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Champ culturel

Être un sujet fidèle à l’événement :
Alain Badiou et l’hypothèse communiste

Alain Badiou, Mémoires d’outre-politique (1937-1985), Paris, Flammarion, 2023
Being a subject faithful to the event: Alain Badiou and the communist hypothesis
Jean-Louis Jeannelle

Résumés

Chez Alain Badiou, la passion politique, à la fois praxis et théorie, surdétermine toute autre considération et trouve sa mise en œuvre idéale dans le genre mémorial. Néanmoins la référence aux Mémoires d’outre-tombe signe-t-elle le lamento du « Dernier des Mohicans » ? Bien au contraire, l’adverbe « outre » revient pour le philosophe à maximiser le rapport à la politique et à voir dans le communisme un « processus qui doit sans cesse re-commencer ce qui commence ». Le genre mémorial s’impose ici : toute l’œuvre de Badiou, vaste réflexion sur les notions de Sujet, d’événement et de vérité, converge vers la démonstration d’une fidélité politique inconditionnelle.

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Entrées d’index

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Texte intégral

  • 1  Leur ont succédé, depuis 2020, Mickaël Fœssel et Jean-Claude Monod.
  • 2  Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, suivi de Les Faits, nouv. éd. d’Olivier Corpet et Yann M (...)
  • 3  Jean-Toussaint Desanti, Un destin philosophique, ou Les Pièges de la croyance (1982), postface de (...)
  • 4  Barbara Cassin, Le Bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiographie philosophique, avec la coll. d (...)
  • 5  Dans Écrire ses Mémoires au xxe siècle : déclin et renouveau (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèq (...)
  • 6  Sur cette question, voir Jeremy D. Popkin, History, Historians & Autobiography, Chicago, The Unive (...)

1Alain Badiou, central et marginal. Central par le magistère longtemps exercé à l’École Normale supérieure, par sa direction, avec Barbara Cassin, de la collection « L’ordre philosophique » au Seuil1 ou par l’écho que suscitent ses interventions critiques. Marginal par la tripartition de son œuvre en 1) traités philosophiques, 2) romans et pièces de théâtre, 3) écrits politiques, à une époque où plus personne n’ose ainsi prétendre à la succession de Sartre, mais surtout par sa fidélité inconditionnelle à l’« hypothèse communiste », sous ses deux espèces léniniste et maoïste. Chez lui domine le goût du paradoxe. Comme de publier des Mémoires – plus précisément un premier tome couvrant près de cinq décennies, jusqu’au milieu des années 1980 – là où ses prédécesseurs en philosophie avaient opté pour d’autres noms de genre, moins altiers : « confessions » chez Louis Althusser2, « destin » chez Jean-Toussaint Desanti3, « autobiographie » chez Barbara Cassin4… Car peu osent revendiquer sans fard un terme si lourd de références prestigieuses, de contraintes formelles et de passages obligés. Autre paradoxe : faire de la politique l’horizon indépassable desdits Mémoires, geste que l’on pourrait juger attendu au regard de la tradition mémoriale, mais qu’il s’agit néanmoins de mesurer à l’aune du tournant mémoriel5 survenu dans les années 1980, et dont nous ne sommes toujours pas sortis : liquidation du mythe marxiste (Dominique Desanti, Annie Kriegel ou Régis Debray), survivance de la Shoah (Élie Wiesel, Pierre Vidal-Naquet ou Claude Lanzmann), célébration de la domination des historiens sur les sciences humaines et sociales (en particulier Pierre Nora par l’égo-histoire, version chic et privatisée d’une pratique qui remonte à Gibbon ou Guizot6), retour en gloire de la figure du grand homme (Daniel Cordier), etc. C’est que chez Badiou – et peut-être est-ce là ce qui le singularise le plus nettement –, la passion politique, à la fois praxis et théorie, surdétermine toute autre considération. Aussi trouve-t-elle, lorsqu’elle prend forme en première personne, sa mise en œuvre idéale dans le genre mémorial.

