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1L’historicisme de Gramsci au regard de l’histoire de France procède, dans une perspective kantienne, tout autant d’une déduction subjective accordant une part centrale à l’imagination historique que d’une déduction objective apte à produire des concepts. Gramsci structure la temporalité historique au niveau européen dans le but d’enrichir la connaissance de la temporalité historique de l’Italie. Son attention porte prioritairement sur une chaîne d’événements de l’histoire de France se trouvant au centre d’une structure historique ­complexe au titre d’une philo­sophie de la praxis de facture historiciste au sens hégélien. Le temps et l’espace, d’un événement à l’autre, ne s’appréhendent pas comme un dispositif ­composé d’effets temporels relevant de causes structurelles. Spatialité et temporalité, en tant que formes transcendantes aux événements historiques, se situent à parts égales au niveau des conditions de possibilité de l’expérience des phénomènes historiques et des conditions de production des structures historiques. Une telle ouverture aux possibles implique deux sortes de successions temporelles : la première déduction temporelle est d’ordre objectif, elle matérialise l’historicité à l’aide d’une série de concepts, ceux de Lumières, de jacobinisme, de national populaire au plan analytique, et d’hégémonie, de structure-superstructure au plan synthétique. Nous sommes ici dans l’horizon du rationalisme de l’histoire effective. La seconde déduction temporelle est d’ordre subjectif : elle ouvre des possibles à l’horizon de l’hétérogénéité de l’histoire. L’établissement d’un lien organique entre cette double déduction se concrétise de manière fondatrice dans le déploiement de la subjectivité du langage. Comme le montrent Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, Gramsci, au titre de la tradition linguistique dominante de son siècle, situe le temps de la langue au cœur d’enchaînements complexes, hétérogènes, dans la mesure où la langue n’est pas une simple nature dans un temps objectif. C’est là qu’intervient un critère central dans la démarche gramscienne, la traductibilité des langages et des cultures. Gramsci a été l’élève, à Turin en 1911‑1912, du linguiste Matteo Bartoli, connu par ses travaux sur l’horizon social de l’interférence linguistique. S’y adjoint dans sa pensée linguistique l’horizon temporel de la linguistique historique repris des travaux des linguistes français Michel Bréal et Antoine Meillet. Gramsci retient plus particulièrement le rôle que Bréal attribue à la métaphore, surtout temporelle, dans l’ordre sémantique, en désignant des stratégies d’historicisation par l’usage des termes métaphoriques d’immanence, d’anatomie de la société et de structure/superstructure. Avec Meillet, il adjoint ce qui relève du lien temporel entre langage, civilisation et classe, sous l’égide de l’hégémonie de la langue nationale. Dans l’ordre de la déduction objective du temps, un mouvement intellectuel, les Lumières, un mouvement politique, le jacobinisme, et un auteur, Rousseau, délimitent la rationalité du temps historique. À chaque étape, le mouvement du négatif au positif induit l’unification de temporalités spécifiques dans leur hétérogène même. Guiseppe Cospito montre d’abord en quoi Gramsci, dans ses premiers écrits, multiplie les stéréotypes négatifs à propos du mouvement des Lumières, au titre de son rationalisme encyclopédique, sans négliger la positivité de son rapport à la déduction transcendantale du temps et de l’espace chez Kant et à l’historicisme d’Hegel actualisé par Croce. Dans les Cahiers de prison, le caractère abstrait des Lumières s’estompe au profit de leur positionnement au sein du mouvement historique de traductibilité des langages et des cultures. Les « Lumières politiques » saisies au prisme d’une « réforme intellectuelle et morale du peuple français » participent du caractère « national populaire » d’une « nouvelle culture intégrale française ». Quant au jacobinisme, perçu d’abord comme un autoritarisme, il emprunte la même voie dans les Cahiers de prison en matérialisant le processus révolutionnaire sous la forme du concept de national populaire inhérent à l’hégémonie des classes subalternes, certes dans les limites d’une « révolution bourgeoise ». Ce concept en extension permet alors de comprendre ce qu’il en est du choc temporel des cultures dans la différenciation France-Italie, soit « nation-peuple » d’une part, « nation-rhétorique » d’autre part. De manière plus spécifique, Jean-Claude Zancarini montre comment Gramsci désigne ce qu’il en est de l’unification historique de la culture politique au travers du temps de l’union de la ville et des campagnes sous l’égide de Machiavel et du jacobinisme. En appui sur « la question méridionale », et son corollaire « le bloc agraire », Gramsci infléchit le temps de l’alliance nécessaire des ouvriers formulé par Lénine et Mathiez dans le sens d’une hégémonie du prolétariat comme classe dirigeante reposant sur un consensus/consentement intégrant la paysannerie. Du côté de la pensée progressiste, l’extension du concept de jacobinisme concerne centralement la relation de Gramsci à Rousseau, abordée par Giulio Azzolini. Dans les écrits journalistiques des années 1916‑1919, Rousseau n’est pas considéré comme un penseur moderne en tant qu’inspirateur d’un jacobinisme représentant une démocratie trop abstraite, trop rationaliste, et, de ce fait, située hors de toute déduction subjective du temps. Certes Rousseau introduit les « principes universalistes » dans la temporalité historique, mais son « universalisme », revendiqué de Robespierre à Mathiez, relève d’une « Révolution bourgeoise », aux « idées limites », donc inapte à permettre tout processus d’abolition historique de l’exploitation par le travail. Il en est tout autrement dans les Cahiers de prison, où le temps de la lutte contre l’Action française induit une prise en compte de l’enjeu objectif de la conception rousseauiste de la démocratie au prisme temporel des « manifestations historiques » du droit naturel déclaré par les Jacobins. Le sens négatif du droit naturel, dans sa version abstraite, s’estompe au profit d’un effort pour réactiver la productivité historique du droit naturel sous sa forme contractualiste. Il apparaît chez Rousseau une « seconde nature » où le caractère abstrait du droit naturel est réversible sous la forme du développement historique d’une volonté générale se concrétisant dans une temporalité spécifique à la démocratie authentique.

