corps, dont la culture imprègne la personnalité, dont l’histoire travaille le sensible jusqu’à s’inscrire au creux de nos économies psychiques ». Si elle oubliait moins l’historicité de l’inconscient, la psychologie des profondeurs pourrait ainsi devenir histoire des profondeurs (p. 563).
12« Historicité », Hervé Mazurel le reconnaît volontiers, est « le maître mot » qui ordonne toute cette enquête. Historiciser le rêve, la pulsion, l’inconscient, la culture, le refoulement, le temps, la sexualité, c’est en effet ce à quoi il s’attache tout au long de cet ouvrage.
13Quelques points suscitent cependant l’interrogation. La pensée de Freud, à laquelle Hervé Mazurel consacre de nombreuses pages, est en mouvement perpétuel et plus transgressive qu’il ne le donne à entendre. Freud explicite souvent dans ses textes ses trébuchements et hésitations, ouvrant ainsi la possibilité d’une reprise critique par d’autres de sa pensée. Ainsi, dans les Trois Essais sur la théorie de la sexualité, texte que Freud a remanié en y ajoutant des notes tout au long de sa vie, il plaide pour une certaine anormalité et montre que l’accession à une sexualité génitale n’est ni une fin en soi ni le sommet d’une sorte de pyramide surplombant les différents stades (oral, anal). Demeurent des points de fixation, et c’est précisément là que se dessine la singularité du désir d’un individu. Sa théorie ne se réduit pas à une « tendance à conformer l’individu au modèle social » ni à envisager la sexualité adulte normale comme une sortie de la sexualité perverse et polymorphe.
14Il en va de même pour la critique que l’auteur adresse à ce qu’il désigne comme le « biologisme » de la théorie freudienne des pulsions (p. 283). Jean Laplanche, dans Vie et mort en psychanalyse (1970), montre au contraire la dimension de subversion du biologique opérée par le concept de pulsion. Celle-ci se construit en s’appuyant sur le biologique, mais un processus de dérivation l’amène à s’en éloigner. Le besoin – du côté de l’instinct et du biologique – et la pulsion – du côté du désir et du psychique – sont très clairement distingués. Dans les premières pages de « Pulsions et destins des pulsions » qui ouvrent la Métapsychologie (1915), Freud explicite le statut de ces « concepts fondamentaux » qu’il a besoin de construire – pulsion, inconscient, refoulement – et qui doivent nécessairement faire l’objet d’une perpétuelle redéfinition. Ces concepts sont inventés pour mieux appréhender la clinique et rendre compte de processus psychiques qu’on ne peut pas cerner aisément. Nous ne recevons pas des inconscients dans nos cabinets, mais des sujets dont certains trébuchements, dans la parole et dans le discours, conduisent à l’hypothèse de l’inconscient.
15Hervé Mazurel dit adresser ses critiques à des psychanalystes orthodoxes qui restent imperméables aux métamorphoses de notre société. Cette psychanalyse est néanmoins loin d’être majoritaire aujourd’hui et l’auteur ne rend pas suffisamment compte de tout ce qui s’est inventé et continue de s’inventer chaque jour au contact de la clinique. C’est d’ailleurs en se métamorphosant qu’elle a pu investir diverses institutions, telles que l’hôpital, la prison, les centres d’hébergement ou encore l’université.
16Dans ce livre écrit par un historien, on ne peut qu’être frappé par le peu de place fait à la clinique alors que son ambition est pourtant de travailler au plus près du sensible. Les psychanalystes insistent sur la richesse de l’enseignement issu des patients. C’est au contact de la clinique que la théorie s’ajuste et se réajuste en permanence. Or, avoir à faire à la clinique, c’est précisément avoir à faire avec l’histoire singulière du patient, indissociable du moment de l’histoire dans lequel il s’inscrit. À chaque séance, les patients témoignent de la façon dont ils se « débrouillent » avec les nouvelles normes, injonctions, interdictions plus ou moins aliénantes. On repère également tous les jours, et cela ne peut être dissocié d’une dimension historique et sociale, que certaines dénominations diagnostiques prennent le dessus quand d’autres sont délaissées et reléguées. On peut penser aux notions de « burn out », d’« HPI » (haut potentiel intellectuel), de « TOC » ou encore de « TCA » qui sont devenues hégémoniques, là où le terme de « folie » est interdit, voire proscrit dans le vocabulaire psychiatrique d’aujourd’hui. À notre époque, repérer et accueillir l’anormal est mal vu ; les psychologues et psychanalystes sont de plus en plus invités à œuvrer à normaliser l’anormal, le civiliser pour ainsi dire. De nouvelles méthodes telles le rétablissement, l’éducation thérapeutique ou encore la remédiation cognitive ne cessent d’inonder le champ de la prise en charge des patients, notamment en psychiatrie.
17« Rétablir », « rééduquer », « remédier », « réinsérer », constituent une sorte de novlangue ajustée aux impératifs d’un discours qui promeut la flexibilité, la productivité, sous des normes mondialisées. Nous traversons un moment où la notion d’efficacité elle-même vient imprégner la pratique thérapeutique. Il incombe aux cliniciens de soigner vite et bien les patients afin de les « reconditionner » au monde du travail. Dans ce contexte social, historique et politique, résister à ces injonctions et défendre un autre modèle thérapeutique devient un enjeu majeur et constitue une forme de résistance. Une situation qu’une psychanalyse à l’écoute de la clinique contemporaine prend en compte dans son historicité manifeste. Pour être à l’écoute de l’inconscient perméable à l’histoire, donnant à entendre des temporalités qui s’entrechoquent, encore faut-il disposer d’espaces où il est encore possible de prendre le temps d’écouter et d’accueillir les paroles, les angoisses et les rêves singuliers et imprévisibles de la vie psychique.
Pour citer cet article
Référence papier
Julie Burbage, « De l’historicité de l’inconscient », Écrire l'histoire, 23 | 2023, 194-197.
Référence électronique
Julie Burbage, « De l’historicité de l’inconscient », Écrire l'histoire [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 01 octobre 2024, consulté le 10 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/elh/3558 ; DOI : https://doi.org/10.4000/elh.3558
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