Outrer la politique

  • 7  Pierre Nora, « Les Mémoires d’État. De Commynes à de Gaulle », Les Lieux de mémoire, dir. P. Nora, (...)
  • 8  François de Chateaubriand, « Avant-propos », Mémoires d’outre-tombe, Mémoires d’outre-tombe, t. I, (...)
  • 9  Ibid., t. II, 1992., p. 19.
  • 10  Alain Badiou, Le Siècle, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2005, p. 142.
  • 11  « Je voyais ma mort par leurs yeux ; elle avait eu lieu, c’était ma vérité : je devins ma notice n (...)

2Plus encore que le choix d’un modèle générique situé à l’intermédiaire de l’histoire et de la littérature, c’est le salut adressé à Chateaubriand qui étonne. Est-ce arrogance, ironie ou bravade ? Derrière l’outre-politique se profile en négatif l’outre-tombe du « Grand Paon », référence qui en complique l’interprétation, alors que le titre de semblables récits de soi se distingue d’ordinaire par son univocité – le substantif « Mémoires » cumule en effet deux fonctions, rhématique et thématique, et s’emploie quel que soit l’individu concerné (qu’on pense à la formule « Mémoires de… »). On ne peut, en effet, éviter d’invoquer les Mémoires d’outre-tombe, vaste « mémoire des Mémoires7 » après laquelle l’idéal d’une histoire de France par ses propres acteurs s’est dissous au mitan du xixe siècle pour ne retrouver une partie de sa splendeur qu’avec les Mémoires de guerre du général de Gaulle. L’entreprise de Chateaubriand avait eu pour premier titre « Mémoires de ma vie » et n’a trouvé son titre définitif qu’en 1832 : cette formule, Mémoires d’outre-tombe, a dès lors conféré à la dimension traditionnellement posthume des écrits mémoriaux une forme de surplomb quasi divin. Cette fiction d’un parfait détachement et d’une exhaustivité absolue, hors des contingences auxquelles toute remémoration se trouve soumise, impliquait de « parler du fond de [s]on cercueil8 » et de sombrer dans la mélancolie d’un vaste lamento énoncé depuis le « caveau funèbre » depuis lequel le grand homme « jou[ait] à la vie ». Ainsi Chateaubriand conférait-il à son récit la tonalité déploratoire d’un individu inactuel, hanté, tel l’Ecclésiaste, par la « vanité de l’homme oubliant et oublié9 ». Or Badiou est, à l’inverse, dominé par ce qu’il nomme dans un essai intitulé Le Siècle, une « passion du réel », plus précisément par la « certitude que, provenant d’un événement, la volonté subjective peut réaliser dans le monde des possibilités inouïes ; qu’au plus loin d’être une fiction impuissante, le vouloir touche intimement au réel10 ». Fidèle (aussi) en cela à Sartre, Badiou se veut de son temps et refuse de devenir sa propre « notice nécrologique11 ». Aussi l’unique (sauf erreur, en l’absence d’index) référence à Chateaubriand, se trouve lorsque, professeur d’une classe de première à Reims en 1963, il commente la description d’Athènes au matin vue depuis l’Acropole (dans L’Itinéraire de Paris à Jérusalem), passage dont il souligne le caractère « somptueusement égocentrique » (p. 182) – inutile de préciser que de la part d’un mémorialiste, un tel jugement sur l’un de ses prédécesseurs s’avère risqué…

  • 12  « Presque toutes les personnes dont j’ai parlé dans ces Mémoires, ont disparu ; c’est un registre (...)

