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1L’accélération de l’histoire apparaît aujourd’hui comme l’un des lieux communs marquants de notre temps. Le philosophe Christophe Bouton procède à sa déconstruction critique, ouvrant ainsi des voies nouvelles pour saisir l’historicité des acteurs, c’est-à-dire leurs rapports au temps historique. Le rapport au temps est devenu, au cours des trente dernières années, un thème central tant dans les sciences sociales que dans la vie politique et intellectuelle. En témoignent la réception des Régimes d’historicité de François Hartog, de même que les débats récurrents sur les différentes temporalités de l’action politique face à la crise écologique.

2C’est l’un des apports de Bouton que de procéder à une évaluation critique des régimes d’historicité et du présentisme, non pas pour les évacuer, mais pour les aiguiser par une confrontation féconde entre travaux relevant des sciences sociales et de la philosophie. Il en ressort un cadre théorique nouveau dont la portée heuristique devrait intéresser les sciences sociales. Prenant appui sur la théorie critique de l’histoire de Reinhart Koselleck, Bouton ouvre l’historicité à la « polychronie » de la modernité. Cette notion désigne une pluralité de temporalités non linéaires et enchevêtrées. Ce faisant, il offre la possibilité de restituer la capacité d’agir et de faire l’histoire des acteurs, ainsi que leur singularité dans leur régime d’historicité. L’analyse qui suit examine d’abord les implications du concept de polychronie, pour ensuite exposer les enjeux épistémologiques et politiques de la démarche de l’auteur.

3La polychronie est indissociable de la modernité, soutient Bouton. Elle s’oppose à, et dépasse le régime moderne d’historicité tel que construit par François Hartog. Ce dernier articule le passé, le présent et l’avenir en accordant à ce dernier un rôle prédominant : « l’avenir, c’est-à-dire le point de vue de l’avenir, commande » (François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2012, p. 146). Selon la périodisation proposée par Hartog, cette façon de s’inscrire dans le temps historique et de l’organiser caractériserait les expériences du temps de la Révolution française à la chute du communisme soviétique. Au cours de ces deux siècles, le passé se révèle inapte à éclairer l’action incertaine des modernes. C’est ce conflit entre régime d’historicité ancien (où le passé éclaire l’avenir) et le régime moderne que met en scène la Révolution française et que traverse, notamment, un Chateaubriand.

4Bien qu’il ait insisté sur le caractère heuristique de cet idéal type construit par l’historien·ne, le concept de Hartog a souvent été reçu et mis en œuvre comme si les régimes d’historicité étaient des faits sociaux, comme des structures mentales et culturelles, rejoignant ainsi ces « cadres mentaux » que Fernand Braudel qualifiait, dans un article fameux de 1958, de « prisons de longue durée ». Les Régimes d’historicité distinguaient trois régimes qui se succèdent : un régime ancien fondé sur la primauté du passé, prédominant jusqu’à la fin du xviii^e siècle ; un régime moderne, centré sur l’avenir, de 1789 à 1989 ; puis un régime « présentiste » depuis la fin du xx^e siècle, dans lequel un présent sans rivages englobe le passé et l’avenir. Dans ce schéma, les agents historiques apparaissent soumis à un « ordre du temps » qui s’impose à eux comme un fait social durkheimien. L’historicité des acteurs, c’est-à-dire leur « manière de s’installer et de se déployer dans le temps » (Hartog), se réduit alors, en toute logique structuraliste, à être surdéterminée, passive et répétitive. Les représentations et les expériences du temps des acteurs ont donc ici toutes les chances d’être appréhendées sur le mode d’un reflet mécanique.

5Rompant avec l’échelle macro induite par ce schéma, Christophe Bouton privilégie une focale micro, attentive aux singularités des acteurs. Cela offre la possibilité de prendre en compte le caractère discontinu des expériences et des représentations du temps en se débarrassant du caractère englobant des régimes d’historicité. Pour y parvenir, il a recours à la notion de « contemporain du non-contemporain » de Reinhart Koselleck : l’histoire est ici assimilée à un ensemble de « strates temporelles » (Zeitschichten) hétérogènes dans leur origine et leur durée mais coexistantes (Zeitschichten. Studien sur Historik, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2000).