2Pour sa part, la déduction subjective du temps prend appui sur des courants de pensée et des événements qui réarticulent le caractère objectif de la temporalité nationale populaire. La pensée réactionnaire est au centre d’un tel processus temporel. C’est là où l’extension de l’historicité du jacobinisme permet de caractériser, ainsi que le montre Marie Lucas, un espace gramscien de confrontation avec la pensée réactionnaire au regard de ce qu’il en est de la signification historique de l’école maurassienne et de l’Action française. Gramsci caractérise le nationalisme intégral de Maurras en le qualifiant de « jacobinisme à l’envers » par le fait du mépris de ce penseur français pour les Lumières et l’héritage révolutionnaire. Si la catégorie évolutive de « populaire-national » relève du choc temporel entre politique concrète et politique abstraite, l’analyse par Gramsci de la pensée maurassienne constitue le nœud subjectif de temporalités multiples, voire contradictoires, le nationalisme, le catholicisme intégriste et le positivisme situés à distance des boucles temporelles de « l’histoire effective ». L’objectivité temporelle de la « structure-superstructure » se confronte ainsi, dans les Cahiers de prison, à une forme subjective de la temporalité historique, l’activité de « l’irrationnel » dans l’histoire, et son corollaire « la concentration idéologique », promues par l’Action française comme le montre Natalia Gaboardi. Seule « la lutte » contre le présent temps de l’« irrationnel » peut rétablir l’équilibre temporel de la démocratie. Francesca Antonini montre plus avant la manière dont Gramsci appréhende la temporalité organique de la III^e République française à partir de deux moments particuliers, le boulangisme (1886‑1889) de facture nationaliste et l’Affaire Dreyfus (1894‑1906) au prisme des caractéristiques du laboratoire politique de l’hégémonie bourgeoise républicaine. Dans les premiers écrits de Gramsci, la référence à Dreyfus, via Charles Péguy dans Notre jeunesse, intervient pour mettre l’accent sur le rôle historique de l’« opposition morale » face à la corruption politique. Dans les Cahiers de Prison, Gramsci insiste, à propos de ces événements, sur la consolidation historique de l’hégémonie bourgeoise par la création d’un État laïque au terme d’une longue « crise organique » de la modernité politique puisant ses sources dans la Révolution française. Mais l’échec de la tentative césariste du coup d’État boulangiste, et plus largement de l’action de « forces marginales » introduit aussi une réflexion sur la manière dont la déduction subjective se matérialise sur les marges du temps organique. En quoi les lignes marginales du temps participent-elles de l’imaginaire ? Selon Fabio Frozini, les liens de la pensée de Gramsci à Sorel et Croce permettent de mettre en évidence les rapports entre la temporalité du mythe sous la forme de l’idéologie et l’incarnation de la politique dans l’État. Ce qui revient à souligner l’importance de la dimension morale, voire mythique de la politique inscrite dans un socialisme situé à l’horizon d’« une vision intégrale de la vie » dans la lignée de Sorel. Mais si la question de « l’unité de la théorie et de la pratique » prend objectivement forme temporelle dans la fondation de « l’éthico-politique » au sein de la synthèse suscitée par l’imaginaire de la « politique-passion », c’est que, d’un point de vue subjectif, l’idéologie est bien plus qu’une action en cours, un simple intermédiaire entre la théorie et la pratique. Le mythe est certes théorisable selon Croce, mais il se dissipe à l’épreuve de la passion politique que Gramsci perçoit chez ce penseur comme un équivalent de « la lutte sociale ». Étudié de manière concrète, le mythe peut alors s’incarner dans le « Prince moderne » comme un processus historique de « création de l’imagination (fantasia) concrète » en tant qu’« exemplification historique du « mythe sorelien ». Ici la passion se traduit dans le moi par un langage subjectif à valeur d’action collective. Quant à l’analyse de Romain Descendre relative à la relation de Gramsci au fascisme, située au niveau littéraire, elle confère à la déduction subjective du temps via l’imagination une dimension esthétique unitaire. Il s’agit d’abord de dissocier le « fétichisme émotionnel » du « bas romantisme » en littérature de la valeur sociale du roman-feuilleton en tant que « facteur puissant de la formation de la mentalité et de la morale populaire » (1918). Puis Gramsci, dans les Cahiers de prison, centre notre attention de lecteur sur le romantisme de l’individu héroïsé s’incarnant dans le langage fasciste du surhomme. Par le fait d’une réversibilité temporelle du positif dans le négatif, la tradition française du roman-feuilleton est en Italie une « source culturelle » du fascisme à l’encontre d’une culture vraiment nationale populaire. Le choc des formes de la temporalité historique, au regard de l’histoire de France, relève tout à la fois de l’unité d’événements d’ordre objectif et rationnel par le fait de leur approche conceptuelle, et de la synthèse de mouvements d’ordre subjectif par le fait du rôle que l’imagination y joue. Un tel jeu de langages situé tant au centre que sur les marges du temps s’étend jusqu’à la traduction historiciste des doctrines économiques de Charles Gide et Charles Rist dans leur Histoire des doctrines économiques comme le montre à la fin de l’ouvrage Giulano Guzzone. Les écrits de Gramsci sur la France constituent un laboratoire d’historicité où s’entrechoquent l’effectivité de la force temporelle et la possibilité du pouvoir temporel.