3On mesure l’équivoque que la notion d’outre-politique laisse planer sur la posture adoptée par Badiou. Par contamination avec Chateaubriand, « outre-politique » peut s’interpréter comme la mort de tout espoir politique, décryptage que semble confirmer un leitmotiv chez Badiou, à savoir la « disparition de la solution communiste » (p. 362). Ces Mémoires d’outre politique sont-ils dès lors le testament d’un penseur et militant survivant à l’échec d’un immense espoir d’égalité, dont la généalogie se trouve à plusieurs reprises égrenée – Révolution française, Commune de Paris, Révolution d’Octobre, Grande Révolution prolétarienne… ? Si tel est le cas, le parallèle avec le registre obituaire12 tenu par Chateaubriand retrouve alors toute sa valeur. Toutefois il serait erroné de s’en tenir à cette lecture. Une autre piste nous est offerte par la dénonciation, omniprésente dans le récit, de la « mentalité oppositionnelle » dominante en démocratie, que Badiou réfute au nom d’une tout autre pratique de la politique : contester la société existante au nom d’une vision communiste ; penser de manière pragmatique les positions à conquérir, au moyen d’enquêtes minutieuses ; évaluer les conditions locales en fonction desquelles la vision qu’on s’est fixée peut-être menée à bien, etc. Badiou note à ce propos que la traversée de ces problèmes fut « la grande affaire de [s]a vie “en politique”, et donc de [s]a mémoire outre-politique » (p. 97). Le néologisme s’avère encore plus polysémique que prévu. Outre n’y a, manifestement, pas le sens de la préposition : « en plus de » ou « sans tenir compte de ». En revanche, envisagé comme adverbe, il suggère la locution verbale « passer outre » – en l’occurrence, passer outre l’oubli de la politique qu’entérine la victoire du « parlementaro-capitalisme », autrement dit poursuivre le combat –, mais aussi le geste de maximiser le rapport à la politique, comme lorsqu’on pousse « outre-mesure », manière ici de faire de la politique un horizon indépassable, la principale des quatre « procédures de vérité » (les trois autres étant l’amour, l’art et la science) qui structurent, nous le verrons, toute la pensée de Badiou. Manière autrement dit de prouver que le « communisme est un processus plutôt qu’un résultat » (p. 355) : un « processus qui doit sans cesse re-commencer ce qui commence » (p. 370).

Sujet, événement, vérité

  • 13  Sur ce terme, je renvoie à Jean-Louis Jeannelle, Vies mémorables : variations littéraires sur le g (...)
  • 14  Cité dans Alain Badiou par Alain Badiou, op. cit., p. 110.

4La venue aux Mémoires trouve, chez Badiou, une raison plus fondamentale, telle que le genre apparaît parfaitement nécessaire à qui les place dans la continuité de son œuvre philosophique. Pour le dire simplement, celle-ci converge depuis longtemps en direction d’un récit de vie mémorable13, comme le prouvent les concepts de ses principaux traités, précisément aux fondements mêmes du genre : les concepts de Sujet (posé en 1982 dans Théorie du sujet), d’événement (au cœur du deuxième grand traité, le plus connu, de Badiou en 1988 : L’Être et l’Événement), enfin de vérité, sur lequel tout repose et qu’il ne s’agit pas de comprendre en termes d’adéquation (entre l’idée et le mot ou entre le mot et la chose), mais comme ce qui, par sa nature exceptionnelle, peut prétendre avoir une valeur universelle. Une précision s’impose : bien qu’elle traite continuellement de la vérité, la philosophie, selon Badiou, n’en est pas à l’origine. Elle ne fait qu’hériter de vérités produites hors d’elle, par le biais des quatre « procédures de vérité » dont il a été question : la rencontre amoureuse (dont rend compte une formule de Lacan : « L’être, c’est l’amour qui vient à y aborder dans la rencontre »14), la poésie (pour ce qui concerne l’art), les mathématiques (dans le cas de la science), enfin le communisme (il s’agit bien entendu de la politique). Chacun de ces domaines existe pour lui-même, la philosophie se trouvant dans leur dépendance. À l’exception des mathématiques (en l’occurrence la théorie des ensembles) sur lesquelles Badiou fonde son ontologie, les trois autres ont pour point d’intersection, entre autres possibilités, le genre des Mémoires.

  • 15  François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013. Voir également le passionnant essa (...)