6Par exemple, même si elle se situe au début du xx^e siècle, l’Histoire de France de Jacques Bainville, parue en 1924, relève clairement du régime d’historicité ancien, celui de l’historia magistra vitae. Un autre exemple, à rebours de la lecture académique dominante, est celui de Marx. À première vue, Marx semble incarner de façon emblématique le futurisme du régime moderne d’historicité. Dans un passage célèbre du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, il critique par exemple le culte révolutionnaire du passé en France : « La révolution sociale du xix^e siècle ne peut puiser sa poésie dans le temps passé, mais seulement dans l’avenir. » Contre toute attente, l’histoire maîtresse de vie et d’action est pourtant bien présente dans l’œuvre intellectuelle et politique de Marx et Engels, insiste Bouton. Dans La Guerre civile en France, par exemple, les références constantes de la Commune à la Révolution française et à l’héroïsme de l’an II ne sont pas critiquées par Marx : autant d’exemples de ce temps non linéaire du « contemporain non contemporain » et des « strates temporelles » enchevêtrées typiques de la polychronie.

7Bouton déjoue ainsi l’ordonnancement schématique et réducteur des historicités qu’induisent les régimes d’historicité entendus comme faits sociaux ou « cadres mentaux ». Il les remplace par une polychronie de la modernité, « pluralité de temporalités avec différents rythmes plus ou moins rapides, différentes échelles de temps, différentes articulations entre le passé et l’avenir » (p. 365). Dans la mesure où cette polychronie questionne les savoirs et concepts communément admis par les historien·nes sur le régime moderne d’historicité, elle constitue un apport conceptuel important pour rendre compte de leur complexité et, peut-être surtout, pour tenter de les construire sur un mode actif et « par en bas », alors qu’ils l’ont été jusqu’à présent par l’abstraction et « par en haut », comme en témoignent les sources littéraires (Chateaubriand, Tocqueville) mobilisées par les analyses de Hartog.

8La démarche de Bouton est donc fondée sur les méthodes que partagent les sciences sociales. Sa déconstruction critique des régimes d’historicité et du présentisme prend appui, par exemple, sur le manque de mise à l’épreuve empirique, que pointent Chris Lorenz et Berber Bevernage (Breaking up Time. Negotiating the Borders between Present, Past and Future, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2013). De même, pour saisir la discontinuité des régimes d’historicité, Bouton évoque leurs conditions de possibilité historiques et sociales en ayant recours aux travaux de Roger Chartier et Jérôme Baschet. Sa démarche s’élève donc contre l’autonomisation des catégories pour proposer une analyse située et attentive aux contextes. Il écrit en ce sens : « À la différence d’une approche globale, une méthode contextuelle permet de révéler des résistances ou des adhésions, des rythmes différents en fonction des domaines étudiés, ce qu’on peut appeler la polychronie des sociétés » (p. 111).

9Derrière l’enjeu épistémologique, un enjeu politique. Car l’auteur offre la possibilité, par ses concepts, de restituer le politique logé dans l’historicité des acteurs, ce que viennent illustrer sa critique des thèses du sociologue Hartmut Rosa et sa critique du présentisme de Hartog. En cause : l’autonomisation des catégories – accélération, présentisme – qui exclut la capacité des acteurs à faire l’histoire alors qu’à l’inverse, une analyse attentive à situer et à étudier les discours et les pratiques dans leur contexte spécifique permet, au contraire, de retrouver cette agency.

10Mai 68 offre en ce sens un exemple significatif de ces deux approches antinomiques. Hartog soutient à ce propos que Mai 68 « est peut-être un tournant plus fort du passage du futurisme au présentisme. Car il y avait encore la perspective révolutionnaire, mais avec cet élément contradictoire du “tout, tout de suite”. Et cela, c’était déjà du présentisme, certes pétillant, où tout paraît encore possible, mais qui rompt avec les régimes d’historicité précédents » (p. 129). Bouton, lui, interprète l’esprit utopique de Mai comme « une forme dissidente du régime moderne d’historicité » qui rompt avec la modernité dominante par réaction à l’accélération technologique et économique de l’époque. Il s’agirait d’un « autre futurisme qui n’adhère pas au credo moderniste du progrès et de la vitesse. Il ne se caractérise pas par un désir de lenteur, mais par une aspiration à une liberté effective dans l’usage de son propre temps, en ce qui concerne son contenu et son rythme – une utopie du loisir » (p. 245).

11Il est trop tôt aujourd’hui pour mesurer la réception réservée à cet ouvrage dans les sciences sociales. Néanmoins, les concepts qu’il propose pour saisir le régime moderne d’historicité offrent la possibilité de gains d’intelligibilité significatifs, en le faisant passer d’une structure inconsciente à des expériences, des pratiques et des représentations d’acteurs autonomes et agissants.