5Ces procédures supposent néanmoins entre elles une hiérarchie implicite, qui tient à la valeur que Badiou accorde à l’histoire comme champ du politique. C’est sur ce point que Mémoires d’outre-politique renouvelle la pratique des Vies majuscules. Quelle place y occupent en effet les quatre procédures de vérité ? Alors que la logique n’apparaît qu’à travers la figure du père mathématicien dont Badiou hérite, que l’amour se voit, par souci revendiqué de ne pas infliger de blessure narcissique, réduit au strict minimum et renvoyé à d’autres Mémoires – d’outre-amour (voir p. 33) – et que la création, romanesque ou théâtrale, est évoquée mais cantonnée, l’essentiel est réservé à la politique. Parmi différentes incarnations du mémorialiste (le serviteur du pouvoir chez Monluc ou Commynes, l’observateur chez Saint-Simon, le factieux reclus chez Retz…), Badiou réactive ici l’une des plus significatives : celle de l’homme qui fait l’histoire, que Napoléon, Clemenceau ou de Gaulle illustrèrent en leur temps, mais concernant le philosophe sans jamais avoir agi autrement que comme membre de groupuscules, pour lesquels la politique suppose « un projet concerté concernant le devenir de l’existence collective de l’humanité, projet soutenu à la fois par une pensée commune, des objectifs précis et une discipline consentie » (p. 83-84). Ce que Badiou a en commun avec les grands hommes de l’histoire, alors même que tout dans sa pratique militante relève de minorités agissantes, c’est ce que François Hartog désigne par la formule « croire en l’histoire »15. Nulle surprise alors si, immédiatement après avoir cité Mao – » Les masses sont les véritables héros » (p. 130) – Badiou affirme la valeur de ces signifiants majeurs que sont les noms de grandes figures comme Robespierre, Lénine, Mao, Castro…

  • 16  Alain Badiou, L’Hypothèse communiste (Circonstances, 5), Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009, p (...)

6Les Mémoires ont bien pour objet privilégié, malgré l’hétérogénéité des expériences vécues, la manière dont une situation particulière « détermine la visée, critique et créatrice, d’un collectif quel qu’il soit » ainsi que celle dont « cette visée peut s’emparer des Sujets de telle sorte que leur ralliement au collectif ne fasse qu’un avec l’invention locale des moyens adéquats à la réalisation de sa visée » (p. 237). Chef politique et militaire ou simple militant, la différence importe moins ici que le phénomène de coalescence grâce auquel les individus se constituent en Sujets (la majuscule permettant ici de ne pas les confondre), étant donné qu’un individu ne s’inscrit dans l’histoire qu’à condition de « devenir une partie d’une procédure de vérité politique16 ». Nous voici contraints d’abandonner toute conception ordinaire de l’identité : les procédures, sources de vérité selon les quatre modalités dont il a été question, l’emportent sur l’existence et la nature des personnes dont le philosophe a peu à dire – rares sont les portraits livrés dans Mémoires d’outre-politique, passage obligé pourtant du genre mémorial. Loin d’être une origine ou un point d’aboutissement, le Sujet se trouve qualifié comme sujet individuel pour autant qu’il y a de l’amour, sujet mixte pour autant qu’il y a de l’art ou de la science, sujet collectif pour autant qu’il y a de la politique (voir L’Être et l’Événement, Seuil, 1988).

Le « dernier des Mohicans »

7À plusieurs reprises, le mémorialiste se qualifie de « dernier des Mohicans », revendiquant (avec ironie ?) le stigmate : s’il n’en reste qu’un, il sera celui-là ! L’engagement peut prendre le tour d’une question rhétorique, au sujet du point de bascule du jeune professeur de philosophie toujours à la tête un mois après les événements de mai de la campagne électorale du PSU dans la Marne : « cette dévastation subjective de Mai 68 a-t-elle fait de moi un communiste inébranlable, seul contre tous ? » (p. 248).

  • 17  J.-L. Jeannelle, Vies mémorables, op. cit.

8La notion de fidélité occupe de fait une place centrale dans les Mémoires d’outre-politique. Cette valeur est bien celle sur laquelle repose tout récit mémorial, puisqu’à l’inverse de l’autobiographe, « astreint à une exigence de sincérité, le mémorialiste s’efforce de corriger sa réputation en faisant converger le sujet remémoré aux différentes étapes de sa vie et l’instance mémoriale qui en gère la mise en scène, de manière à convaincre de l’extrême cohérence de son parcours (même s’il s’agit bien entendu avant tout d’un effet d’optique permis par l’acte de remémoration)17 », autrement dit affirme une fidélité à toute épreuve. Une telle fidélité n’est pas plus naïve que l’expression de doutes, d’oubli, ou de désaveux de soi favorisée par notre goût pour les formes critiques et biaisées du pacte, que celui-ci soit autobiographique ou mémorial : elle suppose un même effort d’autonarration et soulève de mêmes enjeux.

  • 18  Nettement plus contestable est la comparaison jointe avec le stalinisme, « d’où est au moins sorti (...)

9À la fin de sa Théorie du Sujet, Badiou ajoutait à sa réflexion une courte illustration personnelle intitulée « Souvenir, souvenir ! Que me veux-tu ? » en réponse à l’accusation récurrente d’avoir cédé au culte de la personnalité. Il y notait tout d’abord que personne n’a jamais eu besoin de souscrire à un culte de Guy Mollet pour « consentir massivement, pendant la guerre d’Algérie, au massacre d’un million d’Algériens, avec tortures et camps »18, puis passe à la première personne :

  • 19  Alain Badiou, Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982, p. 318.

J’ai certainement participé au « culte de Mao », biais par lequel, avec des millions d’autres, j’ai figuré le point fixe auquel repérer le basculement du courage et la transformation complète de mon existence pratique et mes convictions dans la deuxième moitié des années soixante et les premières années soixante-dix – grandes années s’il en fut. J’en connais rétrospectivement les aspects ridicules, les irréalités que la trajectoire subjective par quoi ce culte faisait diagonale me permet, exposé au réel, de désigner clairement. Mais j’avoue n’avoir nul remords d’y être passé, ni même de nourrir, quand je me souviens de cette époque, une incoercible nostalgie. Après tout, les intellectuels dits de gauche étaient autrement vigoureux et novateurs sous Staline qu’ils ne le sont dans le rabougrissement provincial de leurs petits sentiments et de leurs coutumes banales. Je ne suis preneur ni de la revanche posthume de Camus sur Sartre, ni de l’éloge immodéré de Raymond Aron, du chef qu’il se serait « moins trompé », ce à quoi on parvient sans peine quand on ne prend pas d’autres risques que de suivre la pédagogie du monde comme il va19.

10On peut sur bien des points se scandaliser d’une telle exonération de deux régimes totalitaires au prétexte que leurs thuriféraires français y ont puisé une inspiration idéologique et une radicalité dont il y aurait lieu d’entretenir la nostalgie – la spirale criminelle des uns entretient un rapport bien indirect à la noble intransigeance des autres et les mettre sur le même plan paraît quelque peu obscène. Reste que le culte de Mao y est entièrement assumé et jeté à la face des anciens gauchistes devenus les nouveaux gestionnaires de l’État. N’« avoir nul remords » : telle est la formule qui sous-tend et (auto-)légitime l’énonciation mémoriale.

  • 20  Sur la « consistance éthique » du sujet de vérité, voir id., Saint Paul. La fondation de l’univers (...)
  • 21  Id., Badiou par Badiou, p. 41.

11De ce fait, la fidélité ne se limite pas aux yeux de Badiou à une simple disposition psychologique ou à une valeur éthique. Le philosophe en lie à la signification et la portée à sa conception de l’événement. En effet, l’existence d’une vérité se trouve suspendue à l’occurrence d’un événement qui n’est décidé tel que dans la rétroaction d’une intervention. La fidélité résulte donc d’un processus précis par lequel nous discernons dans une situation donnée les multiples dont celle-ci est porteuse et dont nous pouvons décider de nous rendre fidèles, garant dès lors du fait que quelque chose a eu lieu, qu’il ne sera plus possible d’ignorer. La fidélité tient au rapport fonctionnel entretenu à l’événement qu’elle constitue du fait des connexions qu’elle établit (entre acteurs, actes, moments, témoins…) et dont elle hérite en même temps. Aussi décidons-nous de nous rendre fidèles à un événement lorsque nous le proclamons et le propageons, c’est-à-dire produisons des regroupements capables de le porter plus loin20. « La fidélité, écrit Badiou, c’est ce qui supporte l’impératif : “Continuez !”21 »

  • 22  Voir ibid., p. 44.
  • 23  Id., Le Siècle, op. cit., p. 174.
  • 24  À Ulm, Badiou s’était pourtant détourné de la cellule communiste de l’ENS parce que le mathématici (...)

12Une telle désindividualisation et dépsychologisation de la fidélité à un événement a bien entendu des conséquences. Trois modalités de sujet sont distinguées : au sujet fidèle, qui a, au regard de l’événement, une réaction immédiatement positive, s’opposent le sujet réactif, qui voit qu’il se passe quelque chose mais préfère ne pas s’en occuper, et le sujet obscur, qui nie qu’il se soit passé quelque chose22. On le voit, la production d’une vérité repose sur un mouvement d’affirmation de nature à limiter l’autodétermination de l’individu. Cela apparaît clairement lorsque Badiou avance dans Le Siècle la notion d’inséparation. En effet, qui se veut fidèle à l’événement communiste doit se maintenir dans le nous sous une forme inséparée. Sartre, Camus, Merleau-Ponty : toute une génération a exploré jusqu’à plus soif les contradictions entre liberté individuelle et soumission au parti au nom de l’intérêt collectif. Par une formule attribuée au sujet fidèle, Badiou tranche en faveur du dogme : « J’ai raison, mais ma raison n’est réelle qu’à céder, fût-ce provisoirement, au “nous” qui seul lui confère une existence politique23. » (p. 174). La vérité a donc un prix assez lourd : l’accord avec le nous n’est pas dissolution du je dans le groupe ou résignation à ce qui arrive ; elle doit au contraire être voulue en toute connaissance de cause24. Ainsi s’explique l’extrême raideur avec laquelle Badiou fait corps, comme bien des mémorialistes, avec son passé.

13Ainsi s’explique également la forme très particulière de Mémoires d’outre-politique dont la logique narrative se voit continuellement suspendue à une autre logique indépendante des circonstances. On peut même aller jusqu’à dire que l’essai politique prime chez Badiou sur le processus de remémoration. Innombrables sont les moments où le propos se déploie indépendamment de la narration sous formes de généralités. Là où les mémorialistes valorisent les aphorismes, Badiou multiplie les mots d’ordre, maoïste en particulier, censés ne rien avoir perdu de leur validité, et cela jusqu’au simplisme, comme en conclusion de l’entrée « GRCP » du dictionnaire mao : « Ça, pour toujours ! Le communisme, avec l’invention de sa troisième étape, oui ! Vive les leçons, tant négatives que positives, de la Grande Révolution culturelle prolétarienne ! » (p. 422). À ces mots d’ordre qui instillent une cohérence politique à des situations confuses ou incertaines répond la disposition même du texte, dont le système démarcatif repose sur deux niveaux, le premier numéral, le second alphabétique (1, 1a, 1b, 1c, etc.). Plus généralement, ce sont les modes d’énonciation impersonnels qui frappent : l’usage fréquent des infinitifs, des énumérations ou des listes, la multiplication des concepts à définir, la place conclusive du Dictionnaire en 35 entrées et 60 pages, ainsi que la violente critique du « capitalo-parlementarisme » en regard desquelles se déroule le parcours de vie. Peut-être la fidélité de Badiou n’est-elle plus évidente que dans cette manière de court-circuiter la dynamique de récapitulation mémoriale par un discours de maîtrise qui en déjoue (ou prétend déjouer) l’inexorable déroulement, à la manière dont chacune des facettes de la pensée hégélienne, la dialectique de l’histoire en particulier, devait se résorber dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques… Sur ce point toutefois, Badiou ne fait que pousser jusqu’à son terme le rôle essentiel joué dans les Mémoires par le futur antérieur, manifestation par les temps verbaux de la perspicacité dont a fait preuve le mémorialiste en agissant conformément à ce qui était à venir.

Une vie destinée

  • 25  Cependant, ajoute-t-il, « en moi-même, aux lisières de l’inconscient, veillait un “quelque chose” (...)

14Au sujet de la tristesse qui pesait sur ses années rémoises, durant lesquels il s’est fait une réputation d’intellectuel et s’est engagé dans la continuité de son père, apparatchik socialiste, avec pour but « à long terme, mais déjà envisageable d’arracher la marie à la droite gaulliste »25, Badiou écrit : « Ma vie était pleine, mais elle n’était pas destinée » (p. 231).

15Une vie destinée : n’est-ce pas ainsi que nous pouvons définir de la manière la plus économique le mémorialiste ? Certes, mais à condition de mesurer les limites d’une telle posture, puisque le point de convergence entre sujet remémoré et sujet mémorial qu’ambitionne l’auteur s’avère en réalité être un point aveugle : à aucun moment la réunion totalisante ne s’opère ; à aucun moment le sujet mémorial ne devient le Sujet d’une Vérité qu’il lui serait loisible d’énoncer comme s’il échappait, en tant qu’individu, au cours de l’histoire et aux continuelles reconfigurations de la mémoire nationale que celle-ci entraîne.

16Là se situe la question la plus épineuse que soulève le genre, à savoir sa visée apologétique. D’une certaine manière, le programmatique chez Badiou s’impose au récit de parcours et en réduit la pluralité de sens : à chacune des étapes, à chacun des choix souvent faits à l’aveugle ou du moins au gré d’une lucidité à éclipses s’imposait une ligne de conduite dont la validité passée est censée valoir encore au présent. Alain Badiou a beau n’avoir vécu mai 68 que de très loin, géographiquement, émotionnellement et idéologiquement, ce moment est ou doit être considéré comme son chemin de Damas.

17Devenir « tout à fait posthume » était, on l’a dit, l’une des principales comédies du jeune Poulou se prenant lui-même pour sa notice chronologique. Pour Sartre, l’autobiographie n’était envisageable que comme une liquidation de ce qu’il nomme « mandat ». Or le mandat est précisément ce dont un auteur de Vie majuscule se fait le médiateur, à la fois l’héritier et le porteur pour d’autres générations. Peu de mémorialistes auront poussé aussi loin de nos jours où chacun prétend se confondre avec de grandes tendances sociales et parler en tant que sans voix ou en leur nom la transmission d’un mandat politique intempestif, à rebours de tout ce que nous sommes devenus capables d’entendre.

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Notes

1  Leur ont succédé, depuis 2020, Mickaël Fœssel et Jean-Claude Monod.

2  Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, suivi de Les Faits, nouv. éd. d’Olivier Corpet et Yann Moulier Boutang, Paris, Stock-IMEC, coll. « Le livre de poche », 1994, p. 47.

3  Jean-Toussaint Desanti, Un destin philosophique, ou Les Pièges de la croyance (1982), postface de Maurice Caveing, Paris, Hachette littérature, coll. « Pluriel », 2008.

4  Barbara Cassin, Le Bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiographie philosophique, avec la coll. de Victor Legendre, Paris, Fayard, 2020.

5  Dans Écrire ses Mémoires au xxe siècle : déclin et renouveau (Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2008, p. 15), je distingue le terme « mémorial », réservé au genre littéraire, des usages psychiques et socioculturels de la mémoire, « à la fois comme faculté individuelle de remémoration (usage mnémonique) et comme processus collectif de sollicitation du passé (usages mémoriels) ».

6  Sur cette question, voir Jeremy D. Popkin, History, Historians & Autobiography, Chicago, The University of Chicago Press, 2005.

7  Pierre Nora, « Les Mémoires d’État. De Commynes à de Gaulle », Les Lieux de mémoire, dir. P. Nora, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997 [1986], t. I, p. 1395.

8  François de Chateaubriand, « Avant-propos », Mémoires d’outre-tombe, Mémoires d’outre-tombe, t. I, éd. Jean-Claude Berchet, Paris, Bordas, coll. « Classiques Garnier », 1989, p. 118.

9  Ibid., t. II, 1992., p. 19.

10  Alain Badiou, Le Siècle, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2005, p. 142.

11  « Je voyais ma mort par leurs yeux ; elle avait eu lieu, c’était ma vérité : je devins ma notice nécrologique » (Jean-Paul Sartre, Les Mots, dans Les Mots et autres écrits autobiographiques, dir. Jean-François Louette, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2010, p. 112).

12  « Presque toutes les personnes dont j’ai parlé dans ces Mémoires, ont disparu ; c’est un registre obituaire que je tiens. Encore quelques années, et moi, condamné à cataloguer les morts, je ne laisserai personne pour inscrire mon nom au livre des absents. » (F. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. I, op. cit., p. 601).

13  Sur ce terme, je renvoie à Jean-Louis Jeannelle, Vies mémorables : variations littéraires sur le genre des Mémoires de la Libération à nos jours, Paris, Hermann, coll. « Savoir Lettres », 2024.

14  Cité dans Alain Badiou par Alain Badiou, op. cit., p. 110.

15  François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013. Voir également le passionnant essai de Christophe Bouton, Faire l’histoire. De la Révolution française au Printemps arabe, Paris, Cerf, coll. « Passages », 2013.

16  Alain Badiou, L’Hypothèse communiste (Circonstances, 5), Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009, p. 184.

17  J.-L. Jeannelle, Vies mémorables, op. cit.

18  Nettement plus contestable est la comparaison jointe avec le stalinisme, « d’où est au moins sortie une Russie gigantesque »…

19  Alain Badiou, Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982, p. 318.

20  Sur la « consistance éthique » du sujet de vérité, voir id., Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997.

21  Id., Badiou par Badiou, p. 41.

22  Voir ibid., p. 44.

23  Id., Le Siècle, op. cit., p. 174.

24  À Ulm, Badiou s’était pourtant détourné de la cellule communiste de l’ENS parce que le mathématicien-philosophe qu’il est « ne peut admettre […] l’énoncé : “Le Parti a toujours raison” » (p. 80).

25  Cependant, ajoute-t-il, « en moi-même, aux lisières de l’inconscient, veillait un “quelque chose” qui protestait contre cette ambition raisonnable. Bien entendu, c’est mai 1968 qui libéra toute l’énergie dont cette protestation était porteuse. » (p. 200).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Louis Jeannelle, « Être un sujet fidèle à l’événement :
Alain Badiou et l’hypothèse communiste »
Écrire l'histoire [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 15 septembre 2024, consulté le 16 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/elh/4242 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12b02

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Auteur

Jean-Louis Jeannelle

Jean-Louis Jeannelle est Professeur de littérature du xxe siècle à Sorbonne Université et membre du CELLF-UMR 8599. Il est l’auteur de Cinémalraux : essai sur l’œuvre d’André Malraux au cinéma, Hermann, 2015 et de Films sans images : une histoire des scénarios non réalisés de « La Condition humaine », Seuil, coll. « Poétique », 2015. Il a précédemment publié Résistance du roman : genèse de « Non » d’André Malraux, CNRS Éditions, 2013, Écrire ses Mémoires au xxe siècle : déclin et renouveau, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2008 et Malraux, mémoire et métamorphose, Gallimard, 2006. Coéditeur des Mémoires en Pléiade (2018) de Simone de Beauvoir, à laquelle il a consacré plusieurs collectifs, en particulier un « Cahier de l’Herne » (en collaboration avec Éliane Lecarme-Tabone, 2012), il a fait paraître une édition critique de Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne de Charles Péguy dans la collection « GF », Flammarion, 2023.

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